Comptes rendus

Faye, Emmanuel, Heidegger, L’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, 2005, 567 pages.[Record]

  • Luc Vigneault

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  • Luc Vigneault
    Université de Moncton

Rares sont les ouvrages philosophiques qui provoquent une controverse aussi intense. Le livre d’Emmanuel Faye a l’effet d’une bombe dans les milieux philosophiques. En France, le débat a pris une proportion telle que plusieurs intellectuels français ont cru nécessaire d’appuyer les travaux de recherche de l’auteur en signant une pétition d’appui appelant au calme et à l’approfondissement de l’enquête. Il est vrai que Heidegger a trouvé en France une terre d’accueil et une écoute incomparable. Aucun philosophe du XXe siècle n’aura autant marqué la philosophie française et, malgré que sa « mauvaise réputation » grandisse depuis au moins vingt ans, sa popularité reste vivace. De Sartre à Lévinas en passant par Lacan, Derrida, et tant d, tous ont été profondément marqués ou inspirés par la pensée de Heidegger, conquis par sa force de pénétration des textes, séduits par sa prose poético-philosophique. Il est devenu, en France, mais bien ailleurs aussi, un incontournable pour la philosophie. Voilà sans doute un des éléments qui justifie la ferveur actuelle du débat. Ce climat rappelle évidement celui qui avait suivi la parution de Heidegger et le nazisme de Victor Farias, en 1987. On y apprenait avec stupéfaction ce que d’autres (Löwith, Adorno, Lévinas, par exemple) avaient évoqué mais de façon moins claire : que Heidegger a entretenu des relations particulières, soutenues, avec des hauts dirigeants et des idéologues de la doctrine nationale-socialiste (NSDAP : parti national-socialiste des travailleurs allemands) ; que, loin d’un écart de conduite, il avait adopté, initié peut-être des actions pour appuyer l’idéologie nationale-socialiste. Arno Münster, dans un récent ouvrage intitulé Heidegger, la «science allemande» et le national-socialisme faisait ressurgir l’« affaire Heidegger » en analysant les différents discours et lettres de la période du rectorat publiés en 2000 dans le volume 16 de la Gesamtausgabe (édition intégrale). Pour Münster, ce volume nous livre les preuves irréfutables de l’engagement nazi de Heidegger, mais démontre aussi qu’il existait un germe de nazisme dans la pensée du philosophe. Que Heidegger ait collaboré à cette organisation en mettant lui-même sa propre personne de professeur et de recteur au service de cette idéologie ne peut plus être contesté. Il restait cependant, à la suite de ce constat accablant, à montrer toutes les interprétations possibles de cet « égarement » de Heidegger. Qu’en est-il de sa philosophie et plus encore de l’intégrité de sa pensée pendant, après, et même avant cet engagement ? C’est l’enjeu principal du livre d’Emmanuel Faye que de démontrer de façon irrévocable qu’au-delà de la période d’engagement il y a une portée idéologique de la pensée heideggérienne, laquelle non seulement s’est mise au service du régime, mais a cherché subrepticement à intégrer l’idéologie nazie dans un vaste projet philosophique. Le livre de Faye, qui prétend ainsi nous présenter une « compréhension nouvelle » du nazisme de Heidegger, cherche surtout à établir la preuve que « la question des rapports au national-socialisme n’est pas celle de la relation entre l’engagement personnel d’un homme qui se serait temporairement fourvoyé et une oeuvre philosophique demeurée presque intacte, mais bien celle de l’introduction délibérée des fondements du nazisme et de l’hitlérisme dans la philosophie et son enseignement » (p. 9). Cette introduction des fondements se serait effectuée habilement par un travail minutieux du verbe philosophique, alliant une stratégie langagière d’occultations et de dissimulations délibérées. Il devient clair pour Faye que l’engagement de Heidegger n’est pas un simple égarement — celui du philosophe solitaire perdu dans la réalité des affaires humaines — mais une pleine adhésion volontaire et consciente à cette idéologie qui répondait aux plus profondes aspirations du philosophe. L’accusation est forte, voire violente, …

Appendices