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La théorie du jugement joue un rôle central dans le développement de la phénoménologie. Elle est un des points de dissension entre Brentano et le Husserl des Recherches logiques (Rl), et elle devient la base, après les Idées, I, de 1913, d’une théorie généralisée des actes objectivants caractéristique de la phénoménologie transcendantale. Avec cet ouvrage, l’auteur veut réaliser « la mise à jour d’un concept complet et univoque du jugement en vue de la recherche phénoménologique » (p. 8). Cette tâche est motivée par la thèse que soutient l’auteur selon laquelle la théorie du jugement est le « noyau, [le] fil conducteur et en définitive [le] télos » de la phénoménologie (p. 41).
Le livre de Seron est divisé en trois chapitres. Dans le premier, Le concept de jugement (p. 49-182), l’auteur met en relation la théorie husserlienne du jugement avec les théories de Kant, Mill, Bolzano, Brentano, Russell, Moore et Meinong. De la théorie kantienne du jugement, il retient la confusion de la liaison prédicative avec la position d’une existence, de l’être copulatif avec l’être existentiel (p. 56). De Bolzano, il retient la distinction entre jugement et proposition en soi, et de Mill, il retient essentiellement que la théorie de la connotation n’apporte pas de résultats satisfaisants pour la recherche phénoménologique. En guise de commentaire à ces théories, Seron fait la remarque suivante : « D’une certaine manière, on peut dire que la solution husserlienne des difficultés relevées plus haut réside dans deux thèses fondamentales : d’abord dans la différenciation de l’objet et du contenu de signification, ensuite dans la thèse de l’idéalité de la signification, donc dans la différenciation de l’idéal et du réal » (96). En ce qui concerne les théories de Meinong, Russell et Moore, Seron considère que « la théorie de Husserl représente un medius terminus entre la théorie de l’objet de Meinong et l’intentionnalisme réaliste de Russell et Moore ». En opérant la distinction entre proposition et état de choses dans les Rl, Husserl aurait levé l’aporie à laquelle font face les théories du jugement lorsqu’il est question de distinguer entre l’être au sens de la copule et l’être au sens de l’existence. En exposant ainsi différentes conceptions du jugement et en les contrastant avec la position husserlienne, Seron parvient non seulement à établir dans le premier chapitre ce qui fait la spécificité de cette dernière, mais aussi à montrer comment Husserl en vient à critiquer, après 1913, les conceptions des Rl : « Fait remarquable, l’objection que Husserl adresse à ses propres Recherches est exactement inverse de celle qu’il émettait, on l’a vu, à l’encontre du concept de jugement de Bolzano. Ici, l’erreur est de considérer le jugement du seul point de vue noétique, comme un acte intentionnel. Dire que l’approche noématique du jugement est entièrement absente des Recherches logiques est sans doute excessif. Mais la double approche noético-noématique du jugement n’est mise en oeuvre de manière vraiment explicite que dans les Idées, I, où Husserl distingue clairement les modalités de la doxa des modalités d’être corrélatives » (p. 165). Le premier chapitre se termine sur une analyse de la réinterprétation par Husserl du principe brentanien, selon lequel tout acte intentionnel est ou bien une représentation ou bien fondé sur une représentation : selon Seron, Husserl réduirait ce principe dans la 5eRl à la loi selon laquelle « tout acte non objectivant réclame un acte objectivant, ou encore se fonde dans un acte objectivant » (p. 182). La distinction brentanienne entre représentation et jugement, dans la réinterprétation husserlienne, cède alors le pas à la distinction entre actes objectivants et non objectivants.
Le second chapitre, Position et proposition (p.183-274), s’attarde d’abord au problème de la vérité du jugement. C’est en partant d’une interprétation husserlienne du concept frégéen de fonction propositionnelle que Seron veut développer sa thèse. Il maintient que l’originalité du point de vue de Husserl, par rapport à celui de Frege, est d’avoir soutenu conjointement deux interprétations du jugement « tout P est Q ». Dans la première interprétation, « tout P » se lit dans un renvoi vers un P général. Cette interprétation repose sur la thèse suivante : ce qui est rempli au moyen de constantes d’individus, c’est la fonction propositionnelle non quantifiée, et non la fonction propositionnelle quantifiée. La seconde thèse est celle de Frege et repose sur l’interprétation quantifiée du jugement « tout P est Q » en ∀x (p(x) ? q(x)). En soutenant deux interprétations du jugement universel, Husserl serait en mesure, selon Seron, d’affirmer à la fois son caractère de loi idéale et de montrer son fondement phénoménologique par lequel il se rapporte à des objectivités individuelles (p. 206). Dans la seconde partie du second chapitre, l’auteur se penche sur la relation entre le jugement et l’intuition : il y insiste sur le fait que ce n’est qu’après les Rl que Husserl se libère de l’opposition signitif/intuitif comprise dans les termes d’une opposition entre le catégorial et le sensible (p. 258). C’est en partie grâce à cette libération qu’il devient alors possible, pour Husserl, d’élargir le concept de jugement à la sphère non expressive. C’est à l’analyse de cette tâche que Seron consacre la dernière partie du second chapitre.
Dans le troisième chapitre, La structure du juger en général (p. 275-340), l’auteur insiste d’entrée de jeu sur la distinction, dans la structure générale du jugement, entre le concept logique et le concept phénoménologique du jugement. Cette distinction est à l’oeuvre dans celle entre la proposition et l’état de choses. Selon Seron, c’est également cette distinction qui permettra à Husserl de « développer l’articulation de l’ontologie formelle et de l’apophantique pure et [d’] atteindre le véritable sens de l’ontologie formelle » (p. 306), articulation qui est déjà à l’oeuvre dans les Leçons sur la théorie de la signification de 1908. La dernière partie du troisième chapitre est consacrée au rapport du jugement à l’expérience antéprédicative ainsi qu’aux efforts de Husserl, notamment dans Expérience et jugement, à fonder le jugement dans l’expérience antéprédicative. Ces efforts supposeraient un ensemble de situations et de rapports « prédéterminant les relations d’états de chose dans les jugements explicites, ce qui est une thèse particulièrement problématique et une apparente aberration » (p. 335).
Certains passages du livre auraient mérité un traitement plus approfondi. C’est notamment le cas p. 63 et 69, où Seron affirme que le concept de vérité en soi de Bolzano a été « repris sans modifications notables » dans les Prolégomènes de Husserl. En commentant celui-ci, il affirme que la vérité en soi est le contenu du tenir pour vrai (Fürwahrhalten). Or, si Husserl soutient effectivement cette thèse, c’est qu’il n’a pas compris Bolzano sur ce point, et donc on ne peut pas dire qu’il reprend la thèse bolzanienne sur les vérités en soi sans modifications notables. La vérité en soi n’est pas le contenu du tenir-pour-vrai, c’est-à-dire du jugement (au sens bolzanien). Elle peut l’être, mais elle ne l’est pas nécessairement. C’est une nuance que beaucoup de lecteurs de Bolzano, jusqu’à aujourd’hui, semblent sous-estimer. Cette association erronée de la vérité en soi à un contenu de jugement transparaît aussi dans l’assimilation des propositions à des contenus de signification. La proposition en soi peut être un contenu de signification, mais elle n’est n’en est pas nécessairement un.
La solution brentanienne au problème des représentations sans objet telle qu’elle est présentée par l’auteur aurait également mérité quelques précisions (p. 75). L’argument de Brentano présenté par Seron, selon lequel dans un jugement comme « Un centaure n’existe pas », on ne prédique quelque chose du centaure que de manière impropre (en un sens modifiant), n’a pas la portée que Seron lui attribue. Une analyse plus fine aurait montré que l’argument basé sur les prédications modifiantes proposé par Brentano ne fonctionne que pour les prédications portant sur des objets fictifs, comme un centaure, Anna Karénine ou Emma Bovary, mais que l’argument comme tel n’a aucun pouvoir face à des jugements comme « Un carré rond est une lubie » où il est question non plus d’objets fictifs mais d’objets impossibles.
Au second chapitre (p. 197), Seron rabat la conception bolzanienne de l’extension d’une représentation sur la conception frégéenne de l’extension d’un concept, ce qui n’est pas non plus sans poser problème : contrairement à ce que prétend l’auteur, Bolzano n’a jamais affirmé qu’il y ait « une distinction d’essence entre l’objet et l’extension » d’une représentation. L’extension de la représentation désignée par l’expression « Socrate » n’est pour Bolzano rien d’autre que l’objet de cette représentation. Corrélativement, que l’on puisse, en un sens particulier, attribuer une extension à une représentation sans objet signifie eo ipso qu’on lui attribue un objet. Il n’y a pas, chez Bolzano, de distinction d’essence entre extension et objet, comme l’affirme l’auteur.
Toujours au second chapitre (p. 264), l’auteur prétend qu’en critiquant la théorie des assomptions de Meinong dans les Idées, I, Husserl en vient par le fait même à critiquer la position sur les assomptions telle qu’elle était exposée dans les Rl. Pour cela, il s’appuie sur une note de bas de page des Idées, I, qui rectifie le statut de qualité d’acte de la neutralité pour en faire une modification d’acte. Or cette note de bas de page dit trop peu pour pouvoir appuyer la thèse de Seron. Au contraire, Husserl se distancie de la théorie des assomptions de Meinong dès la lecture de Über Annahmen en 1902, soit un an après la publication des Recherches logiques, dans une lettre adressée à Meinong (voir Husserl, Briefwechsel, vol. 2 : die Brentano-Schule, p. 142-144). À la même lettre, il adjoignit alors le manuscrit de Objets intentionnels de 1894, afin de montrer à Meinong qu’il avait développé une théorie similaire de la supposition longtemps avant celle de Über Annahmen. En ce sens, et contre l’auteur, la critique husserlienne de la théorie meinongienne des assomptions n’est pas à considérer comme allant de pair avec un dépassement des Rl, dans la mesure où son origine est à trouver déjà dans des écrits antérieurs à la publication des Recherches.
Dans l’ensemble, il est juste de dire que Seron propose une étude approfondie de la question du jugement dans les développements de la phénoménologie allant des Rl à Expérience et jugement. L’ouvrage aborde de manière non linéaire les différentes étapes de la théorie phénoménologique du jugement en se concentrant en grande partie sur les ouvrages publiés du vivant de Husserl. Cette stratégie a l’avantage de permettre à l’auteur de former son propos plus librement que ne l’aurait permis une étude exégétique, mais elle laisse de côté des textes qui auraient été significatifs dans le cadre de cette étude, notamment une quantité importante de manuscrits de Husserl consacrés à la question, ainsi que les Leçons de 1905 sur la théorie du jugement (Husserl, Urteilstheorie, 1905 ; Dordrecht, 2002). Malgré ce déficit, l’ouvrage contient des informations précieuses qui pourront aider à la compréhension des enjeux de la théorie du jugement en phénoménologie.