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Philosophie de l’éducation comporte sept chapitres (L’enfance, Le refus de la violence et le pouvoir de la beauté, Les lettres vivantes, Le politique, L’enseignement et les savoirs, La médecine et l’éthique, Les questions ultimes) et est un recueil de méditations personnelles sur des sujets aussi variés que le comique, la finitude de l’homme, l’amour, la dignité, le temps, la musique, le sens commun, la bioéthique, la mondialisation, la question de Dieu, etc., ce qui forme diverses sections. Celles-ci, tout comme les chapitres, sont le plus souvent autonomes les unes par rapport aux autres. En effet, prises séparément, elles sont fascinantes ; d’ailleurs, l’on ne peut qu’être séduit par leur remarquable composition ; mais considérées globalement, elles ont peu de suite logique, car l’auteur travaille surtout à partir de thèmes tantôt liés, tantôt différents. Thomas De Koninck traite ainsi de thèmes étonnamment éclectiques, mais les imprègne à un moment ou un autre de la même ligne de pensée, celle qui affirme l’importance de la question de l’éducation dans nos sociétés, traversées d’« une crise éthique et culturelle profonde qui concerne spécialement les jeunes » (p. 7), dont l’un des indicateurs serait que certains enfants se suicident de plus en plus précocement (p. 12, 67). Pour affronter cette crise, l’auteur promeut un projet éducatif humaniste qu’il décrit comme une résistance à la réduction de tout enseignement à une forme de technique ou de marchandisation (p. 153, 164) ; à cela s’adjoint une défense de la formation générale en tant qu’éducation au jugement critique qui ne doit pas subordonner sa « mission humaniste » au « pragmatisme », notamment économique (p. 148, 152, 177, 179, 182-183). De là, il déduit une orientation à privilégier en contexte d’apprentissage : l’éducation n’est pas qu’une transmission des contenus d’une civilisation, mais un éveil à la civilisation humaine et à l’universel (p. 50, 80, 169, 191). Pour réaliser ce projet, l’auteur nous invite à creuser et à retrouver le sens originel de la notion même d’éducation que nous fournissent d’ores et déjà les écoles hellénistiques, à la suite de Platon.
C’est à partir de ce contexte que De Koninck insiste sur la réunion de trois conditions pour qu’il y ait possibilité d’éducation : il faut non seulement une nature humaine (un bon sol) et une instruction (une bonne semence), mais aussi et surtout un éducateur (un bon cultivateur) (p. 22). Ces trois dimensions directement inspirées d’Aristote et de Plutarque méritent d’être quelque peu explicitées, puisqu’elles constituent le noyau autour duquel s’articulent les thèses de l’auteur en matière d’éducation. D’abord, il ne peut y avoir développement sans une nature humaine qui le rende possible d’un point de vue psychophysique, ce que confirment les derniers développements en neurosciences sur la mécanique du cerveau qui permettent de mieux comprendre les facteurs biologiques de l’apprentissage, comme la maturation de l’arbre dendritique ou les conditions hormonales (p. 24-25). Mais cela n’enferme pas pour autant l’individu dans une destinée préprogrammée. Puisque la nature seule est aveugle, tout ce qui constitue la personne ne peut se passer des semences que sont la culture et l’éducation (p. 22). L’insertion de l’enfant dans un milieu proprement socio-éducatif (pensons évidemment à l’école) apparaît donc primordiale, puisque l’essentiel de la personne et de son développement résulte justement de l’apport de la mise en contact avec l’environnement et les autres. Sans toutefois le mentionner clairement, l’auteur semble ainsi approuver ce que l’on appelle couramment un concept constructiviste de l’apprentissage, à l’instar de plusieurs psychologues du développement (cognitif ou moral) et de l’éducation (Bruner, Doise, Flavell, Gilligan, Giordan, Kohlberg, Not, Piaget, etc.). Ce concept coïncide avec l’idée de l’auteur voulant que la maturation intellectuelle et sociale de l’apprenant se conçoive comme un processus de libération du conformisme et de la mémorisation au profit de l’autodiscipline et du dialogue (p. 135, 165, 167). Afin que l’interaction entre l’organisme individuel et l’environnement éthico-social puisse constituer une condition de ce développement de la personne, il faut cependant l’intervention d’un bon cultivateur capable d’enclencher ce processus d’apprentissage, notamment par la présentation de conflits socio-cognitifs qui parsèment la progression et les ruptures, de l’enfance à l’âge adulte. Car un bon sol demeure stérile « s’il n’est pas retourné et cultivé » (p. 22). Le rôle de tout pédagogue consiste ainsi à faire naître chez la personne une certaine joie d’apprendre et à lui offrir les conditions affectives et intellectuelles pour y parvenir (climat de confiance, possibilités d’expérimentation, etc.) (p. 82, 90-91, 165, 168-169).
Dans ces conditions, une question se pose forcément à la lecture de l’ouvrage : l’éducateur va-t-il sentir que ses préoccupations sont prises en considération ? Notre réponse est à la fois positive et négative. Positive, au sens où l’auteur justifie, notamment au profit des enseignants de philosophie, pourquoi les milieux éducatifs doivent transmettre la richesse des grands penseurs du passé pour éclairer le présent. (Initier la jeune personne à l’oeuvre d’Aristote ou de Plutarque afin qu’elle puisse saisir la signification première d’un concept aussi complexe que celui d’éducation constitue sûrement un bon exemple de la nécessité de transmettre cette richesse intergénérationnelle.) Négative, puisque, dans la majorité des chapitres (quatre sur sept), l’idée d’éducation elle-même n’est traitée que de façon allusive en arrière-plan – comme un prétexte à l’étude d’autres notions, domaines ou réalités déjà exemplifiés au début de cette recension – si l’on excepte les chapitres sur l’enfance, le politique et l’enseignement des savoirs. On retrouve dans ces chapitres des éléments plus utiles pour l’enseignant et la compréhension de sa responsabilité devant tout apprenant, éléments que nous avons tenté de faire ressortir dans les lignes qui précèdent. De plus, pour cerner les problèmes radicalement nouveaux en matière d’éducation, face auxquels les enseignants et les sociétés occidentales sont confrontés aujourd’hui, il faut se satisfaire des premières pages de l’essai. En effet, c’est dans sa note liminaire (p. 7-10) – seule véritable introduction à l’ouvrage – que l’auteur est le plus formel en ce qui a trait à sa vision de l’enseignement institutionnalisé, c’est-à-dire de l’école dans sa forme actuelle. Transcrivons l’essentiel de cette vision. De façon interdépendante, deux principales composantes, l’affectivité et l’intelligence, façonnent la grande complexité de la réflexion sur l’éducation que l’on ne doit pas « réduire à quelques dimensions abstraites se prêtant à des recettes magiques, comme ont coutume de le faire les réformes de l’éducation qui se succèdent avec un égal insuccès dans nos pays » (p. 10).
Mais puisqu’elle ne s’accompagne pas d’une justification plus approfondie, cette critique des réformes apparaît presque injuste envers les concepteurs des programmes scolaires et surtout les enseignants qui croient au bien-fondé de ces changements et s’investissent à fond pour les appliquer. Au contraire, De Koninck laisse entendre qu’il n’éprouve nul enthousiasme au regard des grands projets de réforme scolaire que vivent actuellement plus de la moitié des pays de l’OCDE. Dans ce contexte nouveau, maintes interrogations surgissent à propos desquelles l’on attend avec impatience, mais en vain, de connaître les opinions du professeur d’expérience qu’est l’auteur. Lorsqu’il affirme que « [ce] serait se moquer de la liberté humaine au plus profond d’elle-même, dès lors, que d’exclure de l’éducation les questions ultimes, et en particulier celle qui les résume toutes, la question de Dieu » (p. 211), l’on se demande immédiatement comment cela est aujourd’hui possible, dans le cadre de nos systèmes éducatifs déconfessionnalisés. Nos sociétés s’exposent en effet au problème de savoir comment faire une place à la dimension religieuse tout en respectant la nécessaire neutralité de l’école. Puisque ce type d’interrogation touchant à des préoccupations d’actualité a plutôt été relégué à l’arrière-scène, l’on ne s’étonnera pas non plus de constater la quasi-absence d’un sujet en pleine effervescence comme l’éducation à la citoyenneté, dans le chapitre sur le politique (et l’éducation), qui n’est discuté que de façon assez abstraite (p. 150, 158-160, 162), sans exemplification ou critique de certains dispositifs déjà privilégiés, dans nos écoles, pour introduire les bases d’une telle formation du futur citoyen.
Sans doute, le chercheur en éducation ne trouvera-t-il pas son compte dans cet essai si l’intérêt premier de son travail est de (re)définir les visées, les politiques ou les philosophies éducatives précises qui ont trait aux réformes de l’enseignement ; cela s’appliquera aussi au pédagogue avide de développer de nouvelles approches ou pratiques permettant de rencontrer concrètement ces visées. Mais ce sera tout à fait le contraire pour la personne désireuse de faire provision de nombreux éléments du savoir encyclopédique ou de faire un tour rarement aussi complet des questions graves ayant passionné les grands penseurs et les grandes philosophies, d’hier à aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Ce livre est sans aucun doute le reflet d’un esthète qui se soucie peu des conventions académiques. C’est probablement ainsi qu’il faut approcher l’ouvrage, pour apprécier l’impressionnante érudition de l’auteur. De Koninck s’imprègne de sources sans frontières disciplinaires témoignant de son indifférence récurrente face au discours de la spécialisation.