Le scepticisme n’est pas une philosophie sortie tout droit pour ainsi dire de pied en cap de l’esprit de Sextus Empiricus, ce philosophe-médecin grec du deuxième siècle de notre ère dont on ne sait que bien peu de choses. Bien sûr, avant lui, il y a Pyrrhon d’Élis, le fondateur du scepticisme, qui vécu entre 365 et 270 avant notre ère. De lui aussi on ne sait à peu près rien, d’autant plus que, comme Socrate, il n’a laissé aucun écrit. Mais si quelqu’un fut sceptique, c’est bien lui, Pyrrhon, l’initiateur du scepticisme — ou plutôt du «pyrrhonisme» comme on désignait ce courant philosophique ancien jusqu’au seizième et dix-septième siècles. Richard Bett entend corriger la tradition sur ce point, car, pour lui, Pyrrhon ne fonde pas son scepticisme sur les limites inhérentes de la connaissance humaine, mais sur la nature intrinsèque de la réalité. En d’autres termes, Pyrrhon serait un métaphysicien qui déclare que la réalité est indéterminée de sorte que, pour cette raison, nos jugements sur les choses ne sont ni vrais ni faux. En somme, et au grand scandale de son lointain héritier, Sextus Empiricus, Pyrrhon serait un vilain « dogmatiste ». Bett ne propose donc rien de moins qu’une nouvelle compréhension de l’histoire du scepticisme ancien. L’interprétation qu’il propose s’oppose à l’interprétation conventionnelle qui voit en Pyrrhon le fondateur de la doctrine sceptique, doctrine que ses successeurs, Énésidème et Sextus Empiricus, vont par la suite élaborer sans rien changer quant au fond. En 1562, le français Henri Estienne — Stéphanus, de son nom latinisé, le même qui édita les oeuvres de Platon — publia en latin les Purrhoneioi Hupotuposeis — les Esquisses pyrhoniennes — (dorénavant abrégé par PH d’après le titre original grec) de Sextus Empiricus. L’ouvrage fit alors sensation et exerça par la suite une influence décisive sur le développement de la philosophie européenne. Sextus Empiricus donne dans les PH la forme canonique du scepticisme tel que le connaîtra l’Europe à la Renaissance. Le renouveau actuel d’intérêt pour le scepticisme ancien est manifeste comme en témoigne la parution, il y a quelques années à peine (en 1997), de l’édition française critique des PH de Sextus aux Éditions du Seuil, dans une version bilingue grec-français, due aux soins de Pierre Pellegrin qui fait précéder sa traduction d’une copieuse et judicieuse introduction. On a pris l’habitude de comprendre Pyrrhon au travers de la lunette tardive des PH de Sextus. Or, si Bett a raison, le scepticisme de Pyrrhon diffère de celui d’Énésidème de Cnossos, lequel diffère également de celui de Sextus. Le pyrrhonisme a donc connu une histoire marquée par différentes phases. C’est cette histoire qu’entend retracer Bett (principalement dans le chapitre 4). Plutôt que suspendre son jugement, étant donnée l’équipollence des arguments, du moins tel que le recommande Sextus dans le livre I des PH, Pyrrhon affirme, nous dit Bett, que puisque la réalité est indéterminée, nos opinions ne peuvent être ni vraies ni fausses. L’étude de Bett est minutieusement construite, tout à fait dans le style de la tradition analytique anglo-saxonne. Il ne saurait en être autrement. Puisque la vérité historique nous échappera sans doute toujours. Les sources documentaires concernant Pyrrhon étant très réduites, les interprétations doivent être jaugées uniquement par leur cohérence avec d’autres textes secondaires. Dans le chapitre 1, intitulé «Pyrrho the Non-Sceptic», Bett analyse de manière méticuleuse le seul texte sur la pensée de Pyrrhon qui ne semble pas être contaminé par le pyrrhonisme tardif d’Énésidème et de Sextus. Bett y décèle la thèse métaphysique évoquée plus haut. Dans le chapitre 2, « Put it into Practice », l’auteur analyse les nombreuses anecdotes …
RICHARD BETT, Pyrrho. His Antecedents and his Legacy, Oxford, Oxford University Press, 2000, 264 p.[Record]
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Jean Laberge
Cégep du Vieux Montréal