Disputatio

Principes normatifs ou pragmatiques, et pondération des arguments[Record]

  • Pierre Livet

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  • Pierre Livet
    Université d’Aix-en-Provence

Ruwen Ogien adopte généralement la stratégie suivante (dans ce livre comme dans les précédents) : il prend à chaque fois une thèse forte (internalisme des raisons morales, modularité massive, évolutionnisme, plaidoyer pour ne pas éliminer l’acrasie comme simple absence de rationalité, etc.) ; il montre que les arguments avancés en faveur de cette thèse forte sont attaquables. Il sous-entend qu’une thèse forte devrait avoir des arguments forts, capables non seulement de résister à ces attaques, mais de les réduire à néant. Il suggère alors que la thèse forte n’a pas les moyens de ses prétentions, et que l’on pourrait donc envisager comme plus plausible une version (qui devra être faible) de la thèse qui inspire les contre-arguments. Je me trouve en parfait accord avec la plupart des thèses qui ont la faveur de Ruwen Ogien (réalisme moral modéré, différence entre les valeurs et les normes tenant au rapport des normes à l’action, etc.). Mes critiques ne pourront donc porter que sur deux points : la thèse forte soutenue dans ce livre par Ruwen Ogien, selon laquelle nous avons besoin en éthique de méta-normes comme « devoir implique pouvoir », comme un principe de parcimonie (« inutile d’obliger les gens à faire ce qu’ils désirent déjà faire, inévitablement ») ; les insuffisances de la méthode que je viens de rappeler. Le principe de « devoir implique pouvoir » ne me paraît pas permettre un bon traitement de ce qu’on appelle les cas d’obligation contraire au devoir. Ainsi, quand j’ai heurté quelqu’un, je dois m’excuser. Or ma première obligation est de ne pas heurter mes voisins. Une fois que j’ai agi contrairement à cette obligation, je dois m’excuser. Évidemment je ne peux plus satisfaire l’obligation intiale. Celle-ci est-elle pour autant absente ? Il ne le semble pas. Ruwen Ogien utilise des situations de ce genre pour conclure que « devoir implique pouvoir » n’est pas une implication conceptuelle, mais bien un principe normatif. Mais ce principe pris à la lettre n’est pas correct. Dans la situation évoquée, mon obligation subsiste, pour la pratique passée et pour la pratique future, et surtout, elle a même encore un rôle quant au présent. Elle guide ma révision de l’ordre des obligations. Si je fais passer l’obligation de m’excuser (qui n’était même pas présente avant que j’aie heurté cette personne) avant l’obligation de ne pas heurter, je ne mets cette obligation qu’à un second rang provisoire. Je contracte ainsi une obligation dérivée, qui consiste à remettre les choses en ordre une fois que je me suis excusé. Mais au moment où je heurte mon voisin, je suis non seulement dans l’obligation de m’excuser, ce qui implique de faire passer temporairement au premier rang cette obligation de m’excuser qui était très marginale, voire absente jusque là, mais aussi dans l’obligation de restaurer dans le futur immédiat (y compris au moment où je fais mes excuses) à son premier rang l’obligation de ne pas heurter mon voisin. Ainsi, au seul moment où l’obligation initiale est suspendue par le fait (j’ai heurté mon voisin), donc au moment où je ne peux pas la satisfaire, elle a encore cependant un rôle normatif, et elle reste donc un devoir, qui, bloqué dans son application pratique immédiate, a cependant toujours un rôle dans la révision de mon agenda d’obligations. « Devoir implique pouvoir » ne peut donc pas être une méta-norme, c’est-à-dire une norme morale qui sélectionne toutes les normes candidates à être des normes morales. C’est simplement une norme pragmatique, qui donne à des normes morales temporairement bloquées dans leur application un autre rôle, celui de guider la révision de l’agenda …