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Cet essai de Roger Pouivet — qui est en quelque sorte l’application d’une réflexion amorcée dans un ouvrage précédent sur l’ontologie de l’art[1] — porte sur une question souvent laissée de côté. En effet, la question de l’art de masse n’est pas le parent pauvre de la réflexion en philosophie de l’art : elle y fait plutôt figure d’enfant illégitime. L’objectif de cet ouvrage clair et concis n’est pas tant de discuter de la valeur de l’art de masse sur le plan culturel et artistique, mais plutôt de tenter de cerner ce qui est propre à l’art de masse. Assumant au départ que l’art de masse n’appartient pas à la culture au sens classique du terme, l’auteur cherche à montrer que l’art de masse a substantiellement modifié le statut ontologique de l’oeuvre d’art : ce qui en fait l’originalité (par rapport à l’art moderne et contemporain qui ont surtout renouvelé les formes d’art), c’est qu’il substitue au culte de l’original la multiplicité systématique (p. 11). Les deux thèses (soit celle de l’art de masse comme « art de l’ubiquité » et celle qui concerne la valeur de l’art de masse) autour desquelles l’ouvrage est articulé seront brièvement présentées ici, pour mettre ensuite en évidence certaines de leurs implications.
La première thèse concerne la spécificité ontologique de l’art de masse, et pose que le mode de diffusion massive de certaines formes d’art est la nouveauté radicale du vingtième siècle. L’auteur fait remarquer que c’est à tort que les philosophes, à quelques exceptions près, ont ignoré la question (p. 15), et que ceux qui s’y sont intéressés commettent fréquemment l’erreur de réduire la particularité de l’art de masse à la facilité de reproduction et de diffusion des oeuvres (p. 19). Selon Pouivet, l’art de masse a un caractère mondial, non humaniste, « indifférent à toute tradition » et individualiste (p. 16) ; il doit « être intelligible et appréciable à Paris, Bombay, Johannesburg ou Manille » et n’existe que par sa diffusion (p. 23). C’est en fait l’accessibilité des oeuvres d’art de masse qui contribuerait à leur spécificité ontologique (p. 26), spécificité qui fait en sorte que le statut de l’oeuvre d’art de masse est subordonné aux questions juridiques telles que celle des droits d’auteurs et de diffusion (p. 41). L’auteur tient pour acquis que les oeuvres d’art de masse sont, par opposition aux oeuvres du grand art, d’abord des objets commerciaux qui ne nécessitent aucun complément d’information pour être appréciées (p. 45). Par conséquent, il ne peut être question, en ce qui concerne ces oeuvres, que de promotion. On peut ici se demander si cela est réellement une différence qui oppose art de masse et grand art, puisque s’il est vrai qu’il n’est pas toujours nécessaire de posséder une vaste culture pour apprécier une oeuvre d’art de masse, il en est de même pour l’art classique. À l’inverse, pour prendre un exemple banal, on apprécie d’avantage la musique populaire noire des années cinquante lorsqu’on sait quel rôle elle a pu jouer sur le plan socio-politique. Contrairement à ce que soutient l’auteur, elle n’est peut-être pas faite uniquement « pour nous faire danser et passer le temps » (p. 101). D’autre part, la notion d’accessibilité sur laquelle repose en partie l’analyse de Pouivet apparaît donc problématique, si on tient compte des thèses d’auteurs tels que David Novitz, qui montrent que l’opposition entre « grand art complexe » et « art de masse accessible » n’est pas si nette qu’il y paraît à première vue[2].
En fait, si la « massification » de l’art (phénomène qui touche d’ailleurs de plus en plus le grand art) rendue possible par le développement de la technologie et des moyens de communication influe incontestablement sur la diffusion des oeuvres, en change-t-elle pour autant radicalement la nature ? On peut supposer que la question est plus complexe que ne le laisse paraître l’auteur. Sur ce point, il aurait été utile d’offrir au lecteur une explication plus fouillée du rapport entre art de masse et art populaire (leurs rapports respectifs avec les moyens de diffusion, etc.), question qui est à peine effleurée dans le texte (p. 33), mais néanmoins incontournable. Autrement, on pourrait rétorquer que le fait pour une oeuvre d’être reproduite de façon massive et vouée à une commercialisation intensive est peut-être un aspect logiquement indépendant de la valeur et du caractère artistique d’une oeuvre. On trouve malheureusement au fil des pages plusieurs prises de position qui perpétuent la dévaluation de l’art de masse, ce qui a de quoi surprendre, puisque, au cours des dernières années, les failles de ces arguments ont souvent été mises en évidence. Voici quelques exemples que l’on trouve chez Pouivet : « l’art de masse n’encourage aucune attitude de jugement critique [...] il n’y a pas de culture à acquérir pour l’art de masse » (p. 48-49) ; « le public de l’art de masse est planétaire, il parle n’importe quelle langue, il a n’importe quel âge, il a n’importe quel mode de vie » (p. 58) ; autant d’affirmations qui peuvent impliquer sous certains rapports une vision réductrice du fonctionnement de l’art de masse et de sa diversité.
La deuxième thèse porte sur la dévaluation de l’art de masse par les philosophes de l’art : elle serait due à une mauvaise compréhension de la valeur réelle de l’art en général, que l’on considère à tort comme étant intrinsèque à ce dernier. La valeur de l’art est plutôt instrumentale : elle n’existe qu’en fonction des objectifs qu’elle permet d’atteindre (p. 16). L’auteur distingue ensuite la question de la valeur de l’art en général et celle de l’évaluation esthétique des oeuvres d’art, qui est liée à celle du jugement de goût (p. 65), et se concentre sur l’épineux problème de la distinction low art/ high art. Les termes étant en eux-mêmes ambigus (« low art » n’ayant pas de strict équivalent en français, il est difficile de déterminer ce que le terme comprend : l’art de masse, l’art populaire, l’art marginal, le mauvais art, tout ça à la fois, etc.), et témoigne de l’ampleur de la tâche lorsqu’un philosophe de l’art tente de se prononcer sur ce qui distingue ces différentes pratiques. Soulignant avec raison que cette distinction repose souvent sur une pétition de principe (p. 69), l’auteur retombe néanmoins dans le même piège en affirmant qu’elle repose sur l’intuition que tout ne se vaut pas (ce qui aurait gagné à être développé), même si les oeuvres d’art n’ont pas de valeur en elles-mêmes (p. 77). D’autre part, en affirmant qu’un « art populaire n’est pas mondial » (p. 78), il montre l’ampleur du problème qui survient lorsqu’on tente de clarifier le rapport qu’entretiennent l’art de masse et l’art populaire, qui diffèrent selon lui par trois critères (contrairement à l’art de masse, l’art populaire serait limité à sa communauté d’origine, ne supposerait pas des technologies de masse et serait issu de coutumes anciennes). On peut là encore se demander s’il n’y aurait pas confusion entre les caractéristiques des formes d’art et leurs moyens de diffusion puisqu’il existe des formes d’art populaires qui sont diffusées massivement, d’autres qui ne le sont pas (ce qui implique évidemment qu’il y a des oeuvres d’art de masse qui sont en fait de l’art populaire au sens de « folklorique », comme le blues, et d’autres qui n’en sont pas, comme la musique dance, ce qui fait en sorte qu’on ne peut pas dans tous les cas utiliser les trois critères avancés par l’auteur).
Le propos porte ensuite sur les raisons qui ont pu mener à une évaluation négative de l’art de masse en général, arguments qui sont en fait le plus souvent des variations à partir de deux thèmes principaux : d’abord que l’art de masse n’est pas de l’art parce qu’il n’est pas en mesure de remplir certaines conditions (la façon dont nous formulons les définitions de l’art, calquée sur le modèle du grand art, n’est d’ailleurs pas étrangère à cette incapacité), et ensuite que l’art de masse n’a nécessairement que peu ou pas de valeur esthétique (p. 80).
Pour fin d’illustration, l’auteur effectue la généalogie des présupposés les plus courants lorsqu’il est question d’art de masse : la dévaluation de l’art de masse repose en bonne partie sur une conception romantique et historiciste de l’art qui subsiste encore aujourd’hui et qui est orientée vers le culte du génie individuel (p. 82). Il rappelle également que les oeuvres d’art ont toujours été des marchandises, même si on préfère penser qu’elles ont une valeur intrinsèque quasi-sacrée (p. 83). D’ailleurs, même si la dimension financière était le seul objectif régissant la production d’oeuvres d’art de masse, cela ne serait pas suffisant pour nier toute possibilité de valeur esthétique ou d’accès au statut à part entière d’oeuvre d’art (p. 84), et même si l’art de masse n’avait qu’une valeur instrumentale, cette dernière serait en elle-même suffisante, vu la diversité des fonctions possibles, pour que l’on doive reconnaître une certaine valeur à l’art de masse (p. 87).
La question de la valeur des oeuvres d’art de masse est ensuite abordée plus en détail. En nous rappelant que « l’histoire est un filtre », l’auteur remarque que la rareté des oeuvres de valeur n’est pas un phénomène exclusif à l’art de masse, ni même à l’art (p. 96), en faisant appel à la distinction entre valeur objective et importance subjective, qui joue également un rôle important lorsqu’il est question de déterminer la valeur d’une oeuvre (p. 97). Il revient également sur le supposé caractère anti-humaniste et individuel de l’art de masse qui ferait en sorte que ce dernier se situe « hors de l’histoire » (p. 100). De là, il conclut que l’art de masse n’est pas « de la culture », puisqu’il peut être apprécié sans le concours d’une éducation humaniste classique (p. 102), conclusion qui aurait gagné à être accompagnée d’une justification satisfaisante quant à l’intérêt d’adopter un concept de culture aussi strict.
D’autre part, en soutenant que la valeur instrumentale de l’art de masse « n’est pas principalement dirigée vers des fonctions à forte teneur culturelle, comme la compréhension du monde, la réflexion morale ou la dévotion religieuse... » (p. 107), l’auteur s’expose à se voir répliquer que de nombreuses oeuvres d’art de masse sont au contraire faites d’abord pour transmettre des valeurs ou les positions endossées par les artistes qui les produisent (y-a-t-il quelque chose de plus moralisateur qu’un film hollywoodien ou qu’une chanson country ?). Ainsi, ce qui semble être impliqué, c’est que l’art de masse serait un piètre véhicule pour des fonctions à forte teneur culturelle, ce qui est une toute autre question, dont la réponse n’est pas non plus aussi claire qu’on pourrait le penser. Dans le même ordre d’idée, l’auteur aurait également gagné à justifier certaines affirmations, dont la distinction ontologique qu’il opère entre cinéma d’auteur et cinéma de masse (p. 25) ; cette distinction semble en fait masquer un jugement de valeur qu’il aurait été plus honnête d’énoncer clairement, et qui est d’autant plus problématique qu’il existe de nombreux contre-exemples de films d’auteurs diffusés massivement (on n’aura qu’à reprendre certains exemples de l’auteur lui-même : les Hitchcock, Chaplin, Kubrick…).
Bref, on constatera au terme de la lecture de cet ouvrage que la question de l’art de masse — qui hélas n’est souvent évalué qu’en termes de chiffres — demeure en friche. On ne peut que souhaiter que Pouivet revienne à la charge et développe davantage les questions abordées dans cet essai. Malgré les quelques réserves évoquées plus haut, cet ouvrage accessible a assurément le mérite de permettre la relance d’une discussion autour de certaines controverses incontournables de l’actualité philosophique et culturelle.