Comptes rendus

Patrice Vermeren, Le rêve démocratique de la philosophie d’une rive à l’autre de l’Atlantique, suivi de Essai de philosophie populaire, par Amédée Jacques. Postface de Arturo Andres Roig, Paris, L’Harmattan, collection « La philosophie en commun », 325 pages. [Record]

  • Laurent Fedi

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  • Laurent Fedi
    CNRS - Université de Lille 2

Ce livre est une enquête — passionnante et magistralement menée — sur Amédée Jacques, professeur de philosophie du XIXe siècle destitué de ses fonctions en 1850 sous un gouvernement conservateur, pour le crime d’avoir dirigé une revue républicaine. Ce récit, ouvert sur une problématique philosophique, s’inscrit dans le cadre de la réflexion menée depuis plus de vingt ans par Patrice Vermeren au sujet des paradoxes de l’institution philosophique. Amédée Jacques a été formé à la philosophie dans les structures d’enseignement édifiées par Victor Cousin. Après avoir enseigné dans les collèges royaux d’Amiens et de Douai, ainsi qu’aux collèges Bourbon et Henri IV comme suppléant, et à Normale comme chargé de cours, il obtient un poste de titulaire à Versailles et enfin au collège Louis-Le-Grand de Paris. Il a publié en 1846 un Manuel de philosophie à l’usage des collèges approuvé, sous la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe, par le Conseil royal de l’instruction publique. Il a collaboré au Dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Franck, l’encyclopédie de l’école éclectique. Il est également l’auteur de plusieurs mémoires académiques, dans lesquels on chercherait en vain les ferments de la subversion. Ce « professeur distingué, si parfaitement universitaire » (p. 32), désireux de sortir des ornières du cousinisme, fonde en 1847 sa revue, La Liberté de Penser. Avec la révolution de février 1848 s’ouvre une ère nouvelle, du moins le croit-on. Il va de soi pour Amédée Jacques que la philosophie, dont le statut est lié à la prise de parole publique, doit entrer sur scène, fût-ce sur le mode du discours théorique. Il brandit alors la bannière de la défense de la philosophie, et désigne deux adversaires : le parti clérical, anti-républicain en son principe, et les utopies égalitaristes. Pour lui, la philosophie enseignée ne doit pas être une doctrine parmi d’autres, encore moins une doctrine d’Etat, mais l’ensemble des vérités fondamentales, qui sont aussi (et c’est là le nerf de ses convictions) les vérités fondatrices de la vie démocratique. En mars 1848 est fondée la Société démocratique des libres-penseurs. Amédée Jacques en sera le vice-président, et son ami Jules Simon, le président. Mais après le retour à l’ordre et la loi Falloux de 1850, la réaction ne se fait pas attendre. Le professeur Jacques subit même sort que Joseph Ferrari. Puis le coup d’Etat du 2 décembre entérine le naufrage des libertés publiques et sonne le glas des revues républicaines. À partir de cette « affaire », P. Vermeren s’interroge sur le statut du professeur de philosophie dans l’Etat libéral naissant et sur la mission de la philosophie eu égard aux droits de la « raison ». Mais surtout il met en question la viabilité de l’Etat idéal et philosophique dont rêve Amédée Jacques : « La vérité politique de la philosophie devenue une affaire de l’Etat ne serait-elle pas finalement celle-ci : que l’Etat moderne est effectivement impossible ? » (p. 48). C’est alors que la seconde partie du parcours que nous propose Patrice Vermeren, plus exotique, prend tout son sens. Amédée Jacques, expatrié en Amérique latine, va tenter de réaliser le « rêve démocratique de la philosophie » dans l’Argentine de Bartolomé Mitre. L’aventure latino-américaine débute par la tentative de créer en Uruguay un cours de sciences. Amédée Jacques, pourtant formé dans l’école « spiritualiste » de Victor Cousin, se passionne pour les sciences positives, pour lesquelles il a des aptitudes que ses élèves lui reconnaîtront sans conteste ; à tel point que certains commentateurs d’Outre-Atlantique verront en lui un vrai « positiviste ». Ce n’est pas là le moindre de ses paradoxes. Cet homme du XIXe siècle, …