Comptes rendus

Monique Canto-Sperber, L’inquiétude morale et la vie humaine, Paris, Presses universitaires de France, 2001, x + 294 p. [Record]

  • André Duhamel

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  • André Duhamel
    Université de Sherbrooke

Voici un ouvrage à retenir pour tous ceux, spécialistes ou non, qu’intéressent l’éthique et la philosophie morale, car il développe une réflexion personnelle et rigoureuse en ce domaine tout en démontant avec profit certains des obstacles persistants qui l’encombre. L’auteure est bien placée pour accomplir ce double travail : on la connaît en effet pour son remarquable travail de direction de la collection « Philosophie morale » aux PUF et du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale chez le même éditeur (3 édition 2001), mais peut-être un peu moins comme spécialiste de la philosophie grecque (Éthiques grecques, PUF, 2001). Le présent ouvrage, dont le beau titre rappellera sans doute à certains celui de Jacques Lavigne (L’inquiétude humaine, Aubier, 1953, d’une tout autre facture toutefois), est un ensemble composite dont l’unité thématique est certaine mais le fil argumentatif moins facile à suivre. Une première partie, « L’inquiétude morale », qui occupe le deux-tiers du livre, regroupe trois études (dont l’une déjà publiée sous une autre forme dans Esprit) se donnant pour mission de défendre la spécificité, l’autonomie et les exigences de la philosophie morale dans un contexte encombré par la mode éthique en France ; une seconde partie, « La vie humaine », plus courte, présente la contribution propre de Canto-Sperber à ce sujet, contribution qui veut montrer que la philosophie peut et doit prendre au sérieux la question de la « justification existentielle » en éthique, rejoignant en cela certains travaux de Bernard Williams, à qui le volume est d’ailleurs dédié. L’enjeu de la première partie est fixé dès les premières lignes : « montrer que sans philosophie morale il n’y a pas de réflexion éthique et que sans réflexion éthique il n’y a pas d’éthique qui vaille » (p. 3). La philosophie morale en question est ici une forme de rationalisme ou d’intellectualisme (« le travail de la pensée est au fondement de l’éthique », « pour bien agir il faut d’abord bien penser », p. 109 et 107) qui permet de définir la réflexion éthique comme un travail d’analyse normative, une « recherche des meilleures raisons (…) selon des méthodes et avec des arguments bien éprouvés » (p. 109). Une telle conception des tâches de la philosophie morale se trouve à l’aise aussi bien avec les éthiques antiques, le rationalisme français classique que la philosophie analytique contemporaine car, soutient Canto-Sperber, « la substance de l’éthique est toujours la même » (p. 131), et le travail de la philosophie en ce domaine « recouvre l’ensemble des questions qui lui sont spécifiques depuis 2002 ans ». Voilà de quoi relativiser la rhétorique de la « renaissance » ou du « renouveau » éthique actuel, mais qui risque de négliger la spécificité du phénomène des « éthiques appliquées ». Cette conception fournit d’ailleurs à l’auteure un ensemble de critères lui permettant un diagnostic sévère de l’omniprésence de l’éthique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, dit-elle, la philosophie morale n’est pas florissante, car les conditions intellectuelles et institutionnelles indispensables ne sont pas réunies (dédain pour la réflexion sérieuse au profit de la conviction, absence de véritables débats d’idées et d’un réel pluralisme, peu de place reconnue à l’enseignement de la discipline). Ce diagnostic ne vaut sans doute pas exclusivement pour la France, mais il est clair qu’il s’applique surtout à la situation de ce pays. Canto-Sperber se livre à cet égard à quelques règlements de compte typiquement hexagonaux (surtout envers Alain Badiou p. 15-25, mais également vis-à-vis Luc Ferry et Gilles Lipovetski) mais aussi, plus utilement pour le lecteur outre atlantique, à l’analyse des obstacles pouvant freiner …