Abstracts
Mots-clés :
- Festival du Jamais Lu,
- lecture théâtralisée,
- dramaturgie contemporaine,
- didascalie
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Retrouver le fil, avec Laura Amar et Natalie Fontalvo. Théâtre Périscope, Québec (Canada), 2023.
Du 12 au 16 décembre 2023 s’est tenue la douzième édition du Festival du Jamais Lu Québec. Dans ses diverses branches (Montréal, Québec, Paris, Caraïbes, Mobile), le Jamais Lu se veut une célébration de la dramaturgie francophone qui, par la mise en lecture, permet au public de découvrir des textes inédits. Chaque année depuis que je fréquente la branche de la ville de Québec, le festival offre une occasion unique de savourer le théâtre autrement, une bulle chaleureuse dans le froid de décembre qui s’installe.
Cette édition a vu la direction artistique de Québec passer entre les mains de Marie-Ève Lussier-Gariépy, laquelle a choisi Convoquer l’invisible comme thème commun aux différents textes et activités de sa première programmation. Elle affirme pour expliquer ce choix que « ce qui constitue notre humanité échappe aux chiffres et aux décomptes, aux symptômes et aux sondages. Ce qui constitue notre humanité est ici, entre nous, tellement puissant et impénétrable à la fois » (Lussier-Gariépy, citée dans Théâtre Périscope, 2023). Si cette ligne directrice prend des accents existentiels, renvoyant aux questions intimes et profondes ou aux figures marginalisées que convoque la dramaturgie des artistes rassemblé·es, j’y perçois de mon côté l’occasion d’interroger ce qui relève de l’invisible dans la « lecture théâtralisée » (Gomez, 2021) comme forme particulière de représentation. Mon point de vue sur cette édition du festival est singulier : il est à la fois celui de la spectatrice des différentes activités et celui de l’autrice invitée dans le cadre de la soirée de clôture Préliminaires : une écriture de l’invisible. C’est donc cette double posture, un pied dans la réception, un pied dans la création, qui nourrit la réflexion que je propose autour de ce que le format d’un festival comme le Jamais Lu a le potentiel de révéler sur la manière dont le théâtre s’écrit, se lit, se dit et se reçoit.
Pour le Jamais Lu Québec, le Théâtre Périscope transforme sa salle principale en cabaret. L’espace du public accueille une scénographie enveloppante – signée Marianne Lebel en 2023 –, alors que le plateau est plutôt dépouillé, occupé par quelques chaises et lutrins. Les interprètes, texte en main, y font vivre les différents univers des auteur·trices, intégralement ou par extraits selon l’activité. J’emprunte à Françoise Gomez l’expression « lecture théâtralisée » pour désigner ce format somme toute assez sobre; la chercheuse définit ce type de performance comme étant la lecture en scène de tout texte littéraire, avec cette précision que la source y est exhibée ou désignée et que « l’acteur et / ou le metteur en scène s’y présente comme le passeur d’un texte, le plus souvent imprimé » (ibid. : 140). La formule me paraît ainsi convenir davantage aux présentations proposées par le Jamais Lu que celle de « mise en lecture », qui s’applique plutôt au travail préalable à une représentation publique.
Avec quelques mois de recul sur cette édition, je m’interroge sur ce que l’expérience de la lecture en scène, avec son dispositif théâtral minimal, propose d’unique, alors qu’elle n’est pas encore tout à fait une représentation ou une mise en scène, mais qu’elle offre tout de même un peu plus que l’acte de lecture en solitaire. D’où vient ce plaisir renouvelé – depuis les vingt-deux années d’existence du festival – de se réunir pour écouter des interprètes nous lire des textes destinés à la scène? Poser la question, c’est un peu y répondre.
Lire à plusieurs : une coconstruction de l’oeuvre
Le festival de Québec se tenant en décembre, à l’approche des Fêtes, j’ai toujours ressenti une certaine magie opérer dans la salle, alors qu’une grande partie du milieu théâtral se joint au public pour savourer les mots des auteur·trices dans la bouche des interprètes, en toute simplicité. Simplicité qui donne lieu à une ambiance intime, chaleureuse et qui engage la plupart du temps un désir de festoyer. Peut-être y a-t-il un petit quelque chose dans l’idée de lire ensemble ou encore de se faire faire la lecture, comme lorsque, enfants, on nous lisait des histoires? La dimension sociale de cette activité serait donc une première caractéristique expliquant la popularité de la lecture théâtralisée – dimension par ailleurs mise en évidence par la notion de « convocation » proposée par le titre de l’édition. Bien entendu, il s’agit d’un aspect fondateur de l’expérience théâtrale en soi. Mais il me semble qu’il se révèle avec une certaine intensité dans le dépouillement de la lecture théâtralisée. Les artifices de la représentation étant réduits à l’essentiel, la frontière entre les interprètes et le public s’amincit et une proximité s’installe. Après tout, la lecture, jusqu’au Moyen Âge, s’effectuait essentiellement à haute voix, comme nous le rappelle l’anthropologue Tim Ingold : « loin d’être la contemplation silencieuse et solitaire du mot écrit qui nous est si familière aujourd’hui, à cette époque, lire signifiait “un acte public et oral au sein d’une communauté” [Howe, 1992 : 74]. C’était une performance, une question de lire à voix haute[1] » (2007 : 14). Le Jamais Lu nous ramènerait donc à cette dimension collective originelle de la lecture, où les rares privilégié·es qui en avaient la capacité se faisaient les passeur·euses de textes sacrés ou profanes.
La lecture intégrale de la pièce Résolution de Thomas Boudreault-Côté est parvenue à rendre tangible, pour moi, une dimension importante du lien social que met en lumière la lecture théâtralisée. La pièce est un huis clos qui se déroule dans le domicile d’un psychologue, infiltré par un jeune homme venu exiger une consultation la veille du jour de l’An. Mis en lecture par Vincent Massé-Gagné, le texte est lu par Vincent Roy et Jean-Sébastien Ouellette qui réussissent un tour de force en opérant un déplacement du processus d’identification, ce qui rend palpable le lien invisible entre l’interprète et le public. En effet, tout au long de la performance, les deux comédiens font face au public; ils adressent leurs répliques à celui-ci plutôt qu’à leur partenaire. Sur moi, cela a eu pour effet de me placer dans la peau du personnage à qui était destinée la réplique. Je m’identifiais à celui qui la recevait, et non à celui qui l’avait prononcée. Ce déplacement de l’identification s’est opéré par le biais du dispositif simple de la lecture au lutrin que l’équipe a choisi d’investir jusqu’au bout en ne tentant pas de forcer un face-à-face entre les protagonistes. L’adresse au public qui en a résulté a permis d’inclure les spectateur·trices dans le dialogue et de renforcer le sentiment de communauté tant avec les interprètes qu’avec les voisin·es de siège. Cette forme d’interaction, grâce à laquelle j’ai pu me laisser absorber par la proposition, trouve un écho dans les propos de Gomez, qui l’identifie comme l’un des aspects performatifs fondamentaux de la lecture théâtralisée :
La quête du regard du spectateur, surtout chez l’acteur seul en scène, l’adresse explicite à une ou plusieurs personnes dans le public, est un rapport de base à partir duquel peut s’échafauder le fantasme d’une communauté, plus ou moins mondaine (le salon), plus ou moins intime (la confession), ou plus ou moins sensuelle (la chambre)
(2021 : 149).
Ainsi, grâce à l’efficacité de leur jeu d’adresse, les interprètes de Résolution ont réussi à faire participer des dizaines de personnes dans le face-à-face très intime entre leurs deux personnages, dans cette consultation psychologique aux allures de prise d’otage. On a pu se sentir tour à tour manipulé par l’un et par l’autre, ce qui a participé à maintenir la tension recherchée par un texte annoncé comme un thriller psychologique. C’est à se demander si ce texte bénéficierait réellement d’une mise en scène plus élaborée que ce simple dispositif de lecture…
Dans Résolution, l’adresse au public favorise le déploiement efficace de l’univers dramaturgique dans l’imaginaire des spectateur·trices. C’est que la lecture théâtralisée tend à convoquer l’imagination dans une proportion plus marquée que l’expérience théâtrale habituelle. Bien qu’ayant accès à quelques éléments pour appuyer notre représentation mentale des mots entendus, une très grande partie du spectacle doit se construire dans notre tête. On retrouve là l’idée d’un « spectacle dans un fauteuil » (1833) d’Alfred de Musset. Libéré des conventions de la scène, le spectacle peut se déployer sans aucune limite dans notre imaginaire. À la différence de la lecture solitaire des pièces de Musset, celle proposée par le Jamais Lu se fait dans plusieurs rangées de fauteuils, en coconstruction avec l’équipe de mise en lecture et les données de base qu’elle propose : interprétation vocale et apparence physique des interprètes, rythme de lecture, quelques sons ou accessoires. Il demeure qu’on en demande plus, au public, que lors d’une mise en scène complète. Nous devons nous représenter les lieux, les déplacements des personnages et toute une palette de détails et de nuances, à notre guise. Dans mon cas, ces grands trous laissés à combler par mon imagination représentent une liberté que, comme spectatrice, j’accueille avec plaisir. D’autant plus qu’avec Résolution, les interprètes nous ouvrent la porte de leur univers, nous incluent dans leur huis clos, de sorte que l’effort d’imagination est hautement récompensé par la dimension relationnelle qu’ils nous offrent.
Les didascalies : l’inaudible de la représentation
La thématique de cette édition a eu pour effet de faire apparaître tout particulièrement les didascalies, éléments habituellement invisibles, ou plutôt inaudibles de la représentation théâtrale. Si la mise en scène les rend visibles, en les traduisant en éléments de décor, de costume, en déplacements ou en stratégies de jeu, la lecture théâtralisée permet quant à elle de les entendre, de leur donner une voix. Il s’agit là d’un plaisir inhabituel, mis en lumière par cette édition du Jamais Lu et auquel je me suis adonnée, autant comme spectatrice que comme autrice. Invitée à rédiger un texte pour la soirée de clôture, mon premier réflexe a en effet été de profiter du format de la lecture théâtralisée pour investir d’abord et avant tout l’écriture didascalique (j’y reviendrai plus loin).
Le texte théâtral a un statut particulier, sinon double (à travers la double énonciation[2]), du moins d’« entre-deux », tel que le souligne Thierry Gallèpe dans « Le statut des didascalies : les jeux de l’entre-deux » (2007) : il n’est ni tout à fait un texte littéraire ni tout à fait une représentation scénique. La didascalie participe de cet entre-deux : voix de l’auteur·trice qui s’adresse autant à l’imaginaire d’un·e lecteur·trice lambda qu’à un·e metteur·e en scène potentiel·le, à une équipe de création qui choisira dans quelle mesure s’en préoccuper. Comme l’explique Jeannette Laillou Savona, la didascalie fait le pont entre le texte et la scène : « en tant qu’instrument de médiation entre la fiction textuelle et la fiction scénique, la didascalie s’affirme en même temps comme actes directifs sérieux, débouchant sur une pratique qui est censée mettre en jeu l’imagination, les connaissances techniques, le corps et la voix des interprètes » (1985 : 242). Au-delà de la prescription ou de la directive pour la mise en scène, elle agit, dans le contexte de la lecture théâtralisée, où l’imaginaire du·de la spectateur·trice est particulièrement sollicité, comme un outil qui permet de le·la nourrir en lui offrant des détails sur les éléments que le dispositif dépouillé ne permet pas de rendre visibles.
La lecture théâtralisée met en lumière la coconstruction à l’oeuvre en faisant agir simultanément une actualisation scénique incomplète du texte et la participation active de l’imaginaire des spectateur·trices. Elle souligne le lien et l’échange entre l’équipe de praticien·nes et les spectateur·trices en les amenant à créer ensemble, le temps de la lecture. Toujours selon Laillou Savona, la didascalie joue ainsi un rôle important dans cet engagement partagé :
On a affaire à un phénomène subtil d’échange imaginaire entre les différents récepteurs du texte. Cet échange exige sans doute une activité mentale beaucoup plus précise et plus socialement coordonnée que la lecture de tout autre texte littéraire. Et c’est donc à ce niveau de coopération collective que se situe la théâtralité du texte écrit
(ibid. : 243).
La didascalie, dans le jeu des liens sociaux qu’elle met en action, est garante d’une grande part de la théâtralité d’un texte et c’est ce que j’ai ressenti dans le contexte du Jamais Lu Québec, notamment parce qu’en étant souvent lue par des interprètes, elle prend voix et corps, devenant ainsi plus audible et visible que jamais.
Lors de l’intégrale de I AM FAKE NEWS : UNE HISTOIRE DE SURVIE de Catherine D’Anjou, les didascalies lues par Mary-Lee Picknell sont devenues l’incarnation sur scène d’un personnage d’autrice commentant et tirant visiblement les ficelles de l’histoire. Mise en lecture par Carolanne Foucher, cette pièce humoristique raconte la crise identitaire d’un couple de trentenaires, Roxane et Jonathan. Le plan orchestré en secret par Roxane pour modifier le cours tranquille de leur vie se dévoile de manière plus chaotique qu’elle ne l’avait prévu tandis qu’une série d’évènements à saveur surréelle perturbe ses efforts. Si c’est Roxane qui tire les ficelles dans la fiction – du moins durant la première partie –, un jeu métathéâtral entre le dialogue des personnages et une « voix didascalique » (Bernanoce, 2007) donne à penser que cette dernière dirige actuellement les interprètes sur scène. L’utilisation par Picknell d’une baguette de batterie pour activer des sons sur un pad de percussion électronique renforce l’impression qu’elle donne le rythme à l’histoire, qu’elle a le pouvoir de l’interrompre ou de lui faire prendre une nouvelle direction. Elle focalise notamment l’attention sur – voire invoque presque par magie – certains éléments fantasmagoriques qui viennent perturber les plans de la protagoniste. En ce sens, en incarnant la « voix didascalique », Picknell participe à l’activation d’une de ses fonctions essentielles, c’est-à-dire celle de « faire exister la figure de l’aut[rice] » (ibid. : 49), par ailleurs très présente dans ce texte, notamment à travers ses commentaires humoristiques sur l’action en train de se dérouler. Puisque le Jamais Lu est, somme toute, une célébration de la figure de l’auteur·trice dramatique contemporain·e, la lecture de la pièce de D’Anjou avait définitivement sa place en ouverture du festival.
Lors de La soirée de l’accélérateur de particules, où étaient présentés des extraits de cinq textes en chantier, l’un d’entre eux célébrait à sa manière la figure auctoriale, sans qu’un·e interprète, cette fois-ci, soit spécifiquement assigné·e à la lecture des didascalies. Dans la pièce autobiographique Je ne t’ai pas connue, l’auteur et comédien Silviu Vincent Legault interprétait son propre rôle pour faire part de son questionnement identitaire et de ses démarches pour retrouver sa mère biologique. Afin de me permettre de départager ce qui relevait du dialogue ou de la didascalie, l’auteur a accepté de me donner accès à une copie de son texte. Selon Frédérique Toudoire-Surlapierre, « parce qu’elle est une relation figurée de l’espace de la scène, [la didascalie] renvoie à la place que prend l’auteur dans la représentation de son texte » (2007 : 12). Dans ce cas-ci, étant donné la nature autobiographique du texte, la présence de Legault est centrale. Comme il est avant tout comédien, il n’est pas étonnant qu’il ait choisi d’exprimer sa voix, non pas à travers l’écriture didascalique telle qu’on la conçoit de prime abord – c’est-à-dire en caractères italiques –, mais directement dans les répliques destinées à être prononcées sur scène. En ce sens, les nombreux monologues où Silviu Vincent Legault s’adresse directement au public pour raconter son histoire sont en quelque sorte des didascalies internes, au sens qu’en donne Anne Ubersfeld, c’est-à-dire des parties du dialogue « qui ont une fonction de commande de la représentation » (1996 : 29). Non seulement l’artiste endosse, en son nom propre, les réflexions qu’il choisit de partager, mais il orchestre et invoque les éléments scéniques destinés à être représentés. Il commente notamment une vidéo dont l’extrait devra être projeté dans une éventuelle mise en scène. Il fait également apparaître, en la mentionnant, une boîte de documents contenant une lettre qui est ensuite lue par la comédienne interprétant sa mère adoptive. La dernière scène présentée lors de la lecture prend la forme d’une conversation téléphonique entre Legault et celle-ci. Brouillant de plus en plus la frontière entre les niveaux de présence de l’auteur sur le plateau et dans son univers autofictif, ce dialogue est entrecoupé d’apartés qui décrivent l’endroit où il se trouve, les objets autour de lui, ses gestes et ses pensées. Dans une scène de dialogue plus conventionnelle, ces descriptions auraient très bien pu être rédigées en italique et présentées comme des propositions pour la mise en scène à venir, mais l’auteur fait plutôt le choix de les énoncer à haute voix durant la lecture théâtralisée, procédé qui fortifie en quelque sorte sa présence. En effet, la mise en scène de ce texte autobiographique, du moins tel qu’il a été écrit, aurait peu de sens sans l’auteur; ses réflexions donnent une texture affective aux éléments scéniques qu’il nomme.
Écrire pour la lecture théâtralisée : le pouvoir performatif de la didascalie
Si la didascalie permet de convoquer – dans le texte puis sur le plateau – la figure de l’auteur·trice que célèbre un festival comme le Jamais Lu, elle détient également un pouvoir performatif, pouvoir que j’ai notamment observé durant la lecture d’I AM FAKE NEWS, mais avec lequel j’ai surtout joué dans la création d’un texte coécrit avec mon complice Léo Derivière. Pour clore son édition, la nouvelle directrice artistique souhaitait mettre de l’avant l’apport à la dramaturgie de figures souvent invisibilisées du monde théâtral. Avec la metteure en lecture Auréliane Macé, elle a invité trois personnes oeuvrant habituellement dans les coulisses (Andrée Bilodeau, Danielle Boutin et David Mendoza Hélaine) à imaginer une conception (scénographique ou sonore, selon leur domaine de spécialité) sans qu’un texte en soit, exceptionnellement, le point de départ. On les encourageait ainsi à mettre de l’avant leurs fantasmes théâtraux inassouvis. Cinq auteur·trices, dont Léo et moi, ont ensuite été appelé·es à écrire un texte à partir d’une de ces propositions. Notre duo a été jumelé avec Danielle, scénographe et conceptrice de costumes, qui a imaginé, à partir d’un petit tas de fils à broder hérité de sa grand-mère, un concept dramaturgique autour de l’accumulation d’objets et de matières formant l’identité profonde d’un personnage. Pour rédiger notre texte, intitulé Retrouver le fil, nous avons à l’inverse pris le désencombrement comme point de départ.
Puisque la proposition de Danielle exprimait un rapport intime avec la matière, rapport qui se trouve au coeur de ma propre recherche-création doctorale[3], Léo et moi avons convenu que j’amorcerais seule le processus d’écriture. En tant qu’artiste qui écrit habituellement peu pour le théâtre, et qui est davantage sensible au corps dans sa relation aux différents langages de la représentation et notamment avec la matière textile, j’ai profité de l’occasion pour écrire d’abord le discours didascalique. Je me suis posé la question suivante : comment traduire en mots la relation du corps avec la matière, relation dont je possède une expérience sensorielle à travers la performance? Et à quoi pourrait ressembler un texte dramatique explorant cette relation? J’ai profité du format de la lecture théâtralisée, auquel ce texte était avant tout destiné, pour jouer avec la dimension possiblement irreprésentable des indications scéniques élaborées, celles-ci impliquant une quantité et une variété de matières qui poseraient un réel défi à une équipe souhaitant les représenter sur le plateau.
Pour moi, la lecture théâtralisée offre un accès privilégié et direct à l’imaginaire des spectateur·trices. Contrairement aux rares fois où je me suis adonnée à l’écriture dramatique et où ma posture première de metteure en scène et de conceptrice m’a amenée à m’imposer certaines limites, ou du moins à avoir déjà en tête une idée de la manière dont je souhaitais représenter certains éléments du texte, la perspective d’une lecture théâtralisée de mon texte m’a apporté une grande liberté. Avec le passage presque direct du texte à l’oreille du public, j’avais la possibilité de faire apparaître dans l’esprit du·de la spectateur·trice, par mes mots, des objets, des matières, des textures et des actions qui ne seraient pas présents sur scène. C’est avec beaucoup de ludisme que j’ai approché l’écriture de ce que Witold Wołowski qualifie de « didascalies irreprésentables » (2007 : 27-28) – les miennes relevant plus particulièrement des septième, huitième et neuvième axes qu’il identifie pour regrouper des indications donnant respectivement à lire des stimuli olfactifs, une densité événementielle excessive et une instabilité excessive des formes. Par exemple, j’ai invoqué des quantités monumentales de terre et de miel, des kilomètres de spaghettis et de fils en tout genre. J’ai donc écrit une série d’énoncés didascaliques faisant état d’un énorme monticule situé au centre de l’espace et dont les couches de matière seraient progressivement retirées par des personnages jusqu’à dévoiler une femme nue tenant dans ses mains le petit tas de fils colorés de Danielle. Chaque couche de matière présentait un lien intime avec l’identité de la femme qui s’est ensuite révélée peu à peu par le biais des dialogues que Léo a brodés à travers mes didascalies.
La didascalie possède un pouvoir performatif qui est celui de faire advenir des choses sur la scène, à tout le moins sur la scène mentale de la personne qui les lit ou qui les écoute. Je l’ai déjà fait remarquer à propos de la pièce I AM FAKE NEWS, où l’interprète qui lisait les didascalies semblait, telle une cheffe d’orchestre, diriger le déroulement de l’action. Marie Bernanoce désigne cet effet (ou ce pouvoir) comme étant « le “performatif didascalique” : cas particulier de la figure de la scène qui tient à la capacité du texte didascalique à faire ce qu’il dit de la scène, à des degrés et avec des outils différents, dans toutes les ressources du poétique » (2009 : 9). Cet aspect performatif s’accorde à merveille avec l’irreprésentable. C’est d’autant plus prégnant dans la pièce de D’Anjou, compte tenu des éléments fantastiques qu’elle met en jeu. Le texte didascalique y défie la physique en faisant apparaître comme par magie un objet dans les airs ou arriver du sous-sol un personnage qui était pourtant sorti de la maison. La fonction d’apparition par la didascalie est également soulignée par Toudoire-Surlapierre. Elle la désigne par le terme « figuration » (2007 : 12) : qui permet de faire voir (donc apparaître) des figures. Quoi de mieux, donc, que la didascalie pour convoquer l’invisible?
Léo et moi assumons à deux la direction artistique de La compagnie Doute avec laquelle nous nous sommes donné le mandat de créer des spectacles multidisciplinaires et immersifs. Nous écrivons habituellement du texte en fonction des besoins de nos projets, en réponse à des concepts émanant souvent d’un dispositif scénique. Le texte créé dans le contexte de la soirée de clôture du Jamais Lu était un objet autonome, dont la mise en lecture a été confiée à quelqu’un d’autre. Nous avions tout de même le désir d’explorer l’immersion par les mots. Nous avons mis de l’avant deux stratégies susceptibles d’inclure le public dans notre univers, de l’inviter dans le même niveau de réalité que celui de nos personnages, soit la didascalie au « on » ou au « nous » et l’adresse au public :
(Blouin et Derivière, 2023 : 2-3).Des fils sont tirés. En tirant, tirant et tirant encore, les textiles se défont progressivement et les tas de fils qui restent sont rangés dans des coffres de cèdre. Un·e de nous va s’asseoir près des coffres et commence à démêler les fils, défaisant méticuleusement chaque petit noeud. Il·elle bobine ensuite patiemment les fils un après l’autre. […]
TROIS regarde, autour, le public. – On est beaucoup, il y en a bien qui vont pouvoir nous aider à ranger ça. Quelqu’un m’aide à tirer sur ces couettes? Il y en a vraiment beaucoup
Par le biais de l’adresse au public, d’une manière un peu différente que pour la lecture de la pièce Résolution, nous avons tenté d’instaurer une horizontalité entre le public et les personnages. Ces derniers sont nommés UN, DEUX et TROIS. Le public est situé près d’eux, autour du monticule. Même si la lecture s’est faite dans une disposition frontale, le public faisait autant partie de l’action qu’eux. TROIS interpellait les spectateur·trices pour obtenir de l’aide. Cette tentative de créer un sentiment de connivence et de collectivité est d’autant plus perceptible dans les didascalies, qui sont rédigées au « on » et au « nous ». Au sujet du théâtre de Marguerite Duras, par exemple, Marie Bernanoce constate que « le “nous” équivaut au “on” de régie, figurant les spectateurs, pour en accentuer sans doute un peu plus la communauté partagée avec l’auteur » (2009 : 6). Dans notre cas, plus qu’avec les auteur·trices, c’est entre les personnages et le public que nous avons souhaité créer une impression de communauté. Et les didascalies, lues sur scène par un interprète, sont elles-mêmes devenues un personnage intégré à cette communauté. Sa description de l’action est devenue commentaire, notamment grâce à l’interprétation de Samuel Corbeil, lequel réagissait à ce qu’il énonçait comme s’il le découvrait au fur et à mesure, en même temps que les personnages et le public. Les nombreuses énumérations d’objets et de matières mettaient en relief cette réaction de l’interprète. J’en suis venue à me demander si la représentation de notre texte serait possible, du moins pertinente, sans que ce texte didascalique soit interprété par un·e comédien·ne. Ce n’est pas très surprenant, étant donné que nous nous sommes amusé·es avec le format de la lecture théâtralisée dès le début du processus d’écriture.
En adoptant un point de vue similaire à celui de Jeanne Murray-Tanguay (2022) qui, dans son mémoire de maîtrise, souligne l’intérêt de la lecture du texte de théâtre à partir de l’exemple de Trois (2014) de Mani Soleymanlou, j’ai choisi d’investir l’écriture du discours didascalique comme une voie d’accès privilégiée à la sensibilité des spectateur·trices du Jamais Lu, d’autant plus que ce texte allait être lu sur scène lors d’un évènement rassembleur :
Que dire des textes qui engendrent une plongée sensorielle dans la fiction, invitant le lectorat à entendre les effets sonores, à visualiser les jeux d’éclairage ou encore à ressentir ce que les personnages vivent sur scène, comme s’il se trouvait lui-même devant cette dernière – ou même sur celle-ci? Il nous semble, en effet, que certaines pièces parviennent à toucher le lecteur ou la lectrice, et ce, au sens physique, tactile du terme
(Murray-Tanguay, 2022 : 5).
La réflexion de Murray-Tanguay trouve écho dans notre désir d’utiliser l’écriture dramatique, et plus particulièrement la didascalie, pour ouvrir le texte et lui permettre d’accueillir le public afin qu’il puisse s’y immerger et partager l’action avec les personnages, expérimenter la découverte et les sensations avec eux. Pour moi, le texte didascalique, qu’on m’a souvent conseillé, lors d’ateliers d’écriture, d’utiliser avec parcimonie pour ne pas être trop prescriptive et pour mettre de l’avant le dialogue – lequel constituerait la principale parole théâtrale – est devenu cet espace de liberté dont parle Thierry Gallèpe :
Comment ne pas évoquer pour finir cette ultime tension, ce double je(u) des didascalies, à la fois vecteurs de contraintes conditionnant la construction de la représentation et du jeu actorial, et dans le même temps lieu scriptural où se développe un espace de totale liberté, ou peut s’exprimer et s’épanouir le « Je » auctorial?
(2007 : 38.)
La lecture théâtralisée, en mettant notamment de l’avant cet invisible du texte dramatique qu’est la didascalie, participe à mon sens à l’épanouissement de l’auteur·trice – au mien à tout le moins – en favorisant une expression libérée des conventions de la représentation qui peuvent parfois s’immiscer dans son inconscient lorsqu’il·elle écrit. Elle permet de renforcer et de mettre en lumière le lien entre un·e dramaturge et son lectorat, devenu public par l’entremise de la lecture scénique et de ses interprètes. Le Festival du Jamais Lu, en ce sens, s’avère donc une véritable célébration des auteur·trices dramatiques en leur offrant une plateforme précieuse pour mettre à l’essai, sans la pression d’une mise en scène, leurs projets d’écriture.
Appendices
Note biographique
Claudia Blouin est doctorante en littérature et arts de la scène et de l’écran à l’Université Laval (Québec, Canada). Artiste-chercheuse, elle s’intéresse à l’interartistique à travers le spectre du corps. Son projet doctoral est une recherche-création sur les devenirs du corps sur la scène contemporaine dans sa relation avec la laine. Ce projet reçoit le soutien du Fonds de recherche du Québec – Société et culture. Claudia poursuit sa réflexion sur ces sujets en contribuant à différentes revues et journaux académiques tels qu’aparté et Écosystème. En 2020, elle cofonde La compagnie Doute qui propose des spectacles multidisciplinaires et immersifs abordant les défis et tabous liés à l’isolement mental.
Notes
-
[1]
« […] far from being the silent and solitary contemplation of the written word so familiar to us today, reading at that time meant “a public, spoken act within a community” [Howe, 1992 : 74]. It was a performance, a matter of reading out ». Cette citation a été traduite par mes soins.
-
[2]
« [T]out énoncé théâtral a deux émetteurs, l’auteur et le personnage, comme il a deux destinataires, car bien que le personnage de théâtre s’adresse à un autre personnage, il s’adresse aussi, et même surtout devrions-nous dire, au spectateur » (Vigeant, 1997 : 30).
-
[3]
Ma recherche-création interartistique au doctorat en littérature et arts de la scène et de l’écran, à l’Université Laval, porte sur les devenirs du corps sur la scène contemporaine dans son rapport à la laine prise comme matière plastique.
Bibliographie
- BERNANOCE, Marie (2009), « Des indications scéniques à la “voix didascalie” : contours énonciatifs de la figure de l’auteur de théâtre contemporain », Coulisses, no 39, p. 31-42.
- BERNANOCE, Marie (2007), « Pour une typologie de la “voix didascalique” : redonner figure à l’auteur de théâtre contemporain », dans Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre (dir.), La didascalie dans le théâtre du XXe siècle : regarder l’impossible, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Sociétés ».
- BLOUIN, Claudia et Léo DERIVIÈRE (2023), Retrouver le fil, texte inédit.
- GALLÈPE, Thierry (2007), « Le statut des didascalies : les jeux de l’entre-deux », dans Frédéric Calas et al. (dir.), Le texte didascalique à l’épreuve de la lecture et de la représentation, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, « Entrelacs », p. 23-38.
- GOMEZ, Françoise (2021), « Le retour des odéons ou la lecture théâtralisée comme performance », Symbolon, vol. 22, no 1, p. 139-160.
- HOWE, Nicholas (1992), « The Cultural Construction of Reading in Anglo-Saxon England », dans J. Boyarin (dir.), The Ethnography of Reading, Berkeley, University of California Press.
- INGOLD, Tim (2007), Lines: A Brief History, Londres, Routledge.
- LAILLOU SAVONA, Jeannette (1985), « La didascalie comme acte de parole », dans Josette Féral, Jeannette Laillou Savona et Edward A. Walker (dir.), Théâtralité, écriture et mise en scène, actes du colloque de Toronto du 13 au 15 novembre 1980, Montréal, Hurtubise, « Brèches », p. 231-245.
- MURRAY-TANGUAY, Jeanne (2022), « La lecture théâtrale : le cas de Trois, de Mani Soleymanlou », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal.
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