Abstracts
Résumé
Cet article retrace le parcours dramaturgique de l’auteur et artiste anglo-koweïtien Sulayman Al Bassam, dont l’oeuvre est habitée par un Levant en prise avec la tourmente ayant suivi les accords Sykes-Picot. Sa deuxième compagnie, SABAB Theatre, fondée après les attentats du 11 septembre 2001, est engagée dans un long processus critique, à la fois endogène et exogène, ayant débuté par la création d’une première trilogie shakespearienne sous un prisme arabe. L’orientalisme et le colonialisme des puissances occidentales occupent, dans son travail, une place aussi importante que la censure, la dictature et le patriarcat dans les sociétés arabes. Son travail dialogue en permanence avec l’actualité régionale et internationale.
Mots-clés :
- théâtre contemporain,
- Sulayman Al Bassam,
- SABAB Theatre,
- Koweït
Abstract
This article traces the dramaturgical journey of the Anglo-Kuwaiti author and artist Sulayman Al Bassam, whose work is inhabited by a Levant grappling with the turmoil that followed the Sykes-Picot Agreement. His second company, SABAB Theatre, founded after the September 11 2001 attacks, is engaged in a long critical process, both endogenous and exogenous, which began with the creation of a first Shakespearean trilogy viewed through an Arab lens. Orientalism and the colonialism of Western powers occupy a place in his work as significant as censorship, dictatorship, and patriarchy in Arab societies. His work continuously engages with both regional and international current events.
Article body
I MEDEA, avec Sulayman Al Bassam. Théâtre national tunisien, Tunis (Tunisie), 2022.
Présentation de l’artiste
Seul artiste à avoir fait entrer un texte arabe au répertoire de la Comédie-Française, le dramaturge anglo-koweïtien à la renommée internationale Sulayman Al Bassam est l’une des figures incontournables du théâtre contemporain dans le monde arabe[1]. « Bédouin shakespearien[2] » (Al Bassam, cité dans Bopp, 2022), comme il se surnomme lui-même dans une entrevue accordée au journal allemand Frankfurter Allgemeine, il ne cesse de sillonner le monde avec sa compagnie de théâtre nomade SABAB (« cause », en arabe). Abolissant les frontières, il porte une parole engagée à travers laquelle il défend et critique le Moyen-Orient de manière à la fois endogène et exogène. Personnage ontologiquement hybride, il est à la fois occidental et oriental. Il écrit en anglais et travaille en arabe, en anglais et en français. Il collabore avec des artistes venant du monde arabe (Irak, Koweït, Syrie, Liban, Tunisie, Égypte), mais aussi d’Europe et des États-Unis.
À ses débuts, SABAB Theatre, qui est la deuxième compagnie de l’auteur, s’interroge sur les grands thèmes shakespeariens à la lumière des problématiques et des turbulences qui agitent le Moyen-Orient. À la Comédie-Française, on lui doit une adaptation de Rituel pour une métamorphose (2013 [1994]) de Saadallah Wannous; In the Erruptive Mode (2016); The Petrol Station (2017); The Mirror for Princes: Kalila wa Dimna (2006); la trilogie The Arab Shakespeare Trilogy, comprenant The Al-Hamlet Summit (2001), Richard III : une tragédie arabe (2007) et The Speaker’s Progress (2011), réalisée en collaboration avec la Royal Shakespeare Company, le Tokyo International Festival et la Brooklyn Academy of Music; et les deux premières pièces de la trilogie The Icarus Cycle. Une troisième trilogie, The Border Cycle, est en cours de création. Ses deux premiers volets, Ur (2015) et I MEDEA (2018), ont déjà été produits; le prochain, Mute, a été écrit à la suite de l’explosion au port de Beyrouth[3].
Shakespeare sous le prisme du monde arabe
« J’ai souvent le sentiment que l’histoire politique actuelle tourne comme un oiseau autour de mes créations » (entretien du 15 janvier 2023), nous dit Sulayman. En effet, tout est politique dans sa quête poétique; celle-ci se tisse autour du Proche-Orient, topos originel de son théâtre. L’ensemble de sa quête théâtrale se travaille à la lumière des problématiques et des tourmentes qui agitent la région. Elle abolit les frontières et compose avec des acteur·trices venant de Syrie, du Liban, de Palestine et de Tunisie; pour Sulayman, les accords Sykes-Picot[4] n’existent pas.
Né d’un père koweïtien et d’une mère anglaise, Sulayman connaît une petite enfance heureuse, presque sans histoire, d’abord dans le pays de son père, jusqu’à ce qu’elle soit bouleversée par le krach boursier du Koweït en 1987. À douze ans, c’est le départ pour Londres avec sa mère. Les années suivantes sont difficiles en raison de la xénophobie du pays maternel. Sulayman n’affiche jamais son identité anglaise : il se présente toujours comme un Koweïtien. Cependant, sa double identité est profondément ancrée dans son travail. En Angleterre, il s’éveille au théâtre avec une parfaite maîtrise de la langue et de la culture arabes. Sa première trilogie prend racine dans le classicisme anglais. Elle interroge les grands thèmes shakespeariens pour les adapter aux problématiques arabes.
The Al-Hamlet Summit, écrite juste après le 11 septembre 2001, marque la décision d’un retour au Koweït. La volonté de Sulayman, tel que l’annonce la particule « Al » (article défini) du titre, est de réintégrer son arabité sans toutefois renoncer à l’appartenance anglaise qui se lit dans l’univers shakespearien. À ce moment charnière de son parcours, il choisit de produire, depuis le sud de la planète, un théâtre au parler arabe, mais écrit dans la langue du nord (Occident). The Al-Hamlet Summit est l’histoire d’une dictature en déclin qui mène à une séance gouvernementale extraordinaire. Le président assassiné, père de Hamlet et sosie de Saddam Hussein, continue à siéger par le biais de son portrait géant. Son frère, Claudius, usurpe le pouvoir tandis que la rébellion gronde dans le sud et qu’une armée internationale menace de traverser les frontières. Un marchand, seul personnage occidental et anglophone de la pièce, vend des armes à tous·tes, qu’il·elles soient adversaires ou allié·es. Au lendemain du 11 septembre et de la croisade de destruction massive de l’Irak menée par George W. Bush, The Al-Hamlet Summit est une réponse aux théories du « choc des civilisations ». Elle montre la complexité des récits et des perceptions que la majorité occidentale a du mal à saisir. Sans se faire l’avocat de l’intégrisme islamique, Sulayman montre comment l’intégrisme et le terrorisme sont la résultante du despotisme arabe autochtone d’une part et des machines économico-politiques de l’Occident d’autre part. Il est intéressant de remarquer les dates de naissance et de décès affichées sur le portrait du dictateur : 1948 (création d’Israël et Nakba palestinienne) et 2004 (procès d’Hussein et réélection de Bush fils). Elles soulignent un cercle vicieux de colonialisme et de despotisme, à la fois suicidaire et stérile. Par ailleurs, Sulayman montre bien que, finalement, le « martyr » de l’islamiste et le suicide de la kamikaze ne mènent à rien : ils ne sont pas libérateurs de la Cité[5], devenue Cité des mort·es et laissée sans âme aux conquérant·es et trafiquant·es. Ainsi, le portrait du dictateur, plus grand que nature, immortel et identique à celui qui siège dans toutes les institutions de tous les États arabes, devient-il la métaphore de la dépouille des États-nations, morts dans l’oeuf dès leur création par les Franco-Britanniques. Le portrait, seul élément de décor avec les tables individuelles représentant les salles qui accueillent les sommets (« summits ») stériles, se transforme en carte, en espace clos asphyxiant au sein duquel tout se répète, alors qu’aux frontières, tout s’évapore, tout se détruit dans une guerre fratricide devenue suicide collectif. Plus rien n’avance, à part la machine économique occidentale qui profite du pétrole et de la vente des armes.
Dans Richard III, la critique endogène du dictateur est poussée à son paroxysme : il est question d’un homme, archétype du patriarcat, que Sulayman prend plaisir à détruire et à ridiculiser. Richard III traite ses conspirateurs de sujets bons pour une Cité d’« efféminés et de castrés ». En poussant l’image virile à la caricature, en dévoilant la violence qu’elle génère jusqu’à en paralyser la Cité, le dramaturge déconstruit le patriarcat et la perversité masculine qui immobilise le progrès.
Transformations et transsexualité des acteur·trices au service de la parité des genres
L’approche du genre est remarquable dans le théâtre de Sulayman. Le dramaturge joue avec lui. Il le métamorphose de sorte à dépasser les frontières des genres et laisser s’interpénétrer les figures masculines et féminines. Dans The Speaker’s Progress, des hommes jouent le rôle de femmes, et une femme celui d’un homme. Une délégation fictive de la censure filme la pièce dans son déroulement – il s’agit d’une pratique courante dans les pays subissant réellement la censure. Elle mime la police de la chasteté, brandissant des bâtons pour menacer les femmes qui montrent leurs cheveux ou qui laissent s’échapper des mèches de leurs voiles, ainsi que les hommes qui s’approchent trop près d’elles. L’application d’une loi absurde incite paradoxalement à la transgression. Et cet exercice transsexuel continu est libérateur, puisque la femme et l’homme ont accès, à travers le jeu, à tous les genres de manière paritaire.
Dans I MEDEA[6] (2021-2022), Sulayman joue tous les rôles masculins sur scène. Au fur et à mesure que le narrateur s’exprime, les rôles se distinguent, puis se confondent. Il devient auteur, narrateur et Jason. Omniscient, il entend les voix qui discutent dans la tête de Médée : « Le son que vous entendez n’est pas réel, il est dans sa tête ».
Tel un passe-muraille, il s’introduit en tout lieu. Le dramaturge est tous les personnages à la fois, il est homme et femme – « j’avais envie de jouer Médée » (idem), nous dit-il. La dualité se lit partout dans la pièce, notamment dans la langue (Sulayman écrit et joue en arabe et en anglais) et dans le voile, qui représente à la fois l’identité féminine rejetée par les islamophobes blanc·hes et la domination machiste dans certains milieux arabes. Jason, agacé par le voile de Médée, multiplie les répliques railleuses : « retire cette chose de la tête »; « tu n’as jamais porté de niqâb »; « je ne peux rien te dire avec ce truc sur la tête »; « ce symbole ridicule de la domination masculine »; « cette négation de l’identité féminine », etc.
Jason, double de l’auteur, affirme que « pour tomber amoureux de Médée, il faut vraiment que quelque chose n’aille pas dans votre vie ». Il avait en fait quarante-cinq ans et sortait d’un mariage de dix ans… Il avait besoin, à ce moment, d’une femme comme Médée; il voulait même devenir Médée. Ainsi le « I » qui accompagne le titre éponyme est-il à la fois le « I » de l’espace numérique et le « I » du pronom personnel qui désigne le dramaturge, explique celui-ci dans le livret de présentation de la pièce.
Des femmes indomptables
Parallèlement à la déconstruction du patriarcat, les femmes sont de plus en plus puissantes dans la deuxième trilogie de Sulayman. Elles paraissent être des créatures obscures, impénétrables et inhumaines, mais seulement à moitié. Comme les êtres humains, elles souffrent et désirent. Mais leur puissance les rend incontrôlables et parfois maléfiques, à l’image de Médée qui détruit la cité après l’assassinat de ses enfants. Avec In the Eruptive Mode[7] (2018), créée durant les printemps arabes, Sulayman finit par supprimer les hommes pour ne laisser que les femmes du monde arabe témoigner de ces contestations. Ces femmes, inspirées de la mythologie sumérienne, font écho aux Koweïtiennes qui, contrairement à certains préjugés, sont fortes et souveraines. Si elles étaient plus libres avant la colonisation britannique et avant l’influence wahhabite, elles sont aujourd’hui plusieurs à pratiquer en tant qu’artistes pour exprimer leurs désirs et revendiquer leur liberté. De surcroît, nombreuses sont les Koweïtiennes protectrices des arts et des lettres à la tête de centres culturels ou de galeries d’art.
Si Sulayman abandonne les grandes productions théâtrales et opte pour des scénographies plus sobres et épurées dans sa deuxième trilogie, notamment après sa rencontre avec le scénographe Éric Soyer, il pousse tout de même ses personnages vers le dépassement de soi et le dépassement de tout entendement. Le personnage devient la persona, l’espace du mythe qu’atteignent les femmes.
Dans I MEDEA, le format prépare d’emblée à une immersion dans le mythe[8]. Sulayman emploie tous les outils du théâtre grec. Dès son apparition, il fait un clin d’oeil à la tradition classique : sur scène, il joue son propre rôle d’auteur de la pièce et accueille le public. L’auteur, en tant que personnage, prend la parole et se présente par son vrai nom. Il se déclare, comme il est d’usage dans les prologues classiques, en respectant le topos de l’humilité, « le simple serviteur de cette performance ».
Ur (2015; 2018), premier volet de sa deuxième trilogie, est l’histoire d’une Sumérienne dont le désir sexuel, le désir de pouvoir et la radicale vision de la pluralité civique attirent l’indignation du statu quo masculin, ce qui déchaîne une catastrophe sur sa ville et sur son corps. La pièce s’inspire de la déesse sumérienne Ur et des fouilles archéologiques menées sur l’île de Failaka (à laquelle est très attaché Sulayman). Ur s’inscrit aussi dans l’actualité politique. La destruction d’Ur, à laquelle on attribue le premier poème de lamentation de l’Histoire, fait écho à celle de Palmyre par l’ISIS[9].
Le Koweït aux vulnérables frontières
Seul le mythe est capable de transmettre, par le biais du théâtre, la violence d’une réalité politique d’une région du monde prise dans la tourmente de l’histoire et des guerres qui précèdent la naissance de l’artiste. Très peu médiatisé, le Koweït est, de tous les pays du Golfe, celui qui ressemble le plus à ceux du Moyen-Orient en raison de son histoire et de sa constitution. Dès les années 1960, le pays connaît une activité culturelle dynamique. Il accueille les communistes des pays voisins, en particulier ceux·celles de l’Irak fuyant le Baath. Hébergeant la plus grande communauté palestinienne après la Jordanie et le Liban, il est le seul pays du Golfe à n’avoir toujours pas normalisé Israël. Il s’agit d’un pays pétrolifère, certes, mais qui a à la fois connu le krach boursier de 1987, celui ayant bouleversé la vie de Sulayman enfant, et l’invasion par l’Irak d’Hussein en 1990. Ces deux périodes ont traumatisé la société koweïtienne. Par ailleurs, le Koweït est la seule monarchie parlementaire du Golfe et sa presse ose des débats qu’on n’ose pas ailleurs. En 2012, le pays a même connu son propre printemps : des manifestant·es ont occupé le Parlement pour revendiquer une monarchie constitutionnelle. Puisque le premier ministre faisait partie de la famille royale, il·elles réclamaient que le Parlement exerce un contrôle effectif sur l’émir. « Le Parlement, élu démocratiquement, a un vrai pouvoir, mais est dominé par les conservateurs, ce qui aboutit à des situations paradoxales qui font que Sulayman est à chaque fois censuré[10] dans son propre pays » (Stéphane Lacroix, conversation du 20 janvier 2023), pour ensuite être sauvé par sa mécène, une princesse libérale. Au Koweït, la pluralité de la société convie tout le monde au Parlement, ce qui permet de vrais débats, mais la démocratie – et la corruption – bloque tout, paradoxalement. Ainsi, les pièces de Sulayman se révèlent également être des pièces koweïtiennes. Les réfugié·es arabes qu’il défend, ceux·celles qui sont aux frontières de l’Europe, sont les mêmes que les bidun (des tribus d’origine bédouine) sans papiers et vivant dans les périphéries. Les « Miroirs des princes » qu’on retrouve dans différentes pièces sont des traités éthiques, des préceptes moraux adressés aux chef·fes d’États européen·nes et occidentaux·ales, mais aussi aux monarques du Golfe.
I MEDEA, avec Sulayman Al Bassam. Théâtre national tunisien, Tunis (Tunisie), 2022.
Entretien avec Sulayman Al Bassam
Cet entretien a été mené par Rita Bassil le 15 janvier 2023.
Origines
Rita Bassil : Entre le Koweït et l’Angleterre, une double identité, entre arrachement et rejet, s’est tissée; comment la vie s’est-elle répartie entre ces deux pays?
Sulayman Al Bassam : Parler de l’enfance est pour moi contraignant, dans la mesure où quand j’y pense, je vois surtout de longues étendues d’ennui, plutôt heureuses par ailleurs. Je suis enfant unique, donc je devais inventer la plupart de mes loisirs. Si je pense à mon enfance au Koweït, je vois le corps d’un enfant dans la cour d’une grande maison d’architecture typiquement arabe du nord du Golfe : une maison à un seul étage, avec un toit plat, un énorme jardin et de grandes portes d’au moins cinq fois ma taille. C’est comme ça que j’ai d’abord compris que je venais d’une famille de marchands. L’Angleterre m’apparaît comme une image de petites maisons, bien collées les unes aux autres, avec des toits en tuiles rouges. Nous sommes dans le nord de l’Angleterre, où tout le monde est plus ou moins pauvre, et je suis traité de « petit nègre » par les petits voyous du coin. S’il fallait préciser la naissance d’une conscience matérielle, voire politique, ce serait quelque part entre ces deux images. J’avais entre quatre et huit ans.
R. B. : Et le grand départ en Angleterre?
S. Al B. : Je suis parti du Koweït à douze ans, à la suite de la faillite de mon père, lors de la crise de la bourse. Encore aujourd’hui, on évoque les sinistres images d’hommes et de femmes préférant se jeter des toits plutôt que d’affronter leur propre déchéance. Je me suis donc retrouvé envoyé, avec une malle et ma maman, en Angleterre, dans une école privée de la ville de York. De là, j’ai appris à chanter les chants chrétiens à l’église de l’école. C’est là aussi que j’ai découvert la poésie de William Blake et la fine cruauté des établissements scolaires de renom.
L’irruption du théâtre : création de Zaoum
R. B. : À quand remonte votre première rencontre avec le théâtre?
S. Al B. : Le théâtre n’existait pas pour moi jusqu’à ce que je n’en puisse plus d’être un « bon élève ». C’est dans des latitudes encore plus nordiques, en Écosse, à Édimbourg, que j’ai trouvé dans le théâtre universitaire la possibilité de vivre dans une réalité parallèle. À travers la petite boîte noire s’ouvrait devant moi tout un nouvel alphabet du possible. C’est d’ailleurs la recherche d’une nouvelle langue qui m’a conduit vers les poètes futuristes, notamment Velimir Khlebnikov.
R. B. : Et la création de votre première compagnie de théâtre, Zaoum?
S. Al B. : C’est en m’inspirant des expérimentations du zaoum dans le symbolisme sonore et la création d’une langue purement phonique que j’ai choisi de nommer ma première compagnie Zaoum Theatre, fondée à Londres en 1996. C’est à Londres, au milieu des années 1990, avant que les « chirurgien·nes plastiques » des années de Tony Blair ne descendent sur la ville comme des vautours, quand elle était encore sale et belle, que j’ai développé mon premier vocabulaire artistique pour la scène. Il reposait sur une volonté de créer des formes théâtrales qui prendraient l’aspect de la performance plutôt que du drame classique, en s’appuyant sur une promiscuité des genres presque carnavalesque et en mettant en scène des interventions dans des lieux urbains insolites (stationnements, abattoirs, etc.).
Le 11 septembre et le retour au Koweït : création de SABAB
R. B. : Quand et pourquoi la décision du retour au pays natal?
S. Al B. : Quelques jours après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, un ami russe m’a demandé d’être le témoin de son mariage. J’ai décoré ma bagnole de l’époque – une vieille Volkswagen couleur cuivre – de ballons et de canettes. Il faisait un beau temps d’automne et j’avais toutes les fenêtres de la voiture grandes ouvertes pour écouter à fond « Inta Omri » d’Oum Kalthoum. Pendant que je traversais un quartier aisé habité par des Juif·ves, la police m’a brusquement arrêté. Crime 1 : ressembler à un Arabe. Crime 2 : écouter de la musique arabe. Crime 3 : admettre que j’étais un Arabe. C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il vaudrait mieux créer du théâtre en langue arabe depuis un pays arabe. Et je me suis souvenu que, justement, j’étais né dans l’un de ces pays. Et du jour au lendemain, âgé de trente ans, j’ai changé de vie. On pourrait même dire que l’acte terroriste du 11 septembre a marqué la réelle naissance de SABAB.
Trilogie shakespearienne
R. B. : Après le grand départ de Londres, comment débute le long voyage shakespearien au Koweït?
S. Al B. : Le premier volet de ma trilogie shakespearienne, The Al-Hamlet Summit, reprend la question centrale du protagoniste shakespearien, à savoir comment agir dans le monde, et restitue les paroxysmes mentaux du jeune prince du Danemark dans le cadre d’un sommet politique hyperréaliste dans le genre de la Ligue des nations arabes. Le sommet est l’image même d’un processus politique qui tourne à vide et termine dans l’autodéchirement de tous·tes les intervenant·es. Dans cet espace dramatique, la parole vise la déception et le plein cache le vide. C’est à travers cette charnière qu’est née une volonté radicale, chez mon Hamlet, de se vouer à une action suicidaire par la voie zélée d’une foi religieuse.
R. B. : Et Richard III : une trilogie arabe? Qui se cache sous ce tyran anglais aux traits arabes – presque – masqués?
S. Al B. : Cette pièce décortique les machinations tribales d’une famille régnante confrontée à son absence de pouvoir dans un royaume pétrolifère quelconque. L’inspiration est venue de la formation du Conseil d’allégeance en Arabie Saoudite (2007), dont le but était d’organiser la succession en évitant les luttes internes de pouvoir. Le personnage torturé de Hamlet et la psychopathie de Richard de Gloucester donnent souvent lieu à des lectures scéniques qui s’appuient sur la psychologie de ces hommes. Or ces aspects ne m’intéressaient que peu dans mon travail. Pour moi, l’intrigue résidait avant tout dans les enjeux de pouvoir très concrets au sein de ces oeuvres. C’est pour cette raison que l’on retrouve des thématiques communes dans ces deux oeuvres : les agressions d’Israël sur la Palestine et le Liban; les délires des vieux patriarcats autocratiques; les violences quotidiennes qui se déguisent en discours religieux, etc. C’est en cela que ces oeuvres proposaient un miroir aux guerres, luttes et conflits géopolitiques contemporains qui ravageaient la région, tant au moment de leur création que lors de leurs tournées internationales.
R. B. : Richard III : une tragédie arabe a par ailleurs été jouée à Damas en 2008 en présence de Bachar el-Assad…
S. Al B. : Oui. C’est devant le rictus permanent du président Bachar el-Assad, lors de la représentation de Richard III : une tragédie arabe, en regardant la montée tyrannique de Richard, joué par Fayez Kazak, que m’est apparue la futilité totale d’une critique politique masquée, passant par le cheval de Troie d’un Shakespeare ou d’un Sophocle. C’est lors de la prononciation du nom de Samir Kassir – journaliste politique assassiné à Beyrouth, très probablement par des agents syriens – et la transformation du rictus du président en grimace que j’ai compris que pour atteindre l’oeil du cyclope des régimes autoritaires, il fallait s’armer de pierres de réel. Or les pierres de réel doivent être soumises à un processus de transformation poétique pour devenir. Pour ma part, un théâtre « documentaire » ne pouvait décortiquer le réel que de manière insatisfaisante, pour ne pas dire dépourvue de poésie. Ma relation à la langue, à la poésie et à ses traditions dictait que je ne pouvais pas me permettre de me défaire d’une approche décidément poétique, voire politico-poétique.
La censure
R. B. : Le troisième volet de la trilogie shakespearienne, The Speaker’s Progress, dénonce plus explicitement la censure...
S. Al B. : Contrairement aux deux premières oeuvres de la trilogie, The Speaker’s Progress a pour point de départ une comédie shakespearienne, La nuit des rois (1602). L’écriture a aussi eu à faire avec des préoccupations bien plus personnelles. Le personnage central, Le parleur, est un metteur en scène de longue carrière, engagé et dissident, qui se retrouve contraint de devenir le pantin d’un régime totalitaire. Je me suis inspiré de la biographie de Dmitri Chostakovitch, qui a joué au chat et à la souris avec Joseph Staline toute sa vie. En faisant un clin d’oeil au réel, j’ai invité le grand metteur en scène libanais Roger Assaf à incarner ce rôle lors des premières représentations, avant de le jouer moi-même. La fiction et le réel ont commencé à s’entremêler dans mon oeuvre de manière beaucoup plus palpable. Il n’était pas prévu, dans les premières répétitions de cette pièce, que le printemps arabe surgisse au même moment. Il semblait donc nécessaire de répondre à ce qui se déroulait autour de nous. C’est souvent le sort que réserve mon processus d’écriture à mes pièces : je pars d’un texte écrit, mais nous finissons souvent ailleurs. La première de The Speaker’s Progress, présentée en 2012 à New York, a été profondément marquée par les printemps arabes. La représentation subissait à son tour la tragédie. La pièce, la troupe et toute l’aventure de cette trilogie shakespearienne se sont évanouies dans le gouffre de l’Histoire. Subitement, après la dernière performance à Amsterdam en juin 2012, nous n’étions plus en mesure de jouer nulle part : les comédien·nes étaient emprisonné·es, empêché·es de voyager, pris·es par le mouvement révolutionnaire ou confronté·es à toutes sortes de complications.
R. B. : Plus globalement, quel était l’objectif de cette trilogie?
S. Al B. : L’aventure de la trilogie shakespearienne arabe s’est étendue sur une décennie et était avant tout une expérimentation dans la création d’une troupe d’acteur·trices transnationale. La carte des nations tracée par Sykes-Picot n’existait pas pour la troupe SABAB. Les comédien·nes venaient de différentes écoles d’acteur·trices de Beyrouth, Bagdad, Damas, Londres, Paris, du Koweït et d’Égypte et travaillaient avec des musicien·nes venant de Londres, New York et Paris. Certain·es parmi eux·elles (Nicolas Daniel, Carole Abboud, Fayez Kazak, Amal Omran et d’autres) ont repris différents rôles dans chacune de ces créations, permettant un approfondissement des jeux et des interprétations propres à un véritable ensemble. Néanmoins, cette troupe ne disposait pas de base fixe et existait de la manière la plus virtuelle que l’on puisse imaginer. Chacun·e travaillait dans sa propre ville et sa propre vie, et nous nous retrouvions comme des oiseaux migrateurs à l’occasion des répétitions et des tournées. Je savais que la coupe de vin shakespearienne portait en elle du poison. Voir d’autres ethnicités rendre hommage à un auteur comme Shakespeare flattait un discours chauvin et narcissique, colonialiste et orientaliste. Ce sentiment a par ailleurs présenté le grand avantage de m’inviter à approfondir les perspectives d’écriture de ces textes, qui portaient une conscience politique et philosophique de l’espace contesté de leur existence. Mais je savais aussi que la formation d’une telle troupe dans le monde arabe actuel était inimaginable sans le soutien des grandes institutions internationales non arabes. Le pacte faustien ayant été conclu, il fallait trouver le moyen d’aimer son diable.
R. B. : En terre natale, la censure des régimes arabes n’a pas rendu la vie facile aux artistes non plus…
S. Al B. : Quand on se voue à la création d’un théâtre politisé et libre dans le monde arabe, à travers une parole autonome et souveraine, on sait bien que cette liberté coûtera cher, car l’État est dans tout, partout, même dans ton intimité la plus secrète! C’est le cas au Koweït comme ailleurs dans le monde arabe. La seule différence, non négligeable, est qu’il y a une constitution écrite et un plafond de liberté d’expression plus ou moins haut au Koweït. C’est pour cette raison que j’ai pu protéger une bonne part de la création de mes oeuvres. Il faut aussi préciser que les institutions culturelles officielles du Koweït ont systématiquement essayé de rendre impossible le succès de mon travail, car celui-ci leur est antinomique : il leur semble séditieux, voire dangereux. Je me dis souvent qu’il y a une sorte d’ironie cosmique dans cet état des choses où, souvent, des institutions culturelles en Occident (programmateur·trices, théâtres), ou même dans le Mashreq ou le Maghreb arabe, s’imaginent que Sulayman Al Bassam est forcément le fils gâté d’un pays pétrolifère qui bénéficie de moyens financiers mirobolants. En réalité, mon travail théâtral n’a jamais reçu un kopek de l’État du Koweït et il serait difficile d’imaginer un environnement plus sévère et contraignant à l’égard d’un projet d’un théâtre politique contemporain, à l’exception peut-être de la Chine ou de la Corée du Nord!
À la Comédie-Française
R. B. : Entre les deux trilogies, il y a eu la création de Rituel pour une métamorphose, une adaptation du texte de Saadallah Wannous, à la Comédie-Française. Nous sommes en 2013, en pleine rébellion syrienne.
S. Al B. : Rituel pour une métamorphose, dont j’ai assuré l’adaptation et la mise en scène pour la Comédie-Française et le Théâtre du Gymnase à Marseille, est un texte que j’ai longtemps admiré du grand dramaturge syrien Saadallah Wannous. La paralysie de l’Europe et de la France à l’égard des massacres et des crimes d’État commis par le régime syrien (de 2012 à nos jours) a fait naître à l’enceinte de l’Institution française, me semble-t-il, une sorte de mea culpa face à ce silence outrancier. La culture est souvent instrumentalisée, en Occident comme ailleurs, pour faire l’apologie de violences étatiques – dans ce cas, la non-action, ou le silence de l’État, fait acte de violence. Je me souviens d’un incident qui a révélé certaines contradictions de cette aventure. Dans une grande maison comme la Comédie-Française, lorsqu’une demande est faite par le·la metteur·e en scène, elle est rapidement exécutée. J’avais demandé de mettre à disposition des comédien·nes plusieurs fusils et mitraillettes de scène dans la salle de répétition, lors d’une improvisation autour de la violence étatique. À ma surprise, le lendemain de leur installation, les fusils n’y étaient plus. En interrogeant l’administration, on m’a expliqué que cela avait été fait sur les ordres de la directrice de la maison elle-même! En discutant de l’affaire avec la directrice de la Comédie-Française le soir même, j’ai appris que je l’avais « choquée » en l’accusant de censure. Elle a fait un long éloge de la poésie du dramaturge syrien décédé, me priant du fond de son coeur de ne surtout pas perdre cette poésie de vue dans ma mise en scène. La devise de la Comédie-Française, « Simul et singulis » (« Être ensemble et rester soi-même »), pourrait s’appliquer à la relation entre la direction de cette grande maison et les politiques extérieures du ministère des Affaires françaises : la bienséance les oblige à faire des faux bons devant la monstruosité de la guerre syrienne.
R. B. : Votre création In the Eruptive Mode, présentée à Sydney en 2012, est retravaillée en une deuxième version en 2015 et connaît alors une importante tournée mondiale. Vous avez qualifié cette pièce d’« épitaphe » à Shakespeare. Expliquez-nous...
S. Al B. : In the Eruptive Mode (2015) est une série de monologues de personnages féminins qui se trouvent chacun en plein coeur des printemps arabes. L’écriture se focalise sur des moments infinitésimaux et précis dans la vie de chaque personnage. Ce sont des moments de transformation intérieure pour ces personnages qui essaient de naviguer, souvent seuls, la grande houle des événements qui se produisent autour d’eux. Construite en forme de monologues à deux voix – l’une anglophone, l’autre arabophone –, la pièce présente six personnages distincts. Ce type d’écriture, lapidaire, décousu et formant une série de portraits, se positionne, dans son contenu et dans sa forme, à l’opposé même des grandes structures shakespeariennes qui m’avaient occupé au cours de la décennie précédente.
R. B. : C’est aussi le passage à des formats plus sobres, plus « minimalistes »…
S. Al B. : In the Eruptive Mode est aussi ma première rencontre avec le talentueux scénographe français Éric Soyer, de même que la première oeuvre que j’ai créée avec la remarquable comédienne franco-syrienne Hala Omran. Ce sont des rencontres, très précieuses, qui m’ont encouragé à utiliser davantage de formats scéniques très précis – avec des équipes de collaborateur·trices assez réduites afin d’approfondir avant tout le développement d’une forme d’écriture contemporaine. Depuis, nous avons collaboré à la création de cinq productions, et l’aventure continue, ce qui m’enchante.
The Icarus Cycle et The Border Cycle, en cours de création
R. B. : Dans les deux trilogies actuellement en construction, The Icarus Cycle et The Border Cycle, nous sommes dans un univers quasi fantastique où le mythe et le réel s’imbriquent intimement. Comment comprendre ces personnages surhumains?
S. Al B. : Ce sont deux cycles en cours de création qui ont été lancés en 2015. Dans The Icarus Cycle, ma recherche tourne autour des strates civilisationnelles qui nous plongent dans l’histoire ancienne. Les paroles, poèmes et mythes qui constituent la matière première exigent un travail divinatoire, magique, pour chercher au milieu des décombres du présent une dramaturgie ouverte au passé et au futur. Ce cycle comprend Ur, dont la première a eu lieu à Munich en 2018 au Residenztheater, à l’arrivée de milliers de réfugié·es syrien·nes en Europe. Le thème de la migration est repris dans la pièce qui tourne actuellement, I MEDEA.
En contraste, The Border Cycle, qui comporte In the Eruptive Mode et Petrol Station, propose des pièces qui, à travers le choix des personnages, des situations et une approche linguistique plurielle et contemporaine, cherchent à explorer les espaces liminaux entre la raison et la folie, la loi et la transgression, le désir et la criminalité. Ce sont des éléments d’un lexique dramaturgique que je retrouve aussi dans les romans de Philip Roth, par exemple, ou dans le hangar du Quai ouest (1985) de Bernard-Marie Koltès.
R. B. : Cette pièce de Koltès a d’ailleurs eu un fort impact sur votre conception de l’écriture dans Petrol Station. Comment et pourquoi le texte de Petrol Station diffère-t-il des autres?
S. Al B. : Je ne sais pas si ce texte est très distant de mes autres textes. Dans Petrol Station, j’avais envie de trouver un moyen de parler de l’État pétrolifère et d’explorer comment de tels États se vouent à la reproduction du vide : vide de sens, vide de travail, vide de valeurs. Ce vide, tout en prônant l’oisiveté, est néanmoins loin d’être un état de zombification ou d’anesthésie permanente, car ce sont des États qui provoquent des tourbillons de violence d’une grande intensité. J’ai décidé de construire mon écriture à partir d’une sorte de jeu formel en respectant les règles des trois unités de la tragédie classique : de temps, de lieu et d’action. Dans cet espace, comme le dit Roland Barthes (2014 [1963]) dans son analyse de Racine, les protagonistes ne peuvent sortir si ce n’est pour trouver la mort. La géographie des événements – une station-service dans le désert – est un clin d’oeil à l’iconographie cinématographique nord-américaine : les brousses du Nouveau-Mexique, la route 66, le Bagdad Café. Dans ces espaces isolés et insolites, une communauté vit dans ses propres murs et construit un univers amoral, loin des normes établies.
La guerre occupe une présence importante dans Petrol Station. Elle commence au lointain comme une fine fumée à l’horizon et, dans les vingt-quatre heures que tracent les événements de la pièce, elle arrive bel et bien au milieu de cet espace. En parallèle, devant les personnages « mâles » qui dominent les territoires de cette écriture, et l’unique femme qui, tout en n’ayant pas de nom propre, est le catalyseur et protagoniste de ce drame, on se trouve face à une mise en abyme de plusieurs types de sexualités, voire de délires, masculins. Petrol Station, si vous voulez, est ma pièce américaine. Par ailleurs, un heureux hasard a fait en sorte qu’une partie de son écriture et sa genèse scénique ont coïncidé avec les résidences que j’ai faites à l’Université de New York en tant qu’artiste invité, ce qui les a grandement facilitées. Lors de mes balades aux bords de l’Hudson, je repensais souvent au Quai ouest de Koltès, et les influences de celui-ci sur Petrol Station sont lisibles dans le traitement des tropes du soleil, de l’ombre et des temporalités hybrides, à la fois linéaires, mythiques et cycliques.
La construction du genre
R. B. : Le modèle dominant d’une masculinité arabe machiste, déconstruit, nous pousse à interroger l’archétype de la femme proposé dans vos dernières oeuvres. Dans The Icarus Cycle et The Border Cycle, les femmes occupent une place centrale et subissent le patriarcat. Toutefois, il s’agit de femmes puissantes et parfois incontrôlables, comme dans I MEDEA ou Ur.
S. Al B. : Une bonne partie de ces personnages féminins – qui existent déjà dans le personnage de la femme (Petrol Station) et qu’on retrouve dans ma Médée ou dans Ningal (Ur), mais aussi dans la sniper et la journaliste de guerre (In the Eruptive Mode) – trouvent leurs origines dans des portraits de femmes et déesses extrêmement anciens. Des éléments marquants de ces personnages féminins, comme leurs lexiques existentiels, leurs choix d’être et leurs caractères surdimensionnés, sont inspirés de l’imaginaire tracé dans la littérature sumérienne, par exemple de La descente d’Inana aux Enfers (vers 1900-1600 av. J.-C.) ou des chants d’amours de Dumuzi-Inanna. Issu à moitié d’une culture arabo-musulmane profondément misogyne, je suis très touché lorsque des femmes spectatrices, comédiennes ou universitaires se disent émues par la fragilité, l’ardeur ou même le courage de mes portraits de femmes. Mon implication dans la construction de mes personnages féminins, avec leurs contradictions et leurs états intérieurs souvent vertigineux, n’est pas moins approfondie que mon implication envers mes personnages masculins. Bien au contraire, la non-linéarité que je creuse dans le flux de conscience de mes personnages féminins m’est souvent bien libératrice. Ces aspects de la non-linéarité, du hiatus, d’une conception du vide en termes de plein, je les retrouve avec plaisir dans les oeuvres de Marguerite Duras, Jhumpa Lahiri, Sally Rooney ou Virginia Woolf, entre autres. Pour ce qui est de mon écriture dramatique, mon genre en tant qu’auteur est, j’ose dire, loin d’être la question centrale. Autrement dit : la poésie ne ressemble pas au genre, la poésie est le genre.
Mute, le texte à venir
R. B. : Vous travaillez actuellement sur une nouvelle création, Mute. De quoi s’agit-il?
S. Al B. : Mute (Muette) est autant un polar qui sonde les traces d’un crime gigantesque – l’explosion au port de Beyrouth en août 2020 – qu’un texte poético-politique interrogeant les formes de résistances possibles face à la violence inouïe. La voix d’un homme – enquêteur, policier, juge ou détective, on l’ignore – questionne une femme, la Muette, personnage métaphorisant l’intellectuel·le, l’artiste, l’être humain qui choisit le silence absolu comme forme d’expression souveraine : silence en tant qu’arme, silence stratégique ou silence de riposte. Au fur et à mesure qu’avance l’enquête, les deux personnages se mêlent; on ne sait plus s’il s’agit d’un parleur qui décortique les propos d’une muette, ou si celle-ci est elle-même la locutrice et l’interlocutrice.
Sous les signes jumeaux de la parole et du silence, j’essaie d’interroger mes spectateurs et spectatrices : face à l’avalanche de propos sur les réseaux sociaux, quelle est la définition, aujourd’hui, d’un acte de résistance artistique? Et si, justement, nous l’imaginions à travers son opposé, à travers un acte de silence absolu, que pourrait-on découvrir?
Appendices
Notes biographiques
Née à Beyrouth en 1977, en pleine guerre civile, Rita Bassil quitte la ville à dix-neuf ans pour Paris. En parallèle de ses études (doctorat en littérature générale et comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3), elle est correspondante indépendante pour des quotidiens et magazines libanais arabophones et francophones de même que pour des revues françaises. Elle écrit de la poésie et des nouvelles, participe à des festivals au Liban et en Europe et a publié un livre d’entretiens avec Henry Laurens (CNRS Éditions, 2009). En 2015 est sorti son documentaire Mounir Abou Debs, à l’ombre du théâtre. Actrice culturelle, ses multiples activités à Beyrouth l’ont poussée à retourner au pays natal en 2016. Elle dirige les communications de festivals et d’artistes, et a codirigé la revue pluridisciplinaire de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Travaux et jours, de 2017 à 2021.
Sulayman Al Bassam est un dramaturge et metteur en scène primé d’origine mixte anglo-arabe. Caractérisée par sa densité poétique, son oeuvre interroge les pluralités de l’identité, de l’histoire et du langage. Il dirige une troupe multinationale d’artistes de scène, SABAB Theatre, qui se produit largement dans le monde arabe ainsi que sur les grandes scènes internationales, notamment à la Royal Shakespeare Company, la Brooklyn Academy of Music à New York et la Comédie-Française. Ses textes dramatiques sont publiés en anglais par Methuen / Bloomsbury. Al Bassam est également le fondateur de FIKAR, un espace de recherche et une résidence artistique sur l’île de Failaka qui se consacre aux stratégies sociétales de l’après-pétrole. Il partage sa vie entre le Koweït et Paris, en France.
Notes
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[1]
Rita Bassil est l’autrice de cette section et des suivantes.
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[2]
Toutes les citations en allemand, en anglais et en arabe de cet article ont été traduites par nos soins.
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[3]
Des extraits sont accessibles sur le site de la compagnie SABAB Theatre (www.sabab.org/) et les captations des pièces de la trilogie shakespearienne sont disponibles sur le site de Global Shakespeares (globalshakespeares.mit.edu/company/sulayman-al-bassam-theatre-sabab/). Dans cet article, les citations sont tirées de ces enregistrements.
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[4]
Les accords Sykes-Picot sont des accords secrets conclus le 16 mai 1916, après des négociations menées de novembre 1915 à mars 1916 entre la France et le Royaume-Uni (avec l’aval de l’Empire russe et du royaume d’Italie). Ils prévoyaient le partage du Proche-Orient en plusieurs zones d’influence au profit de ces puissances, marquant ainsi le démantèlement de l’Empire ottoman. Ces accords s’inscrivaient dans le cadre de la domination coloniale, par laquelle deux pays imposaient une influence déterminante et durable sur les peuples d’une région étrangère.
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[5]
Dans le sens grec du terme, « pays ».
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[6]
Première mondiale au Festival international de Carthage, en coproduction avec le Napoli Teatro Festival Italia.
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[7]
À ce sujet, voir l’article de Mathilde Rouxel (2017) dans Les clés du Moyen-Orient.
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[8]
Pour plus de détails sur I MEDEA, consulter notre article dans Orient XXI (Bassil, 2022).
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[9]
En 2015, la ville antique de Palmyre (Syrie), un patrimoine datant de 2000 ans, est détruite par l’État islamique.
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[10]
À ce sujet, voir l’article de Laure Stephan (2022) dans Le Monde.
Bibliographie
- BARTHES, Roland (2014 [1963]), Sur Racine, Paris, Points, « Points Essais ».
- BASSIL, Rita (2022), « Médée réfugiée à Corinthe », Orient XXI, 15 février, orientxxi.info/lu-vu-entendu/medee-refugiee-a-corinthe,5373
- BOPP, Lena (2022), « Kuwait befindet sich im freien Fall », entretien avec Sulayman Al Bassam, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 9 juin, www.faz.net/aktuell/feuilleton/buehne-und-konzert/gespraech-mit-dem-theatermacher-sulayman-al-bassam-18086665.html
- KOLTÈS, Bernard-Marie (1985), Quai ouest, Paris, Minuit, « Théâtre ».
- ROUXEL, Mathilde (2017), « “In the Eruptive Mode” de Suleyman al-Bassam : faire éclater la souffrance des femmes au coeur des Printemps arabes », Les clés du Moyen-Orient, 1er septembre, www.lesclesdumoyenorient.com/In-the-Eruptive-Mode-de-Suleyman-al-Bassam-faire-eclater-la-souffrance-des.html
- STEPHAN, Laure (2022), « Au Koweït, la censure de la culture revient en scène », Le Monde, 11 avril, www.lemonde.fr/international/article/2022/04/11/au-koweit-la-censure-de-la-culture-revient-en-scene_6121557_3210.html
- WANNOUS, Saadallah (2013 [1994]), Rituel pour une métamorphose, trad. Rania Samara, Arles, Actes Sud-Papiers.