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Ktahkomiq, avec Dave Jenniss et Ivanie Aubin-Malo. Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord, Montréal, 2017.

Photographie de Myriam Baril-Tessier.

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En mai 2017, le comédien Dave Jenniss[1] et la danseuse Ivanie Aubin-Malo, du peuple de la belle rivière, les Wolastoqiyik Wahsipekuk[2], proposaient un spectacle autobiographique intitulé Ktahkomiq[3] (« Territoire ») dans le cadre du troisième Printemps autochtone d’Art à Montréal, organisé par les Productions Ondinnok. Développé avec Catherine Joncas, l’une des cofondateurices d’Ondinnok, et alliant danse et théâtre, projections et riches textures sonores où la langue wolastoqey occupait la place d’honneur, Ktahkomiq trouvait sa forme et son propos dans l’exploration d’un espace de rencontre intra-muros entre les deux artistes, dont les familles sont toujours profondément divisées par un conflit de longue date.

Ce différend, dont le spectacle laissait deviner l’origine identitaire sans toutefois en révéler tous les détails, fait partie de ce qu’Aubin-Malo appelle « nos propres guerres » (entretien du 23 août 2018), celles qui découlent du colonialisme, qui déchirent les communautés autochtones de l’intérieur et dont il faut, selon l’artiste, s’occuper avant tout, et ce, en priorisant des approches spécifiques à chaque nation. Ivanie Aubin-Malo fait écho à Leanne Betasamosake Simpson, chercheuse et artiste anishinaabe pour qui la résurgence autochtone et la décolonisation passent d’abord par la réactivation des structures relationnelles propres aux communautés autochtones (2016 : 20). J’estime qu’en priorisant leur guérison éventuelle et celle des relations au sein de la communauté Wolastoqiyik Wahsipekuk, Jenniss et Aubin-Malo se détournaient avec Ktahkomiq non seulement du projet de réconciliation canadien (auquel je reviendrai plus loin), mais aussi d’une relation avec le public allochtone qui priorise souvent son confort aux dépens de celui des artistes autochtones. C’est de ce protocole d’engagement (et de désengagement) au coeur de Ktahkomiq que traite le présent article.

En effet, si le public allochtone était convié au spectacle, la rencontre avec lui s’est déroulée suivant un protocole d’engagement inspiré de ce que Jill Carter (Anishinaabe et Ashkénaze) appelle « une esthétique du refus » (« aesthetic of refusal[4] »; 2021 : 9-10). Pour Carter, cette « esthétique du refus » se définit par un ensemble de pratiques matérielles et immatérielles grâce auxquelles un nombre croissant d’artistes autochtones négocient avec (ou rejettent entièrement) les institutions, les espaces et les types de relations dont les Autochtones ont longtemps été exclu·es, et où iels sont aujourd’hui invité·es, à condition de ne pas trop déranger. Face à cette invitation (partielle) à prendre part à des structures dont la pérennité repose sur leur dépossession, plusieurs artistes autochtones adoptent des stratégies de refus, un geste de souveraineté autochtone (Warrior, 1994; Raheja, 2010), et créent des espaces où iels sortent des trames narratives et des rôles dans lesquels iels se trouvent souvent cantonné·es. Bien que Ktahkomiq ait été présenté à un public allochtone, le spectacle s’inscrit, à mon sens, dans cette « esthétique du refus ». En effet, en choisissant de ne pas tout révéler du conflit qui oppose leurs familles, les artistes refusent l’impératif implicite d’éclairer le public allochtone ou de faire de leur compréhension le but du spectacle. Jenniss et Aubin-Malo priorisent plutôt leur bien-être et celui de leur famille et communauté en faisant du spectacle un laboratoire où leur travail physique et émotif vise d’abord leur propre guérison et réconciliation.

Cette approche teintée de refus reste cependant en relation avec le public allochtone, le sommant de faire de son côté un travail d’autoéducation avant même de songer à exiger que les Premiers Peuples investissent leur temps, énergie et ressources dans le projet de réconciliation canadien. Celui-ci fait partie des structures qui extraient un immense labeur autochtone au service d’une ligne d’action dont la prémisse est fautive. La réconciliation présuppose en effet qu’il y a eu, depuis le début de la colonisation, un moment de bonne entente durable basée sur le respect et l’égalité, et auquel nous, allochtones et Autochtones, pourrions revenir à condition de faire les efforts nécessaires. Or ce n’est pas le cas, et qui plus est, le projet colonial dans lequel nous vivons toujours présuppose la subordination de la souveraineté autochtone ou encore son extinction. Donc, pour qui la réconciliation? Pour la société coloniale dominante, afin qu’elle se réconcilie avec elle-même sans toutefois avoir à effectuer le travail de vérité qui est le prérequis de toute réconciliation et celui de restitution qui doit en découler? Ou pour les communautés autochtones, afin qu’elles se réconcilient avec un projet colonial qui les situe encore comme des subalternes, des obstacles à sa pleine réalisation? Refuser cette invitation qui n’en est pas une pour se concentrer sur le bien-être intra-muros devient alors une prise de position éthique pour nombre d’artistes autochtones, une mobilisation dans la lignée de ce que l’artiste et commissaire métis David Garneau appelle « des espaces autochtones irréconciliables » (« irreconcilable spaces of Aboriginality »; 2012 : 33). Je reviendrai en fin d’article à ce que ce refus peut générer en matière de travail introspectif pour les communautés allochtones dominantes.

Si elle se refuse au projet colonial dominant, la forme de réconciliation intra-muros explorée par Jenniss et Aubin-Malo dans leur spectacle requiert néanmoins la mise en place de protocoles d’engagement, c’est-à-dire de moyens d’aller vers l’autre de façon éthique et respectueuse dans le processus de création, mais aussi dans la manière dont l’oeuvre est présentée au public. Je m’intéresse dans cet article au protocole mis en place et mis en scène par les deux artistes pour Ktahkomiq et qui, comme le précise Aubin-Malo, « va au-delà du spectacle » (entretien du 23 août 2018). En effet, en plus d’explorer à demi-mot le récit des deux familles, le spectacle rejoue sur scène, en filigrane, le protocole d’engagement des deux artistes, c’est-à-dire les approches et les ratés, la collision des corps, les stratégies d’évitement, bref le labeur requis pour arriver, enfin, à aller vers l’autre, pour commencer à se dire des choses vraies. Sur scène, les deux artistes donnent une place importante à l’inconfort qui accompagne l’exploration de territoires souffrants, au refus, au silence et à l’irréconciliable.

Évitant cependant d’offrir une trame narrative sans espoir, les deux artistes, dans la lignée du travail de Kim Senklip Harvey (Syilx et T’silhqot’in), mettent en valeur non pas la souffrance autochtone pour sa consommation par un public largement allochtone (au Printemps d’Art), mais plutôt des récits complexes, un spectacle-cérémonie où le courage, la vulnérabilité, la colère et la joie sont les moteurs de la guérison. D’ailleurs, si, dans sa première mouture, Ktahkomiq se termine sur une note d’ouverture malgré la tension qui reste entre les deux artistes, Jenniss et Aubin-Malo ont pu approfondir cette ouverture lorsqu’iels ont retravaillé le spectacle pour la tournée estivale, qui les a amené·es à jouer en 2018 devant leur communauté, sur le territoire des Wolastoqiyik. Cette tournée, précise Joncas, a été voulue, suscitée et en partie financée par des décideureuses de la communauté qui, après avoir vu le spectacle à Montréal, « trouvaient important que ce spectacle, cet espace de rêve et de beauté, cet exemple de “minwaashin”, rejoigne d’autres Autochtones » (entretien du 23 décembre 2021). Joncas note que « minwaashin », c’est-à-dire « ce qui est à la fois beau et bien, qui fait du bien… qui restaure et revient aux origines » (idem), est au coeur de l’art autochtone en général, et de Ktahkomiq en particulier. La deuxième mouture a d’ailleurs permis à Jenniss et à Aubin-Malo de mesurer le chemin parcouru sans pour autant aplanir les zones qui restent non réconciliées. Ktahkomiq célèbre le travail patient, généreux et respectueux des deux artistes, qui découle du protocole d’engagement développé pour Ondinnok par Yves Sioui Durand (Huron-Wendat) et Catherine Joncas et qu’iels ont mis en place grâce à la présence cruciale de cette dernière. Celle-ci fut, comme je l’expliquerai plus loin, médiatrice, conseillère dramaturgique et guide à la mise en scène.

Créer un espace de guérison, inviter toutes les relations

Il se préparait de grands changements chez Ondinnok en 2016. Après trois décennies à la barre de la compagnie, Yves Sioui Durand et Catherine Joncas s’apprêtaient à passer le flambeau de la direction artistique, et le Printemps d’Art allait marquer l’entrée en fonction d’une nouvelle vague de créateurices au sein de la compagnie : Leticia Vera avec le spectacle El buen vestir – Tlakentli (2017), conçu avec Yves Sioui Durand, et Dave Jenniss avec Ktahkomiq, créé en étroite collaboration avec Catherine Joncas.

Ktahkomiq est né du désir de Jenniss de « repousser [s]es limites en tant que comédien » (entretien du 23 août 2018) en créant un spectacle de danse-théâtre (une nouvelle approche pour lui) autour de la langue et de l’identité wolastoq. C’est Joncas qui lui parle d’Aubin-Malo, une jeune danseuse wolastoq; Jenniss décide alors de la contacter, « bien naïvement » (idem). En effet, s’il était vaguement au courant du conflit familial opposant sa famille à celle de la danseuse, « personne ne [lui] avait dit d’éviter les Aubin » (idem). Il a donc d’abord écrit, puis a téléphoné à Aubin-Malo, laissant sur son répondeur un message qui est d’ailleurs repris dans le spectacle. Ce message a soulevé les passions chez les Aubin, pour qui la famille Jenniss était à tel point saturée de connotations négatives que la jeune danseuse, bien que curieuse et ouverte, a d’abord peiné à imaginer collaborer avec l’un de ses membres. Le spectacle a donc failli ne pas avoir lieu et, finalement, c’est la langue des ancêtres qui a servi au rapprochement. En effet, Dave Jenniss, qui, suivant le conseil d’Yves Sioui Durand de créer des liens avec un·e Aîné·e malécite, venait de passer du temps chez Allan Tremblay – un Aîné de Tobique au Nouveau-Brunswick, locuteur et enseignant du wolastoqey – espérait donner une place à la langue des ancêtres sur scène. Cela répondait à un désir de longue date pour Aubin-Malo, qui a donc accepté, non sans réticence, l’offre de Jenniss. « S’il n’y avait pas eu la langue, je n’y serais peut-être pas allée » (Aubin-Malo, entretien du 23 août 2018), souligne-t-elle. Le wolastoqey a servi de territoire de rencontre pour les deux artistes, un lieu d’ouverture où iels en étaient à leurs balbutiements.

Avant que ce territoire de rencontre ne se dessine, les deux artistes se sont cependant retrouvé·es face à face en salle de répétition. Pour Aubin-Malo, « il y avait un gros mur » (idem) entre elle et Jenniss : iels portaient un bagage familial qu’iels voulaient à la fois explorer et ne pas trop remuer. Face à cette dynamique qui ne coulait pas de source, Joncas, Jenniss et Aubin-Malo ont été forcé·es d’établir des façons de faire. « Mon rôle », commente Joncas, « était de ne pas prendre position et de garder le canot dans le courant, d’empêcher qu’il se fracasse sur les rochers ou que simplement les pagayeureuses se découragent. J’avais une extrême confiance dans le processus et je leur demandais de faire de même » (entretien du 23 décembre 2021). Cela dit, comment travailler ensemble quand les non-dits, les éléments d’un passé à la fois réel et rendu mythique par des décennies de tension prennent toute la place et freinent la communication, bref quand on porte sur ses épaules le fardeau de conflits hérités de nos parents et des politiques coloniales, qui font maintenant partie de notre schéma identitaire? Par où commencer? « Il fallait faire des pas », explique Joncas, « même si ça n’allait pas de soi » (idem). C’est ici que les approches développées par Ondinnok et ce qu’elles mobilisent pour la création ont joué un rôle crucial.

En effet, chez Ondinnok, rien n’est laissé à l’entrée de la salle de répétition. Contrairement à d’autres approches qui présupposent que les comédien·nes fassent table rase de leur expérience, deviennent en quelque sorte une toile vierge afin de construire un personnage et son récit, c’est l’être humain dans son entièreté (ses ancêtres, sa communauté, ses zones d’ombre et de lumière) qui est explicitement invité à prendre part à la création chez Ondinnok. Au fil des années, Joncas et Sioui Durand ont développé un protocole de création pour activer un corps que j’ai appelé ailleurs « rapatriant » (Burelle, 2021 : 110) et pour faire en sorte que celui-ci puisse s’abandonner à la rencontre des mémoires qu’il archive. « Le corps est le premier contenant de la mémoire », note Joncas, « la nôtre et celle de nos ancêtres. L’héritage se pose là » (entretien du 23 décembre 2021). Le développement de ces protocoles de création s’est fait en partie lorsque Joncas et Sioui Durand ont collaboré avec la communauté atikamekw de Manawan[5], créant un théâtre de guérison avec « des gens qui avaient besoin de retrouver leur histoire, leur passé » (idem). Selon Aubin-Malo, ce protocole permet d’être plus « instinctif » (entretien du 23 août 2018). Il est basé sur des valeurs simples (ne pas juger, ne pas se mentir, ne pas fabriquer, ne pas avoir peur…), mais combien exigeantes quand il s’agit d’aborder des sujets aussi épineux que la réconciliation avec soi, sa famille et sa communauté, dans le contexte plus large d’un colonialisme de peuplement toujours actif.

Comme c’est souvent le cas chez Ondinnok, les premières rencontres au studio de Montréal ont pris la forme d’explorations libres autour d’objets clés (des ossements d’animaux, des pierres-ancêtres). Celles-ci visent à éveiller les artistes, à les mettre en relation, en résonance avec leurs lignées (familiales, artistiques, culturelles ou autres). En d’autres termes, ces explorations leur permettent d’identifier ce qui les accompagne dans un processus de création, ce qui marche à leurs côtés, les pousse ou les retient. Joncas voit ce travail comme fondamental pour activer le corps rapatriant et pour identifier quel sera le récit, le propos d’un spectacle. Après ces premiers moments tendus à Montréal, Jenniss et Aubin-Malo ont poursuivi leur exploration à Baie-Saint-Paul, où, comme je l’expliquerai plus loin, iels ont travaillé et habité ensemble près de chez Joncas et Sioui Durand. Dans cette grande proximité, les deux artistes, accompagné·es de Joncas, ont exploré par quelle diplomatie du corps iels allaient procéder pour approcher une réconciliation « qui devait d’abord passer par la vérité » (idem), selon Aubin-Malo. Celle-ci ajoute : « Je voulais des réponses à mes questions » (idem).

Or Jenniss n’était pas toujours en mesure d’offrir ces informations. Comme Jocelyn Sioui (Huron-Wendat) en témoigne dans son oeuvre Mononk Jules, les archives de nombreuses communautés allochtones et autochtones sont marquées par l’absence de certaines informations, perdues ou « occultées » (2020 : 21-22). La vérité est complexe et parfois contradictoire, et elle témoigne autant des machinations d’un État qui a pour but d’en finir avec le soi-disant « problème autochtone » que des stratégies de survie des communautés, qui choisissent parfois de ne pas tout inscrire aux archives officielles. Et puis, en parallèle des archives officielles, il y a la mémoire contenue par les individus, qui sont « des musées fragiles » (ibid. : 17) façonnés par des forces de toutes sortes. Créer un théâtre de guérison et de réconciliation autochtone, c’est se frotter à des récits fragmentés.

Les deux artistes ont donc appris, au fil d’exercices et d’explorations, à s’écouter, à se répondre, à respecter le parcours de l’autre même si cela voulait souvent dire créer en parallèle, « chacun·e de [son] bord » (Aubin-Malo et Jenniss, entretien du 23 août 2018). Pour Jenniss, il a fallu accepter le refus, la colère qui a été léguée à Aubin-Malo par sa famille, tout en fouillant le passé de la sienne pour mieux comprendre le récit dont il a lui-même hérité. Pour Aubin-Malo, il a fallu trouver comment se présenter avec authenticité en studio afin de représenter les sien·nes, mais aussi afin de laisser des émotions et des découvertes difficiles, et parfois déstabilisantes, faire leur chemin à travers elle. Il a fallu écouter Jenniss en tant qu’individu plutôt qu’en tant que symbole du récit plus large qui le précède. En entrevue, iels parlent de tensions, mais aussi de bienveillance et de la force d’un processus de création où l’on donne au temps la chance de faire son travail. En définitive, ce sont ces tentatives d’approches guidées par le travail avec les pierres-ancêtres qui forment la première partie du spectacle, marquée par une série de solos et de duos tendus. « On ne pouvait pas faire autrement », soutient Joncas, « c’était impossible d’inventer autre chose que leur trajectoire » (entretien du 23 décembre 2021) comme trame narrative.

Ktahkomiq, avec Dave Jenniss. Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord, Montréal, 2017.

Photographie de Myriam Baril-Tessier.

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Au tout début du spectacle, Jenniss, seul sur scène, s’adresse directement au public. Il porte un t-shirt, et le bas de son pantalon, teint par l’artiste Lorena Trigos, évoque des racines qui s’élèvent de la terre et enserrent ses mollets. Ainsi ancré (ou enlisé?), il nous parle de lui, de sa naissance près du territoire des Wolastoqiyik Wahsipekuk, à proximité de Trois-Pistoles, puis de son départ pour Rivière-du-Loup au lendemain du divorce de ses parents, et de sa découverte à treize ans des démarches de son père – Aubin Jenniss, qu’il ne « voyai[t] pas souvent » – en vue d’obtenir « son statut d’Indien auprès du gouvernement… ». Le monologue de Jenniss révèle son tiraillement entre certitude – « on n’a pas à avoir honte de qui on est » – et doutes quant au bien-fondé de la démarche paternelle. Jenniss conclut son monologue de façon ambiguë – « Je suis Malécite… ben, j’pense » –, révélant du coup la fragilité du récit entourant ses racines et menaçant de s’effondrer sous la pression[6].

Ktahkomiq, avec Ivanie Aubin-Malo. Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord, Montréal, 2017.

Photographie de Myriam Baril-Tessier.

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Puis c’est au tour d’Aubin-Malo de se présenter. Seule sur scène, entourée de larges pierres-ancêtres formant un cercle, elle danse au rythme d’un environnement sonore créé par Michel DeMars, où l’on entend la voix d’Allan Tremblay parlant le wolastoqey latuwewakon. Roulant au sol en position quasi foetale, Aubin-Malo touche les pierres-ancêtres une à une, ses jambes les enlacent avec fluidité, ses bras ramènent les ancêtres vers son coeur, son ventre. Se lovant aux pierres, la danseuse construit autour d’elle un cercle – une famille – de plus en plus serré. Cette séquence revisite l’une des explorations proposées par Joncas et qui fut révélatrice pour Aubin-Malo. Cette dernière souligne avoir senti la présence de son grand-père dans le studio en se mouvant avec les pierres-ancêtre : « J’ai senti qu’il fallait que je reste forte, debout. J’étais pas là pour m’effondrer » (Aubin-Malo, entretien du 23 août 2018). Cette révélation a servi de moteur pour la danseuse, même si cela n’a pas toujours facilité la rencontre avec son partenaire. Pour elle, il s’agissait de représenter son aïeul, qui, comme le spectacle le révèle, est l’une des figures marquantes de la nation malécite. C’est lui, le « grand arbre » qui a contribué à ce que la nation soit officiellement reconnue par le gouvernement du Québec en 1989. Comme son partenaire, Aubin-Malo puise donc une force dans ses racines, mais si Jenniss nous parle de doutes, de fragments friables, les gestes de la jeune femme recréent quant à eux un cercle complet, solide.

Affiche du spectacle Ktahkomiq où figurent Dave Jenniss et Ivanie Aubin-Malo portant une forêt en guise de coiffe.

Affiche de Laura-Rose Grenier et Anaïs Gachet.

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La sonnerie d’un appel téléphonique passant à la boîte vocale interrompt la danseuse. C’est la fameuse invitation de Jenniss, celle qui a tout déclenché. En arrière-scène, des projections apparaissent sur deux grands écrans qui s’élèvent côte à côte comme deux solitudes. Dans les images manipulées par Laura-Rose Grenier, on voit, d’un côté, le profil de Dave Jenniss; de l’autre, celui d’Ivanie Aubin-Malo. Iels portent, en guise de chevelure, une forêt boréale dont le contour se détache sur un ciel gris. Ces images sont frappantes : la forêt rappelle la coiffe cérémoniale des chefs qui ont mené de grandes luttes, mais elle évoque aussi les relations profondes avec le territoire dont les Wolastoqiyik ont été dépossédé·es, ces liens qui sont portés dans la tête, dans le corps et dans l’âme. La forêt leur sert aussi de colonne vertébrale, de force qui les tient debout et qui les pousse vers l’avant. Tout à coup, les images sursautent et se fragmentent, et la voix d’un homme ancêtre parle tout bas. Comme pendant le processus d’exploration en studio, où les deux artistes ont invité les ancêtres à les accompagner, Jenniss et Aubin-Malo convoquent ici l’homme comme témoin dans l’espace sonore. La scène prend alors une dimension cérémonielle où passé, présent et futur coexistent de façon tendue. Les deux artistes nous invitent à entrer dans cette bulle temporelle, où sont joués, par l’entremise de leurs corps rapatriants, des récits qui les dépassent, qui revisitent le passé et qui laissent entrevoir ce qui est à venir.

Ktahkomiq, avec Dave Jenniss et Ivanie Aubin-Malo. Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord, Montréal, 2017.

Photographie de Myriam Baril-Tessier.

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La scène suivante rend cette tension palpable. Il s’agit du premier duo entre Jenniss et Aubin-Malo. Au son d’une musique grave et sombre, Jenniss entre en scène, à quatre pattes, à la façon d’un prédateur. Il fait le tour de sa partenaire, couchée au sol. Il s’empare des pierres-ancêtres l’une après l’autre, de plus en plus audacieux, défaisant le cercle assemblé par Aubin-Malo. À mesure qu’il s’approprie les pierres et les ramène de son côté de la scène, ses gestes gagnent en amplitude et en assurance. Derrière lui, les projections en noir et blanc pulsent. Cette scène rejoue la dynamique du conflit opposant les deux familles : on dit des un·es qu’iels se sont approprié une identité qui ne leur revient pas, on dit des autres qu’iels se sont cantonné·es dans leur version des faits et ne connaissent pas tous les tenants et aboutissants. Cette scène, tout comme l’ensemble du spectacle, ne cherche pas à éclaircir la situation. Nous sommes plutôt appelé·es à être témoins de la négociation nécessaire à leur coprésence sur scène et de ce qu’elle impose au corps, à la psyché. Dans ce premier duo, Jenniss s’aventure sur un terrain glissant, complexe, en prenant le rôle du colonisateur, celui qui vient, s’approprie et attaque les ressources matérielles et immatérielles autochtones. Et cette exploration le laisse fragilisé.

Ktahkomiq, avec Dave Jenniss et Ivanie Aubin-Malo. Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord, Montréal, 2017.

Photographie de Myriam Baril-Tessier.

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En effet, à la fin de cette séquence, les deux artistes se retrouvent de part et d’autre de la scène. Jenniss, visiblement ébranlé, observe Aubin-Malo. Iels avancent lentement vers l’autre, mais il n’y a pas encore de réelle ouverture. Aubin-Malo, défensive, refuse la main de Jenniss et reste impassible lorsqu’il pose sa tête sur son épaule. On voit alors l’image, projetée sur les deux écrans, de la coupe transversale d’un tronc d’arbre, des cercles qui marquent l’âge de l’arbre et révèlent le nombre de générations humaines et autres qu’humaines avec lesquelles il a été en relation. Jenniss quitte la scène et Aubin-Malo prend la parole. Comme l’arbre, elle se présente en relation avec les générations passées : « Je suis née Malécite… à Longueuil », nous dit-elle, ajoutant avec humour qu’« on peut pas tout avoir dans la vie… ». Elle fait partie de la diaspora malécite, sur laquelle je reviendrai plus loin, et nous apprend qu’elle est la première des petits-enfants qui n’aura jamais connu son grand-père, le grand rassembleur, qui est décédé un an avant sa naissance. Sa propre mère, nous raconte la danseuse, a vu la naissance de sa fille comme un signe : « Grand-père tout craché ». En l’honneur du défunt, qui a tant fait pour ramener la nation à sa source, elle a donné à Aubin-Malo le nom Taqanan, « saumon », ou « celle qui remonte le courant », pour marquer sa différence. Entre Jenniss et Aubin-Malo, les différences sont multiples : elle est « née Malécite », alors qu’il l’est devenu à treize ans; elle connaît ses origines, il voit les siennes remises en question.

L’intime et l’historique : aborder le conflit

Jusque-là, dans le spectacle, Jenniss et Aubin-Malo évoluent en parallèle; leurs univers respectifs, leurs constellations d’ancêtres se frôlent sans toutefois se rencontrer. Leur premier échange verbal sur scène, explosif, est une collision. Aubin-Malo lui lance au visage : « Jenniss? Voleur, menteur! Jenniss? J’entends ce nom-là depuis que je suis petite. Tu penses que je te connais pas? J’en ai jusque-là des Jenniss! Pis toi, tu viens me voir avec ton projet? » En même temps, elle s’empare de l’un des tréteaux en fond de scène et le place devant Jenniss, qui se retrouve soudainement au banc des accusé·es. Les deux artistes rejouent alors une scène du passé de leurs familles et nous transportent à la Cour de Québec, le 3 novembre 2005, où maître Dumas interroge monsieur Aubin Jenniss, le père de Jenniss (dont le prénom est bel et bien le même que le nom de famille d’Aubin-Malo). Les détails du cas sont à peine esquissés, mais on comprend que maître Dumas met en doute l’identité malécite de monsieur Jenniss, qui riposte par des explications relevant de la Loi sur les Indiens : « Je suis 054, j’ai ma carte. Je suis reconnu au sens fédéral du terme ». À cela, l’avocat rétorque : « Êtes-vous Malécite de souche? » Il demande « si ça offusque » monsieur Jenniss d’être interrogé à ce sujet. En jouant maître Dumas, Aubin-Malo se permet de poser ces questions sans pudeur, de confronter Jenniss directement. L’échange est tendu, défensif, et se solde par Jenniss qui décroche de son personnage pour s’adresser directement à sa partenaire :

DAVE. – Je peux pas jouer à ça! Je suis pas mon père!… Ça l’a tué, il s’est battu pendant trois ans face à un chef de bande corrompu.

IVANIE. – Ben ça l’a tué aussi, Jean-Marie Aubin, mon grand-père…

DAVE. – Une explosion dans son corps. Il s’est noyé dans son sang.

IVANIE. – Ma grand-mère savait pas ce qui se passait. Ils sont partis vite pour l’hôpital.

DAVE. – Mon identité Malécite est scrap! Ma vie d’artiste, que j’ai bâtie sur mon identité autochtone… On est tous des numéros! Elle est où l’identité malécite au Québec? Nulle part!

Les artistes rejouent ici tout ce qui flottait dans l’air durant le processus de création. Iels nomment à demi-mot douloureux l’une des grandes balafres du colonialisme. En plus de la dépossession territoriale et des pensionnats autochtones visant à décimer les cultures, les langues et les structures familiales autochtones, le gouvernement fédéral s’est arrogé, avec la Loi sur les Indiens, le droit de dire qui est ou n’est pas autochtone, quelle nation existe toujours, suivant une logique d’exclusion et de retranchement qui a encore pour but d’éliminer le statut d’Autochtone.

Ces attaques répétées ont créé des blessures profondes, scindant des communautés, alors que des membres d’une même famille se sont vu·es exclu·es et d’autres non, et ce, au moment même où des individus allochtones « devenaient » autochtones. En effet, rappelons que, jusqu’en 1985, une femme autochtone qui mariait un non-Autochtone ou un Autochtone d’une autre nation perdait automatiquement son statut dans sa nation selon la Loi sur les Indiens. Au contraire, une femme non autochtone qui mariait un Autochtone devenait une Autochtone aux yeux de la loi. Les effets de cette politique fédérale se font encore sentir aujourd’hui et posent des défis importants, tant sur les plans éthique et politique que sur celui des ressources matérielles, spirituelles et émotives, et ce, pour de nombreuses communautés.

C’est grâce au travail acharné de nombreuses femmes autochtones et de leurs allié·es que la Loi sur les Indiens a été modifiée à deux reprises (loi C-31 en 1985 et C-3 en 2011), mais elle reste une violente imposition, une forme de tutelle. Le conflit qui sépare les familles de Jenniss et d’Aubin-Malo découle de la Loi sur les Indiens et semble en lien avec la façon dont le patriarche Jenniss a été reconnu membre de la communauté Wolastoqiyik Wahsipekuk, elle-même plus d’une fois déclarée éteinte par le gouvernement fédéral. En effet, celui-ci a d’abord exproprié les Malécites des terres de Viger en 1870 pour ensuite leur donner des terres infertiles et sans eau en 1875. Les Malécites ont vite abandonné ces terres, mais ont continué à faire valoir leur cause. En 1891, le fédéral lance aux Malécites un message on ne peut plus clair en leur octroyant la plus petite réserve au Canada, inadéquate et ne pouvant recevoir que quelques familles. La nation a donc vécu éparpillée à travers le Québec, les provinces et les États américains avoisinants jusqu’en 1989. Des gens comme Jean-Marie Aubin se sont battus pour que la nation continue aujourd’hui d’exister. Dans sa nouvelle incarnation, la nation Wolastoqiyik Wahsipekuk a donc vu le retour d’une diaspora et, avec elle, des questions liées à l’appartenance et à l’identité.

La langue comme « espace autochtone non réconcilié »

Héritier de ces questions, Jenniss s’interroge : « Elle est où l’identité malécite au Québec? » Face à ce constat déchirant, il se tourne vers la langue, qu’il voit comme un terrain fertile. « La langue, c’est notre dernier territoire : veux-tu l’apprendre avec moi? », lance-t-il à Aubin-Malo. Cette invitation a fait partie du processus de création. Lors du travail en studio à Montréal, et plus tard à Baie-Saint-Paul, Jenniss avait sur lui un dictionnaire de la langue malécite qu’il gardait de son expérience avec Tremblay. S’en servant, Joncas a demandé aux deux artistes de lire à voix haute des mots dans la langue de leurs ancêtres, de se laisser guider par celle-ci. Si, pour Aubin-Malo, l’exercice s’est révélé fécond (elle a par la suite passé plusieurs mois chez Tremblay afin d’apprendre la langue), il s’est soldé pour Jenniss par un grand cri rauque de colère et de désarroi que l’on retrouve dans la deuxième partie du spectacle. « Dire des mots qui ont été interdits, ça met des choses en branle » (Joncas, entretien du 23 décembre 2021), remarque Joncas.

Sur scène, après que Jenniss a lancé l’invitation à Aubin-Malo, les deux artistes assemblent des pupitres de fortune avec les deux tréteaux, alors que des images du territoire défilent en arrière-plan. S’installant à leur pupitre respectif, Aubin-Malo et Jenniss sont à la fois elleux-mêmes, novices tentant de se mettre les sons de la langue en bouche, et leurs ancêtres, qui ont souffert à cause de la langue et afin de la préserver. Alors qu’Aubin-Malo répète les mots qu’elle apprend, Jenniss devient agité, et on entend à travers lui les déchirements de ses prédécesseur·es dans les pensionnats. Une fois de plus, jouant à la fois l’oppresseur et l’opprimé, il s’écrie : « C’est la langue des sauvages, ça… C’est la langue de la mort, de la noirceur, du diable! Ça va te servir à quoi de parler ça dans ta vie? » On sent à travers lui la souffrance, mais également ce que Gérald Vizenor (Chippewa) appelle la « survivance » (2000 [1998] : 15), un mot-valise alliant « survie » et « résistance », et servant à définir les stratégies dynamiques, entêtées et créatives qui ont permis aux peuples autochtones de faire face au génocide colonial. Cette « survivance » est rendue visible dans la séquence suivante, alors que Jenniss remplit sa veste des pierres-ancêtres qu’il apporte sous son tréteau-pupitre, qui devient une cachette. Aubin-Malo prend sa chaise et y dépose les pierres, avant de se réfugier, elle aussi, sous son pupitre, évoquant le geste de défense de nombre d’enfants dans les pensionnats. On imagine à travers les artistes la solitude innommable traversée par les enfants arrachés à leurs familles, leurs mécanismes de survie, leur courage et leur force face à la violence injustifiable des pensionnats. Les deux artistes rapatrient des mémoires qui ne sont pas les leurs, ni l’un ni l’autre n’ayant fréquenté les pensionnats, mais inscrivent leur rencontre, leur travail dans une trame historique plus large et marquée par la « survivance ».

Tranquillement, Jenniss et Aubin-Malo se lèvent, portant le fardeau du pupitre, de l’histoire des pensionnats sur leurs épaules. Puis les deux artistes renversent leurs tréteaux de façon à créer l’illusion d’un panache d’orignal, se transformant devant nous en deux cervidés dont les bois s’entrechoquent au son d’une musique percussive. Dans ce duel qui, dans la nature, sert à établir la dominance d’un mâle sur un autre, on lit également la rencontre des deux artistes et de leurs histoires, ainsi que la violente collision des mondes autochtones et allochtones, créée par le colonialisme de peuplement et dont les pensionnats forment l’un des chapitres les plus honteux. Au terme de cette lutte sans vainqueur, Aubin-Malo et Jenniss, épuisé·es, déposent leurs tréteaux.

La scène suivante, selon Joncas, est le remaniement d’une des premières séquences dramatiques que Jenniss et Aubin-Malo sont parvenu·es à créer ensemble en répétition. La danseuse étend sa veste sur une chaise pour en faire un lit. Jenniss roule la sienne, la transformant en un poupon qu’il dépose sur le lit. D’une voix posée, presque détachée, il nous indique que nous sommes en 1644 et qu’une épidémie de variole a décimé la population que l’on appelait les Malécites. Iels s’affairent à recréer un village malécite à petite échelle, utilisant la structure triangulaire des livres qui servaient au cours de langue dans les scènes précédentes pour créer des abris de fortune pour des habitant·es que l’on devine ravagé·es. Au sein de cette scénographie, Jenniss et Aubin-Malo paraissent étrangement grand·es, omnipotent·es par rapport aux objets qu’iels manipulent. Il lit la lettre d’un missionnaire, qui rapporte de nombreux villages anéantis par la maladie, et passe ensuite à la lecture clinique d’un document officiel datant de 1744 dans lequel sont mis à prix les scalps des Malécites : « Cent livres pour le scalp d’un mâle de plus de douze ans. Cent-cinq livres pour un Indien capturé vivant, cinquante livres pour le scalp d’une Indienne. Cinquante-cinq livres pour celui d’une Indienne vivante ». En rejouant cette scène, Aubin-Malo et Jenniss s’inscrivent dans une trame historique plus large. Le conflit identitaire qui les oppose est tributaire d’une histoire violente qui remonte au tout début de la colonisation. Le document que lit Jenniss, racontant le défrichage violent du territoire et de ses habitant·es, laisse peu de doutes sur la nature génocidaire du projet colonial et sur la complicité des colonisateurices, qu’iels soient francophones ou anglophones, dans sa mise en oeuvre. Pendant ce temps, Aubin-Malo berce tendrement le poupon, qu’elle recouvre ensuite afin de pratiquer les rites funèbres. Dans la séquence dansée qui suit, emplie de pudeur et de retenue, les deux artistes, réuni·es par le deuil, se touchent enfin avant de se retrouver couché·es au sol.

C’est un moment de grande proximité physique. Le premier vrai abandon. Leurs corps sont enchevêtrés et, après une pause, Jenniss demande tendrement à sa partenaire : « T’es-tu bien? » Elle ne répond pas, et cela inquiète Jenniss, qui se saisit des pierres-ancêtres et cherche à ranimer sa partenaire. Il passe les pierres sur le corps de la danseuse, les pose autour d’elle, sur son coeur, de plus en plus agité, désespéré. Comment la réanimer? Et comment, à travers elle, réanimer une langue, une culture, une nation? On entend alors la voix d’Aubin-Malo, qui dit : « Je suis pas morte, je suis juste immobile. Aide-moi à bouger ». Jenniss panique. Il reprend ses manoeuvres avec les pierres. Il serre la danseuse dans ses bras, pleure et crie. Ce passage est tiré d’un rêve que Jenniss a fait pendant la création du spectacle. La séquence possède d’ailleurs des qualités oniriques : un certain flou léthargique, des mouvements qui semblent lourds et ralentis. À son paroxysme, la montée émotive de Jenniss laisse entrevoir un moment de bascule, une révélation possible. De fait, Aubin-Malo bouge enfin, se relève et effectue, sur une scène baignée d’une lumière marine, la danse de Taqanan, le saumon qui remonte les cours d’eau pour revenir à son lieu d’origine. Jenniss la regarde avec l’admiration que l’on réserve aux vivant·es qui se mesurent à des obstacles herculéens, aux saumons qui reviennent obstinément, à contre-courant, pour assurer la continuité.

Ktahkomiq, avec Ivanie Aubin-Malo. Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord, Montréal, 2017.

Photographie de Myriam Baril-Tessier.

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Ktahkomiq, avec Ivanie Aubin-Malo. Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord, Montréal, 2017.

Photographie de Myriam Baril-Tessier.

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Alors qu’Aubin-Malo-Taqanan continue sa remontée courageuse, qu’elle semble offrir à Jenniss en cadeau, en guise d’inspiration, ce dernier déclare : « J’ai une rivière en moi. Une grande rivière. L’eau frappe, il y a un immense torrent. Je vois des canots naviguer… Mon corps a mal… J’ai un territoire en moi ». Il balise ce territoire dans la langue des ancêtres, le réactivant en lui, alors qu’Aubin-Malo-Taqanan danse le périple du saumon. Elle est puissante, ses bras vibrent, ses jambes la propulsent dans un parcours qui va à la fois de l’avant et vers le passé, de retour à la source. La danseuse ne joue pas à faire comme le saumon, il ne s’agit pas d’imiter cet allié animal. Au contraire, elle bouge en communion avec Taqanan, elle est son alliée humaine, et elle nous rend sa ténacité et sa sagesse visibles. Symbole d’une « survivance » que partagent les deux artistes, Taqanan leur permet de rendre tangible le territoire à reconstruire, celui vers lequel iels doivent remonter.

Ce territoire se dessine dans la dernière scène du spectacle, qui est entièrement jouée en wolastoqey latuwewakon, sans traduction. Les deux artistes échangent des propos qui semblent relever du quotidien. Iels rient un peu, réagençant des éléments du décor. Iels semblent plus à l’aise, et le spectacle se termine alors que les deux artistes regardent dans la même direction, vers le public, vers l’extérieur, vers le futur. Rien n’est résolu, mais un chemin de portage semble s’être ouvert. « Nous avons beaucoup cherché pour la fin de Ktahkomiq… Nous étions d’accord pour que la langue en soit le coeur. Je leur ai suggéré la piste de l’utopie », rapporte Joncas : « Ce que Dave et Ivanie jouaient, où iels étaient, qui iels étaient, se situait ailleurs dans le temps. Iels étaient dans le monde idéal d’après, d’après Ktahkomiq, où la langue fait partie de la vie de tous les jours, un monde de paix » (entretien du 23 décembre 2021).

Cette dernière moitié du spectacle explore ce que j’appelle, m’inspirant imparfaitement de David Garneau (2012), des espaces irréconciliés, qui priorisent leur propre guérison plutôt que de viser une réconciliation extra-muros avec les communautés allochtones. Les artistes se permettent également d’explorer un conflit intra-muros sans chercher à imposer de résolution. En effet, le spectacle offre une fenêtre sur un processus en cours, sur une recherche individuelle et commune qui ne s’est pas soldée par un dénouement parfait. Comme le soutient Joncas, il n’y a pas eu de moment où l’un·e des artistes a finalement renoncé à son récit, pas de moment hollywoodien de grandes embrassades cathartiques. Ktahkomiq est un spectacle de la relation, il met en scène les approches, les ratés, la pratique de vivre avec l’autre dans un contexte imparfait.

Dramaturgie du territoire

Comme je l’ai indiqué plus tôt, si le travail de création a commencé dans le studio d’Ondinnok à Montréal, Jenniss, Aubin-Malo et Joncas se sont par la suite déplacé·es vers Baie-Saint-Paul, où les deux danseureuses, en plus de travailler ensemble tous les jours, ont également cohabité dans l’ancienne maison de la mère de Joncas. Manger ensemble, partager le quotidien, investir le temps nécessaire pour s’apprivoiser, pour entrer en relation, voilà une autre approche propre à Ondinnok (et à d’autres compagnies et artistes autochtones). Comme nous le rappelle le chercheur cri Shawn Wilson (2008), faire de la recherche (scientifique, artistique ou autre), c’est initier un rapport privilégié avec un ou des savoirs et des expériences, afin de mieux les comprendre. Or, comme Wilson le suggère, pour de nombreux peuples autochtones, ce savoir, qui est une entité vivante, est relationnel, c’est-à-dire qu’il ne peut s’extraire des relations (à soi, à l’autre, aux êtres humains et autres qu’humains, au territoire, à la langue, etc.) qui lui donnent ses assises.

Charlevoix a historiquement accueilli des membres de la nation Wolastoqiyik Wahsipekuk, dont le territoire se situe de l’autre côté du fleuve, et qui venaient travailler comme guides de chasse et pêche. Il était donc cohérent d’y transporter le processus de création. Pour Joncas,

le territoire a joué un grand rôle dans le rapprochement de Dave et Ivanie. Nous étions au bord du fleuve et de là, iels pouvaient voir de loin la ligne des montagnes, leur territoire, le territoire malécite qui leur faisait face. Un grand sentiment de force les a envahi·es en prenant conscience physiquement des dangers surmontés par les Malécites et de leur courage

(entretien du 23 décembre 2021).

Entre les moments en studio, les trois artistes se sont longuement imprégné·es du territoire : iels y ont marché, y ont écouté les sons de cette archive vivante (les animaux, le bruit de l’eau, etc.) et ont cultivé les relations qui en émergeaient.

Jenniss raconte que cette archive vivante s’est rapidement étendue aux objets de tous les jours dans la maison qu’il partageait avec Aubin-Malo. La danseuse s’est mise à apposer un Post-it sur chaque objet, lui redonnant son nom en langue wolastoqey. Les deux artistes se sont ainsi entouré·es de la langue dans laquelle iels étaient novices, la laissant apparaître dans leur quotidien et traverser leurs corps. Pour Aubin-Malo, cette rencontre avec la langue des ancêtres s’est accompagnée de révélations qui se sont retrouvées dans le spectacle. Au fil de son apprentissage, l’artiste, dont le nom Taqanan la lie au monde marin, décelait dans la langue des sonorités aquatiques rappelant le son des bulles sous l’eau, une sensation de roulements berçants qui a guidé ses mouvements, sa gestuelle, particulièrement dans la danse du saumon à la fin du spectacle. Cette impression a été confirmée quand, plus tard, l’Aînée Imelda Perley a confié à la jeune danseuse que les intonations de la langue de leurs ancêtres étaient effectivement « comme des vagues, à l’image du territoire du peuple de la belle rivière » (Aubin-Malo, entretien du 23 août 2018). Aubin-Malo, en faisant confiance à son corps rapatriant, est donc entrée en relation avec la langue de ses ancêtres, d’abord par les sons et ensuite par leur signification, lorsqu’elle a décidé de continuer à apprendre la langue en compagnie de Tremblay.

Pour Lindsay Lachance, conseillère dramaturgique algonquine, les découvertes autour de la langue et de son rapport intime au territoire et leur inclusion dans le spectacle sont représentatives des « dramaturgies du territoire autochtone » (« land-based dramaturgies »; 2021 : 54). Ces dramaturgies comprennent des approches de création qui impliquent « des interactions physiques avec le territoire, les cours d’eau, leur invocation philosophique dans le développement du cadre d’un processus de création[7] » (idem). Elle ajoute que les créateurices peuvent également se tourner vers la tradition orale, les récits de création et la structure du langage comme ressources possibles pour la création d’une dramaturgie du territoire. Lachance définit la dramaturgie informée par le territoire comme un procédé de création théâtrale où les individus ou communautés explorent et où les matériaux culturels, les objets, les savoirs transmis au sein des familles et des lieux deviennent des collaborateurs dans le processus de création.

Cette approche créative, qui priorise les relations et le temps nécessaire pour les explorer, est l’une des caractéristiques importantes du travail d’Ondinnok. En priorisant cette recherche, la compagnie articule depuis plus de trente-cinq ans une « esthétique du refus » dont le but ultime est la guérison des communautés autochtones, le rapatriement de leurs imaginaires et la valorisation de leurs épistémologies spécifiques.

Protocoles de réconciliation extra-muros?

En entrevue, Jenniss et Aubin-Malo reviennent sur l’une des facettes importantes de leur processus de création, c’est-à-dire les responsabilités de chacune des parties prenantes d’une relation. Pour sa part, Joncas note que la jeune danseuse était l’invitée de Jenniss dans ce processus artistique et qu’en tant qu’hôte, celui-ci avait le devoir d’être accueillant, respectueux, même si cela était parfois déstabilisant et confrontant. Cela fait partie des responsabilités de l’hôte·sse dans de nombreuses cultures, dont celles de plusieurs Premières Nations. Même si cela était parfois difficile, Jenniss, dont l’enfance loin de son père lui a donné une certaine distance face au conflit familial, explique qu’il ne pouvait pas brusquer sa partenaire, lui dire « de laisser tomber l’armure » (entretien du 23 août 2018) ou de lâcher prise. Pour qu’il y ait une réelle rencontre, il fallait accepter d’accueillir tout ce qu’elle amenait avec elle. De son côté, Aubin-Malo dit avoir apprécié la patience de Jenniss, sa capacité à reconnaître qu’elle était « rendue là » (entretien du 23 août 2018) et à ne pas forcer un rapprochement qui n’était pas mûr, tout en continuant à travailler, de son côté, à excaver la vérité. Cette approche relationnelle, basée sur le respect de l’autre et sur la reconnaissance des responsabilités de chacun·e, présente un modèle qui mérite, à mon sens, une attention particulière.

Sans comparer le rôle de Jenniss en tant qu’hôte à celui des nations autochtones, qui « reçoivent » bien malgré elles des (non-)invité·es allochtones depuis le début de la colonisation, que pourrions-nous apprendre de ce protocole relationnel en tant que public allochtone? Dans le contexte qui est le nôtre, la société dominante, malgré son statut de non-invitée, s’est approprié le rôle d’hôte en territoire autochtone, dictant les normes de ce que Mark Rifkin appelle le « settler common sense » (2014), c’est-à-dire l’ensemble des pratiques matérielles et symboliques avec lesquelles les colonies de peuplement continuent d’effacer la souveraineté autochtone, présentant le projet colonial comme légitime et normal plutôt que la continuation d’une structure dépendante de la dépossession autochtone. En tant que communauté qui s’est autodéclarée hôte, il faut faire face au triste constat que nous avons failli à nos devoirs de base : l’accueil, l’écoute, le partage, la patience, le respect, l’honnêteté et la prise de responsabilité personnelle et collective. Au contraire, nous avons dicté les conditions d’une invitation que nous n’avions aucun droit de faire, et lorsque nos « invité·es autochtones » nous ont signalé leur déplaisir face à cette relation non consensuelle, nous avons fait preuve de violence, d’indifférence, ou encore nous avons vite fait de transformer leurs griefs légitimes en attaques à notre bonne conscience. Nous ne sommes ni hôte·sses ni commensaux·ales. Nous sommes en fait des non-invité·es qui s’éternisent et ne partent pas, vivant aux dépens des ressources autochtones.

Comme je l’ai mentionné en début d’article, plusieurs artistes autochtones cherchent à rendre visible et à critiquer cette relation sur scène non pas, ou non plus, en s’expliquant à nous, mais plutôt en mettant en scène un ensemble de pratiques marquées par le refus de cette répartition des rôles. Dans le cas de Ktahkomiq, les deux artistes se détournent de cette relation à l’« autre » allochtone pour se concentrer sur la guérison intra-muros en préconisant des approches basées sur les savoirs autochtones. Ce faisant, Jenniss et Aubin-Malo, hôte et hôtesse généreux·euses, présentent malgré tout à leurs invité·es (le public) des pistes à suivre pour en arriver à ce que Carter appelle un « virage relationnel » (« relational shif »; 2019 : 186). En effet, en mettant en scène la négociation ardue, mais nécessaire à la coprésence des artistes sur scène, en acceptant de ne pas tout résoudre, de ne pas aplanir ce qui reste irréconcilié, Ktahkomiq participe, à mon sens, à ce virage relationnel.

Pour que celui-ci ait des effets à long terme, il faut cependant que le public allochtone examine de façon critique sa participation au « settler common sense » et, par extension, à l’histoire du colonialisme passé et présent. Joncas n’est pas autochtone, mais elle oeuvre depuis le début de sa vie d’artiste à la création de spectacles déroutants « pour [les artistes d’Ondinnok] et pour les spectateurices », et qui visent la reformation « du grand serpent des Amériques » (entretien du 23 décembre 2021). Elle parle de la nécessité pour les allochtones de prendre part à ce travail « sans voie d’évasion », avec le courage de participer à ce projet de décolonisation tout en comprenant que leur place est autre que celle des Autochtones, mais néanmoins cruciale : « Il y a un autre monde qui veut naître. Il faut être à l’écoute » (idem). Pour Joncas, Ktahkomiq donne la mesure de cette rencontre. Jenniss a dû faire face à ce dont il a hérité, les zones d’ombre et de clarté. Aubin-Malo a commencé à défaire des noeuds qui lui ont été légués. Iels se sont demandé comment aller de l’avant avec les legs de la Loi sur les Indiens. Les deux artistes ne se sont pas défilé·es face à l’ampleur de ce travail. Joncas, tout comme Carter et Simpson, exhorte les allochtones d’en faire autant, c’est-à-dire de faire leur devoir, de veiller à ne pas répéter la logique extractive du colonialisme de peuplement dans leur relation avec les savoirs, l’art, les projets de libération autochtones. Exit les white saviors. Simpson parle plutôt de constellations de corésistances où la décolonisation est un travail qui se fait sur plusieurs fronts, en conversation les un·es avec les autres, et dans le respect des pratiques et des savoirs des communautés autochtones, racisées et marginalisées (2016 : 27-28).

***

Même si ce n’est pas son but premier, Ktahkomiq met adroitement en scène les éléments nécessaires à une conciliation avec les Premiers Peuples que plusieurs artistes, activistes et intellectuel·les autochtones prônent depuis longtemps : respect et patience malgré la nature déroutante du travail, présence assidue et engagée, recherche personnelle pour s’éduquer et se réconcilier avec sa propre histoire, refus de dire à l’autre « d’en revenir » ou qu’il est temps de passer à autre chose. Ktahkomiq offre sur scène un exemple de protocole d’engagement possible pour commencer le travail de fond nécessaire pour jeter de nouvelles bases relationnelles avec les Premiers Peuples. Il invite certainement le public à revisiter ses attentes, à faire face à ce qu’il ne connaît pas et à cultiver une certaine tolérance pour le malaise.

Comment parvient-on à créer ensemble quand nos histoires respectives nous opposent, quand l’arrivée de l’un·e a contribué à la blessure de l’autre? Quels gestes doivent être posés si l’on veut espérer sortir de l’impasse? Quelles sont les conditions, les protocoles d’engagement nécessaires à la rencontre afin que celle-ci soit bénéfique pour les deux parties, surtout si la rencontre se déroule dans un contexte où les relations de pouvoir et l’accès à la représentation sont asymétriques? Voilà des questions que nous, artistes, chercheureuses, spectateurices de la communauté dominante et allochtone devons nous poser sans détour et que Ktahkomiq abordait déjà avec grâce en 2017. Joncas et Jenniss notent l’importance de ce spectacle dans leurs parcours respectifs, et Aubin-Malo souligne, quant à elle, qu’il s’agit « d’un spectacle important qui continue de [l]’habiter » (entretien du 23 août 2018). Il en est de même pour moi, bien des années plus tard.