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Rond et bosses. France, 2013.

Image de Renaud Bessaïh.

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Genèse d’un atelier d’écriture en prise avec la procréation médicalement assistée

Cette contribution présente un « kit dramatique » prêt à être assemblé en contexte d’atelier d’écriture pour la scène. Ce kit, qui comporte un jeu de cartes cartonnées pour faire écrire, a été réalisé après d’autres kits que j’ai pu proposer en différents contextes (pédagogiques, de médiation ou de recherche), à la suite de commandes ou de sollicitations émanant de structures diverses (associatives, universitaires, culturelles et artistiques). Chaque kit obéit peu ou prou au même format (des exercices de chauffe adossés à un jeu de cartes) et se rive chaque fois sur des entrées précises (qui s’aimantent aux consignes et impulsent la fabrique du jeu) : celles de l’ascension et de la verticalité dans un kit intitulé « Kit dramatique à emporter en montagne » ou encore celle de l’eau pour un kit intitulé « Kit dramatique aquatique et subaquatique » (pour n’en citer que deux; à ce jour, neuf kits ont été conçus et expérimentés en atelier). Le « Kit procréatif » dont il est ici question est donc le fruit d’une série d’autres kits qui sont autonomes les uns des autres; cependant, à bien des égards, il leur est poreux, voire leur répond (soit que reviennent, dans la constitution des kits, certaines méthodologies, soit que surgissent, par des effets palimpsestueux, des éléments de jeux de cartes précédents). Ces différents kits – et les expériences en atelier qui les accompagnent (même s’il peut m’arriver de recevoir des commandes à titre individuel, où le kit est alors expérimenté pour soi) – ont enfin en commun une visée, celle d’enclencher une pratique d’écriture créative et de la stimuler. Ils procèdent par ailleurs tous d’un geste où l’invention et le montage des consignes auront été le lieu d’une écriture et d’une poétique ludiques.

J’ai composé le « Kit dramatique d’assistance à la procréation » ou « Kit procréatif » (puisque c’est ainsi que nous le nommions finalement en atelier) en 2022 à partir de ce qui est si difficile à mettre en mots pour qui l’a vécu et de ce que l’on a coutume de désigner comme l’une des transformations contemporaines du rapport à la procréation, soit la procréation médicalement assistée (PMA), appelée encore assistance médicale à la procréation (AMP), l’un et l’autre terme[1] désignant ce qui consiste à manipuler un ou des ovules et des spermatozoïdes, par insémination artificielle ou par fécondation in vitro (FIV), pour favoriser une grossesse. Ce kit a été réalisé après une recherche théorico-pratique sur la gestation, la naissance et la représentation de l’enfant (incluant la figuration du nourrisson) dans les écritures textuelles et scéniques. Ces recherches – ayant donné lieu à des workshops, des conférences, des publications et des projets collectifs – étaient elles-mêmes précédées de travaux, plus épars, engagés sur les relations entre théâtre et science (et sur les présences des figurations médicales en particulier) dans les écritures dramatiques contemporaines (dont celles qui sont à destination de la jeunesse). Ce kit a aussi vu le jour sept ans après la naissance de mon fils, à la suite d’un parcours en PMA. Sept ans, cela demeure assez long; il aura fallu un temps de maturation.

Ce Kit procréatif n’est donc pas le premier que j’ai conçu et il n’aurait pas vu le jour sans les autres kits qui l’ont précédé – à commencer par un « Kit jeune public » que j’ai imaginé avec l’auteur Thibault Fayner (à la suite d’un atelier d’écriture pour cinq participant·es, que nous avions mené en binôme) et que nous avons publié en 2012 dans le numéro 32 des Cahiers Robinson dans une contribution intitulée « Drame en kit : éléments structurants d’un drame », défendant l’idée qu’un atelier d’écriture est un espace ludique. On retrouve dans ce Kit jeune public déjà bien des entrées présentes dans les kits qui ont suivi. Reste que je n’aurais sans doute jamais eu l’idée de m’atteler à la conception et à l’écriture de ce Kit procréatif sans mon parcours personnel en PMA. Le kit dont il sera ici question s’enracine ainsi à la fois dans l’intime et, comme à l’accoutumée, dans trois de mes pratiques professionnelles dont j’ai toujours considéré qu’elles étaient les affluents d’un même fleuve : celle de poéticienne du drame et de la scène, celle d’animatrice d’ateliers d’écriture pour la scène et celle de dramaturge.

Le sujet de la PMA, qui aura été moteur dans la constitution de ce kit, pointe d’évidence, pour tous·tes (quand ce n’est pas un sujet radicalement méconnu), des enjeux médicaux, intimes, sociétaux, éthiques mais aussi légaux et politiques (pouvant varier d’un pays à l’autre), et charrie également avec lui ses tabous et des idées reçues, quand bien même les protocoles de PMA se sont beaucoup développés ces quarante-cinq dernières années et sont à l’origine d’un nombre croissant de naissances (en 2018, un enfant sur trente a été conçu en France – pays où ce kit a été constitué – grâce à une technique en PMA). Pourquoi un tel sujet s’est-il imposé dans la constitution d’un nouveau kit à tester en atelier d’écriture pour la scène? D’abord parce qu’une PMA relève en soi d’un « théâtre » dont les tenants sont ceux que je n’avais eu de cesse d’explorer jusqu’ici, y compris avant mon parcours en PMA. Expliquons cela. Quels que soient ses protocoles ou techniques, un parcours en PMA a ses espaces (médicalisés, mais pas seulement), ses temporalités et ses durées (sans compter que cela engage souvent sur un temps bien plus long que l’on aurait d’abord pu l’imaginer). Un tel parcours – et avec lui ses espoirs (à commencer par celui d’une naissance qui, comme toute naissance, sera unique), mais aussi ses drames (des échecs de nidation souvent nombreux au deuil périnatal, notamment) – ouvre enfin à une expérience parsemée d’ajustements constants qui affectent autant le corps (plus qu’on le dit aux femmes entrant dans ces parcours) que les discours (qu’il s’agisse de discours intimes, sociétaux ou médicaux). Et disant qu’il affecte le corps des femmes, n’oublions pas qu’il n’est pas sans rapport avec certains états du corps masculin (ce qu’il en est de la stérilisation du sexe de l’homme, notamment) ni sans incidence sur le corps des hommes (prélèvement du sperme en cabine, ou simplement derrière un paravent, etc.) qui entreraient avec leurs compagnes en PMA. Ce parcours (ou ces parcours tant ils sont tous finalement singuliers) ne manque(nt) pas non plus d’être pour beaucoup un lieu de tensions. Celles-ci sont souvent très tangibles, ne serait-ce entre l’énergie et la flexibilité qu’un parcours en PMA exige au moment même où se ressent la plus grande fatigue et où peuvent se croiser des émotions contrastées – entre incrédulité, déception, incompréhension ou encore colère, notamment. La PMA ne manque pas aussi d’être un lieu de conflits, souterrains ou affichés (a minima car la PMA relève d’un processus pouvant surprendre si ce n’est heurter, quand ce n’est pas diviser un être, un couple, une société). Énonçant cela, on perçoit assez rapidement – pour qui est un peu familier·ère de l’écriture dramatique – qu’écrire depuis (et pas nécessairement sur) un théâtre de la PMA permet d’entrer dans une fabrique plus que poreuse à ce que tout·e dramaturge ou poéticien·ne du drame et de la scène ne cesse d’interroger : notre rapport au corps et à l’altérité, notre rapport aux discours, à la voix comme au silence, notre rapport au temps et à l’espace, à l’action également. L’entrée dans cette fabrique a autant compté qu’un geste somme toute politique, celui de placer, au coeur de la communauté éphémère que constitue tout atelier d’écriture, une question débattue ou tue au sein de la société (et des cercles amicaux, familiaux, etc.).

Comme pour toute constitution d’un kit, il aura d’abord fallu aménager un temps exploratoire et se prémunir de certains écueils. Pour ce kit, ce fut, et pas nécessairement dans cet ordre tant tout peut se chevaucher ou s’alterner :

  • Faire recherche sur la PMA dans des ancrages disciplinaires distincts (droit, médecine, sociologie…), retrouver des témoignages et les rassembler, ouvrir l’enquête à des domaines disciplinaires n’abordant pas la PMA, mais dont il me paraissait qu’ils me permettraient d’aider à mieux la penser (matériaux qui furent ici philosophiques et qui, j’y reviendrai, entrent dans ce que j’appelle « la valise de l’atelier »), classifier la documentation amassée.

  • Retrouver et trier des notes éparses écrites (sur de multiples supports) pendant ma propre PMA, raviver des souvenirs (de moments cocasses, déconcertants, sidérants ou douloureux liés à cette période), me rappeler (et lister) non pas seulement des faits ou des événements, mais aussi des voix, des couleurs, des images, des touchers qui persistaient (et avaient laissé leurs empreintes auditives, visuelles ou tactiles), en passer parfois par des consignes qui sont des « classiques » de l’atelier, sans nécessairement les proposer ensuite moi-même en atelier (du type la consigne du « Je me souviens » de Georges Perec telle que Joseph Danan ou Jean-Pierre Sarrazac ont pu l’utiliser en ateliers d’écriture).

  • Décider de travailler ou non ensemble le jeu de cartes et les consignes (la question se repose à chaque fois et pour le moment la réponse est toujours la même : ils sont élaborés de concert), élaborer, sans frein, de premières consignes et de premières cartes de jeu, rêver ces consignes (pour un temps ce fut surtout écrire ces consignes comme si elles se constituaient comme répliques à dire, les énoncer à haute voix, comme si le kit dramatique était en lui-même une pièce ou une partition à performer), tester pour soi ces premières consignes et premières cartes, en retirer, en ajouter, en retirer de nouveau (on retire davantage que l’on ajoute), les soumettre de temps à autre à des interlocuteur·trices privilégié·es (dont d’ancien·nes participant·es de mes ateliers d’écriture), et pour l’élaboration du jeu de cartes, s’imposer des contraintes diverses avec lesquelles on bataille ou qui libèrent (un nombre de cartes à ne pas dépasser, par exemple).

  • Croiser – comme pour chaque kit conçu –, tant pour les consignes des exercices de chauffe que pour le jeu de cartes, des outils de la poétique du drame et de l’atelier d’écriture (considérant que chaque kit permet finalement d’inscrire son écriture dans la perspective d’une enquête sur forme dramatique moderne et contemporaine – cette seule perspective, première, permet de se prémunir, par exemple, d’un pathos exacerbé ou d’éviter de ne s’ancrer que dans sa propre expérience), lister et se rappeler à ce que j’appelais alors des « fondamentaux ». Parmi ceux-ci : peut-on jouer avec ce kit sans avoir connu un parcours en PMA? Ce kit peut-il ou doit-il, sans distinction aucune, s’adresser à toutes et tous? Permet-il d’explorer des territoires de l’écriture (et non d’être l’espace d’un voyeurisme sur un sujet délicat et qui serait d’autant plus sensible pour qui, dans l’atelier, aurait vécu ou vivrait un parcours en PMA), etc.?

Après cette plongée exploratoire – un temps, donc, d’écriture, de questionnement et d’enquête –, que je ne décris ici qu’en quelques mots pour me centrer ensuite davantage sur le déroulé même de l’atelier, est venu le temps de la finalisation du kit et de sa mise en partage. Il s’agissait d’entrer en atelier avec le sujet de la PMA, mais de s’autoriser aussi (comme ce fut le cas pendant la phase exploratoire) à ne pas être « médusé[·e] » (Sarrazac, 2002 : 79) par ce sujet. Aussi, je faisais des propositions qui, toujours, indiquaient une direction mais qui demeuraient volontairement ouvertes; entre autres exemples, pour le seul horizon d’une écriture, une « Pièce pour les peu mobiles et peu nombreux », ces derniers pouvant alors, ou pas, faire référence à des spermatozoïdes (ce « ou pas » demeurant crucial). L’enjeu était donc de ne pas être sidéré·e par le sujet qui impulsait la conception de ce kit et d’oeuvrer, dans sa constitution, puis dans sa mise à disposition, à ne pas méduser le groupe qui prendrait pour lui ce kit – se croisent donc ici des enjeux tant méthodologiques, poétiques et pédagogiques qu’éthiques.

Entrer dans le kit : de la ronde des prénoms, en passant au don de matériaux jusqu’aux exercices de chauffe

Entrons sans tarder dans la prise en main de ce kit qui fut proposé en atelier quelques mois seulement après sa phase exploratoire. Tout naturellement, avant de proposer le jeu de cartes et ses exercices de chauffe, les participant·es de l’atelier (toutes et tous préalablement au courant du sujet choisi pour cet atelier avant de s’inscrire) sont invité·es à se saluer respectueusement (on se salue sans se brusquer donc, sans jamais mettre en péril l’autre) autour d’une ronde des prénoms pour d’emblée se reconnaître (ce qui, aussi, facilite ensuite les échanges tant pour moi que pour l’ensemble des écrivant·es).

Ces rondes (où l’animateur·trice de l’atelier ne s’exclut pas du groupe) sont habituelles en contexte d’atelier quand les participant·es ne se connaissent pas encore (ce qui était ici le cas) et peuvent prendre des contours très divers. Pour ce Kit procréatif activé dans le cadre de diverses actions de sensibilisation à l’écriture menées par la compagnie Elk (que j’ai cofondée avec le metteur en scène Jonathan Châtel), le protocole est le suivant : chacun·e écrit son prénom sur une carte cartonnée vierge (de la même dimension que les cartes du kit lui-même qui sera distribué plus tard). On la garde à la main avant de constituer un cercle avec les autres. Debout et en cercle, chacun·e énonce à haute voix son prénom à son·sa voisin·e de droite en le·la regardant dans les yeux, puis, deuxième tour du cercle, chacun·e énonce son prénom en le chuchotant à l’oreille de son·sa voisin·e de gauche et en lui donnant sa carte (que l’on prend le temps de lire en la recevant et que l’on garde en main). Troisième tour, chacun·e salue son·sa voisin·e de droite, mais en l’appelant par son prénom. Enfin l’on marche, selon son rythme, défaisant le cercle, le reconstituant à un signal donné, mais dans une reconstitution différente du premier où l’on ne peut retrouver deux de ses précédent·es voisin·es. De nouveau chacun·e énonce son prénom à son·sa voisin·e de gauche, en le chuchotant, puis, à tour de rôle, chacun·e entre dans le cercle quand il·elle le souhaite, dépose au sol la carte qui lui a été remise et invite par son prénom un·e autre à la rejoindre s’asseoir à ses côtés. La personne nouvellement assise invite quelqu’un d’autre en retour, ce peut être ou pas l’un·e de ses voisin·es du cercle. On mélange les cartes, on pioche une carte et on la rend, après s’être relevé·e, à la bonne personne en lui demandant s’il s’agit bien d’elle, si oui elle prend la carte, si non elle ferme un temps les yeux. Une fois tous les prénoms attribués, on se reconstitue en cercle debout et chacun·e est invité·e à écrire la liste des prénoms dont il·elle se souvient sur l’une des grandes feuilles affichées au mur et à y adjoindre trois mots de son choix : l’un précise son lieu de naissance – nom de l’hôpital pour qui serait né·e à l’hôpital (si ce n’est pas le cas, on indique la localité) et le connaîtrait (peu en fait le connaissent, cette transmission semble ne pas toujours avoir été faite ou avoir été oubliée) –, les deux autres mots sont choisis au hasard (l’impulsion devant venir de ce que l’on voit, de ce que l’on entend dans la salle où nous sommes réuni·es). Ces mots (dont les prénoms) interviendront plus tard dans l’un des exercices de chauffe.

Après ce temps de présentation, chacun·e est invité·e à consulter quelques documents dispersés dans la salle (au sol, sur des tables, des chaises) non pas pour les lire dans le détail, mais pour les offrir à trois autres participant·es de l’atelier qui recopieront ensuite quelques éléments de leur choix parmi ceux donnés sur l’une des grandes feuilles affichées au mur. Chacun·e choisit sa manière de l’offrir à l’autre, on s’accorde seulement pour se dire qu’il s’agit d’offrir un présent en toute délicatesse. Parmi ces multiples matériaux mis à disposition qui, ultérieurement, pourront informer ou donner forme à de courts textes écrits par les participant·es de l’atelier :

  • Quinze témoignages (anonymisés) de femmes ayant suivi (en France, en Belgique ou en Espagne) un protocole de PMA (suivi ou non d’une grossesse) ou étant en cours de protocole quand je les ai rencontrées : quatre femmes célibataires, onze femmes en couple, six en couple hétérosexuel et cinq en couple homosexuel. Deux femmes avaient déjà eu un enfant quand elles ont commencé à suivre leur protocole (pour l’une d’elles, un seul, et dans sa culture et aux dires de son entourage, ce n’était pas suffisant). La plupart de ces témoignages (recueillis en dehors du cadre hospitalier) sont apparus au fil de recueils de paroles entrepris sur plusieurs années avant que je ne propose l’atelier et sans que je sache d’ailleurs que j’allais le proposer un jour. Il a fallu la phase exploratoire de constitution du kit pour les rassembler en un échantillon restreint. Sur ces quinze témoignages, aux tonalités très différentes, beaucoup reviennent sur des anecdotes (douloureuses ou drôles, souvent déconcertantes en tout cas, et relatives aussi bien au cadre intime, professionnel que clinique), sur des espaces hospitaliers (de la salle d’attente à une salle de prise de sang, en passant par des couloirs, notamment), sur des moments précis vécus en milieu hospitalier (lors d’une implantation d’embryons ou d’une interruption de grossesse) ou en dehors du cadre hospitalier (cela autant dans le cadre privé que public, notamment à la suite d’effets secondaires en lien avec le traitement suivi), sur des états particuliers (de soulagements ou de joies inattendues jusqu’à une dépression après un accouchement d’un premier enfant obtenu après PMA).

  • Quinze documents : articles de presse (grand public) ou articles scientifiques sociologiques traitant d’enjeux liés à la PMA; des contributions médicales spécialisées (qu’elles puissent être difficiles d’accès n’est pas ici un problème, plus tard on pourra jouer sur cette langue) sur l’insémination artificielle, la FIV, la conservation d’embryons ou l’infertilité; des textes de juristes enfin (pouvant comprendre des décrets et des articles de loi, dont la loi de bioéthique promulguée le 2 août 2021 ouvrant en France la PMA aux couples de femmes et aux femmes célibataires). Ces documents, au même nombre que les témoignages, apportent par ailleurs un contrepoint – tant sur le fond que sur la forme – à la parole intime.

  • Cinq extraits de textes philosophiques en lien avec le corps, le désir, la décision, le silence et la fatigue. Ces cinq entrées ont été choisies lors de la phase exploratoire en ce qu’elles me paraissaient être des leviers pour apprendre à penser ce qui, sur le plan humain, entre aussi en jeu dans un parcours en PMA. On trouve ainsi, entre autres exemples, un extrait de De la fatigue (1996) du philosophe Jean-Louis Chrétien. Cet essai n’aborde en aucune façon la PMA, mais à son contact on s’accorde (pour soi, pour le groupe) le pouvoir de plus tard se demander de quoi la figure de la fatigue peut être le symptôme, comment elle sonde nos modalités de présence – à soi, à l’autre, au monde. Surtout, l’extrait choisi nous aura permis d’impulser des questions strictement dramatiques du type : comment la fatigue est-elle susceptible de faire trembler les formes et de mettre en jeu les corps? La question n’est pas sans importance en effet si l’on considère bien qu’il n’est de manifestation de la fatigue (si prégnante dans nos vies et tout particulièrement dans un parcours de PMA) qui ne pèse sur les gestes, les pas, les regards, le pneuma (entendons, le souffle) également.

  • Cinq notices prélevées dans des boîtes de médicaments accompagnant une stimulation ovarienne – c’est ici surtout le phrasé (sur les modalités de conservation et d’utilisation, les contre-indications listées et autres avertissements) qui nous intéresse. Ici encore cette entrée se fait contrepoint en regard des autres entrées (témoignages, articles, etc.).

Plus tard, les participant·es s’en rendront compte, certains de ces matériaux se glisseront, plus ou moins discrètement (et, au moment de la fabrique de ce kit, parfois volontairement, parfois involontairement), dans les cartes du jeu – la rédaction de consignes obéissant autant à un exercice théorique, pédagogique que créatif.

Enfin, et comme cela se pratique encore très souvent en contexte d’atelier d’écriture, on entre dans une série d’exercices d’échauffement de l’écriture – ayant eu trait principalement, pour cet atelier, à des exercices de permutations, de listages ou de déports, autant d’éléments embryonnaires sur lesquels j’aime travailler en atelier et dont je sais qu’ils n’intimident pas et stimulent toujours l’écriture. Certains de ces exercices sont ensuite appelés à se développer (ou non) dans un texte plus conséquent – exercices qui peuvent se faire sur des cahiers à la table, voire sur l’ordinateur, même si je préfère la « voix de la main » (Lemahieu, 2000), pour reprendre l’expression de Daniel Lemahieu, mais surtout sur de grandes feuilles à partager posées au sol ou affichées aux murs (parfois encore on dispose d’un tableau à feuilles ou à craie dans la salle, on peut alors l’utiliser également). On met à la disposition des participant·es des stylos mais aussi des feutres (ou craies) de différentes couleurs, des ciseaux, de la colle. On s’autorise à casser l’idée que l’écriture ne se pratique qu’à la table. En dehors du temps de présentation et de la ronde des prénoms, on écrit assis·e au sol mais aussi debout. On lit à voix haute, immobile ou en marchant. Selon les consignes, on se doit d’arpenter la salle. Les lectures dans un espace délimité sont ensuite susceptibles de modifier ou pas les textes écrits. Parfois encore, mais ce ne fut pas le cas pour cet atelier, on peut être hors les murs sur un temps délimité.

Ce temps de chauffe occupe la première journée de l’atelier où il ne s’agit pas encore de s’essayer à composer un drame bref. On assouplit son geste d’écriture et on entre dans les territoires variés de la procréation médicalement assistée, des territoires méconnus, partiellement connus ou déjà arpentés par les participant·es de l’atelier. Chacun·e écrit. En contexte d’atelier d’écriture de longue durée (comme cela peut parfois se passer en contexte universitaire au cours d’une master class ciblée sur une semaine, par exemple), on peut tout à fait s’accorder à ce que les exercices d’une matinée s’échelonnent sur une seule journée.

Déroulé : un temps et des temps pour écrire et faire retour

Cela étant posé, et pour rendre ce témoignage le plus concret possible, exposons le programme et les consignes de l’atelier. Chaque point structurera la suite de cette contribution qui s’écrit ici de manière à ce que l’on puisse, autant que possible, suivre le cheminement de l’atelier comme si le lecteur ou la lectrice y était, cela en éclairant aussi le point d’origine de telle ou telle consigne (ce que, pour le coup, je réserve à ce texte et que je ne fais pas en atelier). Pour ce faire, on trouvera d’abord ci-dessous le déroulé des exercices de chauffe tels qu’ils furent donnés lors de la première journée, sachant que l’atelier s’est déroulé sur deux jours intensifs (9 h-18 h 45 pour la première journée consacrée aux exercices de chauffe, 9 h-18 h 45 pour la deuxième journée entièrement consacrée au jeu de cartes). On ne s’étonnera pas que les temps de retour puissent être souvent plus longs que les temps d’écriture. Les ateliers d’écriture sont autant des temps d’écriture que d’écoute, et l’écriture se stimule aussi au contact des retours sur ce que chacun·e écrit, aussi bien individuellement que collectivement.

Jour 1.

1) 9 h.

Ronde des prénoms (se présenter et, ce faisant, activer la mémoire, la voix et le corps), partage des matériaux constituant la « valise de l’atelier » (débusquer une matière, y compris dans l’espace, l’offrir à l’autre, la découvrir).

2) 9 h 35.

Premier tour de chauffe permettant d’entrer dans un laboratoire de la parole, la liste, modalité textuelle transhistorique et transgénérique. D’apparence mineure, la liste est pourtant très utilisée en atelier en ce qu’elle permet de délier rapidement l’écriture. Elle m’intéresse aussi en ce qu’elle offre (à certains égards comme la citation, le poème ou la chanson) une étonnante plasticité pour le drame. Elle est susceptible d’ouvrir bien des voix (voies) de traverse agissant, en regard d’autres voix principales, comme des « contre-voix ». La consigne est la suivante : lister ce que l’on voit dans une salle de réveil à l’hôpital – que l’on appelle encore salle de surveillance post-interventionnelle (SSPI). On se constitue ici, de manière collective, sur de grandes feuilles posées au sol ou affichées au mur, un inventaire, de mémoire ou de façon fantasmée, en entrant dans un espace médicalisé, qui est ici un espace de transit – de « non-lieu » (Augé, 1992), dirait l’anthropologue et sociologue Marc Augé. L’intérêt est ensuite de s’emparer de la liste ou de certains éléments de la liste produite par le groupe au sein d’un texte personnel (dont je précise qu’il sera dialogué, monologué ou choral). On observe alors, notamment, si la liste persiste dans le texte proposé (quand elle s’insère dans un dialogue ou quand un monologue ou un choeur la commente), ou au contraire si elle s’éclipse, si ce qui s’écrit alors vient se régler (ou se dérégler) sur elle, ou encore si elle produit un effet ludique ou un état de stupeur. Je propose ensuite de retravailler son texte à partir d’une suggestion donnée à chacun·e. Ces suggestions sont variées et diffèrent selon les textes : par exemple, écrire à la deuxième personne quand un monologue est écrit à la première personne et observer ce que cela produit, ou encore procéder à une soustraction (en retirant un mot, une réplique, voire un personnage, si ce n’est tel ou tel élément de la ponctuation ou telle ou telle marque d’oralité trop marquée) ou à un déplacement (comme, par un effet de boucle, placer la dernière réplique d’un texte dialogué en début de texte tout en la maintenant en fin de texte), puis, ici encore, prêter attention à ce que cela déplace, ou pas.

3) 10 h 15.

Deuxième tour de chauffe, la didascalie (centrée toujours sur un cadre spatial, et sur un cadre spatial fermé relevant, de nouveau, d’un espace de passage médicalisé) suivie d’un très court texte dialogué ou monologué. La consigne est la suivante : écrire deux didascalies (dont une didascalie subjective) de deux à cinq lignes décrivant la salle d’attente d’un·e gynécologue – une didascalie subjective dépassant le cadre des indications de régie ou des précisions quant aux conditions d’énonciation et comportant des reformulations, des doutes, des hésitations, des remarques et des commentaires. Écrire ensuite un texte bref (pas plus de cinq lignes ou répliques) prenant appui sur l’une des deux didascalies, texte devant enfin intégrer l’un des mots écrits sur les feuilles affichées au mur pendant le temps de présentation. Pour l’insertion de l’un de ces mots, aussi minimal que ce soit, on impulse donc un geste de prélèvement qui sera réactivé au dernier tour de chauffe.

L’exercice s’échelonne sur vingt-cinq minutes (trois minutes pour la première didascalie, quatre minutes pour la deuxième didascalie, quatre minutes pour le court texte qui suit), temps auquel il faut adjoindre le temps de présentation de la consigne et le temps de quelques lectures et retours (quatorze minutes). Pour tenter de rendre les choses de nouveau plus concrètes, voici un échantillon d’une indication scénique se déportant vers une didascalie subjective proposée par une participante de l’atelier (le mot repris sur le mur était « mur », écrit en lettres minuscules avec un feutre bleu pour la première lettre et un feutre vert pour les deux dernières) : « Trois femmes assises sur un banc aux coussins bleus. Une grande table basse. Des affiches punaisées au mur » devenant, en la muant en didascalie subjective, « Des bancs bleus. Des affiches punaisées sur un mur bleu. Une table basse. Une femme enceinte vêtue d’une robe bleue. Une femme enceinte portant un t-shirt bleu électrique. Une plante verte. La troisième femme est vêtue d’une robe verte, peut-être parviendra-t-elle à se fondre quand même dans le décor ».

Après la lecture de sa didascalie (je précise toujours que l’on peut lire soi-même sa didascalie ou la faire lire par un·e autre), la participante expliquera au groupe qu’elle a prélevé le mot « mur » sur les feuilles affichées au mur (bleu) de la salle. Pour le texte qui suivra, elle s’appuiera sur cette didascalie subjective qu’elle fera suivre de quatre répliques puis elle y reviendra, en fin d’atelier cette fois, lors de la rédaction de son drame bref à l’issue du tirage de son jeu de cartes, non pas en la reprenant telle quelle, mais, nous expliquera-t-elle, par effet mémoire : la didascalie, initialement écrite, bien que cette fois éliminée, lui aura permis de poser une situation autour de laquelle aura gravité sa courte pièce intitulée Monologue de la femme verte – femme arpentant un jardin, d’abord, verte de peur et verte de rage après une première consultation en PMA, puis traversant des couloirs peinturés en bleu dans un hôpital et s’arrêtant devant un aquarium avant de croiser un poisson-infirmier aux écailles vertes et bleues, première figure hospitalière de la pièce bienveillante et rassurante.

Rédigeant cette consigne, j’avais, pour ma part, eu ce souvenir marquant d’une salle d’attente à l’hôpital faisant cohabiter à la fois des femmes enceintes, au ventre plus ou moins arrondi, et celles qui, comme moi, suivaient un parcours en PMA et n’étaient pas enceintes (et ne le seraient peut-être jamais) – avec le souvenir (dont je me suis rendu compte plus tard qu’il était plus que partagé) de celles demandant, dans cette salle, à des inconnues à combien de mois elles en étaient de leur grossesse, le souvenir aussi qu’il me semblait – à tort ou à raison – que celles suivant ce parcours se reconnaissaient sans se connaître. D’une manière ou d’une autre, la plupart des consignes proposées s’enracinent dans des mots entendus, des choses vues, des sensations vécues. Se pose alors la question de comment peuvent s’emparer de cette consigne ceux·celles n’ayant tout simplement pas patienté dans la salle d’attente d’un·e gynécologue. Selon qu’on a connu ou pas une salle d’attente de gynécologie (et d’autant plus en milieu hospitalier) – un participant de l’atelier n’y avait jamais été par exemple – la consigne entre en contact de manière très variable avec la mémoire ou se trouve totalement imaginaire (la collision mémorielle n’invalidant pas un processus d’écriture fantasmée d’ailleurs).

4) 10 h 40.

Troisième tour de chauffe : on revient à la liste expérimentée au premier tour de chauffe, celle non encore retravaillée par un dialogue, un choeur ou un monologue, pour lister cette fois ce que l’on entend (et non plus seulement ce que l’on voit) dans une salle de réveil à l’hôpital (de nouveau de mémoire ou pas). Deux minutes de présentation de la consigne, six minutes d’écriture, vingt-deux minutes de retour. Il s’agit d’essayer d’ancrer l’écriture dans le son, d’écrire aussi d’oreille. Pour celles ayant vécu dans leur corps une PMA, c’est d’ailleurs cette entrée qui a donné lieu aux listages les plus conséquents. À ce deuxième listage, on note que pour beaucoup de participant·es, l’écriture adjoint des commentaires de toutes sortes aux éléments listés – phénomène en partie lié à l’exercice précédent sur l’écriture de la didascalie subjective.

Un échantillon de la première liste (exercice 1) d’une participante, liste non retravaillée au contact d’un dialogue, d’un monologue ou d’un choeur :

Une couverture chauffante

Des brancards

Des draps verts

Un néon

Un distributeur de gants

Une armoire

Des paravents

Une porte jaune à battants

Deuxième liste (exercice 3) où, au premier listage (non retravaillé), se greffent cette fois des éléments sonores :

Froissements de la couverture chauffante (je ne sais pas si j’ai froid, chaud) / Un néon qui grésille / Un téléphone qui sonne / Un paravent / Un distributeur de gants / J’ai mal (au ventre, tu as mal au ventre) / Les paravents ne retiennent pas le son / Ne retiennent pas le bruit / Quelqu’un va-t-il décrocher ce téléphone?

5) 11 h 10.

Quatrième tour de chauffe, un exercice (dix minutes d’écriture, vingt minutes de lecture et retour) de permutation procédant par une manipulation de montages et de collages à partir de questionnaires médicaux adressés à des femmes suivant un protocole de PMA, exercice autorisant à y adjoindre des réponses en décalé, à retardement ou en répliques simultanées – cela aura donné des textes très vifs, souvent drôles ou absurdes. Pour une participante qui aura pioché (au moment du jeu de cartes, et pour l’entrée « Composition » sur laquelle je reviendrai ultérieurement) la carte « En questions, en injections et en injonctions », l’une des interrogations, « Avez-vous déjà eu un rapport sexuel? », prélevée dans l’un des questionnaires, aura d’ailleurs donné le titre à l’une des pièces brèves écrites à l’issue de l’atelier.

6) 11 h 40.

Cinquième tour de chauffe, le dernier de la matinée : un prélèvement de paroles. À partir de la documentation offerte pendant le temps de présentation amorçant l’atelier, prélever des mots, des phrases, des fragments, sans se demander quoi en faire. On procède ensuite à des exercices de cut-up (de nouveau souvent utilisés en atelier) de telle façon, donc, que le texte original se trouve découpé en fragments aléatoires. On procède très concrètement d’abord au moyen de ciseaux et de tubes de colle placés à la disposition des participant·es. Les fragments sont ensuite réarrangés en tirets à la ligne pour produire un texte nouveau en deux parties avec seule contrainte que la première partie doit avoir pour cadre un espace fermé et la deuxième partie un espace ouvert. Avec le principe des tirets à la ligne (que m’avait jadis transmis Lemahieu), les locuteur·trices ne sont pas encore identifié·es : « ça parle » sans que l’on sache encore « qui parle ». Ce n’est qu’ensuite, à force de l’observation, notamment, de récurrences (lexicales, syntaxiques, sonores ou thématiques, le spectre est large) que des locutrices ou des locuteurs apparaissent et que l’on attribue (ce peut être uniquement avec des lettres) les répliques. L’attribution des répliques n’intervient donc qu’en fin d’exercice. L’intérêt est d’inscrire l’écriture dans la langue, sans excès de psychologie, sans excès d’intention. On s’interroge ensuite sur le passage d’un lieu clos à un espace ouvert, sur leurs possibles imbrications.

Tous ces exercices peuvent se pratiquer à la fois individuellement et collectivement mais on préférera, en ce temps de matinée, l’écriture en collectif. La matinée se clôt à 12 h 35 sur un déjeuner à partager où chacun·e a apporté quelque chose; on se parle ou pas de l’atelier, on se parle ou pas de la PMA, on continue en tout cas à se rencontrer.

L’après-midi comporte moins d’exercices que la matinée, mais ceux qui sont investis impliquent des temps de reprises et de retours plus longs. Ils s’accompagnent aussi davantage de la valise dramaturgique de l’atelier, autrement dit des différents documents (ici textuels, mais ils pourraient être sonores ou visuels) donnés en partage au groupe sur le sujet de la PMA. L’écriture est individuelle et on aura veillé à ce que chaque participant·e qui le souhaite puisse avoir lu (ou donné à lire par un·e autre) l’une de ses contributions.

7) 13 h 30.

Reprise de la documentation (ou valise de l’atelier) abordée en fin de matinée avec le cinquième tour de chauffe. Recopier une page de documentation (témoignages, articles de presse, extraits du code de la santé publique, contre-indications d’une notice pharmaceutique, etc.) qui nous a été offerte et la faire suivre d’une courte scène. La documentation a ainsi pu être provisoirement prêtée à la voix d’un personnage ou d’un·e didascale – pouvant aussi circuler, par des procédés de déport usuels dans l’écriture, la voix de la documentation momentanément attribuée à la voix d’un personnage devenant alors la voix d’un autre, voire (par effets de choralité) de plusieurs. Ici, particulièrement (mais non exclusivement), j’attire aussi l’attention sur :

  • les effets (ou l’absence d’effets) de la suppression d’un mot, d’une réplique, ou de tel ou tel élément de la ponctuation;

  • le son prononcé tel qu’on se l’imagine dans le silence (cette attention nous permettant aussi de commencer à débusquer la reconnaissance d’une voix qui préexiste à l’oralisation du texte);

  • l’affirmation d’un rythme (ce qui nous permet dès lors de travailler, par exemple, sur la concision ou l’amplification, selon le cas);

  • la façon dont les voix (de la documentation ou non) s’organisent (ou peuvent s’organiser) sur la page.

L’échafaudage des consignes se construit donc à deux niveaux (sans hiérarchie aucune entre eux) : d’une part des consignes enracinées dans une expérience toute personnelle ou partagée autour de la PMA, d’autre part des consignes nourries par une expérience de poéticienne (du drame et de la scène) et d’animatrice d’ateliers d’écriture (pour le théâtre) – deux expériences où la question de la voix (ou de l’infans, ce qui n’a pas ou n’a pas encore accès à la parole) a toujours été centrale et demeure prégnante dans chaque atelier d’écriture que je mène.

8) 15 h 25. Pause.

9) 15 h 30.

Entre corps et voix, on procède à l’oralisation du dernier exercice de chauffe, même si la courte scène est inachevée. Les textes mis en voix ne sont pas lus par leur auteur·trice. L’écoute de son propre texte est ainsi accrue. L’espace de lecture est délimité : trois mètres sur trois mètres seulement. On écoute le texte mis en voix par un·e autre (avec possibilité de quelques mouvements dans l’espace contraint). Crayon en main, on peut retravailler son texte en fonction de ce qui est advenu. Quand un atelier se déroule sur un temps plus long que celui que je décris dans cette contribution, je n’hésite pas à procéder, avant la phase de réécriture, à un deuxième temps de mise en voix où l’espace de lecture est d’un autre format (trois mètres sur sept, par exemple) : on observe alors ce que cela modifie, ou pas, dans l’écoute, les corps, le phrasé. Si l’objectif de cette phase d’oralisation est de permettre une reprise de sa contribution, elle ouvre aussi à autre chose : il est arrivé que des participantes de l’atelier ayant vécu un protocole de PMA énoncent qu’il leur semblait parfois entendre des mots qu’elles avaient entendus ou dits quand elles suivaient une PMA, mais aussi, et surtout, que cette écoute ou leurs lectures d’un texte écrit par un·e autre leur faisait formuler pour elles-mêmes des sensations sur lesquelles elles n’avaient pas pu alors mettre de mots.

10) 18 h 45. Fin de la première journée.

Je ne décris pas dans le menu l’ensemble des exercices qui relèvent de ce Kit procréatif ni les points d’attention susceptibles de les accompagner. Disons ici seulement que tous les exercices délimitent un champ d’expérience, de partage, d’observation et de retour (dont les modalités sont explicitées). Ce champ implique, comme dans tout atelier d’écriture, de faire l’épreuve de son écriture et de celle d’autres écritures dès lors que chacun·e se prêtant au jeu lira ce qu’il·elle aura écrit ou fera lire par un·e autre ce qu’il·elle aura écrit. Je précise seulement que ces consignes d’exercices de chauffe ont été préparées avant l’atelier. Pour autant, la plupart des points d’attention surgissent naturellement dans l’interaction du moment. Il s’agit toujours de veiller, pour chacun·e, à ce qui, dans ces exercices de chauffe, s’immisce furtivement pour créer une image, modifier une inflexion de voix; à ce qui impulse, saisit, dessaisit ou ressaisit une première image ou une première inflexion (voire extinction) de voix sans que soit pourtant encore mise en jeu la composition d’une pièce.

Quelques cartes composant le Kit dramatique d’assistance à la procréation. France, 2022.

Photographie de Sandrine Le Pors.

-> See the list of figures

Un jeu de cartes pour faire écrire

C’est après ce premier temps seulement (de présentation, de partage sommaire de documents et d’exercices de chauffe) que le jeu de cartes intervient, lors de la deuxième journée de l’atelier, au même horaire (9 h-18 h 45). Ce jeu se compose de différentes entrées avec, pour chacune d’entre elles, des choix multiples :

  • Une entrée d’abord sur les « Lieux actifs pour la parole », par exemple : « Dans la salle de réveil » pour n’évoquer qu’un lieu médicalisé (déjà exploré en exercice de chauffe). On trouvera aussi des cartes ne renvoyant pas directement à une PMA ni à un espace hospitalier, si ce n’est parfois métaphoriquement, comme avec la carte « Devant un saut d’obstacles » ou « Devant un accès interdit » (expression prélevée dans l’un des témoignages tirés de la documentation offerte la veille, qui fut recueilli quand la PMA n’était pas ouverte en France aux couples de femmes).

  • À l’entrée sur des lieux de la parole s’ajoute l’entrée sur des « Temps actifs pour la parole », par exemple « Au 43e anniversaire » (âge où, en France, la procréation médicalement assistée n’est plus prise en charge aujourd’hui; c’était plus tôt encore il y a quelque temps). Chaque carte – dans cette entrée, comme dans bien d’autres – a en fait un point d’ancrage avec la PMA – que cela soit lisible ou non, et si j’éclaire ici certaines de ces cartes, je ne le fais jamais en atelier (laissant les cartes résonner dans l’imaginaire de chacun·e). Une autre carte, « Quand on n’a pas de réserves », peut ainsi renvoyer à des embryons congelés ou à des ovocytes. La carte « Pendant une phase de réceptivité limitée » peut faire écho à ce que l’on appelle « la fenêtre implantatoire » lors d’un bilan de réceptivité endométriale. Reste que, de nouveau, cette carte pourra aussi déployer tout autre chose, spécialement pour qui ne connaît pas cette fenêtre en contexte de PMA. De même, la carte « Pendant un transfert » peut s’entendre comme un « transfert d’embryons », mais ce n’est bel et bien pas « transfert d’embryons » qui est proposé : on pourra imaginer un « transfert de prisonnier·ères », « un transfert sportif », « un transfert d’argent » et tant d’autres. La possibilité d’un déport est d’une certaine manière toujours recherchée, cela d’autant plus que ce jeu ne vise pas à produire un théâtre strictement documenté.

  • Une entrée sur des formes, mais qui, comme dans les différents jeux de cartes que j’ai pu proposer en atelier, ne sont pas le « monologue » ou le « choeur » ni des genres comme la comédie ou la tragédie. On joue ici en effet avec la notion de genre pour se situer davantage sur ce que l’on pourrait appeler « Les horizons de l’écriture » : un « Poème dramatique pour embryons », une « Pièce stimulée qui ressemble à un conte », par exemple. Ces formes dans lesquelles se projeter peuvent ne pas être exemptes de motifs structurants sur le temps ou encore sur le corps, comme une « Pièce non adaptée aux horaires fixes » (les injections, parfois nécessaires en parcours de PMA, de même que bien des rendez-vous pour lesquels on est sollicité mettent à mal un agenda, mais on peut ici encore s’imaginer tout autre chose) ou encore « Pièce à dire sur le toit d’un hôpital » (carte qui n’est pas, par ailleurs, sans porosité avec un kit précédent consacré aux motifs de l’ascension et de la verticalité; je m’en suis rendu compte ultérieurement).

  • Une entrée sur la « Composition », qui ne repose pas sur une structuration en actes ou en scènes, par exemple « En titres de chansons », « En questions, en injections et en injonctions ». Cette entrée, de nature à structurer ce qui a été écrit en atelier, est toujours cruciale tant c’est souvent l’organisation d’un texte (pouvant provenir de textes épars) qui peut un temps laisser perplexe. Certaines cartes, mais pas toutes, comme « En effets désirables et indésirables » ou « En recommandations », renvoient de nouveau à des matériaux de la valise présentée en début d’atelier. Ces cartes ont vocation à être structurantes dans l’organisation du drame; elles sont aussi susceptibles d’infléchir les discours et de jouer avec ou sur leurs différentes modalités ou tonalités (les « injonctions », par exemple, peuvent autant renvoyer à des injonctions médicales qu’à des injonctions sociétales).

  • S’ajoutent des « Cartes pour relancer l’écriture » (ce qu’avec Fayner nous appelions des « Jokers »). Si pour les autres entrées, les participant·es de l’atelier ne peuvent piocher qu’une carte, ici on peut en prendre autant que l’on souhaite et les garder toutes, n’en garder qu’une ou que certaines, n’en garder aucune, voire n’en prendre aucune. Parmi ces cartes : une liste (forme déjà travaillée pendant deux des exercices de chauffe), une notice (forme faisant partie de la valise de l’atelier). Selon ce que connaissent ou non les participant·es de l’atelier, certaines cartes doivent être éclairées (du type, les « Répliques simultanées » telles qu’on en trouve chez Michel Vinaver, Daniel Lemahieu ou d’autres dramaturges, à savoir des répliques qui s’énoncent à la suite ou simultanément, pouvant donner l’impression de se répondre quand elles ne sont pourtant pas émises dans le même espace, voire pas dans le même temps).

  • Une entrée sur les « Figures », où l’on peut ici encore piocher plusieurs cartes, décider de les garder ou pas. On y trouvera des êtres vivants, un « Brancardier » par exemple; des figures fantaisistes ou allégoriques comme « La fée médecine » (cette figure m’avait été présentée, à la naissance de mon fils, par une sage-femme me disant que je pourrais un jour, si je le souhaitais, dire à mon enfant que sa naissance procédait d’un amour grand et d’un amour ayant reçu le coup de pouce de la fée médecine); des êtres inanimés ou animés, telle une marionnette de chiffon; des figures individuelles donc, mais aussi chorales comme « Un choeur de bénéficiaires d’une assistance médicale à la procréation » ou encore « Le choeur des non nés » – « non nés » est une expression de Sarah Kane (2006 [2000]) reprise par Claude Régy (cité dans Mariani, 2020) : le metteur en scène aimait à rappeler que l’on ne pense pas assez souvent à cette population, qui n’est pas celle des mort·es, mais celle des personnes qui ne sont jamais nées et qui ouvrent à un univers infini, de même que l’on minimise la part de ces oeuvres non écrites somme toute aussi importantes, à bien des égards, que celles qui ont été écrites.

  • Une entrée sur « Les objets » : « Un congélateur », par exemple (carte pouvant renvoyer à la conservation de gamètes, ovocytes ou spermatozoïdes). On peut aussi ici piocher plusieurs cartes. Outre de relancer l’écriture, comme en ont vocation les cartes « Jokers », et d’ancrer toujours l’écriture dans un geste ludique, les cartes « Objets », comme bien des cartes « Figures », sont aussi l’occasion de penser son écriture comme l’espace possible d’une cohabitation entre corps vivants et corps inanimés – des objets inanimés demeurant mutiques ou étant, par exemple, brusquement saisis par un discours qui les constitue en sujets autonomes. La confrontation de corps vivants et de corps inanimés n’est pas sans provoquer des frottements de grand intérêt, permettant aussi d’ouvrir son modèle de représentation à un théâtre non pas seulement pour acteur·trices, mais aussi pour marionnettes.

J’entrerai sous peu dans le détail de ce jeu de cartes. Retenons seulement pour l’instant que ces différentes entrées dessinent les poétiques d’un drame et ouvrent à un imaginaire. Surtout, ces entrées se veulent l’espace possible d’une expérimentation sensible d’une écriture en prise de manière directe ou indirecte avec un théâtre de la PMA. Je précise enfin que dans d’autres kits figurait l’entrée « État des corps ». Cette carte avait été initialement pensée au moment de la phase exploratoire de ce kit (« Jambes écartées », « Une main sur la mienne », « Vue floutée », etc.). Je l’ai finalement retirée pour ne pas restreindre l’enquête autour du corps sur un point imposé ou, plus encore, trop délimité, mais elle est finalement restée plus que présente dans les retours ou les points d’attention donnés aux participant·es, ce jusqu’à leur demander de repérer dans leurs propres textes un état des corps rendu saillant dans l’écriture, ou de demander aux autres quels états des corps il·elles débusquaient dans les écritures de chacun·e.

Le tirage du jeu de cartes, fabriqué pour ce kit comme pour ceux qui l’ont précédé par le graphiste Renaud Bessaïh, est un moment toujours très ludique. Il ouvre la deuxième journée de l’atelier. C’est ce tirage, soumis au hasard puisque personne ne choisit ses cartes, qui impulsera l’écriture d’une courte pièce (ce que ne visaient pas les exercices de chauffe). Cette pièce brève, stimulée par les exercices de chauffe et orientée par le jeu de cartes, n’est pas une fin en soi, elle n’a pas vocation à être le chef-d’oeuvre de tel ou telle; elle ouvre un chemin d’écriture. De nouveau, si le temps est donné, chose rare en contexte d’atelier d’écriture, les exercices de chauffe peuvent se dérouler non pas sur une mais sur deux journées. De même, ce qui a déjà été le cas pour d’autres kits et dans d’autres expériences d’atelier, le seul jeu de cartes peut occuper deux journées. On peut aussi faire le choix (ce que j’ai d’ailleurs expérimenté par le passé) de commencer d’emblée par le jeu de cartes.

Du côté des participant·es, le tirage – qu’il amorce une deuxième journée d’atelier ou qu’il ouvre un atelier – s’accompagne toujours d’un moment d’effervescence, de joie et d’appréhension mêlées, d’une surprise et d’une attente grandes. Je ne saurais en donner les raisons : peut-être est-ce parce que le jeu de cartes renvoie de manière directe à un espace ludique, et que les participant·es s’amusent en effet de leurs tirages (beaucoup de rires, on se plaît à dire à l’autre quel est son tirage, etc.); peut-être est-ce car, plaisir tout enfantin, se mêlent autant l’attente que la peur dans les résultats de ce tirage ou encore, comme me l’aura glissé une participante, car il semble excitant qu’apparaisse une pièce à venir sans qu’elle soit encore écrite (du jeu de cartes comme d’un état « non né » ou « non encore né » d’une écriture à venir en somme, attendue également et qui, l’issue de l’atelier en témoigne souvent, est rarement celle que l’on aurait pu s’imaginer).

Le jeu de cartes est constitué d’entrées multiples. Chaque entrée comporte dix ou quinze cartes. Les participant·es peuvent tomber sur les mêmes cartes, mais rarement, je ne l’ai jamais vu en fait, sur le même tirage. Ces cartes renvoient, frontalement ou par voie de détour, à la PMA, voire peuvent de prime abord ne pas du tout s’y rattacher, le « détour » permettant, pour reprendre le vocable de Sarrazac, de ne pas être pétrifié·e ou « médusé[·e] » (Sarrazac, 2002 : 79) par ce sujet – ne pas être médusé·e par ce sujet dès lors que l’on a connu un parcours de PMA, ne pas être médusé·e non plus par le discours, notamment médiatique, qui s’y rattache, que l’on ait alors connu ou non une PMA. La question du détour que j’ai en partage avec Sarrazac est toujours à mon esprit lors d’un atelier d’écriture théâtrale, y compris (ou particulièrement) lorsque celui-ci affiche une thématique forte ou sensible (la PMA pour ce kit, le deuil pour un autre).

Proposant ce jeu de cartes, j’en explique la nature, la composition et le principe, mais je ne donne pas aux participant·es toutes les cartes de la pièce à composer d’un coup. Je préfère leur proposer d’abord d’écrire une courte scène, en un petit quart d’heure, juste sur la carte de l’espace, puis juste sur celle du temps. Ces brèves scènes écrites, on s’accorde un temps pour faire le point ensemble sur comment cela résonne (ou pas) avec ce qu’on écrit d’une carte sur l’autre. Ensuite seulement, et cela se passe l’après-midi, on passe au texte plus long à composer avec l’ensemble de son tirage. Certaines des cartes tirées (mais pas toutes) peuvent renvoyer à des exercices de chauffe (et peuvent dès lors réactiver des textes déjà écrits, mais sans obligation aucune).

Pour être plus précise, voici quelles sont ces cartes (et le déroulé du tirage).

1) 9 h.

Présentation du jeu de cartes. Tirage des deux premières cartes : lieux actifs pour la parole et temps actifs pour la parole.

2) 9 h 15.

Écriture d’une scène brève à partir de la carte « Lieux actifs pour la parole ».

Lieux actifs pour la parole

Dans la salle de réveil

Devant une fenêtre

Dans la salle d’attente

Sous une couverture chauffante

Sous un microscope à très haut grossissement

Dans une muqueuse douce et épaisse

Devant un saut d’obstacles

Dans un couloir

Au bloc opératoire

Devant un accès non autorisé

3) 9 h 30.

Écriture d’une scène brève à partir de la carte « Temps actifs pour la parole ». Au choix, soit les participant·es écrivent une autre scène, soit s’emparent de la scène précédente pour la travailler autrement avec cette nouvelle carte.

Temps actifs pour la parole

Quand il faudrait parler doucement

Après les résultats

Quand même pas mal ou quand ça a été douloureux

Au 43e anniversaire

Pendant un transfert

Quand on va être en retard

Quand on n’a pas de réserves

Pendant une phase de réceptivité limitée

Quand on y croit

Au pire moment

4) 9 h 45.

Je demande à chacun·e d’observer si un état des corps particulier est mis en jeu dans la scène ou les scènes écrites, en rappelant, notamment, que tel ou tel personnage (ou figure) ne s’exprimera pas de la même façon selon l’heure de la journée, selon le lieu où il se trouve mais aussi selon qu’il a mal au ventre, à la tête, a une envie pressante d’aller aux toilettes, s’exprime après une nuit d’insomnie, est assis, allongé, etc. On reprend l’une des deux scènes pour travailler davantage sur un état des corps de son choix et observer ce que cela produit.

5) 10 h.

On passe ensuite au tirage « Figures », « Horizons de l’écriture » et « Composition » pour amorcer l’écriture de sa courte pièce.

Des figures

Un brancardier

Celle qui se tait

Une femme seule

Un acupuncteur

La fée médecine

Une marionnette de chiffon

Un couple

Un choeur de bénéficiaires d’une assistance médicale à la procréation

La dévoreuse de temps

Celles et ceux qui feraient mieux de se taire

La femme bleuie

Le cousin du pharmacien

Le choeur des non nés

Un poisson infirmier et un poisson pas né

Une gynécologue

Horizons de l’écriture

Poème dramatique pour embryon

Pièce procréative avec musiciens

Pièce pour les peu mobiles et peu nombreux

Pièce qui commence mal

Pièce-Manifeste pour contrer la tristesse

Poème dramatique pour professionnels et professionnelles des centres d’assistance médicale à la procréation

Pièce à dire sur le toit d’un hôpital ou sur un quelconque sommet

Pièce non adaptée aux horaires fixes

Pièce stimulée qui ressemble à un conte

Pièce non adaptée à la parole

Composition

En questions, en injections et en injonctions

En titres de chansons

En compte à rebours

En trajets

En recommandations

En définitions

En diagnostics

En périodes successives

En entrelacs

En effets désirables et indésirables

6) 10 h 15.

Chacun·e écrit deux heures (un quart d’heure pour d’éventuelles questions est réservé en début ou en fin de matinée). Que l’on garde ou non les scènes écrites avant ce nouveau tirage, on se dit que l’on maintient les cartes d’espace et de temps en ligne de mire dans cette écriture. Pour le moment, toutes les cartes sont tirées sauf les « Jokers » et « Les objets ». Comme la veille, la matinée se clôt à 12 h 35.

7) 13 h 35.

Reprise de l’écriture de sa courte pièce, mais avec le nouveau tirage des cartes restantes. On peut ici choisir plusieurs cartes ou n’en prendre aucune. On peut choisir une première carte à 13 h 35 dès la reprise de l’atelier, ou dix minutes ou une heure après, quand on le souhaite ou quand cela paraît s’imposer, tirer une carte ou en tirer plusieurs, en garder une ou plusieurs ou aucune. Chacun·e sait qu’il·elle a deux heures devant lui·elle. On peut un temps sortir.

Cartes pour relancer l’écriture (Jokers)

Une liste

Une notice

Une définition

Des didascalies vocales et sonores 

Un cri silencieux

Un abécédaire

Des slogans

Des chansons

Des dates

Un poème

Des voix rapportées

Des soustractions ou des additions

Des charades

Des répétitions ou des répétitions-variations

Des répliques simultanées

Au besoin, et à la demande, je peux éclairer certaines cartes : pour les « Didascalies vocales et sonores », par exemple, préciser qu’il peut s’agir de silences, d’un chanté-parlé, d’intonations de la voix, etc.

Des objets

Un congélateur

Un autocollant rose

Une seringue

Des gants

Un drap

Une cuvette

Une montre

Une chaise cassée

Une blouse

Un paravent

Un téléphone

Des photographies de bébés

Un fauteuil

Un sceau

Un calendrier

8) 15 h 35.

Temps d’écriture jumelé à un temps de retour individualisé. Je vais voir qui veut me lire tel ou tel fragment, me poser telle ou telle question. Ce temps de retour n’est d’évidence jamais un temps d’éloge ou de blâme, comme c’est le cas dans le retour en collectif. On met en évidence ce qui s’écrit ou l’on propose des « si magiques » (par exemple, « et si ce personnage était muet, qu’est-ce que cela provoquerait dans ta scène? » au lieu de « tu devrais… », ou pire, « tu aurais dû »).

9) 16 h 30.

Ceux·celles qui le souhaitent font entendre ce qu’il·elles ont écrit (on lit son propre texte ou on le fait lire par un·e autre, espace de lecture qui est l’espace délimité de la veille). Comme la journée précédente, temps de retour en collectif (avec telle ou telle suggestion et selon le principe du « si magique » déjà glissé à l’oreille des un·es et des autres). Possibilité de modifier son texte après ce temps d’écoute.

10) 17 h 35.

Après la lecture, on fait le point ensemble sur le tirage que chacun·e présente à tous·tes (texte lu ou non lu). On formalise un point d’attention déjà donné : repérer un état des corps rendu saillant dans son texte. À titre d’exemple, et pour montrer ce qu’un tirage peut donner, ci-dessous les tirages (que je choisis au hasard) de deux participantes (auxquels j’adjoins un état des corps repéré par celle qui a écrit, certains états des corps ayant été souvent rendus plus évidents que d’autres après la lecture) :

Tirage 1 :

Lieux actifs pour la parole : Devant une fenêtre

Temps actifs pour la parole : Pendant une phase de réceptivité limitée

Genre (ou horizons de l’écriture) : Pièce qui commence mal

Composition : En compte à rebours

Cartes pour relancer l’écriture (Jokers) : Un cri silencieux

Figures : Une femme seule, Le choeur des non nés

Des objets : Des photographies de bébés punaisées au mur craquelé, Une seringue

Un état du corps rendu saillant dans l’écriture : Une crampe

Tirage 2 :

Lieux actifs pour la parole : Sous une couverture chauffante

Temps actifs pour la parole : Quand il faudrait parler doucement

Genre (ou horizons de l’écriture) : Pièce-Manifeste pour contrer la tristesse

Composition : En définitions

Cartes pour relancer l’écriture : Une notice, Des didascalies vocales et sonores 

Figures : Une marionnette de chiffon, Celle qui se tait

Des objets : Une chaise cassée

Un état du corps rendu saillant dans l’écriture : Le vertige

Ces deux tirages, comme ceux des autres participant·es, ont procédé d’un hasard avec lequel il convient ensuite de composer, d’accepter la contrainte quand bien même la tentation peut être parfois grande pour certain·es d’échanger une carte avec son·sa voisin·e, tentation qui tout de même ne dure qu’un temps très limité d’après ce que j’ai pu observer. C’est avec la possibilité de tirer plusieurs cartes pour certaines entrées que les choses peuvent varier : dans le premier tirage, la participante a ainsi fait le choix de ne prendre qu’un seul « Joker » (« Un cri silencieux »), quand pour le deuxième tirage, la participante en a pris deux (« Une notice » et « Des didascalies sonores et vocales » – la raison en était simple, elle ne se sentait pas d’emblée à l’aise avec la notice, pourtant ce sera bien cette notice plus que l’inclusion de didascalies qui aura compté dans la reprise de son texte).

À propos de ces deux seuls tirages, on note d’ores et déjà, pour l’un comme pour l’autre, qu’ils sont d’emblée fertiles à bien des fictions et peuvent ne pas renvoyer directement au sujet de la PMA ou permettre de déporter l’écriture tout à fait ailleurs. La possibilité de ce déport, je l’ai déjà souligné, est capitale et elle aura été remarquée au moment de l’oralisation des textes. Reste que le sujet de la PMA, peu ou prou, a toujours laissé son empreinte dans les textes proposés, cela sans nul doute relativement aux exercices de chauffe, aux documents lus, vus ou entendus pendant l’atelier. Toujours enfin, la contrainte a provoqué la créativité.

11) 18 h 45. Fin de l’atelier. On partage une collation.

Concluons

Concevant cet atelier, l’objet de la recherche n’était donc pas de savoir comment les écritures pour la scène regardent ou ne regardent pas la PMA et ceux·celles qui l’ont connue ou qui la vivent. Globalement, ce sujet est parole morte dans le drame contemporain, tant chez les autrices que chez les auteurs de théâtre (dans les autres arts également). J’ambitionnais davantage d’examiner et de comprendre, par le biais d’une pratique menée en contexte d’atelier, ce que la convocation de la PMA peut produire en retour sur une écriture à l’état naissant, ce que cette convocation implique aussi pour la dramaturgie de l’atelier d’écriture, cela à la fois dans l’élaboration de ses consignes et dans la parole adressée aux participant·es au moment des retours. Cette parole du retour, toujours cruciale en atelier, aura plus que jamais compté – quelle délicatesse, quelle justesse surtout avoir, mais aussi quelles vitalité et énergie insuffler tant pour un groupe que pour chacun·e. Tout est toujours question d’écoute, d’attention et de dosage.

Ce jeu de cartes a été donné la première fois en France en 2022 à un groupe de neuf participant·es : deux hommes et sept femmes de 21 ans à 39 ans (peu d’hommes, donc, mais cela n’aura pas été moins finalement que dans beaucoup d’autres ateliers d’écriture que j’ai pu animer ou coanimer). Cinq d’entre eux·elles avaient vécu une PMA : une femme dont la PMA n’a jamais abouti à une grossesse; une dont la PMA, par insémination artificielle, a abouti à une grossesse menée à terme; une autre dont la PMA, par FIV, a abouti à deux grossesses, dont une menée à terme; deux autres, un homme et une femme, dont les compagnes respectives suivaient un protocole de PMA (et que j’inclus donc comme « ayant vécu » une PMA même si ce n’était pas dans leur corps). Tous·tes, sauf une, avaient un parcours en lien avec les arts de la scène. À strictement parler, il ne s’agissait donc pas d’un groupe d’amateur·trices – l’exception étant la soeur d’une participante, sage-femme, venue se greffer à l’atelier initialement prévu pour huit (elle a aimé être cette neuvième participante, m’a-t-elle dit, ajoutant que le chiffre neuf, du neuvième mois d’une grossesse, lui convenait bien). La seule présence de cette dernière aura plus que suscité chez chacun·e le sentiment que ce type d’atelier peut s’ouvrir non seulement à des personnes ne fréquentant que peu (ou pas) le théâtre, mais aussi au personnel médical.

Chacun·e aura écrit, à l’issue de son tirage, un drame bref. Pour chacun de ces drames, la PMA a été mobilisée de façon variée : ce sujet a soit été nettement marqué dans les textes proposés (de manière frontale ou par voie de détour), soit relevé d’un « pré-texte » (formule ne manquant pas du tout d’intérêt, l’écriture du drame n’ayant pas dès lors été déterminée par le sujet de la PMA tout en en portant toujours néanmoins une trace – empreinte dont on a pu se demander, pour un texte, si elle était lisible pour le seul groupe de cet atelier ou repérable par d’autres). Un texte en particulier aura exploré le champ articulatoire de la voix et du son : par des répétitions (y compris sonores), des silences (nettement marqués) et des notations musicales (dans le jeu de cartes ayant impulsé ce texte figurait d’ailleurs la carte « Pièce procréative pour musiciens »). Une récurrence enfin, le procédé ayant été repéré dans tous les textes proposés : beaucoup de ces drames brefs auront eu recours à la liste, sans nécessairement reprendre celles qui étaient impulsées en exercices de chauffe. La plupart de ces listes auront été propices à la recherche d’états aussi bien physiques qu’intérieurs, la liste se faisant aussi le matériau interrogateur (ou interlocuteur) du rapport à l’espace ou au personnel médical, parfois à un·e conjoint·e. Tous·tes les participant·es auront enfin suivi le principe du « si magique » dans les retours adressés à chacun·e – principe qui est le lieu d’un détour.

Du côté du processus de l’atelier, je précise que le sujet de la PMA a nettement déplacé le contenu de ce que j’appelle ma « valise dramaturgique » de l’atelier (la documentation offerte en début d’atelier). D’habitude, j’apporte en effet, parmi un nombre important de matériaux, des pièces en lien avec le sujet choisi pour l’atelier. Parfois, certains extraits de ces pièces sont lus (pièces retenues non pas seulement car elles abordent le sujet choisi, mais aussi en fonction des propositions, voire des innovations formelles qui sont les leurs) et souvent ces mêmes pièces peuvent aussi me servir de « réservoir » à l’élaboration de telle ou telle consigne (je peux emprunter, entre autres exemples, le titre d’une de ces pièces pour l’une des cartes proposées, emprunter l’un de ses personnages ou figures, prélever un lieu pour une carte « Lieux actifs pour la parole », etc.). Ici, force a été de constater qu’il y en avait peu ou pas. Ce furent donc certains des seuls matériaux rassemblés pendant la phase exploratoire du kit qui furent proposés dans la valise de l’atelier, cela sans aucune pièce déjà écrite ou publiée, ce qui, jusqu’ici, ne s’était jamais présenté à moi.

Chez tous·tes, ce sujet (pris en charge, donc, frontalement, par voie de détour ou ne laissant qu’une empreinte plus lointaine) a fait naître des problématiques intimes et sociétales qui ont pu informer des expérimentations dramaturgiques variées, cela que les formes se soient infléchies du côté de la parole monologuée, de la parole-témoignage, de la parole chorale ou encore, choix d’une des participant·es, de la pièce didascalique (avoir pioché la carte « Pièce non adaptée à la parole » ayant développé une écriture pantomimique). La parole-témoignage – si elle aura beaucoup apporté dans les exercices de chauffe – n’a d’ailleurs pas du tout été ce qui a été choisi par ceux·celles ayant connu une PMA pour la rédaction de leur pièce, tous·tes ayant préféré la voix(e) fictionnelle. Sur ce sentier fictionnel, des participant·es ont opté pour des scènes hallucinées, hallucinantes ou relevant, épisodiquement, du cauchemar. Cette voie a ainsi engagé, pour l’un des textes, des scènes propices à des métamorphoses de l’espace ou des membres du personnel médical, avec, par exemple, l’arrivée d’un poisson-infirmier masqué (un masque outrancier et non chirurgical). Autrement dit, si le fond a pu fonctionner par détour, ce fut aussi le cas pour la méthodologie de l’atelier et la façon de faire retour.

Aujourd’hui, un nouveau kit est en cours de conception, dont le point d’origine s’enracine aussi en milieu hospitalier, mais rivé sur un autre service spécifique : celui des urgences. Il s’intitule, provisoirement, « Kit dramatique sanglant ». Il se situe au croisement d’une expérience personnelle (un passage aux urgences lors d’une soirée d’Halloween) et d’une sollicitation pour un atelier d’écriture théâtrale (en milieu universitaire) où une carte blanche m’a été donnée.

Dans le cadre d’une revue en arts de la scène, apporter un témoignage sur quelques lignes fondatrices d’un atelier d’écriture, c’est, pour moi, comme j’en ai pris l’habitude depuis plusieurs années, déporter une recherche poétique sur un versant poïétique. Sur ce versant de la réflexion, et pour conclure, les questions que l’on se pose ne sont plus seulement celles de la figuration ou de la représentation (et celle de la procréation médicalement assistée en particulier), mais d’autres en lien avec le processus et les effets induits par une conduite d’atelier. Parmi ces interrogations, je retiendrai celles-ci : comment faire faire (consciencieusement et en conscience) de la poésie dramatique à partir de la PMA? Quelles consignes rêver et inventer pour faire rêver et inventer, consignes qui répondraient autant aux réalités qu’aux imaginaires contemporains du naissant et de ses espaces aussi bien intimes que médicalisés? Qu’est-ce que ce sujet vient déposer dans l’écriture, et cela autant dans l’écriture des consignes que dans l’écriture des participant·es répondant aux consignes? Quelles images enfin se fabriquent, nous hantent aussi parfois, de quelles autres tente-t-on de se défaire, voire de mettre au rebut, cela autant dans les textes issus de l’atelier que dans l’élaboration du jeu de cartes? La PMA comme inducteur d’écriture aura en tout cas été fructueuse et aura permis, sans jamais sacrifier les enjeux de forme, d’ouvrir l’atelier à des questions intimes, médicales, culturelles et sociétales peu ou pas mobilisées aujourd’hui dans le champ du drame contemporain – seul constat qu’il importe de poser.