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Eh bien, dansez maintenant, avec Ilka Schönbein. Theater Meschugge, Charleville-Mézières (France), 2017.

Photographie de Marinette Delanné.

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Un trouble naît de la relation entre l’[être humain] et la marionnette, cette dernière semble échapper à son[·sa] manipulateur[·trice], tout en reflétant son état intérieur.

Philippe Genty, Paysages intérieurs

Entre les jambes, suspendues dans les airs, de la danseuse renversée sur le dos, une petite tête de marionnette se faufile. D’abord comprimée entre les deux membres qui la serrent, elle se tord, se déforme et surgit dans un rebond de mousse. Ses yeux sont bouffis, sa bouche s’ouvre : premier cri silencieux. Le corps de la danseuse glisse sur le côté, laissant apparaître son visage tordu de douleur : deuxième cri silencieux. Lentement, l’enfant et la mère, la marionnette et sa marionnettiste s’assoient côte à côte, comme métamorphosées, irrémédiablement[1].

Depuis la sortie du castelet des années 1970 en Occident, période durant laquelle les marionnettistes européen·nes se sont mis·es à jouer à vue aux côtés de leurs marionnettes, les pratiques marionnettiques contemporaines associées au geste dansé se peuplent de naissances hybrides entre les corps humains et la matière. Par un Chaperon-clown chez Laurie Cannac dans Faim de loup[2] (2009), un visage accroché au genou et bercé par Claire Heggen[3] (1978), un petit garçon empalé sur un vélo chez Tadeusz Kantor[4] (1975), des enfants marionnettiques hantent aussi les scènes, comme autant d’apparitions mortuaires – pérennes par leur matérialité, éphémères par leur animation – venues interroger cet éternel « va-et-vient entre la mise au monde et la mise à mort » (Le Pors, 2022 : 137) du vivant.

Ce texte prend racine dans le théâtre de marionnettes contemporain, en particulier celui d’Ilka Schönbein, qui se construit notamment autour d’accouchements gestuels et dramatiques. Cette marionnettiste-danseuse, formée à la danse eurythmique de Rudolph Steiner, fait naître entre ses jambes ou sur son corps – matérialisant quelques instants le castelet comme espace d’apparition – des marionnettes anthropomorphes ou animales qui, dès les premiers instants de présence, se mettent à danser sur scène. Schönbein pose ici une réflexion sur la naissance à la fois plastique – construire des marionnettes depuis l’atelier – et gestuelle – animer, mettre en mouvement –, replaçant le corps comme « antre de la création » (idem), la matière et le geste comme chaos matriciel. D’un coup de pouce donné à la matière naît une présence fantomatique qui peut disparaître aussitôt. Par leur caractère dansé, souvent furtif, les naissances marionnettiques de Schönbein sont ainsi un écho à l’éphémère du vivant et à sa fragilité.

Or en initiant des danses dans le ventre par ondulations liminales, ces naissances de la matière marionnettique agissent comme de puissantes modificatrices de la corporéité de l’interprète au plateau. Pensée dans un aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur du corps, entre l’impulsion intime et l’environnement autour de l’artiste, la corporéité sera envisagée dans le sens de Michel Bernard (2001). Le geste dansé sur les scènes de Schönbein met au monde des marionnettes bousculantes, violentes, tendres, qui refaçonnent la posture du corps en scène et ses limites, changeant la perception du poids, déplaçant le centre de gravité, annulant ou augmentant certaines parties du corps.

Qu’est-ce que faire naître une marionnette au plateau? Comment les marionnettistes, danseuses, constructrices mettent-elles au monde des présences marionnettiques en scène? Quels types de gestes, dansés essentiellement, émergent alors? Quels états de corps, quelles corporéités se construisent? Et en conséquence, comment la naissance d’une marionnette produit-elle la sensation d’une renaissance de la marionnettiste-interprète autant que de son personnage? Qu’est-ce qui, dans la perception du geste (Godard, 2002 [1995]) par les spectateur·trices, se déplace par la marionnette?

Si l’oeuvre foisonnante de Schönbein est peuplée d’enfants difformes et d’animaux accouchés, trois pièces interrogent particulièrement les poétiques de la (re)naissance. Métamorphoses (1996), tout d’abord, constitue en un sens la naissance de l’artiste elle-même, révélée à l’international par la pratique dans la rue. Dans ce spectacle se trouve une scène devenue mythique, le premier accouchement marionnettique de son théâtre : de la taille d’une main, l’enfant naît dans la rue, sur un banc. La vieille et la bête ensuite, créé en 2009, est l’un des spectacles les plus autobiographiques de l’artiste et est dédié à son père. Dans cette pièce, une Petite Vieille demande à la Mort d’avoir un enfant; sans avoir précisé quel type d’enfant elle souhaitait, elle accouche d’un âne. Enfin, Eh bien, dansez maintenant[5] (2017), inspiré de La cigale et la fourmi (1668) de Jean de La Fontaine, contient une scène au cours de laquelle Ilka Schönbein laisse glisser entre les pans de sa jupe une petite marionnette squelettique. En creux également, nous pourrions nous arrêter sur Chair de ma chair[6], créé en 2006 et qui entre en vibration avec la thématique de la naissance : Schönbein, les bras ensanglantés de peinture rouge, y transforme son faux ventre rond en une tête d’enfant décapité moulée à partir de son propre visage. Dans tous ces spectacles, une interrogation s’installe : quelle est cette terreur qui se joue dans le corps dansant par le séisme de l’accouchement et pourquoi la marionnette en est-elle un outil d’expression privilégié?

Les gestes de l’accouchement : faire apparaître une marionnette

De la marionnette portée au corps-castelet : se donner à la naissance qui vient

Dans le théâtre de Schönbein, c’est aux marionnettes que l’on donne naissance. La technique de manipulation utilisée par l’artiste est celle de la marionnette portée[7], jouant sur une coprésence, un partage de la scène à parts égales entre le vivant et le non-vivant : marionnette et marionnettiste sont à vue du public, dans un relatif rapport d’échelles corporelles équivalentes. Par sa facture anthropomorphe, la couleur de sa peinture au plus proche de la peau, l’ajout de vrais cheveux, etc., la marionnette de Schönbein donne généralement l’illusion d’un corps complet, sans pour autant que le corps soit construit en intégralité. Aussi, quand l’enfant marionnettique naît dans Métamorphoses ou dans La vieille et la bête, c’est un petit être intégral qui semble apparaître sous les yeux des spectateur·trices, même si la main de la marionnettiste est dissimulée derrière et que la marionnette est elle-même construite par des vides corporels (comme des jambes ou des bras manquants, par exemple). Notre esprit de spectateur·trice fait la synthèse, invente les parties absentes de la marionnette et accepte les disparitions corporelles partielles de la marionnettiste.

Quels sont les accouchements de ces marionnettes portées? Si Métamorphoses propose très probablement le premier accouchement du théâtre de Schönbein, il est aussi sans doute le plus réaliste. Couchée sur le dos, la marionnettiste a le visage qui se tord de douleur et, dans un cri muet, écarte très lentement les jambes. Dans cet espace qui se forme, une toute petite marionnette de bébé qui hurle apparaît par le siège.

La narration de La vieille et la bête, spectacle inspiré du conte de Grimm, est portée par la musicienne et actrice Alexandra Lupidi ou par Ilka Schönbein elle-même : alors que la conteuse annonce l’arrivée imminente de l’enfant qui va s’avérer être un âne, la voix est remplacée par une musique stridente, et l’accouchement se fait en position verticale, entre la douleur et les tremblements de la marionnettiste dont le visage se pétrifie. L’âne, quant à lui, tombe bruyamment dans un seau en métal, alors que Schönbein, au regard épuisé, reste debout.

La scène d’accouchement de Eh bien, dansez maintenant est beaucoup plus furtive. Sans un mot, on pourrait presque ne pas la voir tant elle est une naissance qui s’excuse d’avoir lieu. Une toute petite main squelettique de marionnette est déjà visible le long de la jambe de la marionnettiste, comme si cette dernière ne s’en était pas tout de suite rendu compte. Imperceptiblement, la marionnette-squelette glisse vers le sol et apparaît de sous la jupe, sans fracas, sans un bruit.

Pour pratiquer ces accouchements, Schönbein fait usage de tout son corps et offre ainsi de multiples espaces à la naissance de la marionnette. Utilisant la technique du corps-castelet (Lecucq, 2013), le corps de la marionnettiste en scène est autant le lieu de l’émergence de la présence marionnettique (l’entrejambe) que celui des premiers pas (le bras comme support, les jambes de la marionnettiste pour figurer celles de la marionnette elle-même) et des premiers cris (sa propre voix).

Un ânon dans le bras, un bébé dans la main. Créer une présence à partir de soi : se greffer un corps de marionnette

Avec la technique de la marionnette portée, dont l’entièreté de la manipulation se fait à vue du public, sans trucage, Schönbein offre une vision de son corps où se greffent des marionnettes : sur la main, le coude, le ventre, etc., le corps de la marionnettiste mute en un corps matriciel d’où émergent des présences. Son entrée dans la pratique marionnettique s’est pourtant faite par le biais de la marionnette à fils, apprise à Stuttgart dans les années 1980 aux côtés du virtuose Albrecht Roser. Très rapidement, Schönbein explique néanmoins avoir ressenti une nécessité de dialogue corporel :

[P]etit à petit, j’ai coupé tous les fils de mes marionnettes et je les ai autorisées à venir de plus en plus près de moi. Depuis ce temps-là, il n’y a plus fil ni bâton entre la marionnette et moi; à leur place j’expérimente toujours de nouvelles techniques de manipulation à l’aide de mon propre corps, je joue avec mes mains, avec la tête ou les fesses (Schönbein, 1999 : 45).

De couper le fil à couper le cordon, il n’y a qu’un pas. Pourtant, cette rupture du lien matriciel n’équivaut pas à laisser partir pour Schönbein puisqu’il s’agit de laisser place à une greffe marionnettique qui retient l’enfant né de soi. Dès lors, la marionnette devient un « corps-frontière » (Beauchamp, Noguès et Van Haesebroeck, 2016) : un ânon vient recouvrir l’un de ses bras en une marionnette-manche (La vieille et la bête); un bébé se met en mouvement dans le creux de sa main par une marionnette gantée dont les cinq doigts constituent les quatre membres et la tête (Métamorphoses). Dans un cas comme dans l’autre, la marionnette est un prolongement du corps de la marionnettiste : la main qui manipule disparaît au profit de la création d’une nouvelle présence au plateau et de sa mise en mouvement.

Faire naître / accoucher d’une marionnette en scène, c’est aussi rappeler l’acte créateur absolu que constitue le temps de l’atelier, puis celui de l’animation : il s’agit de mettre en jeu le processus de création d’une présence au demeurant inexistante. Chez Schönbein, cela se lit dans le temps de la naissance d’un corps hybride, construit de cette coprésence corporelle entre marionnette et marionnettiste, et la naissance d’une danse elle aussi hybride, entre matière et chair.

Le processus d’enfantement plastique par la greffe marionnettique se loge jusque dans la confection même des marionnettes : toutes les marionnettes (animales, humaines, âgées, jeunes) de Schönbein prennent naissance dans des moulages de son propre corps (visage, jambes, mains) qu’elle retravaille ensuite. La petite fille-squelette qui naît dans Eh bien, dansez maintenant a aussi une tête réduite confectionnée sur le modèle du visage de l’artiste. C’est également le cas (plus charnu) pour le bébé de Métamorphoses, là où l’âne de La vieille et la bête est un prolongement du corps de la marionnettiste moulé sur son avant-bras. Dans Chair de ma chair, La vieille et la bête ou Eh bien, dansez maintenant, les enfants naissant au plateau portent également des touffes de cheveux d’une quantité plus ou moins conséquente, prélevées directement sur la tête de Schönbein. Biologiquement donc, la mère-marionnettiste transmet une partie de son patrimoine génétique aux marionnettes greffées sur son corps.

Métamorphoses, en première scène d’accouchement, engage une démarche de greffe corporelle et dansée conduisant à la suppression d’une partie du corps de la marionnettiste de la vue du public. Dès ce spectacle, la naissance entraîne Schönbein sur la voie de la réinvention de son propre corps : il lui faut aussi (re)naître de sa marionnette, autant que sa marionnette naît sous son geste créateur de construction et de mise en mouvement. L’acte de la naissance dramaturgique et plastique réinvente le corps de la marionnettiste et en redistribue les limites. Créer une marionnette au plateau, la faire émerger afin de produire une nouvelle présence dramatique plastique revient donc dans son théâtre à modifier la présence de la marionnettiste qui la soutient : la densité de son corps de chair, son centre de gravité, son être-en-scène s’en trouvent altérés, déplacés par cette marionnette qui vient d’arriver.

Tremblements et percussions : le corps dansant en champ de bataille

L’accouchement est d’office dansé chez Schönbein : accompagné de musique (percussions, chants) ou de cris silencieux, il est toujours composé par l’artiste comme un temps sans parole narrative. La chair ainsi offerte et son résultat (l’enfant-marionnette qui arrive) deviennent le verbe, l’action, et le geste dansé en est alors le langage principal. Schönbein rejoint ici la famille des corps « en-visagés » (Heggen, 2017), qui constellent le corps et en modifient les limites, perceptions et centres de gravité pour l’interprète. Dès lors, la marionnette est ici un médium pour exprimer la crise, le point de non-retour que le corps subit par l’acte de la naissance.

Danse d’une violence : ouvrir le corps de la femme en deux

Tel que le souligne Jacques Jusselle dans son ouvrage consacré à Ilka Schönbein, « un seul corps de chair se fragmente et éclate » (Jusselle, 2011 : 26) chez elle. Par la greffe marionnettique, le corps humain est répandu : à la fois lui-même, oublié, masqué et émietté, car défait de sa cohérence biologique initiale, il perd sa structure par l’offrande qu’il fait à la marionnette. Métamorphoses, par exemple, débute par une danse qui fait chavirer le corps. Pointes, demi-pointes, déséquilibres et cris silencieux manifestent les contractions qui se passent dans le ventre, avant que la marionnettiste ne s’effondre sur le dos pour accoucher.

Dans La vieille et la bête, ce sont les percussions musicales et les tremblements du corps qui annoncent l’enfant qui vient : la danse de cette scène d’accouchement fonctionne comme une guerre interne, un conflit profond. Soutenue par le discours narratif qui la précède, c’est la contradiction qui est d’emblée soulignée : Schönbein apparaît en scène avec un pantalon de fourrure déjà enfilé qui tranche avec l’image élégante de la petite ballerine qui précédait. Ainsi, le public a sous les yeux un corps humain en train de subir cette guerre d’accouchement et de se faire envahir par ce corps bestial, étranger, qu’il ne reconnaît pas et dont la maîtrise lui échappe totalement. La Petite Vieille dit d’ailleurs : « C’est pas moi; c’est pas moi qui suis vieille, c’est pas moi qui chie, qui pisse, qui bave, qui pète, qui pue, c’est pas moi, c’est lui, lui, l’animal qui s’appelle mon corps! » (Tapuscrit inédit, 2009.)

Par tous les tremblements que suscite l’accouchement dans le corps, la danse se teinte d’une violence certaine – commune à beaucoup d’accouchements des spectacles de Schönbein – qui se manifeste dans la douleur et la secousse. Par les convulsions qui la parcourent, nous sentons les sabots de l’âne frapper son ventre et se déchaîner contre sa peau. Dès lors, une fois l’accouchement accompli, le corps de la Petite Vieille s’en trouve désorienté, désaxé tant la posture dansée paraît instable et difficile à tenir; il est dépossédé de sa tenue initiale, entre saleté sur les pieds, fourrure sur les jambes, tête d’âne sur le bras. L’être humain est partiellement absorbé sous l’animal de matière tout juste né : les deux corporéités, humaine et animale, fusionnent. Cette « rencontre intercorporelle » (Roquet, 2002 : 7) entre matière et chair naît de l’éclatement du corps de la femme lors de l’accouchement. Le duo dansant, fusionné par la technique de la greffe marionnettique, se construit sur les fragments restants de la femme, vestiges de tout ce qu’elle a pu donner. Par son statut d’espace matériel de passage, d’intermédiaire entre les vivant·es et les mort·es (Borie, 2017 : 62), entre ce qui existe et ce qui n’est pas, la marionnette en mouvement manifeste ici cette transition d’un état à un autre. Sa danse exprime donc les mutations et transformations du corps de la femme lors de l’accouchement qui s’accomplit.

Corporéité réinventée de la marionnettiste

Comme le souligne Antonin Artaud dans « Le théâtre et la science », le théâtre est

l’exercice d’un acte dangereux et terrible […] [qui] vise à la transformation organique et physique vraie du corps humain. Pourquoi? Parce que le théâtre n’est pas cette parade scénique où l’on développe virtuellement et symboliquement un mythe mais ce creuset de feu et de viande vraie où anatomiquement, par piétinement d’os, de membres et de syllabes, se refont les corps et se présente physiquement et au naturel l’acte mythique de faire un corps (Artaud, 1948 : 15-16).

Dans La vieille et la bête, le corps vivant se « refait » et effectue aussi une renaissance, une métamorphose grâce à l’acte d’accouchement qui en réinvente la corporéité – au sens employé par Michel Bernard (2001) : atteindre, être atteint par ce qui nous entoure et ce que nous portons. La Petite Vieille du conte de Grimm se retrouve avec ce corps de Petit Âne qu’elle ne maîtrise pas, certes, mais qui lui offre une possibilité de prolonger sa vie encore un peu : c’est parce qu’elle doit s’occuper de son enfant-âne que la Mort (qui frappe à sa porte) lui laisse un sursis avant de venir la chercher. Pour la marionnettiste, l’accouchement de la marionnette au plateau est aussi l’occasion d’un changement de corporéité : son corps disparaît partiellement dès lors que le Petit Âne naît, car elle lui offre littéralement ses jambes. Recouvertes d’un pantalon de fourrure, les jambes de Schönbein s’annulent pour devenir celles de l’âne, tandis que l’une de ses mains est avalée jusqu’au coude par la tête de l’âne à tenir. Suivant le principe de la corporéité selon Bernard, le corps de la danseuse-marionnettiste s’offre en partage absolu, chair contre peinture, peau contre fourrure, en dialogue dansé avec la matière.

Dans La vieille et la bête, la scène d’accouchement débute alors que la queue de l’âne est déjà là, à l’instar du pantalon de fourrure sur les jambes de Schönbein. Accoucher revient alors à mettre en mouvement, par crispations transcendantales du corps, la bête déjà contenue en soi et qui a pris racine à l’intérieur. La douleur de l’accouchement fonctionne comme une invitation à accepter dès à présent ce corps qui change, que l’on reconnaît de moins en moins, qui ne répond plus tout à fait comme on le voudrait et qui, en conséquence, devient étranger à soi-même.

Il y a ici une forme de radicalité du geste d’accouchement par la marionnette, c’est-à-dire la création d’une efficacité du signe, par la construction métonymique qu’elle constitue. Comme le souligne Hubert Godard,

[l]a marionnette serait en quelque sorte porteuse d’un signe pur, tout simplement parce qu’elle n’a pas à gérer son propre poids : du fait qu’elle est suspendue par le haut du corps au lieu de reposer sur le sol, ses segments corporels obéissent à la stricte loi de la mécanique. Quelle que soit la façon dont on projette la marionnette dans l’espace, la trajectoire que décrivent ses membres autour du centre de gravité en est une parabole parfaite. Au contraire de l’homme, la marionnette n’est pas en proie à cette hésitation de l’affectivité qui crée une distance entre le centre de gravité et le centre du mouvement, imperfection cinétique générée par l’interférence des affects. C’est dans cet écart entre le centre moteur du mouvement et le centre de gravité, dans cette tension, que réside la charge expressive du geste. Le danseur de Kleist, critiquant le maniérisme de son époque, fait ainsi appel à la radicalité signifiante de la marionnette. Dans ce cas, l’expressivité est du ressort du marionnettiste, qui donne naissance aux élans du centre de gravité, la marionnette étant un interprète lisse qui ne parasite pas ces élans (Godard, 2002 [1995] : 237).

La naissance au plateau : vers un théâtre du sacré

Faire naître une marionnette au plateau ouvre la réflexion vers le rituel sacré et mystérieux que peut constituer la naissance. Cela donne lieu à un « théâtre sacré » (Grotowski, 1993 [1968]) au sens employé par Jerzy Grotowski, qui rejoint par endroits le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud (1989 [1938]) par la mise au centre du corps dans une approche contrôlée de la transe, entre souffle et mouvement notamment, comme le fait Ilka Schönbein dans sa pratique de la danse eurythmique. Telle une bataille originelle, la naissance se crée, dans les exemples étudiés ici, par la danse, les secousses et tremblements du corps qui se métamorphose; elle donne ainsi, par le prisme du plateau et le miroir déformant de notre humanité que constitue la marionnette, un accès à l’énigme inimaginable de la création du vivant, du corps qui s’anime, respire, se met en mouvement.

C’est donc une dimension sacrée de la scène au sens de Grotowski qui émerge à travers les accouchements de l’oeuvre de Schönbein, qui renvoie à notre propre énigme interne envisagée comme un secret universel inviolable. De peu d’éléments au plateau – presque rien –, de la communion énergétique entre les acteur·trices et les spectateur·trices, ensemble dans l’instant, dans cet « écart et [cet] entre » (Jullien, 2012), dans l’espace laissé ouvert, quelque chose naît.

Accoucher de la mort

Un corps qu’on ne reconnaît pas

À l’évidence, l’expression « accoucher de la mort » fait directement référence au Théâtre de la mort (2000 [1977]) de Kantor. Il est question ici d’accoucher du monstre : la marionnette dans Métamorphose, l’animal dans La vieille et la bête, le squelette dans Eh bien, dansez maintenant. La marionnette est positionnée dans le théâtre de Schönbein comme la métaphore d’un corps à l’état abîmé, au-dedans et au-dehors, par exemple dans Eh bien, dansez maintenant, où, dès sa fabrication, elle est pensée dans une perspective squelettique. L’enfant accouché devient alors une projection de la marionnettiste elle-même, la manifestation d’un passé ou d’un futur corporel qu’elle ne reconnaît pas, comme elle le suggère à demi-mot lors de nos discussions (Schönbein, entretien du 22 septembre 2017). Dans La vieille et la bête (dédié à son père, décédé pendant les répétitions), l’âne se fait la manifestation de la mort en devenir de la Petite Vieille : un corps de matière, rigide, indomptable.

C’est toute la transformation de la densité du corps humain à travers le temps qui est racontée par cet enfantement de marionnette. Un corps qui devient de plus en plus matériel, non souple, peu disponible; l’histoire de Grimm raconte que la Petite Vieille accouche d’un âne (un enfant qui ne lui ressemble en rien), et l’adaptation sur scène montre la femme qui vieillit, accouchant d’un corps moulé sur son propre corps, qui lui échappe de plus en plus pour devenir bestial, incontrôlable et raide, à une période où Schönbein sent ses compétences de danseuse s’amenuiser (idem). Il est animal, il sent mauvais, il a des poils… La marionnettiste, enfin, accouche de la matière : elle évacue ce corps qu’elle ne comprend pas pour mieux se compléter d’un corps plastique. L’interprète en scène se transforme en ce corps hybride avec une marionnette greffée, mi-matière mi-chair, mi-humain mi-animal, avec d’autres logiques rythmiques et gravitaires. La physionomie du corps d’un âne n’est pas la même que celle d’un corps humain, ce qui produit chez la danseuse une recherche gestuelle de raideur dans les jambes, de torsion des articulations pour se rapprocher de l’âne et éloigner les rotules humaines… Il y a donc dans La vieille et la bête l’accouchement d’un corps transformé, un corps de marionnettiste qui se réinvente dans sa pratique corporelle par l’acte de manipuler un animal qui fait partie intégrante de son propre corps.

Accoucher de l’inanimé

Eh bien, dansez maintenant donne naissance à l’inanimé, à une petite fille-squelette. Or cette pièce est inspirée de La cigale et la fourmi de Jean de La Fontaine : la cigale arrête de chanter quand l’hiver vient – c’est donc, dès la fable, une histoire de mort, un « théâtre de la mort » comme a pu le proposer Kantor, qui influence largement la pratique de Schönbein. Dès 1975, le dramaturge polonais montre une scène de naissance dans La classe morte ainsi que des objets associés tels un berceau ou un siège d’accouchement, mais qui y sont davantage apparentés à des instruments de torture et de mort que de naissance et de réjouissance. Le cadavre de l’enfance disparue hante la pièce de Kantor : le metteur en scène fait jouer des adultes d’âge mûr portant avec eux·elles ou sur leur dos leur enfant(ce) disparu(e). Cette idée est reprise dans Eh bien, dansez maintenant où la marionnettiste accouche d’une enfant déjà morte. Souvenir d’une enfant qui n’est jamais née, fantasme, rêve, ou image de soi d’une enfant au corps squelettique, le petit squelette de Eh bien, dansez maintenant ressemble de manière troublante à Schönbein, comme toutes ses autres marionnettes. Accoucher de son propre squelette, de son « enfance disparue », permet d’ouvrir vers une image de la mort contenue en soi, où le personnage accouche de ce qui disparaît.

Cet accouchement-ci est celui d’une enfant en lambeaux : momifié, squelettique, le corps marionnettique, exposé, quoique souriant, est abîmé jusqu’à l’os. Comme dans Chair de ma chair – où se trouve une genèse de cette séquence, avec des têtes d’enfants fixées à des dépouilles de vêtements (Jusselle, 2011 : 29) Eh bien, dansez maintenant propose l’accouchement d’une enfant déterrée, déjà morte avant de naître.

« Une beauté de mort[8] » : dire adieu à l’enfance qui s’en va

Dans Chair de ma chair, on entend cette formule sur l’enfantement dans le texte : « Ce sont les maltraités, les abusés, les négligés, les abandonnés, les rejetés, les avortés, les mal-aimés. Ceux qui meurent de faim, d’amour. Ce sont les enfants que nous fûmes. Bannis dans l’obscurité de nos coeurs » (Schönbein, citée dans Jusselle, 2011 : 29). À son tour, Eh bien, dansez maintenant évoque l’inceste. Sans que la pièce soit revendiquée comme autobiographique, c’est aussi l’enfance elle-même de la marionnettiste qui y meurt : elle ne peut accoucher que d’un souvenir détruit, squelettique, renvoyant à l’image d’un corps anorexique, abîmé comme celui de la marionnette. C’est alors une beauté de mort qui surgit sur la scène où le corps détruit est honoré. Comme Gotthold Ephraim Lessing a pu le dire au sujet de la représentation de la douleur par le mouvement, notamment en sculpture et en théâtre, il s’agit ici de chercher à « représenter la beauté la plus grande compatible avec la douleur physique » (Lessing, 2002 : 51; cité dans Borie, 2017 : 61). Les marionnettes accouchées de Schönbein et le mouvement dansé qu’elles engendrent sont la combinaison de cette dualité beauté / douleur relevée par Lessing : les enfants-marionnettes sont autant innocents que caricaturaux et monstrueux, petits et fragiles, aux têtes difformes. L’accouchement, dans ce qu’il a de plus beau et de plus brutal dans Eh bien, dansez maintenant, déforme le corps marionnettique dans une torsion compressive par instants, dilate et allège les bras et les jambes qui semblent s’envoler par d’autres. La petite figure squelettique tombe lentement jusqu’au sol, sans un bruit. Cela dit, dans la suite de la pensée de Lessing, l’absence d’excès dans la violence exprimée par les corps et les matières chez Schönbein crée cette beauté d’une mort enfantée : la douleur et l’amour immenses sont mis en gestes, sans voix. L’objet immobile qui apparaît devient la marionnette en mouvement, chargée des tensions de la douleur de l’enfant né, mort-né ou jamais venu.

Schönbein tient à pleines mains sa douleur matérialisée par les moulages de son corps : une marionnette animée avec les doigts dans Métamorphoses, un âne sur l’avant-bras dans La vieille et la bête, un gant qui glisse entre les jambes dans Eh bien, dansez maintenant. La douleur de la mort lui reste dans les mains. Or, comme le propose Monique Borie, « cette dimension d’une douleur retenue […] ne trouve-t-elle pas son écho dans le théâtre à travers l’évocation par Craig, dans L’Acteur et la Surmarionnette, de la statue sacrée prenant sa douleur dans les paumes de ses mains? » (Borie, 2017 : 62.) N’est-ce pas là toute une histoire du théâtre de marionnettes que nous racontent les gestes d’enfantement de Schönbein?

***

Finalement, chez Schönbein, l’usage de la marionnette fait se superposer apparition et disparition (devant, derrière, depuis le corps), naissance et mort[9] (construction, déconstruction plastique, trajectoire du personnage depuis la dramaturgie). Dans la suite de ce que Sandrine Le Pors appelle le « drame utérin » (Le Pors, 2022 : 132-137), le corps met ici en crise la marionnette en poussant la corporéité dansante jusqu’à son point ultime de fusion avec la matière : le geste dansé s’ouvre vers de nouveaux horizons, racontés par la naissance narrative et plastique. Comme le rappelle Jacques Jusselle, en s’appuyant sur les mots de Tadeusz Kantor, « ces brouillages [entre corps et matière] se traduisent par une série d’interprétations dont la plus conséquente est celle entre l’oeuvre et le vécu, exprimant, comme chez Kantor, la collusion entre une mythologie collective et celle, plus personnelle, intime, d’un individu » (Jusselle, 2011 : 37).

Les scènes d’accouchement présentes dans l’oeuvre de Schönbein, et principalement dans les trois pièces étudiées ici, posent la question suivante : que reste-t-il de la marionnettiste dans ces empreintes de corps, dans ces moulages troublants? Sans réponse, ces formes silencieuses permettent aussi au·à la spectateur·trice de revenir sur lui·elle-même en tentant de cerner cet endroit où l’oeuvre vient le·la troubler au-dedans.