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Fleurs. 2020.

Photographie de Maryse Goudreau.

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Si les contributions qui composent l’ouvrage L’interprétation du réel : théâtres documentaires au Québec s’attachent à tracer « [l]es contours d’un mouvement fondé sur le vivant », en postulant que « l’écriture documentaire se caractérise d’abord par le désir de travailler avec du matériau vivant » (Guay et Thibault, 2019 : 7), force est d’admettre que ce « vivant », tel qu’il est actuellement représenté au Québec, est souvent humain. Et si « la présence sur scène de ceux et celles que l’on a l’habitude de prendre pour objets de discours pour les transformer en véritables sujets de leurs paroles ou de leurs gestes s’avère un trait qui traverse le travail de nombreux créateurs » (ibid. : 15), ces sujets sont rarement les animaux, les végétaux ou les matières (in)organiques qui accèdent de plus en plus, à l’heure du « tournant écologique des scènes contemporaines » (Garcin-Marrou, 2019), au droit de cité ou à la reconnaissance de leur agentivité. Aux côtés de pièces documentaires qui ont récemment tourné notre regard vers des enjeux écologistes, Histoire sociale du béluga (2016a) et La conquête du béluga (2020) de l’artiste gaspésienne Maryse Goudreau impliquent quant à elles le plus-qu’humain dans la coconstruction du sens.

Depuis 2012, Goudreau déploie ses Archives du béluga, un vaste projet hybride où photographie, cinéma, performance et sculpture se croisent de sorte à documenter l’histoire du cétacé pour mieux penser son inscription et ses représentations dans nos imaginaires et nos sociétés. Si l’artiste travaille presque toujours à partir d’archives, elle s’intéresse surtout aux trous qui creusent celles-ci et s’attache à combler les manques découverts en dénichant de nouvelles informations – témoignages verbaux, sons, images, etc. (Goudreau, 2021). En 2014, à Cacouna, des luttes écologistes éclatent pour protéger une pouponnière de bélugas menacée par des forages sous-marins. Goudreau constate que de tels lieux de rassemblement sont largement méconnus : nous savons qu’ils existent, mais nous n’en avons aucun enregistrement (idem). Avec la performance participative Rejouer la pouponnière(étude de mouvement)[1] (2018), puis l’installation immersive Dans le ventre de la baleine[2] (2019), son public plonge au coeur de ces espaces peu fréquentés par l’être humain : il berce des crêtes dorsales sculptées en marbre blanc ou ondule encore au rythme des appels échangés entre les mères et les petits mammifères. Là où la baleine est menacée d’extinction, ses cris et ses grognements, captés par l’hydrophone de l’artiste, donnent à entendre sa survie : « La maternance est l’opposé de la disparition » (idem).

Ses deux textes dramatiques, quant à eux, se présentent respectivement comme des « transcription[s] sélective[s] » (Goudreau, 2016a : 1; 2020 : 5) des procès-verbaux de l’Assemblée législative du Québec[3] (1929-2015) et de la Chambre des communes du Canada (1876-2019). Sont en effet prélevées, triées, coupées puis assemblées des allocutions parlementaires portant sur l’exploitation et l’éventuelle protection des « marsouins blancs » (Goudreau, 2020 : 12). Cet appareil énonciatif, décliné en dialogues, encadré de didascalies et divisé en scènes et en actes donne à lire l’évolution des regards portés sur le cétacé par les parlementaires. Alors que la baleine est l’objet de presque toutes les paroles, sa propre voix paraît largement étouffée par les discours humains qui échafaudent son histoire en même temps qu’ils s’en emparent. Au montage de verbatims se greffent toutefois quelques photographies de Goudreau; certaines sont délicatement insérées dans de fines enveloppes translucides, la pièce de théâtre s’apparentant ainsi au livre d’artiste. Les images de La conquête représentent des bélugas qui, allaitant leurs veaux, survivent malgré les discours qui programment leur destruction[4]. À mon sens, elles s’imposent comme autant d’évents à travers lesquels la baleine peut enfin souffler. Le montage documentaire établit ainsi une coprésence entre les points de vue humain et animal, en instaurant une dynamique où le premier ne l’emporte jamais tout à fait sur le second. Il s’agira d’examiner les maillages de cet entretissage afin d’évaluer comment celui-ci parvient, contrairement aux apparences, à nouer une relation plus sensible que hiérarchisée entre les êtres en présence. Les deux pièces nous invitent à prendre conscience des dangers de l’anthropocentrisme occidental, cette « forme de pensée hégémonique, impérialiste, qui situe l’[être humain] non seulement au centre, mais aussi au-dessus du monde, en position de monarque absolu » (Grandjeat, 2005 : 21). Elles affirment surtout la nécessité d’un vivre-ensemble où il faut désormais se mettre à l’écoute du plus-qu’humain.

À l’heure de la « crise de la sensibilité[5] » à l’égard du vivant, cette écoute doit être comprise en tant qu’« attention » (Morizot, 2020) collective, politique. Il faut en effet « prépar[er] des rencontres qui font entrer les vivants dans l’espace politique de ce qui mérite attention : c’est-à-dire qui appelle qu’on y soit attentif et attentionné » (idem). Or cet espace où il est possible de « refaire connaissance » (idem) avec le plus-qu’humain peut aussi s’aménager dans l’intimité, comme en témoigne Vinciane Despret lorsqu’elle reconnaît, dans Habiter en oiseau (2019), la valeur et l’importance d’un merle dont le chant s’élance vers les autres oiseaux en même temps qu’il la touche. Avec Donna Haraway (2003), Vinciane Despret affirme la nécessité « d’accorder de l’attention » : « Accorder prend ici en charge le double sens de “donner son attention à” et de reconnaître la manière dont d’autres êtres sont porteurs d’attentions. C’est une autre façon de déclarer des importances » (Despret, 2019 : 15; souligné dans le texte). En accueillant les friches et les détours qu’autorise la lecture subjective de l’altérité, je souhaite me rendre « disponible » (Morizot, 2020) au béluga pour mieux l’écouter. Dans le même geste, j’invite ceux et celles qui le voudront à observer comment des oeuvres comme celles de Goudreau déplacent ou renouvellent leurs pratiques attentionnelles. Au fil des rencontres et des déclarations singulières, l’attention deviendra peut-être collectivement et politiquement engagée.

« Lorsqu’on est plus avisé, il faut faire mieux »

Au premier regard, le geste auctorial à l’oeuvre dans Histoire sociale et La conquête me semble verser dans la compilation neutre que Marie-Jeanne Zenetti (2012) relève chez les auteurs romanesques Charles Reznikoff et Alexander Kluge. En dehors des opérations de la « transcription sélective », les allocutions sont retranscrites sans altération, de sorte que « le discours cité – le document – [se] substitue intégralement au discours citant, au point que pratiquement pas un mot […] ne soit le fait de leur [autrice] » (Zenetti, 2012 : 26). J’ai toutefois l’impression qu’« un discours sur le document » (ibid. : 28; souligné dans le texte) se déploie dans les deux pièces, notamment par le biais de certaines didascalies démarcatives. Si les titres de la plupart des scènes sont tirés des allocutions, leur choix est signifiant et insiste sur certains aspects des verbatims. Dans Histoire sociale, par exemple, celui de la scène inaugurale, « Comment combattre le fléau des bélugas (1929) », signale la violence à l’oeuvre dans les procès-verbaux où sont déclinés les moyens de tuer « [l]e plus dangereux braconnier » (Goudreau, 2016a : 6), qu’on accuse à tort d’avoir « disséminé la morue » (ibid. : 8) : encourager la pêche commerciale, exploiter son huile, utiliser la pollution sonore pour l’effrayer. La discussion se conclut avec une intervention de M. Houde, appuyée par des rires : « On pourrait peut-être tenir des assemblées contradictoires » (ibid. : 9). Sont ainsi soulignées les incohérences des derniers échanges et des suivants, où le béluga est à la fois perçu comme un « fléau » (idem) et une mine d’or, un tueur qu’il faut traquer davantage, un animal qu’on doit absolument abattre afin d’enrayer l’extinction des poissons – et, surtout, protéger l’industrie de la pêche. D’autres titres ne sont pas extraits des documents et paraissent ainsi porteurs de commentaires plus explicites : celui du premier acte, « Bombe à retardement », annonce que les conséquences de ces déconsidérations initiales seront destructrices et susceptibles de se déployer sur le temps long. Avec « Bombarder pour contrôler (1929) », les différents sens du verbe « contrôler » sont mobilisés : dans ces passages où il est question d’utiliser des avions et des bombes pour limiter le nombre de bélugas, il s’agit à la fois de surveiller leur population et d’affirmer une forme de maîtrise, de domination. Cette scène, la deuxième du premier acte, est la seule qui contient une didascalie initiale : « Le public casse des biscuits chinois libérant la prédiction suivante : “Cette année, une somme de $5,295.76 sera dépensée par l’État pour l’usage d’un avion et pour l’achat de bombes contre le fléau du béluga” » (idem). En plus de signaler l’escalade exponentielle des moyens entrepris depuis le moment où l’on envisageait de faire peur au béluga avec du bruit, cette « prédiction » qui n’en est pas une – elle vient d’une autre allocution, et la bombe à retardement a déjà explosé – jette un éclairage sombre sur les échanges à venir : jusqu’où sommes-nous allé·es? Dans « Prendre le temps de lire (1993) », M. Picotte reproche à son collègue de s’être présenté à l’Assemblée sans avoir lu les notes qui lui avaient préalablement été fournies. Le député de Masson croyait en effet que le béluga était « un produit nécessairement marin, du domaine de la chair de poisson », et non un mammifère : « C’est tout simplement parler de quelque chose qu’on ne connaît pas » (ibid. : 24). La didascalie démarcative agit à la fois comme un avertissement au lectorat et une invitation à s’informer; la scène rappelle que la connaissance du béluga n’est pas toujours un prérequis pour qui souhaite le détruire. Là où le deuxième acte est parsemé de quelques préoccupations écologistes, le titre du troisième, « Régression », sous-entend que cet élan n’a pas eu la portée souhaitée. Sont d’abord mises de l’avant les promesses non tenues du ministre de l’Environnement David Heurtel dans le dossier de l’oléoduc de TransCanada à Cacouna. S’il affirme, en 2014, qu’il veut « avoir l’ensemble de l’information notamment sur l’impact de ce projet-là sur les bélugas » (ibid. : 36) et sur leur habitat avant d’émettre un certificat d’autorisation à la compagnie pétrolière, les échanges subséquents indiquent rapidement qu’il a manqué à son devoir. Le rapport d’enquête « est clair, il confirme que l’autorisation n’a pas tenu compte du statut précaire du béluga et que le ministre a été fréquemment informé du processus » (ibid. : 44). La scène finale témoigne d’un échec semblable, alors qu’il est cette fois question du déversement des eaux usées montréalaises dans le fleuve Saint-Laurent en 2015 : dans le rapport d’analyse sur lequel s’est basé M. Heurtel, « il n’y a même pas d’évaluation environnementale sur l’impact que cela aura sur le fleuve » (ibid. : 52). Au fil des discours, la baleine apparaît ainsi comme « un animal politique, une simple bosse blanche qui fait perdre de la vitesse à celui qui convoite son territoire » (Goudreau, 2016b : 9), une bosse qu’il vaut mieux ignorer ou aplanir si l’on veut poursuivre la conquête.

Selon Goudreau, la confrontation du passé et du présent engendrée par l’usage des archives décontextualise, donne le vertige (Goudreau, 2021). Mon propre vertige, déjà important après la lecture d’Histoire sociale, devient particulièrement étourdissant à la rencontre des premières allocutions de La conquête, où le béluga est vanté pour son cuir de qualité (1876), confondu avec des requins (1884), surpêché à la dynamite (1894-1903) et convoité pour son huile qui ferait de l’excellente margarine (1948). De même, plusieurs débats apparaissent comme des « anomalies historiques tant ils semblent éloignés de notre réalité » (Roberge Van Der Donckt, 2021 : 121). Comme dans Histoire sociale, la plupart des titres reprennent des mots présents dans les allocutions, mais quelques-uns sont créés de toutes pièces : là où celui de la première scène, « Âge de pierre (1876) », signale la désuétude des propos qui concernent le « poisson » (Goudreau, 2020 : 12) blanc, « Dérapage dans la margarine (1948) » prévient des glissements présents dans les débats à venir. Tout se passe comme si la dramaturge pointait du doigt le caractère aberrant – vertigineux – de ces passages où l’on discute des conséquences de l’exploitation du béluga sur l’industrie laitière. Pour certains, la transformation de son huile en oléomargarine pourrait « concurrencer le beurre au Canada » (ibid. : 24); d’autres semblent plutôt juger qu’une pratique différente favoriserait le progrès dans ce domaine : « je ferais remarquer que la baleine est un mammifère et donne du lait dont on peut probablement fabriquer du beurre, à la condition de mettre la main sur la baleine et la traire » (ibid. : 30). Et les interlocuteurs suivants de soutenir que le cétacé est aussi propre que la vache, puisqu’il « prend son bain quotidien » (idem); il « devrait donc relever du ministre de l’Agriculture! » (Ibid. : 31.) Le « dérapage » le plus flagrant se déploie toutefois dans l’incohérence globale de ces échanges où l’on se demande comment mieux tirer profit des cétacés en même temps qu’il est question d’une entente mondiale visant à prévenir leur chasse abusive. Alors qu’il est initialement établi que « [l]es baleines pourraient disparaître un jour si certains règlements internationaux [ne sont] pas appliqués » (ibid. : 22), on comprend bien qu’il s’agit avant tout de défendre des intérêts économiques : « Je suis heureux de pouvoir dire que cette convention aidera l’industrie de la pêche à la baleine au Canada » (ibid. : 31). Le titre de la huitième scène, « Petite enquête (1949) », souligne ensuite avec sarcasme la facilité toute naïve, presque aveugle, avec laquelle les membres de la Chambre se laissent convaincre qu’il n’y a pas de chasse au béluga commerciale dans la baie d’Hudson. Les discours de la session parlementaire suivante (1951) ne manquent pas, quant à eux, de faire état de la croissance rapide de cette activité en l’espace de quelques années.

Bien que peu nombreuses, les interventions de Goudreau aiguisent mon regard critique, en m’incitant à étendre celui-ci aux autres passages qui, beaucoup plus étendus, semblent dépourvus de tout commentaire. J’adopte ainsi l’une des attitudes de lecture que prévoit Zenetti à la rencontre de textes qui s’inscrivent dans une « logique de répétition » (Zenetti, 2012 : 31), bien décidée à « tenter de reconstituer une interprétation, interprétation manquante mais impliquée par la structure intentionnelle de l’oeuvre » (ibid. : 38). Comme des titres portent à mon attention les aberrations et les dérapages présents dans les allocutions, je remarque que ceux-ci se lisent aussi dans la trajectoire formée par les fragments choisis, dont l’agencement met en lumière d’autres déraillements. La neuvième scène de La conquête m’apprend qu’en 1951, les statistiques concernant la chasse à la baleine n’incluent pas la capture du béluga, puisque « [l]e bélouga [sic] n’est pas une baleine » (Goudreau, 2020 : 36). C’est d’ailleurs cette ignorance – « je commence par demander si le bélouga [sic] est un animal » (ibid. : 37) – qui a fait en sorte qu’on l’a écarté des ententes et des conventions visant à protéger les cétacés. Déjà maigres, les efforts proposés jusqu’ici pour prévenir la disparition de ces derniers paraissent encore moins convaincants. À la question « [les bélugas] [e]xistent-ils en si grand nombre qu’il soit inutile de les protéger par des règlements? », on répond que « les études scientifiques de la commission n’en sont pas encore rendues là » (ibid. : 38). Cette affirmation est suivie d’une photographie qui, représentant un béluga strié de cicatrices dorsales, montre les conséquences de cette déconsidération et, plus largement, le « manque de vision à long terme du spectacle politique » (Goudreau, 2016b : 7) que l’autrice cherche à exposer. À cet effet, des verbatims de 1986 précisent qu’« [i]l y a 100 ans, il y avait 5000 baleines qui vivaient dans le Saint-Laurent; 50 ans plus tard, à cause de la chasse commerciale, il ne reste que la moitié de ce nombre. Aujourd’hui seulement 400 baleines existent dans cet habitat » (Goudreau, 2020 : 46). En 2023, le béluga est toujours menacé d’extinction.

Mon vertige devient encore plus saisissant quand je constate que les « anomalies historiques » perdurent dans le temps; l’accumulation et la congruence des faits rapportés produisent désormais de l’effroi. Si je sens « comme la pente est glissante » (Message, 2014 : 33), je réalise qu’elle est également cyclique. Les atrocités s’additionnent au fil des assemblées parlementaires et « une conception purement mercantile du vivant » (Goudreau, 2016b : 7) se déploie à mesure que les intérêts économiques l’emportent sur la protection du béluga, qu’il faut exploiter ou supprimer afin de protéger l’industrie de la pêche (1929), du lait (1948), du pétrole (2014) ou du tourisme (2018). Dans Histoire sociale comme dans La conquête, les allocutions « deviennent surtout une histoire à révéler, à sortir de l’oubli et à installer à nouveau au coeur d’une histoire collective » (idem). L’exposition de « documents qui sommeilleraient sans cela sous la poussière des archives » (Zenetti, 2012 : 38) montre que l’histoire a tendance à se répéter, de violence en violence. La succession des allocutions m’apprend aussi que les questions de l’exploitation et de la préservation du mammifère marin se sont posées en alternance au cours des derniers siècles : depuis 1876, la première préoccupation l’a régulièrement emporté sur la seconde. La trajectoire des procès-verbaux fait tout de même se profiler une conscience écologique : en témoignent la consternation des député·es devant les décisions du ministre de l’Environnement dans Histoire sociale et l’adoption du projet de loi Free Willy[6] dans La conquête. Même s’il est davantage protégé, le béluga reste en voie de disparition : trouvera-t-on, demain, d’autres façons de le détruire? Les fluctuations du regard qu’on a historiquement porté sur lui, dépoussiérées, laissent peu de place au doute. En fouillant dans notre mémoire culturelle, sociale et politique, l’artiste la réinscrit dans notre imaginaire, fait « ressurgir des morceaux de l’histoire [pour] lutter contre l’oubli et la disparition » (Goudreau, s.d.). Elle entend nous rappeler – ou nous apprendre – les destructions du passé, en sachant qu’elles peuvent informer celles qui sont en cours ou à venir, héritières d’une longue lignée de violences (Goudreau, 2021). Et puisque « [l]orsqu’on est plus avisé, il faut faire mieux » (Goudreau, 2020 : 81), la mise au jour des archives nous invite aussi à briser ce cycle en ne répétant pas nos erreurs plus ou moins récentes : « En évoquant le passé pour aborder des problématiques reliées au présent, je positionne la mémoire comme une arme ou, comme Michel Foucault l’énonce si bien : “[…] si on contrôle la mémoire des gens, on contrôle leur dynamisme” » (Goudreau, 2016b : 5; souligné dans le texte). Goudreau livre les « choses sales » que les discours politiques « proprets » (Message, 2014 : 33) ont permises, à savoir l’exploitation abusive, la déconsidération répétée et l’actuel risque d’extinction du béluga. Il faut maintenant « se ranger du bon côté de l’histoire » (Goudreau, 2020 : 79).

Histoire sociale et La conquête empruntent ainsi la « voie thématique » que relève Julie Sermon dans les pièces de théâtre « sinon documentaires du moins documentées » (Sermon, 2017) qui mettent de l’avant les enjeux environnementaux auxquels notre époque s’affronte :

[L]es artistes de la scène s’emparent de problématiques écologiques (crise climatique, biodiversité, justice environnementale…), tantôt dans une perspective pédagogique (la visée des artistes est d’informer leur audience), tantôt dans une optique plus critique ou militante (dans la lignée des « pièces didactiques » de Brecht ou du « théâtre de l’opprimé » de Boal, il s’agit alors d’inviter les spectateurs à prendre leurs responsabilités et à agir contre le cours du monde tel qu’il va – ou ne va pas)

(idem).

D’autres propositions documentaires québécoises recoupent cette voie en s’attachant notamment à révéler les conséquences de notre croissance économique exponentielle sur la nature. Par exemple, Grains : Monsanto contre Schmeiser (2014) d’Annabel Soutar, J’aime Hydro (2017) de Christine Beaulieu ou Run de lait (2022) de Justin Laramée interrogent la privatisation du vivant, la surexploitation des ressources naturelles et la condition animale. Plus largement, ces oeuvres s’inscrivent dans la littérature « écologiste » telle que la conçoit Yves-Charles Grandjeat, c’est-à-dire qu’elles appellent à « la protection d’espaces et d’espèces » en invitant l’être humain « à cohabiter harmonieusement avec les autres espèces au sein de l’écosystème planétaire » (Grandjeat, 2005 : 20). Les écrivain·es écologistes dénoncent par ailleurs l’anthropocentrisme occidental et les pratiques qui en ont historiquement découlé, à commencer par la dégradation et l’asservissement du plus-qu’humain[7].

Voir « les cétacés comme des égaux »

Si l’anthropocentrisme explique la destruction du béluga, il se lit aussi dans les paroles qui cherchent à le protéger, ce dont témoigne le découpage à l’oeuvre dans les dernières scènes de La conquête : la plupart des allocutions se concluent avec des arguments qui négligent les véritables intérêts de la nature. Les plans d’eau et leurs occupants sont entendus comme un « patrimoine commun » (Goudreau, 2016a : 53) ou un « héritage vivant » (Goudreau, 2020 : 50) pour les Québécois·es et les Canadien·nes, et polluer ces espaces reviendrait à « dilapider un bien qui nous a été confié en tant que gardien[·ne]s de ce grand pays qui est le nôtre » (ibid. : 51). Il s’agit par ailleurs d’un geste « honteux », puisque « [p]rotéger les baleines est dans l’intérêt national » (ibid. : 68). Quand il est question du projet de loi M-154[8] en 2018, les discours se terminent en portant encore à mon attention ce souci tout humain : « Je rêve du jour où je pourrai emmener ma petite-fille sur les eaux de la baie de Fundy, où elle pourra elle aussi tomber amoureuse de l’océan, qui regorgera de petits rorquals, de baleines à bosse et de baleines noires. Les Canadiens et les générations qui nous suivront n’en méritent pas moins » (ibid. : 66). Plus loin, les dernières phrases d’une allocution insistent sur cette idée : « ma collègue a parlé de sa petite-fille. Elle veut que sa petite-fille ait la possibilité de vivre plus tard les mêmes expériences que nous vivons aujourd’hui avec les baleines » (ibid. : 68). Le geste de découpage met en évidence le fait que « la satisfaction des besoins humains » a souvent été posée « comme finalité » (Ponsero et Dabouineau, 2010 : 12) dans le déploiement de notre conscience écologique. D’autres points de suture s’attachent plutôt à souligner « l’évolution naturelle des humains, qui voient désormais les cétacés comme des égaux » (Goudreau, 2020 : 84). Par exemple, les allocutions qui encadrent une brève prise de parole (2018) d’Alexandre Boulerice au sujet de la détresse des prisonnier·ères humain·es concernent toutes deux le projet de loi Free Willy : la première (2018) rapporte les mots de Robert Sopuck, qui s’y oppose en raison de la quantité appréciable de baleines en liberté; la seconde (2018-2019), ceux de Fin Donnelly, qui décrit longuement les souffrances de l’animal élevé en aquarium. Ainsi rapprochées, les expériences des êtres humains et plus-qu’humains encellulés sont posées comme étant équivalentes :

M. Alexandre Boulerice. – Madame la Présidente, j’ai visité des pénitenciers au cours des deux dernières années et j’ai parlé avec des prisonniers. Ils sont extrêmement politisés, et j’ai remarqué que l’environnement était leur plus grande préoccupation. Ils me posaient des questions sur le fleuve Saint-Laurent, sur les changements climatiques, sur l’avenir des bélugas, etc. […] On prend les termes « isolement carcéral » et on appelle cela « unité d’intervention structurée », ce qui est toujours un isolement, ce qui a toujours le même effet sur le prisonnier, ce qui est toujours une forme de punition qui peut être abusive et cruelle qui peut exacerber des problèmes de santé mentale, et qui, après 15 jours, peut être vue par les Nations Unies comme un exemple de torture.

Scène V. Free Willy (2018-2019)

M. Fin Donnelly. – Les recherches scientifiques ont démontré que les cétacés souffrent quand ils sont gardés en captivité

(ibid. : 74-75).

En insérant les propos de Donnelly à la suite de ceux de Boulerice, Goudreau suggère que la claustration des baleines est tout aussi « abusive et cruelle » que celle des êtres humains et qu’elle constitue « un [autre] exemple de torture ». Dans le même geste, elle souligne la déconsidération dont fait preuve Sopuck, qui défend l’idée que Free Willy « est une réaction émotive à un problème qui n’existe tout simplement pas » (ibid. : 72). Elle signale peut-être que « [c]ette absence d’empathie vient du fait que tout ce qui est vaguement naturel à l’exception de nous-mêmes ne peut simplement pas souffrir, supporter notre empathie » (Hope, 2017). Je poursuis ma lecture en pensant, au contraire, que l’expérience du béluga peut tout à fait ressembler à celle d’un être humain; je suis prête à étendre mon empathie à son endroit, à l’instar des citoyen·nes qui, en 2018-2019, « ont pu témoigner [du] comportement très humain [des baleines] en suivant le deuil de la mère [épaulard] J-35 Tahlequah » (Goudreau, 2020 : 77). Bien qu’elle soit utile et importante, cette ouverture n’est-elle pas encore la marque d’un certain anthropocentrisme? S’il paraît impossible d’y échapper complètement, puisqu’on réfléchit, parle et ressent forcément à partir de son corps, de ses perceptions et de son langage humains, j’ai l’impression de reconduire « l’expression d’une volonté hégémonique de ramener l’Autre [animal] à la sphère du Même [humain] » (Grandjeat, 2005 : 28). Pour Grandjeat, ce geste équivaut d’ailleurs à « annuler [le] droit propre à l’existence » (idem) du plus-qu’humain hors du champ de notre désir et de notre point de vue humains[9]. La mise au jour des décisions qui ont permis la destruction du béluga nous incite à « [c]hanger, urgemment, notre rapport au vivant » (Goudreau, s.d.) en ne répétant pas les erreurs du passé. Les allocutions choisies par l’autrice, de même que les effets de découpage et de montage, me suggèrent maintenant d’effectuer un pas de côté – puisque mon retrait complet me paraît impossible – et d’approcher la baleine en tant qu’entité indépendante, différente.

À la fois informatives et critiques, Histoire sociale et La conquête relèvent aussi du théâtre de la « dénonciation de la réalité » (Hamidi-Kim, 2013 : 47) qui, selon Bérénice Hamidi-Kim, se situe dans la poursuite de la pratique de Peter Weiss. Cette filiation se lit déjà dans les techniques du « découpage et du collage » (Weiss, 1968 : 10) mobilisées, la rareté des interventions de l’autrice[10] et le choix d’« un matériau documentaire authentique » (ibid. : 7) – discours et documents politiques, scientifiques, journalistiques, etc. Elle se noue davantage dans la volonté de se ressaisir de ces documents pour les ériger en tant que preuves à partir desquelles dénoncer une réalité construite par les discours dominants et proposer de nouvelles valeurs morales (Hamidi-Kim, 2013 : 49) : « ceux et celles qui utilisent des images du passé afin de réanimer des enjeux, des dilemmes pertinents aux préoccupations du présent bousculent l’idéologie dominante » (Goudreau, 2021). À la suite de Peter Weiss et d’Erwin Piscator, Maryse Goudreau se positionne du côté des opprimé·es et souligne « des contradictions, en dénonçant et en montrant la voie à suivre » :

Les documents [de Weiss et de Piscator] étaient mis en évidence dans les spectacles : ils étaient agencés de manière à contester l’idéologie dominante au profit de la « vérité » des processus historiques et combinaient l’approche réflexive à la technique du « coup de poing » par la mise en tension des éléments, le montage oppositionnel, le choc des modes et des registres

(Kempf et Moguilevskaia, 2013 : 11-12).

Les artistes contemporain·es qui s’inscrivent dans la voie de la dénonciation du réel investissent divers systèmes de référence, par exemple les droits de l’être humain (ibid. : 12). À la manière de Soutar, de Beaulieu ou de Laramée, Goudreau s’intéresse à ceux de la nature et problématise la vision du monde où l’être humain est placé au centre et au sommet des entités (in)organiques avec lesquelles il cohabite. Bien que revendiqué et thématisé, le vivre-ensemble respectueux entre les êtres humains et plus-qu’humains n’est pas souvent transposé dans l’esthétique des pièces documentaires québécoises qui interrogent notre rapport au plus-qu’humain. Les écritures dramatiques et scéniques qui dénoncent les conséquences de l’anthropocentrisme sur l’environnement et ses occupants ne s’attachent pas nécessairement à proposer des dispositifs formels, des « agencements narratifs et sensibles » (Sermon, 2017) où se reflètent, par exemple, la déhiérarchisation et le décentrement que leurs fables mettent de l’avant. Une telle approche serait pourtant à même de contribuer au « remodelage aussi “audacieux” que nécessaire de nos sensibilités » (idem). Dans Run de lait[11] de Justin Laramée, une certaine coprésence avec l’animal s’instaure dans les espaces dramatique et scénique, notamment grâce à des boîtes de son noires et blanches qui représentent symboliquement des vaches. En évoquant la traite, le filage blanc qui relie les haut-parleurs tourne mon regard vers l’exploitation des mammifères bovins. L’accent est toutefois mis sur les discours et les points de vue humains, et si Laramée entend examiner la détresse des producteur·trices de lait, il ne fait qu’effleurer celle des vraies nourricières : « Justin. – […] qui dit chute des prix dit dégradation des conditions de vie, surtout pour ceux qui fournissent le produit. / Florence. – Donc, les vaches! » (Laramée, 2022 : 68.) Et l’auteur de répondre : « Les producteurs laitiers, madame Scanvic, sur le fond vous avez pas tort, mais attendez votre tour » (idem). Alors que Goudreau commente son travail de suture archivistique avec discrétion, un fil rouge autocritique à la portée éthique et esthétique perce avec force le concert des voix entretissées par Laramée. Au rythme des interventions de Florence Scanvic, présidente du conseil d’administration de l’Association végétarienne de Montréal, l’auteur met en relief une trajectoire de « déni » (ibid. : 117) : il fuit ou interrompt les paroles de celle qui lui rappelle la souffrance animale. La porte-voix des vaches et des veaux identifie aussi les angles morts du dramaturge : « Ça fait une heure que tu parles de lait dans ton show et t’as même pas encore parlé de vaches, t’imagines l’ironie » (ibid. : 115). En soulignant l’absence des vaches, l’entrelacement des discours les rend présentes sur la scène de mon esprit. Le manque d’attention à leur égard, pointé du doigt, me fait justement porter attention à elles, de sorte qu’une coprésence avec le plus-qu’humain s’installe aussi au cours de ma réception, comme en filigrane. Au terme de la pièce, des meuglements occupent, seuls, le paysage sonore. Ce langage lancinant, percutant, rompt brutalement avec les dialogues humains qui prenaient jusqu’alors le dessus; les vaches ne sont plus des « objets de discours », mais bien les « véritables sujets de leurs paroles » (Guay et Thibault, 2019 : 15). Le « choc des modes et des registres » créé par le « montage oppositionnel » des voix humaines et plus-qu’humaines agit, pour moi, comme un « coup de poing » (Kempf et Moguilevskaia, 2013 : 12) qui place soudainement les bovins à l’avant-scène de mon plateau mental. Comme Run de lait, Histoire sociale et La conquête aiguisent notre conscience écologique tout en étant fortement axées sur le regard humain. Le mien est cependant ébranlé par les nombreux « coup[s] de poing » assénés par les photographies : chaque image permet aux bélugas de remonter à la surface des mots qui les noient.

Pochettes et photographies de La conquête du béluga. 2020.

Photographies de Maryse Goudreau.

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« [C]réer une nouvelle relation »

Comme certains titres, les didascalies extradiégétiques qui ouvrent les trois actes d’Histoire sociale semblent porter un commentaire. Elles proposent des plateaux où sont installés « un fond en toile portant un paysage au fleuve rouge et rose » (Goudreau, 2016a : 5), « un décor [qui] s’apparente à une grande pièce mi-palais et mi-aquarium », située derrière une « vitre » (ibid. : 11), ou encore une « grande noirceur généralisée » (ibid. : 33), soit autant d’écrans qui, plus ou moins opaques, m’amènent à partager l’un des sentiments de Goudreau :

J’étais traversée par l’impression que chacune de ces apparitions passait par le filtre de l’appropriation humaine – les vitrines d’aquariums, les croisières aux baleines, les ministres et les journaux et que celle-ci me dictait comment regarder une baleine. Mon rapport à l’animal avait dès lors été vécu presqu’uniquement [sic] à distance, placé sous la lorgnette médiatique

(Goudreau, 2016b : 10).

Si je pouvais observer les clichés insérés dans l’un des vingt-cinq exemplaires papier de la première édition, notamment « la glace décorative d’un aquarium, Juno le béluga qui écrase son visage dans la fenêtre » (ibid. : 7), cette impression serait sans doute renforcée. La didascalie initiale, où l’« on découvre une petite scène de théâtre » (Goudreau, 2016a : 5), et les références à l’univers représentationnel qui suivent contribuent toutefois à la susciter puis à la consolider. Ces nouveaux prismes me rappellent que je suis témoin d’un « spectacle politique » (Goudreau, 2016b : 7) susceptible de dénaturer les faits :

Il faut toujours faire attention aux discours de ces gens qui viennent régler le sort du monde, mais généralement le sort de d’autres mondes, pas le sien… hein?

Des voix. – Ha, ha, ha![12]

(Goudreau, 2016a : 31.)

Ces dernières lignes du deuxième acte, placées en tête de page, sont mises en évidence et incitent fortement à « faire attention » au cours de la lecture; les rires des député·es insistent sur l’ironie qui se dégage de ces propos en regard des discours contrôlants et déformants qui les entourent. « Le béluga, qui vit pourtant au coeur du même territoire que moi, m’était aussi lointain qu’un zèbre. J’ai voulu tenter une vraie rencontre avec mon sujet » (Goudreau, 2016b : 10), poursuit Goudreau. Il paraît en effet difficile de comprendre le cétacé sans l’observer dans son habitat naturel, sans nager à ses côtés.

À l’instar de l’immersion proposée par l’installation Le ventre de la baleine, La conquête engage la plongée : pour observer les clichés, il faut ouvrir les enveloppes et manipuler les images. Leur incorporation « provoque une collision et troue la représentation » (Zenetti, 2012 : 29) en déjouant la linéarité habituelle de la lecture : « la photographie semble parasiter ce déroulement continu et inviter à d’autres parcours » (Zenetti, 2016). Au fil des contacts, une rencontre sensible, incarnée, devient possible; celle-ci n’est pas sans rappeler les tête-à-tête de Rejouer la pouponnière. Ces expériences s’apparentent peut-être aussi à celle qu’ont pu vivre, à l’été 2022, les spectateur·trices de la performance documentaire Les saumons de la Mitisipu de Christine Beaulieu : l’artiste « adopt[ait] le point de vue du poisson, de l’oeuf à l’âge adulte » (Beaulieu, citée dans Morin, 2022) et invitait les membres du public à couver de leurs mains des billes représentant de petits oeufs[13]. Une intimité similaire se déploie au toucher des images d’allaitement de La conquête. En plus de renforcer l’impression de proximité avec l’animal, la tendresse qui émane de ces photographies détonne avec la froideur des paroles où il est avant tout envisagé comme une ressource économique qu’il faut exploiter, chasser, dynamiter. Par ailleurs, là où la Chambre des communes est un milieu foncièrement humain, les clichés replacent le béluga dans son habitat naturel. « La présence concrète dans l’oeuvre d’un matériau hétérogène » (Zenetti, 2012 : 28) accentue le contraste et souligne l’altérité du cétacé, qui apparaît comme un corps étranger malgré le rapprochement opéré. Le collage des matériaux permet ainsi de lier, sans les assimiler, les expériences humaine et animale. Comme les vaches qui meuglent seules chez Laramée, la baleine souffle sa différence avec Goudreau; elle a une existence qui lui est propre. Pour Jonathan Skinner, « imaginer des espèces mises en danger est un acte de langage utile », susceptible de conscientiser le lectorat au devenir animal, mais « l’écriture qui décentre assez les configurations habituelles, pour voir qui est en danger, pourrait être plus utile[14] » (Skinner, 2013). Mon empathie à l’égard de la baleine se fait plus critique : j’imagine ses souffrances tout en reconnaissant son altérité (Weil, 2012 : 20); je dois protéger le cétacé en tant que tel, et non en tant que reflet de ma propre personne. L’expérience du béluga semble en effet insaisissable :

Avons-nous protégé le majestueux Saint-Laurent de la pollution? Les bélugas ne sont-ils pas lentement empoisonnés? Qu’en est-il de ce béluga qui a laissé son bébé près d’un bateau pour que les scientifiques puissent voir ses plaies? Dans ce documentaire, les scientifiques croyaient honnêtement que le béluga voulait vraiment qu’ils voient les plaies de son petit. Les animaux savent-ils ce que nous faisons?

(Goudreau, 2020 : 57.)

Une pochette, qui dévoile encore une femelle allaitant son veau, me renvoie ensuite la question : est-ce que je sais ce que font les bélugas? La maternité m’est pourtant familière. Or, replacée dans son contexte animal, donnée à voir sans être comparée à un « comportement très humain » (ibid. : 77), elle apparaît comme étant semblable, mais distincte. Les photographies m’invitent donc à « désanthropologiser » (Garcin-Marrou, 2019) mon regard, à le « décentrer » pour mieux m’« immerger dans une subjectivité étrangère et singulière » (Volpilhac, 2021); j’observe attentivement ce comportement qui est aussi le fait du plus-qu’humain, et qui était d’ailleurs le sien avant d’être le nôtre. Bien que diaphanes, les enveloppes qu’il faut ouvrir pour être témoins de ces scènes intimes offrent une barrière protectrice. Elles agissent à la fois comme des hublots qui me permettent d’aller à la rencontre du cétacé et comme de nouveaux écrans qui signalent que je ne pourrai jamais tout à fait le comprendre. Son point de vue, enfin livré sans passer par le filtre des discours humains – même s’il traverse celui de la lentille, j’y reviendrai –, me fait prendre conscience de la distance qui me sépare de lui et de mon incapacité à déchiffrer son langage. Je m’approche du béluga, je tiens son image entre mes mains, mais quelque chose m’échappe. Les photographies ne sont pas légendées, ce qui accentue leur immanence. Ce manque d’informations m’invite à adopter une autre des postures de lecture décrites par Zenetti et à considérer que si Goudreau ne détaille pas les images montrées, « c’est peut-être que ces documents ne sont pas réellement réductibles à une interprétation, mais qu’en eux quelque chose toujours résiste aux discours qui prétendent les assimiler » (Zenetti, 2012 : 38). La baleine attire et déjoue mon regard en même temps qu’elle esquive les paroles qui tentent de la harponner.

Goudreau estime que la photographie lui « permet d’accéder à un autre registre de formes afin d’affirmer l’existence de ce qui est menacé par la disparition, le déni, l’oubli » (Goudreau, 2016b : 6). Dans La conquête, l’accent est mis sur la perpétuation des bélugas, montrés en train d’allaiter, de boire et de grandir. De cliché en cliché, la pouponnière est encore rejouée, et la baleine survit malgré les décisions qui programment sa destruction. À la fois vivante et exterminée, elle surgit comme un « spectre[15] » : les photographies « induisent une lecture véritablement “hantée” par des images qui “font retour” et se superposent au texte lu pour faire planer sur lui l’ombre des morts » (Zenetti, 2016). Leur effet s’apparente à celui des interventions de Scanvic dans Run de lait : de manipulation en manipulation, elles soulignent, en creux, la fantomisation des bélugas, objets des discours anthropocentrés qui étouffent leur subjectivité animale. En attestant que celle-ci existe, elles projettent le point de vue du mammifère sur l’ensemble des dialogues et le réinscrivent de ce fait en tant que coénonciateur. Chaque photographie m’incite à repenser à ce que je viens de lire et à envisager ce qu’il me reste à apprendre au prisme de ce qu’il aurait à me dire s’il n’était pas aussi souvent asphyxié : « [l]e surgissement des morts à travers la photographie […] se trouve ainsi relayé au niveau de la lecture, où l’image semble en permanence attirer celui qui la regarde vers un au-delà du récit, s’imposer à la mémoire, faire retour, enfin, si bien qu’elle complexifie la temporalité et le parcours de lecture » (idem). Ceux et celles qui ont lu la première version papier d’Histoire sociale ont peut-être vécu une expérience similaire à la rencontre de la photographie de Juno, le béluga en aquarium, ou du fac-similé de Greenpeace, « image-témoin de la présence de baleines aux côtés d’une barge de forage qui sonde brutalement leur territoire et leur environnement sonore » (Goudreau, 2016b : 7). Ces clichés, glissés entre les pages « à la manière de feuilles mortes que l’on fait sécher dans les livres et que l’on oublie » (idem), n’attendaient qu’à être trouvés et déplacés pour multiplier les connexions sensibles et mobiles entre les mots, les images, les baleines et les lecteur·trices. Dans le collage dramaturgique comme dans la réception, peuvent ainsi

se nouer des échanges entre des corps, des matériaux et des états de présence hétérogènes, en faisant advenir des significations et des émotions qui, au lieu de passer par des effets de reconnaissance et d’identification, reposent sur l’attention prêtée à tout ce qui existe et interagit, au-delà et indépendamment des actions, des volontés et des intérêts humains

(Sermon, 2017).

Histoire sociale et La conquête s’inscrivent dès lors aux côtés des pratiques théâtrales « éco-poétique[s] » qui, selon Sermon, « portent une nouvelle attention aux matérialités et aux relations humains-non humains » (idem). Cela dit, alors que ces écritures scéniques et textuelles ne font plus « des décisions et des intérêts humains le moteur de leur dramaturgie » (idem), les pièces de Goudreau restent largement mues par ceux-ci, malgré les photographies qui parviennent à les déjouer. À cet effet, là où les clichés restituent les baleines à leur environnement, force est d’admettre que la captation peut aussi être envisagée comme une « autre forme de capture » (Message, 2014 : 25). Or la capture comme l’anthropocentrisme sont signalés par des didascalies, et les gestes de montage et de découpage révèlent les écueils des décisions et des points de vue humains. De ce fait, les deux pièces relèvent également des écritures « écologiques » telles que les conçoit Grandjeat : tandis que les auteur·trices écologistes affirment l’importance des préoccupations environnementales, les écrivain·es écologiques cherchent à dépasser cette déclaration en inscrivant les principes écologistes à même leurs choix scripturaux; comme « la question de la représentation de la nature […] se pose en même temps que celle de son exploitation » (Grandjeat, 2005 : 20), leur geste d’écriture s’accompagne d’une réflexion éthique afin de ne pas reconduire la domination par le biais des formes esthétiques mobilisées. Ces auteur·trices savent aussi que la représentation du plus-qu’humain doit nécessairement passer par le langage humain : « L’écrivain écologique, qui prend la nature comme objet d’écriture, ne prétend pas pouvoir libérer celle-ci du carcan des représentations humaines, quand bien même tel serait son plus profond désir. C’est dans l’honnêteté de cet aveu, et dans la vérité de ce remords, que se lit le plus justement sa position écologique » (ibid. : 30). Devant cette appropriation inévitable, certain·es artistes font le pari de signaler leurs artifices créatifs en insistant sur le caractère fabriqué, assurément humain, des modes de représentation mobilisés pour rendre compte de la nature (ibid. : 28-30). Il s’agit ainsi de surcoder le geste artistique et ses dispositifs de capture pour les rendre inopérants. À l’instar des clichés qu’observe Zenetti chez Sebald, les images marines de La conquête, en noir et blanc ou filtrées, sont « [t]antôt floues, tantôt à la limite de la sous-exposition, [et] se donnent à lire comme [étant] incertaines et mouvantes » (Zenetti, 2016). Par ailleurs, la matière même des clichés les « désigne immédiatement comme prélèvement[s] » (Zenetti, 2012 : 29). L’incorporation de ce médium ainsi que le traitement qui lui est réservé agissent dès lors comme des « aveu[x] d’artifice » (Grandjeat, 2005 : 21) : tout se passe comme si l’autrice signalait sa capture et ses interventions; les photographies d’aquariums d’Histoire sociale doublent d’ailleurs les lentilles-filets. De même, la transcription des verbatims accentue l’anthropocentrisme dramatique traditionnel, héritier du genre mimétique aristotélicien – « genre qui se fonde exclusivement sur la conduite des actions humaines et leur issue, heureuse ou malheureuse » (Sermon, 2017) –, en indiquant clairement que ce sont les décisions humaines, et plus particulièrement celles du « spectacle politique », qui orchestrent la fable. Malgré son désir de rencontrer la baleine, Goudreau semble admettre qu’elle est incapable de la saisir et de la représenter sans la faire passer par des filtres humains. Dans le même geste, elle m’indique que je peux regarder le béluga sans le percevoir de manière exacte, sans tout à fait le comprendre. Il ne s’agit donc pas « de vouloir présenter une image “vraie” ou “pure” de la nature, image fondée sur l’exclusion (illusoire) de la médiation humaine, mais au contraire, de réinventer et de complexifier les moyens de la représentation » (Blanc, Chartier et Pughe, 2008 : 22-23) en proposant d’autres façons de lire, d’imaginer et de rencontrer l’animal. En reconnaissant la distance qui la sépare de la nature et en insistant sur cet écart, la dramaturge noue « une relation respectueuse, égalitaire avec le monde des non-humains, […] loin des illusions de communion et autre pathetic fallacies sous lesquelles couvent les volontés hégémoniques » (Grandjeat, 2005 : 27-28). L’artiste affiche et conjugue les « filtre[s] de l’appropriation humaine » pour créer autant de nouvelles « lorgnette[s] médiatique[s] » (Goudreau, 2016b : 10) qui me suggèrent que si le rapprochement est nécessaire, la fusion est impossible. En confrontant les allocutions aux photographies, Goudreau met en relief leur incapacité à s’approprier la nature : les harpons humains exploitent la baleine, certes, mais ils ne parviennent pas à confisquer son image et ses sifflements.

***

« Ainsi le texte écologique ne cesse d’exhiber et de critiquer sa propre pratique paradoxale de représentation du monde naturel, invitant le lecteur à méditer sur son propre regard, le fonctionnement de son imaginaire, et sa propre politique de lecture » (Grandjeat, 2005 : 30), soutient Grandjeat. À mon tour, je me demande comment rencontrer la baleine avec respect. Si le montage des allocutions donne aux deux pièces un caractère fortement anthropocentré, un certain retrait se joue dans le geste scriptural de Goudreau. Malgré quelques interventions qui semblent trahir son point de vue, elle se fait discrète afin « de ne pas être l’humain au sommet de tout comme on le fait trop souvent » (Goudreau, 2021). L’artiste pointe du doigt le caractère violent et hiérarchique des relations que l’être humain a historiquement entretenues avec le béluga en même temps qu’elle me suggère la marche à suivre pour aller vers lui, soit celle du décentrement et de l’écoute attentive. J’hésite alors entre deux lectures. En adoptant la posture éthique que je prête à l’autrice, je juge d’abord les écarts humains que les titres soulignent et je tente de déchiffrer ce que signale l’agencement des fragments archivistiques. Je dois « [c]hanger, urgemment, [mon] rapport au vivant » (Goudreau, s.d.). Je réalise ensuite que des pièces du casse-tête m’échappent. Le béluga n’est pas réductible à mon interprétation : je manipule les images, mais je ne peux pas vraiment les saisir, dans tous les sens du terme. Je tends donc l’oreille pour tenter de deviner ce que les bélugas ont à me dire quand ils deviennent enfin les sujets de leurs propres gestes et paroles. Ce pas de côté et cette attention accordée paraissent ultimement nécessaires pour que se tisse une coprésence plus respectueuse entre êtres humains et plus-qu’humains. À la toute fin de La conquête, je trouve enfin les légendes des images. Bien que tardives, elles m’invitent à examiner à nouveau les photographies. Je reprends l’une d’entre elles. J’observe encore cet animal qui, tantôt, me disait simplement qu’il était un béluga. Il me murmure désormais ce titre – cette promesse : La nature vous regarde.

La nature vous regarde. 2020.

Photographie de Maryse Goudreau.

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