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Contextes
Les 18, 19 et 20 novembre 2021 s’est tenu à Montpellier (France) un colloque international en recherche-création : L’atelier en acte(s) : espace de création, création d’espace, organisé par le programme transversal pluridisciplinaire en recherche-création (2021-2025) du laboratoire de recherche RIRRA 21 de l’Université Paul-Valéry[1].
La manifestation scientifique s’est accompagnée, pendant toute une semaine, d’ateliers ouverts à tous publics, notamment étudiants : l’un animé par la chorégraphe Germana Civera, artiste en résidence à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier; l’autre conduit par l’écrivaine et chorégraphe invitée Sabine Macher.
Les enjeux épistémologiques, historiques, méthodologiques et pédagogiques du projet visaient à penser le « commun » de l’atelier, dans la pluralité et la diversité mêmes des pratiques artistiques. C’est pourquoi le programme de la manifestation s’est efforcé de rendre perceptible l’entrecroisement des champs artistiques en associant les disciplines au sein d’une même session, rendant ainsi sensible, grâce à l’extraordinaire fécondité de la notion d’atelier, la convergence des pratiques, des positionnements et des réflexions[2].
Pourquoi avoir choisi de consacrer la première année d’un programme en recherche-création au lieu qui héberge la création? Il nous paraissait tout d’abord opportun, pour des raisons à la fois historiques et sociologiques, de faire le point sur cette réalité essentielle du travail artistique afin de comprendre ce que recouvrait une dénomination spatiale, l’atelier, dont l’étymologie et le fonctionnement métonymique n’avaient cessé d’engendrer des valences sémantiques connexes et néanmoins distinctes : local professionnel d’un·e artisan·e; lieu où des ouvrier·ères exécutent en commun des travaux manuels; local aménagé où travaille un·e artiste; lieu où plusieurs élèves travaillent sous la direction d’un·e artiste (Centre national de ressources textuelles et lexicales, s.d.).
Toutefois, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, l’ère industrielle, en dévaluant l’être humain au profit de la machine, met en quelque sorte fin à l’artisanat, aliénant l’ouvrier·ère en l’assujettissant à des tâches mécaniques et répétitives. Tandis que la compétence technique de la main-d’oeuvre s’organise dans l’objectif d’une performance globale autour de l’établi (Linhart, 1978), l’atelier, en tant que lieu de fabrication et de partage des savoirs, est remplacé par la manufacture et perd sa signification première. Le capitalisme florissant s’approprie la maîtrise de la transmission, celle par laquelle l’ouvrage façonné rassemble tout à la fois le·la maître d’oeuvre et l’apprenti·e (Sennett, 2010 [2008]), et engendre une véritable mutilation. Les philosophes Karl Marx et Simone Weil évoquent l’un comme l’autre dans leurs écrits cette dépossession graduelle que subit l’ouvrier·ère d’usine privé·e d’une continuité essentielle, celle du geste qui allie la pensée à la main et la main à l’outil, du tâtonnement aveugle à la précision du fini.
Du point de vue des arts, on pourrait croire que l’atelier a réchappé de cette logique mercantile. L’atelier des sculpteur·trices et des peintres, tel qu’il a été, par exemple, immortalisé par Frédéric Bazille (L’atelier de Bazille, 1870, Musée d’Orsay), était simultanément le lieu de conception de l’oeuvre (Strasser, 2006) et, faisant office de cénacle, celui de toutes les tractations relatives à son placement et à sa diffusion. Toutefois, selon Daniel Buren, il ne s’agissait là que d’une « sorte de gare de triage » (Buren, 1979)… Seul l’atelier reconstitué du sculpteur Constantin Brâncuși trouve grâce à ses yeux, comme à ceux de Richard Serra qui y ressent « l’évidence d’un processus de travail total où il n’existe pas de séparation (ni d’aliénation) entre lieu de travail et lieu de vie […]. On ne perçoit pas seulement l’engendrement du travail d’invention de Brâncuși, mais aussi le développement d’une méthode de travail » (Serra, 1990 [1975] : 41), confie-t-il.
Or, si les avant-gardes, détournant l’objet de sa fonction ordinaire de bien de consommation, montrent avec le ready-made que, décontextualisé, il peut prendre un tout autre relief, elles révèlent surtout l’art comme activité de réflexion et de mise en forme. Après la Seconde Guerre mondiale, la dématérialisation progressive de l’oeuvre au profit d’un work in progress s’accompagne d’un mouvement hors des lieux consacrés. Les concepts de « site » et de « non-site » ont ainsi été forgés par l’artiste de land art Robert Smithson pour signifier l’écart entre le lieu de production de l’oeuvre – en l’occurrence une intervention à même le paysage – et celui de sa mise en exposition, au musée ou dans une galerie. Il est cependant à noter que c’est souvent dans des lieux industriels, fabriques et arrière-cours abandonnés par les dernier·ères artisan·es que s’installent les créateur·trices américain·es, toujours en quête d’espaces, de préférence vides et sans qualités. L’historienne de l’art Pauline Chevalier (2017) s’est ainsi attachée à reconstituer l’histoire des lofts new-yorkais, montrant dans son ouvrage très documenté que l’arrivée des artistes dans ces délaissés a contribué, en abolissant la frontière entre l’art et la vie, à l’avènement de la postmodernité[3], mais aussi à celui de l’embourgeoisement, transformant le coeur de Manhattan en « the place to be ».
Dans les dernières décennies du XXe siècle, en Europe et au-delà, des friches industrielles sont investies par des communautés revendiquant une libre occupation des sols et une gestion autonome de leurs lieux de création. Les pouvoirs publics suivent, voyant là un moyen de réhabiliter un patrimoine menacé par la ruine, et y apposent de nouvelles étiquettes : nouveaux territoires de l’art, tiers-lieux, fab-labs. Néanmoins, le manque d’espaces consacrés reste encore un enjeu crucial et les artistes en font les frais lorsqu’il·elles n’ont pas les moyens de se fixer. Qu’il s’agisse du studio ou de la salle de répétition, les espaces où déployer un travail restent en effet une denrée rare, et la politique des résidences artistiques semble aujourd’hui davantage basée sur des arrangements provisoires que sur des dispositifs pérennes, ce qui contraint les créateur·trices à se déplacer de lieu en lieu pour mener à terme un projet, comme si l’atelier, devenu nomade, n’avait plus tant besoin d’être fixe que de se déterminer comme une temporalité où mettre ses idées et ses matériaux à l’épreuve. L’atelier s’étant atomisé, il devient multipolaire. On assiste ainsi à un changement de paradigme relatif à la construction progressive de l’oeuvre comme à la constitution de sa valeur. Dès lors que les institutions se mettent au diapason de la recherche-création, sa dimension programmatique prend le pas sur sa réalisation effective : « sortie de chantier » ou « fenêtre sur résidence », en lieu et place d’un résultat, l’artiste est invité·e à dévoiler son processus, à le fragmenter en diverses étapes, à rendre publique une création en cours – ce qui questionne nos représentations de ce qui fait recherche comme de ce qui fait oeuvre. En outre, cette dispersion du travail créateur en une constellation d’espaces n’est pas sans conséquences sur les mécanismes de production et de diffusion.
Le dossier que nous présentons démystifie l’atelier comme refuge, comme « chambre à soi » ou cabane déconnectée loin des « cadrans qui nous réveillent à l’aube » (Filteau-Chiba, 2021 [2018] : 59). Il appréhende un espace sans bords, tout à la fois protégé et exposé, dedans et dehors. Il rend compte de manières d’être au travail, d’une recherche qui se trouve affectée, modifiée par des discontinuités temporelles et spatiales, des contextes et des circonstances. Dans sa topographie, l’atelier contemporain, vu comme un espace en (et de) transformation, s’apparente ainsi à la notion d’écotone, zone de transition entre deux écosystèmes (celui de la création, celui de sa publicisation) où les conditions apparaissent de nature intermédiaire. En cela, nous avons davantage pensé l’atelier comme milieu que comme lieu : en raison d’une nécessaire adaptation de l’atelier à ces nouvelles conditions plus instables, il importe de penser une écologie des pratiques. C’est elle que nous avons tenté de formuler pendant nos discussions comme au fil des contributions qui, chacune, cherchent à appréhender une configuration originale de l’atelier. La réflexion pluridisciplinaire qui alimente le dossier fait en effet le pari que réfléchir à l’espace à bien des égards ambi- et polyvalent qu’est l’atelier permet d’accompagner les déplacements (épistémologiques, terminologiques, méthodologiques, pédagogiques, éthiques, institutionnels, etc.) induits par nos pratiques en recherche-création et, paradoxalement, de les ancrer dans l’espace sans bords / éclaté / virtuel… qui les présuppose et qu’elles autorisent simultanément. Il s’agit donc, dans tous les cas, de (tenter de) nommer l’atelier tout autant que d’explorer ses espaces et d’identifier les différentes modalités qui s’y trament, de l’ébauche jusqu’à l’oeuvre.
Argumentaire
Dans « La poïétique », article de 1971 qui sert d’introduction à Pour une philosophie de la création, René Passeron définit la poïétique comme « la promotion philosophique des sciences de l’art qui se fait », ajoutant que, de ce point de vue, la peinture (nous élargirons ici à la création en général) se comprend comme « un phénomène d’atelier » – à l’inverse de l’esthétique qui la conçoit comme « un phénomène de galerie, de musée, de lieu public » (Passeron, 1989 [1971] : 16; souligné dans le texte).
En continuité avec cet héritage, l’approche pluridisciplinaire qui alimente le dossier entend cependant retourner la proposition du philosophe : il s’agit en effet d’interroger ce phénomène qu’est l’atelier à la lueur de toutes les disciplines auxquelles la recherche-création s’intéresse, l’empan couvert par les études s’attachant plus particulièrement aux arts vivants. C’est donc l’atelier en acte(s) à la croisée des arts qu’interrogent les analyses : en quoi l’atelier (quels qu’en soient les hétéronymes : studio, fabrique, workshop, laboratoire…) participe-t-il de ce que le philosophe Michel Guérin propose sous le néologisme de « topoïétique » (Guérin, 2008)? Car si créer « veut dire : donner lieu (au lieu) » (ibid. : 84), l’atelier constitue alors de façon paradigmatique ce lieu singulier / commun (topos / idios), réel / symbolique, fixe / mouvant… qui donne lieu au lieu de l’oeuvre. Aussi, réfléchir à cette sorte d’« archi-lieu » qu’est l’atelier invite-t-il à considérer que « bien penser (ou penser complètement) la “poïétique” suppose qu’on prenne en charge la considération topique non comme un trait adventice, mais comme un trait essentiel de la poiésis » (ibid. : 83).
On l’aura compris, les enjeux scientifiques qui sous-tendent la réflexion commune sont nombreux. Quatre axes, toutefois, se révèlent essentiels : terminologique, épistémologique, méthodologique et pédagogique. Nous en déplierons brièvement les motivations, qui supportent diversement l’ensemble des études à suivre.
a/ Nommer l’atelier. Atelier, workshop, studio, laboratoire, laboratory / lab, fabrique, factory, manufacture, (arrière-)boutique, loge, cabinet, ouvroir, cénacle, chantier… Nommer l’atelier, cet espace réel autant que symbolique, c’est déjà construire en la supposant une certaine façon d’habiter l’espace de la création, et par là en présager les formes processuelles, les dispositifs, les protocoles : quand l’atelier devient factory, ce n’est pas seulement le terme qui change, mais bien un rapport au créer. Atelier ou laboratoire? L’un est-il soluble dans l’autre? Les termes ne sont pas neutres, en effet, qui, s’ils trahissent souvent la discipline – l’atelier pour le·la plasticien·ne, le studio pour le·la danseur·euse, le plateau pour le·la comédien·ne, le laboratoire pour l’écrivain·e numérique[4], etc. –, manifestent plus subtilement un certain rapport à l’espace symbolique de la (recherche-)création.
b/ Qu’est-ce qui fait atelier? Comment pratiquer, reconnaître et concevoir le « lieu » de l’atelier dans une démarche de recherche-création? Qu’est-ce qui (dé)fait (l’)atelier? Simultanément « chambre à soi » et « lieu commun », à quelles utopies, ou plus exactement, à quelles « hétérotopies » (en termes foucaldiens) donne-t-il figure et, leur donnant lieu, raison d’être? Pratiquer l’atelier fait-il habiter? Qu’en est-il, par exemple, de l’atelier in situ, quand l’oeuvre en train de se faire se greffe sur un environnement qui lui préexiste et qu’elle modifie possiblement? Alors que les accueils en résidences constituent aujourd’hui une donnée majeure de l’économie de la création[5], nous pouvons également nous interroger sur « ce qui fait atelier » dès lors que celui-ci devient portatif et nomade : quelles sont les conditions minimales requises pour qu’un lieu devienne atelier?
c/ Que fait l’atelier? Si, comme le soulignent Owen Chapman et Kim Sawchuk, « la création en tant que recherche [...] implique l’élaboration de projets où la création est nécessaire pour que la recherche puisse émerger[6] » (Chapman et Sawchuk, 2012 : 19), l’espace de la création devient alors lui-même un terrain de recherche et d’exploration – en un mot un lieu de « studiosité » (Dupuy, 2002 : 108). Dès lors, quelle place pouvons-nous accorder à l’atelier comme terrain d’une recherche où la production artistique est nécessaire parce qu’elle témoigne du trajet accompli par le regard introspectif et réflexif du·de la chercheur·euse, tant d’un point de vue théorique que pratique? Dans une dynamique de recherche-création, l’atelier se révèle en effet un lieu de mise à l’épreuve des matières, matériaux, techniques, technologies, procédés, procédures… comme des savoirs théoriques et démarches critiques qui interagissent avec eux : comment construire / concevoir / habiter l’atelier pour qu’il soutienne cette double dynamique? Quels ateliers / studios / plateaux / laboratoires pour quelles créations, et quels outils pour ces lieux de création? L’oeuvre et les processus de création sont-ils influencés par les formes et les conditions de l’atelier? Par conséquent, quelle est la place donnée aux savoirs tacites de l’atelier, que le·la chercheur·euse peut contribuer à expliciter?
d/ Que transmet l’atelier? Terrain de recherche, l’atelier se révèle également (et parfois d’abord) un lieu (réel autant que symbolique) de formation et de transmission : dans cette optique, sont interrogées les méthodologies de transmission et les modalités d’appropriation des savoirs et des savoir-faire qu’il induit, invente et peut-être déconstruit, qu’il s’agisse d’ateliers où la dimension pédagogique se révèle explicite (ateliers d’arts plastiques, d’arts numériques, de pratiques somatiques, de théâtre, d’écriture…) ou d’ateliers dans lesquels la dimension collaborative appelée par le recours à des pratiques et savoirs divers induit nécessairement des processus de transmission et de formation par le transfert des pratiques. Par là, c’est aussi la dynamique collective à l’oeuvre en (par l’) atelier qui interroge les processus de création, dans la tension instaurée entre collaboration, coconstruction, cohabitation et singularité des démarches artistiques / scientifiques.
Lieu d’expérimentation et d’essai où le savoir-faire le dispute au non-savoir assumé, où la cohérence d’une démarche ne craint pas d’accueillir l’hétérogène et d’emprunter la ligne brisée du « zigzag », soit un « chemin qui bifurque » (Lancri, 2006 : 16), l’atelier ne cesse de questionner, de réinventer et peut-être de réenchanter la relation pédagogique, contrainte de modifier ses repères (et d’abord spatiaux : l’atelier n’est pas un amphithéâtre ni ne se cantonne nécessairement à un lieu fixe et connu), de réévaluer ses paradigmes, de réviser ses attendus… Car si l’atelier, espace même du poïétique, est ce lieu qui autorise des processus successifs de transformation et par là interroge sans relâche nos représentations, il transforme aussi ceux et celles qui l’habitent...
Autant de questions que le dossier se propose d’explorer depuis des rives disciplinaires variées. Partant de la question topique, les articles qui le composent, dans un souci de théorisation de la pratique depuis le faire (Ingold, 2017 [2013]), convoquent aussi l’atelier de la pensée comme site d’élaboration des méthodologies de la recherche-création.
Présentation
Ce dossier sélectif spécifiquement conçu pour la revue Percées, principalement axé sur ce qui fait atelier dans les arts vivants, regroupe huit études rédigées à partir de communications significatives du colloque :
Cinq études sur huit relèvent expressément des arts vivants pour s’attacher à l’atelier des dramaturges, des danseuses et danseurs, des musiciennes et musiciens, des scénographes. Sont privilégiées les approches en recherche-création visant à définir ce qui fait de l’atelier un milieu propice aux démarches poïétiques, que cet atelier soit réel ou virtuel.
Les trois autres études, dont l’une a été mise en scène à deux voix (Gwenaëlle Bertrand et Maxime Favard), l’autre performée (Céline Cadaureille) et dont la troisième (Stéphane Ledien) s’attache à la question transversale des résidences d’artistes, investissent diversement les problématiques partagées (l’atelier in situ, déplacé, virtuel…) qui ont motivé les rencontres de Montpellier.
Enfin, dans la section « Documents », Sabine Macher, écrivaine et chorégraphe, livre un témoignage singulier qui restitue avec générosité une expérience d’atelier d’écriture : un atelier où la disposition des corps, organisés en duos, a créé l’espacement nécessaire au surgissement d’un tiers.
Thibault Fayner a mené l’enquête auprès d’auteur·trices dramatiques contemporain·es. Il remet en question l’adage selon lequel pour écrire il faut que l’on se réserve « une chambre à soi ». Car il s’avère que l’atelier, même sis au coeur de l’appartement ou de la maison, voyage de pièce en pièce, du lit à la fenêtre, du bureau à la bibliothèque, débordant vers ses extérieurs : le balcon, le jardin, le café, la rue. Si la retraite monacale est bienvenue pour s’extraire des contingences du quotidien et achever un manuscrit, nombre d’auteur·trices de théâtre écrivent désormais à l’épreuve du plateau, facilitant ainsi le passage du texte à l’incarnation. Au demeurant, il semble qu’à la variété des lieux arpentés par l’écrivain·e dramaturge correspondent différentes phases de l’écriture. Quoi qu’il en soit, l’atelier de l’écrivain·e est par essence portatif. Toujours en mouvement et à l’affût du monde, qu’il·elle noircisse un carnet ou tapote sur le clavier de son téléphone, l’écrivain⋅e se place au carrefour d’une pluralité de routes.
Avec Mattia Scarpulla, l’atelier de l’écrivain⋅e migre vers le studio où le tapis de yoga remplace la table, et le mouvement, la pseudo-immobilité. Danseur et auteur, le chercheur arpente par le biais d’explorations somatiques le chemin de l’écriture, dès lors que la sensation vient démultiplier des potentialités tout à la fois discursives et performatives. À travers cette écoute introspective, l’imagination narrative se débride et les capacités expressives se décuplent, lorsque la déposition des mots sur la page prolonge l’impulsion donnée par le geste dansé.
Artiste-chercheuse, Muriel Piqué situe quant à elle sa pratique de composition chorégraphique dans l’espace du virtuel. En tant que dispositif partitionnel interactif, COMPOSE & DANSE invite l’internaute au surgissement de la danse, en tout lieu et à toute heure. Partant du postulat que chacun·e possède en soi un répertoire de gestes à activer, et qu’il suffit de se dessaisir d’une volonté de maîtrise pour simplement les laisser affleurer, des scenarii qui réveillent des imaginaires de danse sont proposés. L’objectif du protocole est, par le biais d’une guidance, d’induire un processus de découverte du soi créatif qui passe, pour celui ou celle qui veut en faire l’expérience, par une « déprise » de ses préjugés et attendus.
Les musicologues Grazia Giacco et Christine Esclapez avancent, de leur côté, des pistes épistémologiques, théoriques, pratiques et esthétiques pour tenter de localiser l’atelier musical. En effet, si l’atelier en tant que lieu de fabrication et de transmission d’un savoir-faire est souvent associé en musique à d’autres termes – « laboratoire », « groupe », « studio », notamment –, réfléchir à ce qui ferait atelier en musique semble nécessaire aux deux chercheuses qui font l’hypothèse que l’histoire invisible de l’atelier musical est due, en partie, à la nature même de la musique, dont l’existence, a minima, est double. De l’espace mental des compositeur·trices à ceux des interprètes et des auditeur·trices, l’atelier en musique ne peut effectivement occuper un seul lieu, géographiquement et physiquement déterminé. La musique, répercutée par divers points d’écoute, incarne une spatio-temporalité spécifique. Elle induit un éclatement de l’atelier qui, de la partition, se prolonge dans les salles de répétition, dans le ventre des instruments et sous les doigts des interprètes, dans les oreilles et l’imaginaire des auditeur·trices, multipliant les niveaux d’instauration et d’actualisation de l’oeuvre musicale en plusieurs espaces-temps : de l’écriture à l’interprétation, de l’écoute à l’enregistrement.
Pour sa part, Clarence Boulay a interrogé les scénographes Richard Peduzzi, Raymond Sarti et Philippe Quesne sur les différentes étapes de la conception d’un décor, de l’esquisse à la maquette, pour mieux comprendre ce qui fait pour eux atelier. Son étude démontre que pour être habitable, l’architecture muséale ou théâtrale doit permettre de faire dialoguer des données topographiques et symboliques, des signes graphiques et métaphoriques, tels ces oiseaux qui s’échappent des dessins tremblés de Peduzzi pour leur donner semblance de vie. Du plan à la construction en volumes, curieusement, le travail du·de la scénographe consiste principalement à créer du vide, espacement nécessaire à une possible mise en corps et en récit. De fait, comme le souligne Boulay, les scénographes « cherchent à rendre les signes poreux, à la fois ouverts et fermés, présents et absents, pour transmettre non pas un message exact, mais une intention la plus juste possible ».
Gwenaëlle Bertrand et Maxime Favard s’attachent, faisant retour sur leurs expériences à la fois pédagogiques et scientifiques, à l’atelier de l’enseignant·e-chercheur·euse-praticien·ne universitaire en l’envisageant prioritairement comme un milieu dialogique où s’actualisent les savoirs. À partir d’une recherche-pratique interdisciplinaire menée à la croisée du design et des sciences de l’informatique, les deux enseignant·es-chercheur·euses réfléchissent aux relations dialogiques qui entourent, traversent et pénètrent la recherche. Ce sont elles qui échafaudent (l’)atelier, dans la mesure où l’atelier en tant qu’espace architectural est rarement universitaire : l’atelier, à l’université, se fait en effet souvent « sans atelier »… Les auteur·trices se demandent du reste si, de ce simple constat, on serait en droit d’inférer qu’échouer à mettre à disposition des ateliers serait l’aveu, de la part de l’université française, d’une indifférence à ce type de recherche… Pour autant, loin de relater une forme d’échec, leur contribution témoigne, exemples concrets à l’appui, de l’importance, pour la recherche actuelle en contexte universitaire, de ménager des ateliers où la dialogique, prenant le relais de l’atelier absent, l’emporte sur la dialectique dans une perspective inter-polydisciplinaire. En effet, seule cette perspective dialogique semble à même de répondre, dans le cadre d’une recherche-pratique, aux défis épistémologiques et pratiques de notre temps.
Dans sa contribution, réalisée à Montpellier sous la forme d’une conférence performée, la plasticienne Céline Cadaureille évoque de manière prismatique les espaces qu’elle traverse ou qu’elle habite et qui font miroiter les différentes facettes de sa persona d’artiste-enseignante-chercheuse. De l’antre solitaire où elle façonne la terre à l’atelier de pratique plastique comme espace d’expérimentation collectif où s’informer des formes et où les tester, elle se dit constamment remodelée par les lieux. Ce sont eux qui soutiennent la scénographie d’un témoignage en trois actes qui éclaire, dans son ancrage et sa singularité artistique mêmes, les énergies (comme les dissociations) à l’oeuvre en chaque artiste-enseignant·e-chercheur·euse.
Chez l’écrivain et chercheur en création littéraire Stéphane Ledien, si les lieux façonnent pareillement un ethos, ils agissent aussi sur les formes mêmes prises par la création. L’auteur revient sur trois expériences très différentes d’écriture en résidence : l’une au sein d’un atelier d’artistes peintres situé dans une bâtisse ancestrale à Québec, l’autre dans les cabinets d’écriture de la célèbre Maison de la Littérature, la troisième enfin dans la revue numérique Le Crachoir de Flaubert. Ledien analyse dans son étude les liens qui, dans son processus créatif, se sont à chaque fois incidemment tissés entre le sensible et l’imaginaire comme entre le physique et le virtuel, de la présence attentive en des lieux inspirants à l’exploration de l’infinité des possibilités de l’espace numérique, en passant par l’influence des architectures et des ambiances. En chacun de ces lieux, à la fois intériorisés et ressentis comme des espaces d’influence, l’écriture se sera déployée dans un sentiment d’encadrement serein ou constructif et de stimulation sensorielle. Toutefois l’atelier, autrement éclaté qu’il ne l’est en musique, ne finit-il pas par imposer son cadre à l’artiste en résidence, qui court ainsi le risque de la dispersion?
Plus méditatives auront été les parenthèses suspensives que l’écrivaine-chorégraphe Sabine Macher a ménagées en début et en fin de journée, pendant toute la semaine du colloque. À l’abri des murs d’une chapelle désaffectée attenante aux bâtiments de l’université, elle a instauré un temps de retrait silencieux, quoique poreux aux échanges comme aux bruissements de la ville. Il s’agissait de veiller attentivement sur une personne au repos et de se pencher sur un cahier pour y coucher les pensées produites par cette situation. Le script qu’elle partage témoigne de cet état apaisé de conscience qui induit un état d’acuité à ce qui est là et vibre dans l’instant, ou à ce qui cherche à se manifester dans l’entrelacement des réminiscences, des rêveries et des langues. C’est aussi un écrit-palimpseste qui fait trace de ce qu’un simple protocole peut générer en termes d’écritures entrecroisées.
Appendices
Notes
-
[1]
rirra21.www.univ-montp3.fr/fr/axes-de-recherche/programme-transversal
- [2]
-
[3]
On pense ici au film Lives of Performers (1972) d’Yvonne Rainer, qui met en scène la vie et la répétition d’une pièce dans le même espace, un loft sommairement meublé.
-
[4]
Voir Serge Bouchardon (dir.), Un laboratoire de littératures : littérature numérique et Internet (2007); Franco Moretti (dir.), La littérature au laboratoire (2016); Marine Riguet, Faire littérature : genèse d’un laboratoire (2019). Signalons le séminaire Faire art au laboratoire : expérimentation et création organisé en ligne le 17 décembre 2020 par Carolane Sanchez (Université Grenoble-Alpes) et Françoise Chambefort (Université de Franche-Comté), avec Mireille Losco Lena (ENSATT) et Marine Riguet (Université de Reims).
-
[5]
Voir les deux tomes de l’ouvrage Résidence d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles, sous la direction de Carole Bisenius-Penin : « À la recherche d’une cartographie » (2015); « Territoires et publics » (2017).
-
[6]
« In research-creation approaches, the theoretical, technical, and creative aspects of a research project are pursued in tandem ». Cette citation a été traduite par nos soins.
Bibliographie
- BISENIUS-PENIN, Carole (dir.) (2017), Résidence d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles, Nancy, Éditions universitaires de Lorraine, « Questions de communication, série actes », tome 2 (« Territoires et publics »).
- BISENIUS-PENIN, Carole (dir.) (2015), Résidence d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles, Nancy, Éditions universitaires de Lorraine, « Questions de communication, série actes », tome 1 (« À la recherche d’une cartographie »).
- BOUCHARDON, Serge (dir.) (2007), Un laboratoire de littératures : littérature numérique et Internet, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, « Études et recherche ».
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- INGOLD, Tim (2017 [2013]), Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, trad. Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa, Bellevaux, Dehors.
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- LINHART, Robert (1978), L’établi, Paris, Minuit.
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- PASSERON, René (1989 [1971]), « La poïétique », introduction à Pour une philosophie de la création, Paris, Klincksieck, « Collection d’esthétique », p. 11-24.
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