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Une fenêtre dans le noir. Orlando (États-Unis), septembre 2019.

Photographie de KAL VISUALS. https://unsplash.com/photos/z4pQ_aVYOCk

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Après avoir infiltré la représentation scénique, « le cinéma a aussi investi le lieu de l’écriture dramatique », soutient Barbara Métais-Chastanier dans son article « L’“Art” du montage chez Reza » (2006). Si nombre de chercheur·euses ont déjà examiné l’influence du théâtre sur le septième art ou encore la présence croissante de dispositifs cinématographiques sur la scène, Métais-Chastanier constate que très peu de publications savantes s’attachent à déplier la manière dont certains textes dramatiques sont travaillés par l’esthétique filmique (idem). Pourtant, ajoute-t-elle, « une grande partie du théâtre contemporain ne peut se saisir et se comprendre pleinement qu’à la lumière de cet autre langage que propose le cinéma » (idem; souligné dans le texte). Pour ma part, je n’aurais jamais pris le pouls de ce phénomène si je n’avais pas moi-même actualisé des images cinématographiques lors de ma lecture de L’imposture (2009) d’Evelyne de la Chenelière, une pièce qui, à bien des égards, « fait du cinéma » (Santini, 2014a : 1; souligné dans le texte) dans mon espace mental. Dans le présent article, je propose ainsi d’examiner cette expérience singulière et subjective à l’aune de la théorie de la cinéfiction, développée par Sylvano Santini, en appliquant celle-ci au texte dramatique plutôt que narratif[1] :

[L]e concept de « cinéfiction » […] désigne, plus spécifiquement, l’importation de diverses techniques des images cinématographiques dans la littérature narrative contemporaine : les mouvements de caméra, la vitesse des images, les échelles de plan, les effets de montage, etc. Ce concept sert ainsi à indiquer tous les signes qui, dans des descriptions littéraires, incitent le lecteur à recourir à des compétences filmiques pour en comprendre le sens. Pour dire les choses autrement, je tente d’identifier les énoncés linguistiques qui amènent le lecteur à reconnaître l’effet cinéma qui en détermine la signification

(Santini, 2014b : 1-2).

Je tenterai ici de tracer et de préciser les contours de ma propre réception de L’imposture, sans cesse animée d’éléments qui rejouent divers dispositifs cinématographiques, afin de poser un nouveau regard sur cette pièce qui s’inscrit, par ailleurs, dans l’oeuvre d’une dramaturge québécoise somme toute peu étudiée.

Publiée en 2009, L’imposture est la dix-septième pièce d’Evelyne de la Chenelière. La fable gravite autour d’un repas entre ami·es (Ève, Bruno, Élise, Sébastien et Frédéric) qui se déroule en 1989. Ce souper précède la conception de Léo, le fils d’Ève et de Bruno, mais aussi l’accident de voiture qui entraîne la mort d’Élise et de Sébastien. La pièce est également parsemée de fragments d’une émission culturelle tournée en 2009, où un Léo adulte est questionné au sujet de son premier roman, couronné de succès. À la fin, on comprend que ce dernier et son auteur sont en fait une imposture : la véritable autrice n’est autre qu’Ève, qui a donné le manuscrit à son fils, persuadée que celui-ci aurait plus de succès médiatique qu’elle. Si la présence de l’émission culturelle annonce déjà les signes d’un texte dramatique traversé par des images filmiques, plusieurs autres éléments confirmeront cette impression et nourriront ma réflexion.

À la première lecture de L’imposture, l’abondance de termes qui appartiennent au langage cinématographique saute aux yeux. Si des fragments du roman de Léo / Ève sont parfois lus par le comédien qui incarne Léo, ils sont aussi projetés sur un écran, à l’instar des segments de l’émission : « Entrevue de Léo (à l’écran). / Sous les applaudissements et une espèce d’indicatif musical, Léo salue le public et s’installe dans le fauteuil. / Jump cut » (de la Chenelière, 2009 : 13). De nombreux jump cuts[2] et ellipses parsèment en outre l’espace en marge des dialogues. L’examen de ces « tropisme[s] cinématographique[s] » (Vermetten, 2005 : 494), qui dirigent le regard vers l’esthétique filmique, fera alors l’objet des deux premières parties de cet article. Suivra l’étude des traces cinématographiques moins flagrantes qui sont à l’oeuvre dans L’imposture. Plusieurs techniques de montage, sans être explicitement nommées cette fois, semblent en effet assurer le raccordement des scènes à mesure que la pièce se déploie dans un enchevêtrement de moments se produisant avant, pendant et après le souper entre ami·es. Avec l’ubiquité indéniable de l’écran et de la ponctuation filmique, de la Chenelière m’invite constamment à intégrer le cinéma dans ma (re)construction mentale de la pièce.

L’omniprésence de l’écran

Dès la didascalie initiale de L’imposture, l’autrice précise qu’il y aura un écran sur scène : « Pour l’émission culturelle (elle sera tournée, puis projetée sur écran) » (de la Chenelière, 2009 : 11). Si l’univers de la télévision l’emporte ici sur celui du cinéma, l’évocation du tournage, de l’écran et de certaines techniques de montage suggère tout de même la création d’images filmées et en mouvement, ce qui me permet de tenter une analyse cinéfictionnelle de la pièce. D’entrée de jeu, il semble que la directive liminaire ne soit destinée qu’à l’équipe de production du spectacle. Or, les théories de la lecture théâtrale nous apprennent qu’elle est également en mesure de façonner la réception du lectorat. Dans leur article « Les yeux du théâtre : pour une théorie de la lecture dramatique » (2009), Jean de Guardia et Marie Parmentier définissent la « lecture scénique » en tant que régime qui sous-tend l’alternance de deux processus de formation d’images dans l’esprit du lectorat, soit une représentation mentale directe de la fiction et une représentation scénique imaginaire de cette même fiction : « Tantôt je me représente Alceste, tantôt je me représente l’acteur sur scène (jouant Alceste) » (2009 : 139).

Selon de Guardia et Parmentier, le type de processus imageant privilégié au cours de la lecture scénique varie en fonction de l’expérience théâtrale du lectorat et de la mise en livre de la pièce (paratexte, didascalies, illustrations, etc.) (ibid. : 140-143). Ainsi, les indications scéniques qui prennent une forme prescriptive, à l’instar de « elle sera tournée, puis projetée sur écran » (de la Chenelière, 2009 : 11), programment la mise en scène et « rappellent sans cesse au lecteur que le texte qu’il a entre les mains est le support, le point de départ d’une représentation théâtrale effective » (de Guardia et Parmentier, 2009 : 141), favorisant une représentation mentale d’une représentation physique de la pièce. Le lectorat doit reconnaître les rouages du spectacle théâtral pour activer ce processus et habiller la scène qu’il construit dans son esprit : « Notre magasin à accessoires mental et notre outillage scénographique mental (les types de scène dont nous disposons) sont purement d’expérience » (ibid. : 144; souligné dans le texte). Dans L’imposture, je sais qu’il y aura un écran sur scène et j’aurai dès lors tendance à l’intégrer dans ma reconstruction mentale de la représentation scénique de la pièce. La prescription d’une projection, dont l’effet est redoublé par le geste implicite du tournage dans la didascalie, me pousse à aller chercher du côté de mon « magasin à accessoires » cinématographiques et à imaginer l’univers des images filmées. L’écran et le tournage sont à envisager en tant que tropismes cinématographiques qui, selon Audrey Vermetten, amènent « l’attention du lecteur à se tourner vers l’esthétique filmique. Ledit lecteur doit, pour construire une représentation dotée de signification de certains segments romanesques, activer les compétences qu’il met en oeuvre lors du visionnage d’un film » (2005 : 494). Ces tropismes correspondent ainsi à « toutes les allusions directes, les indications, les signes, le vocabulaire qui font penser explicitement au cinéma, comme un titre, le nom d’un acteur, d’une actrice, la reconstitution d’une scène de film, etc. » (Santini, 2014a : 8). Un exemple flagrant apparaît dans la dernière scène de L’imposture : « J’imagine un univers fellinien, en quelque sorte » (de la Chenelière, 2009 : 93). Avec ces mentions aussi explicites de l’écran et du tournage, la didascalie initiale de la pièce propose d’adopter un horizon d’attente cinématographique et installe par le fait même un pacte de communication qui « implique la reconnaissance de ce[s] tropisme[s], dont les manifestations localisées sont mises en évidence par des signaux discrets (ténus mais isolables) » (Vermetten, 2005 : 494). Santini précise également que ce « pacte cinématographique », qui trace une « conduite visuelle » (2014a : 16) axée sur l’esthétique filmique, n’« est conclu [que] lorsque le lecteur a non seulement saisi l’effet que l’aut[trice] voulait produire sur sa conduite de lecture, mais lorsqu’il s’accorde avec ses instructions » (ibid. : 20).

D’entrée de jeu, je pourrais facilement omettre l’injonction initiale de l’autrice et refuser le pacte. Après tout, comme l’avancent de Guardia et Parmentier, la personne qui lit est toujours encline à oublier certains détails énoncés dans les didascalies :

Une didascalie décrivant un élément de décor fixe, si longue soit-elle, ne se maintiendra jamais aussi longtemps que la présence du décor lui-même, puisqu’il faudra bien passer à la retranscription du dialogue. Une fois la didascalie lue, le décor passe immédiatement à l’arrière-plan mental, la lecture établissant ses propres hiérarchies : pour le lecteur, le décor censé entourer la pièce est toujours une mémoire de décor. En revanche, à la représentation, le décor persiste bel et bien, et exerce une pression continue sur la perception et l’interprétation de la scène par le spectateur : il fait contexte. L’arrière-plan mental est un vrai arrière-plan, qui se laisse oublier, tandis que l’arrière-plan physique est rémanent

(2009 : 135; souligné dans le texte).

L’indication liminaire de L’imposture peut ainsi devenir « un souvenir de prédication, chose assez évanescente pour être par moments oubliée – phénomène impossible pour le spectateur qui l’a sous les yeux en permanence » (ibid. : 136). À l’inverse, l’écran est récurrent dans la pièce : avant chaque diffusion d’un fragment de l’entrevue de Léo, une didascalie signale que l’émission est projetée sur scène. La mention « Entrevue de Léo (à l’écran) » apparaît en effet quatorze fois dans le texte et, occasionnellement, à quelques reprises dans la même scène. Tel que mentionné, certains extraits du roman de Léo sont lus par le comédien qui l’incarne alors que des éléments paratextuels du livre sont aussi diffusés à l’écran. La didascalie nominative « ROMAN » est accompagnée à douze moments de la précision « (à l’écran) » et introduit onze scènes sur dix-sept. L’apparition régulière de l’écran, au moins une fois par scène, exerce, pourrait-on dire, « une pression continue sur [ma] perception et [mon] interprétation » (ibid. : 135). Je suis presque obligée de m’accorder avec la prescription initiale de l’autrice et d’accepter le pacte cinématographique : ma représentation mentale de L’imposture sera sans cesse traversée et influencée par des images filmées et projetées, qui fondent ainsi « le régime de visibilité de l’oeuvre, c’est-à-dire l’ensemble des conditions qui organise la perception des éléments fictionnels et qui encadre les possibilités du récit sur le plan de la narration et de la lisibilité » (Santini, 2014a : 19). Le pacte cinématographique sera ensuite consolidé grâce aux nombreuses références explicites aux techniques de montage présentes dans l’énonciation didascalique. Au cinéma, le montage est considéré comme un langage qui « consiste à coller les plans filmés et les éléments de la bande sonore à la suite les uns des autres, dans l’ordre qui a été déterminé par le réalisateur en accord avec le monteur » (Journot, 2006 : 78). Il mobilise des fonctions narrative, syntaxique et ponctuative. La première des fonctions permet de guider la compréhension des spectateur·trices; les deux autres, de structurer l’oeuvre (ibid. : 78-79). Le montage est qualifié d’invisible lorsqu’il masque « la discontinuité spatio-temporelle du récit » (ibid. : 81), par exemple grâce à des effets de fondu entre les plans. Mis au service de la fonction narrative, le montage invisible produit un effet de réel et appartient à l’esthétique de la transparence, édifiée sur « l’effacement des traces du travail du film » et prédominante dans le cinéma classique (ibid. : 23). Le montage est par ailleurs dit « sec » quand il est constitué de coupes franches, ou coupes sèches, qui marquent « le passage d’un plan à un autre sans effet de liaison » (ibid. : 29). Largement employé dans le cinéma moderne, il suscite parfois des effets de « rupture brutale entre deux segments » (idem) et met donc à mal la logique de transparence. Pour reprendre la terminologie deleuzienne, nous sommes témoins du passage du régime de l’« image-mouvement » à celui de l’« image-temps » (1983) : « On assiste alors à la naissance d’un cinéma confronté aux indéterminations du temps plutôt que soumis à l’expression des mouvements rationnels et logiquement fondés » (Beaulieu, 2003 : 176). La pratique du montage sec tient en effet du « cinéma du temps non chronologique » (ibid. : 177) qui parvient à « comprendre l’elliptique et l’inorganisé » (Deleuze, 1983 : 285). Elle a d’ailleurs été systématisée par le cinéaste Jean-Luc Godard, fervent utilisateur du « faux raccord et [de] la saute comme mise à distance de la fiction » (Journot, 2006 : 50). Dans les lignes qui suivent, j’examinerai comment L’imposture reprend ces techniques, et ce, jusqu’à engendrer une distanciation similaire.

Tropismes cinématographiques de montage

Dans la didascalie initiale de la pièce, de la Chenelière précise qu’elle « imagine le traitement du tournage avec des jump cuts, comme des sauts dans la linéarité de l’entrevue » (2009 : 11). Les jump cuts, ou mini-ellipses, sont à considérer en tant que faux raccords, soit des « raccord[s] mal conçu[s] ou mal réalisé[s][3] » (Journot, 2006 : 50). Ceux-ci provoquent un effet de discontinuité qui, lorsque produit de manière volontaire, participe d’une esthétique qui rompt avec la transparence et l’effet de réel recherchés par le montage invisible (idem). Dans L’imposture, beaucoup d’indications font explicitement référence à des jump cuts ou à d’autres procédés de montage et m’encouragent à remplir les attentes de l’autrice, notamment lors de la conversation entre Ève et le jeune homme noir :

ROMAN (à l’écran). Chapitre 11. Le cauchemar de ma mère.
JEUNE HOMME NOIR (à l’écran : il a une bande noire sur les yeux pour cacher son identité et sa voix est trafiquée). – … Tu y donnes un bijou, un parfum, un cellulaire, d’la drogue. T’a gâtes un peu. […]
Jump cut.
Moi je dis, if you gotta be a monkey, be a gorilla. […]
Jump cut.
Toute. J’ai toute faite c’que tu peux imaginer. […]
Freeze frame.
ÈVE (s’adressant à l’image sur l’écran). – Bonjour

(de la Chenelière, 2009 : 76).

La présence de l’écran, mentionnée trois fois, est doublée par l’accumulation de tropismes cinématographiques de montage qui parcourent d’ailleurs l’ensemble de la pièce : l’ellipse revient quatorze fois, le freeze frame[4] est utilisé à trois reprises et le jump cut à sept occasions. Il est intéressant de souligner que les paroles prononcées par le jeune homme lors de ce bref passage sont parmi les seules parsemées de mots anglais. Le reste du texte est plutôt largement écrit en français normatif. Ainsi, l’usage ponctuel de termes anglophones dans l’énonciation didascalique peut surprendre. Les effets de rupture qu’on retrouve dans le montage sec trouvent un certain écho dans l’acte de lecture lui-même, potentiellement modulé par de faux raccords lorsque son rythme et sa régularité se voient ébréchés par l’abondance de didascalies et par l’hétérolinguisme que plusieurs d’entre elles installent.

Des didascalies comme « Jump cut », « Freeze frame » ou « Ellipse » s’apparentent aux didascalies techniques que Michael Issacharoff envisage comme « indications scéniques “illisibles” en raison de leur technicité lexicale, s’adress[a]nt donc exclusivement au régisseur et au metteur en scène » (1985 : 33-34). Celles de L’imposture paraissent quant à elles destinées à une équipe de monteur·euses. Elles ressemblent en effet aux informations consignées dans un document de découpage technique qui traduisent la vision d’un·e réalisateur·trice et ses intentions concernant les images, les axes et les mouvements de la caméra, les plans, les sons, ou encore qui apportent des précisions sur l’assemblage des différents éléments du montage (Journot, 2006 : 32). Plus qu’un simple rappel de ces notes, ces didascalies peuvent également guider la conduite des lecteur·trices qui connaissent ces techniques de montage. Pour ma part, les jump cuts, freeze frames et ellipses tournent mon regard vers le cinéma en faisant explicitement référence à ce dernier. Dans L’imposture, ces tropismes cinématographiques sont presque toujours accolés aux fragments textuels qui seront projetés à l’écran. Je conçois que certain·es n’intégreraient l’esthétique filmique dans leur représentation mentale qu’à la rencontre de ces unités. L’accumulation de ces tropismes se ressent néanmoins tout au long de ma lecture.

Dans son article « Lire les didascalies : une lecture stéréoscopique » (2007), Ève-Marie Rollinat-Levasseur développe le concept de « lecture stéréoscopique » qui désigne la « sensation de relief et de profondeur » affectant le lectorat de théâtre à mesure qu’il découvre l’action dramatique en devant simultanément associer, confronter et ajuster les didascalies et les dialogues (2007 : 92). Cet effet se déploie au rythme de l’apparition de ce que la chercheuse nomme, à la suite de Sanda Golopentia (1994 : 48), des « paliers de remémoration apparents », qui correspondent aux « unités textuelles que fait apparaître la mise en page (fin de réplique, fin d’un rythme d’échange, intervention d’un jeu de scène, fin d’acte ou de scène…) » (Rollinat-Levasseur, 2007 : 89). Une indication de régie, par exemple, fait rupture dans le déroulement de l’action dramatique et des dialogues, puis « offre [au lectorat] un appui pour se projeter mentalement vers le texte qu’il va découvrir » (idem). En effet, cette brèche, marquée sur la page, devient un pivot qui lui « permet […], au moment où il la lit, d’avoir un instant pour clore intellectuellement la scène ou la réplique qu’il vient d’achever et, ce faisant, pour se remémorer celles-ci » (idem).

Dans L’imposture, la plupart des pivots font explicitement référence à l’esthétique filmique. Ils m’invitent à accepter le pacte cinématographique : la stéréolecture réactive sans cesse mon souvenir de ce que j’ai lu et façonne, à l’aune de l’esthétique du montage, mon attente de ce qui va suivre (même les fragments textuels qui ne seront pas projetés à l’écran). La transition entre le prologue et la première scène de la pièce paraît à cet effet révélatrice :

PROLOGUE
En même temps que les invités s’installent à table.
ROMAN (à l’écran est projeté le dos du livre où on peut lire :)
Le roman de ma mère […]
Entrevue de Léo (à l’écran).
Sous les applaudissements et une espèce d’indicatif musical, Léo salue le public et s’installe dans le fauteuil.
Jump cut.
LÉO. – … La quatrième de couverture? Oui, effectivement, on peut dire que ça donne le ton […].
Jump cut.
[…]
On quitte l’entrevue.
Les invités sont installés, et en accéléré on se retrouve au milieu du repas.

PREMIÈRE SCÈNE
Les deux conversations ont lieu en même temps.
ROMAN (à l’écran). Chapitre 1. Ma mère est une femme qui écrit

(de la Chenelière, 2009 : 13-15).

La didascalie liminaire de la première scène indique que les « deux conversations ont lieu en même temps ». Des lecteur·trices qui ont l’expérience du spectacle théâtral et de la mise en scène pourraient facilement et spontanément comprendre qu’on porte ici à leur attention un jeu de double scène, fréquent au théâtre. Deux jump cuts ponctuent la projection de l’entrevue de Léo dans le prologue et m’orientent vers l’esthétique du montage, tout comme le fait l’accélération suggérée. Le passage du prologue à la première scène agit en tant que pivot de remémoration et de projection : je réévalue la scène précédente, marquée par l’abondance de tropismes cinématographiques, ce qui influence ma conduite de lecture à venir. L’esthétique du montage est ravivée dans mon imaginaire et j’envisage la didascalie initiale de la première scène d’une autre façon. Si les « deux conversations ont lieu en même temps », je suis en mesure d’imaginer un split screen, ou encore un effet de fondu enchaîné prolongé[5], dans ma représentation mentale de la scène. À l’instar de certaines didascalies de Bernard-Marie Koltès, cette indication « invite le lecteur à créer un espace mental où les détails se superposent dans une quasi-simultanéité » (Meurée, 2007 : 213). De même, de la Chenelière suggère implicitement une manière de voir axée sur le montage d’images. Cette impression se confirme lorsqu’une autre didascalie précise que les conversations sont synchrones : « Conversation 2 (en même temps que la conversation 1) » (de la Chenelière, 2009 : 16). Or, l’effet de superposition agit aussi en sens inverse. Comme je n’avais pas encore rencontré l’abondance de tropismes cinématographiques, la didascalie liminaire du prologue, soit « En même temps que les invités s’installent à table », n’avait pas initié un travail de montage d’images dans mon esprit. C’est le pivot de remémoration qui s’opère dans le passage du prologue à la première scène qui me permet de saisir cette transition sous l’angle de l’esthétique du montage. J’enregistre dès lors en surimpression les images évoquées par l’extrait du roman, l’entrevue de Léo et celle des invité·es qui s’installent à table. L’esthétique du montage irrigue la pièce à un autre niveau.

La personne qui amalgame des images dans son esprit, qui y intègre un split screen ou un fondu enchaîné, compose une image diagrammatique, que Santini définit comme « un acte de fiction cinétique, un parcours, un tracé entre des images » (2014a : 25). En d’autres mots, à la lecture, j’actualise « la dynamique relationnelle et tensionnelle entre les images » (ibid. : 21) sous la forme d’un montage mental d’où émerge une troisième image; celle où les deux conversations sont superposées. Pour Santini, « cette image est performative au sens où elle [m’]exige […] de [la] reproduire point par point […] en fouillant dans [m]es compétences cinématographiques » (ibid. : 22). L’image diagrammatique, qui permet la juxtaposition de plusieurs images dans mon imaginaire, est provoquée de manière similaire par l’hétérogénéité des niveaux de représentation de la pièce.

Un projet d’écriture fondé sur l’esthétique du montage

Dans L’imposture, l’action dramatique, les extraits de roman et les fragments de l’entrevue de Léo ne cessent de s’intercaler. Après avoir accepté le pacte cinématographique, je reproduis le schéma d’un montage d’images afin d’associer ces différents segments. Si ce travail mental me fait rapprocher des éléments textuels pourtant disparates, il est aussi en mesure de produire du sens. En accolant ces éléments dans mon esprit, je comprends qu’ils se répondent entre eux, comme dans la quatrième scène où s’alternent deux temporalités. Bruno et Ève font l’amour en 1989 tandis que des extraits du roman, vraisemblablement publié en 2009, commentent la conduite sexuelle d’Ève : « Elle suppliait son désir de ne pas l’abandonner […]. Fréquemment, ma mère remplaçait mon père par l’image de Sébastien Leclerc au-dessus d’elle. Sébastien avait un effet immédiat sur son désir » (de la Chenelière, 2009 : 26). Dans le dialogue qui suit, quand Bruno demande à Ève si elle apprécie leurs ébats, celle-ci lui répond : « Non, c’est très bien. Vraiment, c’est très très bien » (ibid. : 28). La cohabitation de ces fragments m’autorise à les comparer et, ultimement, à déduire qu’Ève ment, même si cette information n’est pas suggérée ailleurs dans les dialogues. Sans l’intervention des paroles des personnages, qui font référence à la sexualité d’Ève, l’extrait du roman qui traite de son désir n’aurait pas trouvé de réel ancrage dans le texte : il aurait pour ainsi dire flotté, sans apporter quoi que ce soit au déroulement et à l’interprétation de l’action dramatique. De cette intercalation de passages, et de la confrontation d’informations qui en naît, je dégage un nouveau sens en ayant préalablement fait un travail de montage mental. J’ai alors l’impression d’actualiser la technique du montage parallèle, fondée sur l’alternance de « séries d’images qui n’ont entre elles aucune relation de simultanéité » et « utilisé[e] à des fins souvent rhétoriques de symbolisation, pour créer des effets de comparaison ou de contraste » (Journot, 2006 : 81). Les niveaux dramatiques de la pièce, qui s’inscrivent dans des temps différents mais correspondants, ne cessent de se commenter, de s’enrichir ou encore de se contredire. L’enchaînement entre les scènes semble également influencé par l’esthétique du montage parallèle à mesure que « [l]a pièce est partagée entre plusieurs temporalités qui s’entremêlent » (de la Chenelière, 2009 : 11). Cet enchevêtrement ne suscite pas une surimpression des images qu’il fait surgir, mais indique plutôt que le texte fait coïncider celles-ci dans un mouvement non linéaire, qui rappelle d’ailleurs l’utilisation de flashbacks et de flashforwards[6].

Le régime de l’hétérogène instauré par le rapprochement des niveaux dramatiques est redoublé par l’embrouillage spatio-temporel de la pièce, qui amalgame les époques et les lieux dans une même scène. Force est d’admettre que cette forme éclatée est très fréquente dans les écritures dramatiques contemporaines[7]. Il paraît alors présomptueux de lire systématiquement l’influence du cinéma sur un texte seulement par ce jeu des temps et des espaces. À ce sujet, Métais-Chastanier affirme que cet éclatement ne dévoile pas nécessairement la marque du cinéma :

Ce n’est donc pas tant dans l’étagement du jeu qu’il faut lire l’influence du cinéma – cette dimension étant à rattacher plus spécifiquement à la théâtralité – que dans la façon dont ces niveaux s’enchaînent et se succèdent. C’est le travail de suture qui devient ici lisible et problématique. La pièce est travaillée par des forces contradictoires de dispersion et de réunion. […] Ce flottement dans la composition de la pièce souligne l’intérêt de plus en plus grand porté par la dramaturgie à l’esthétique du montage

(2006).

Plus que l’entremêlement spatio-temporel, c’est donc le « travail de suture » opéré par de la Chenelière qui devient signifiant. Dans la pièce, certains points de suture sont particulièrement intéressants, à commencer par la transition entre les quatrième et cinquième scènes qui révèle les forces contradictoires dont fait état Métais-Chastanier. En effet, la quatrième scène implique une dispute entre Bruno et Ève juste avant que leurs invités arrivent, en 1989, tandis que la cinquième dépeint leur coup de foudre, quelques années plus tôt :

Grand fracas de vaisselle, comme si tout était tombé sur Bruno.
BRUNO. – Tabarnak.
ÈVE (toujours allongée). – Ça va, Bruno? Ça va aller?
On glisse dans la scène suivante. Il s’agit de l’accident de voiture qui a provoqué la rencontre de Bruno et Ève.

CINQUIÈME SCÈNE
Bruno a les mains ensanglantées. Ève saigne de la bouche.
ROMAN (à l’écran). – Chapitre 5. Mes parents se rencontrent.
ÈVE (en criant parce qu’elle est sous le choc). – Ça va aller? Êtes-vous correct?

(de la Chenelière, 2009 : 31-32).

Avec l’indication « On glisse dans la scène suivante », de la Chenelière nous permet d’imaginer l’enchaînement entre les scènes de manière fluide et, par conséquent, d’envisager ces dernières comme étant contiguës dans le temps. Parce que j’ai consenti au pacte cinématographique, je me laisse porter par la géométrie d’un plan séquence, entendue comme une « relation ininterrompue entre des images qui forme[nt] un seul ensemble dynamique » (Santini, 2014a : 23-24). Or, la suite de la didascalie me propose de revenir sur mes pas : « Il s’agit de l’accident de voiture qui a provoqué la rencontre de Bruno et Ève ». Une rupture nette s’introduit dans la linéarité temporelle que le mouvement de glissement entre les deux scènes suggérait pourtant. L’autrice continue de fournir les outils nécessaires pour assurer une certaine impression de cohésion. De part et d’autre du pivot de remémoration et de projection que constitue la fin de la quatrième scène, des similarités autorisent une lecture sans accrochage. D’un point de vue sonore, le cri d’Ève après l’accident de voiture rappelle le bruit de la vaisselle qui tombe sur Bruno pendant la querelle. La bouche et les mains ensanglantées évoquent aussi cet incident. Au niveau des dialogues, les dernières paroles d’Ève dans la quatrième scène sont également ses premières dans la cinquième. Les images se croisent ainsi sans heurt dans mon esprit grâce aux jeux de ressemblances qui atténuent les effets de la discontinuité temporelle. Ma représentation mentale du passage entre les deux événements reprend alors de manière diagrammatique la technique du raccord. Ce dispositif de montage invisible s’accorde avec une esthétique de la transparence qui « définit un cinéma où le travail signifiant, au niveau du cadrage, du montage, du jeu de l’acteur, se fait oublier au profit de l’illusion de réalité » (Journot, 2006 : 119). Les raccords ont pour effet d’estomper les traces du montage, de « masquer [la] discontinuité [en atténuant] les ellipses spatio-temporelles » (ibid. : 27). Le passage de la neuvième à la dixième scène génère aussi un effet de raccord, sonore cette fois, qui accompagne la création d’une image diagrammatique de fondu enchaîné : « C’est vite la panique et tout le monde appelle Justine / DIXIÈME SCÈNE / Sous les cris, Justine est devenue une grande ado de quinze ans » (de la Chenelière, 2009 : 62-63). Ces didascalies qui s’enchaînent prennent encore les traits de celles que l’on retrouve chez Bernard-Marie Koltès et qui, selon Christophe Meurée, sèment « des référents visuels qui passent pour irreprésentables et pourtant indispensables » en combinant « des perceptions dont la saisie simultanée ne peut être obtenue, dans le meilleur des cas, que par des moyens cinématographiques » (2007 : 210). Si la transformation de Justine est difficile à transposer sur scène, le raccord des éclats de voix qui la soutient dans le texte préserve l’illusion de réalité en assurant une transition cohérente lors de ma lecture.

Malgré une certaine volonté d’éclipser la discontinuité spatio-temporelle, Evelyne de la Chenelière ne cesse de pointer du doigt les marques de son « travail de suture », à la manière de Yasmina Reza dans Une pièce espagnole (2004) : « [Cette] pièce tente de dire sa forme mais elle ne fait que souligner la complexité de celle-ci, le caractère hétérogène de sa structure » (Métais-Chastanier, 2006). De la Chenelière insiste par exemple sur le fait que la cinquième scène effectue un retour dans le temps en indiquant à deux reprises que celle-ci appartient au passé des personnages. Un travail similaire pouvait déjà s’observer avec l’abondance de didascalies qui, reprenant les faux raccords du montage sec, signalent constamment qu’il y a du non-dit dans la pièce, des blancs qui ne seront jamais remplis, si ce n’est par l’imagination. Pourquoi l’autrice choisit-elle de dévoiler ainsi son travail de montage et, par le fait même, la complexité et les manques de ce dernier? Selon Métais-Chastanier, le régime de l’hétérogénéité dramatique qui relève de l’esthétique du montage remet en question la production du sens :

Ce que le théâtre interroge à travers cette appropriation du langage cinématographique, c’est sa capacité à transmettre une vérité, un savoir, un point de vue sur l’événement qu’il représente. Ces divers emprunts à la forme cinématographique soulignent, en effet, la difficulté à assigner un sens défini à l’événement représenté au-delà de la diversité des points de vue qui le constituent

(idem).

En insistant sur son propre « travail de suture », de la Chenelière met l’accent sur la difficulté à cerner la vérité. Cette question est d’ailleurs au centre de la thématique de la pièce, qui interroge plus précisément les vérités fabriquées et les impostures du quotidien. La description de l’un de ces faux-semblants évoque même l’univers des images en mouvement. Au début de la neuvième scène, Ève, Bruno et leurs enfants se promènent sur le mont Royal en agissant comme une famille « parfaite », comme celle qu’Ève a toujours désirée sans jamais l’obtenir. Cette famille idéale, qui n’est qu’une façade, est décrite en tant que « photo qui se déplace » (de la Chenelière, 2009 : 58). L’autrice reprend peut-être là « un des grands thèmes classiques de la théorie du cinéma et de la filmologie, à savoir que l’image cinématographique est un espace où apparaît la question du véridique et où les frontières entre le vrai et l’illusion peuvent être facilement brouillées » (Leblanc, 1996 : 71). Un autre point de suture conforte cette impression. À la fin de la onzième scène, de la Chenelière affiche encore une fois la finesse structurelle de sa pièce :

La scène qui suit est le début de la quatorzième scène (la scène du « pacte » entre Ève et Léo). J’aimerais qu’on la voie (ou qu’on l’entende) de l’extérieur de la maison. Donc dans la rue, donc dans le noir, comme une scène qu’on verrait à travers une fenêtre. Du point de vue de la rue. De cette façon, on « pénétrera » dans la scène, dans la maison, quand arrivera la quatorzième scène

(2009 : 69).

Les dialogues qui clôturent la onzième scène sont repris mot pour mot au début de la quatorzième. L’autrice met l’accent sur la répétition de cette partie du texte, sans doute pour marquer l’importance de ce moment charnière. Je perçois également un effet qui se rapproche du changement de cadrage au cinéma, avec lequel « l’espace délimité par la fenêtre de la caméra » (Vallet, 2016 : 56) est modifié. Avec cette didascalie, je conçois dans mon esprit un cadre dont les contours se resserrent lorsqu’il passe d’un plan qui contient la maison à un autre qui révèle l’intérieur de cette dernière, un peu à la manière d’un zoom[8]. Je suis encouragée à me concentrer sur ce moment de transition, et plus particulièrement sur le nouveau champ restreint aménagé par la fenêtre. L’invitation à imaginer l’échange qui suit « comme une scène qu’on verrait à travers une fenêtre » joue sur les apparences possibles que peut prendre cette ouverture et sur les potentialités de celle-ci. Cette didascalie m’enjoint notamment à appréhender la fenêtre comme une surface où des images seront projetées, reflétées. À cet effet, Joseph Danan soutient que la présence d’un écran, aussi bien sur scène que dans le texte dramatique, et de « référence[s] explicite[s] à la problématique de l’image » engage « la question du réel, celle du vrai et du faux » (1999 : 60). En indiquant que les dialogues à venir seront filtrés par l’écran-fenêtre, de la Chenelière les rend symptomatiques d’une vérité embrouillée. L’autrice insiste par ailleurs sur la distance physique installée par cette surface : il n’est possible d’apercevoir la scène que de l’extérieur, à partir de la rue. Je sens qu’il faut aborder la suite avec un pas de recul. Les mots « donc dans le noir » signalent en outre notre ignorance ou le fait de ne pas avoir les idées tout à fait claires. Le nouveau champ, plus étroit, forme également un hors-champ[9] plus large qui correspond à cette rue plongée dans le noir et qui suggère que l’échange se déroulant dans la maison contient une part de non-montré, de non-dit. La quatorzième scène, présentée dès la onzième, débute d’ailleurs avec un clin d’oeil à l’imposture principale de la pièce, soit le fait que Léo n’est pas le véritable auteur du roman :

ROMAN (LÉO). – […] enfin, comme le dit souvent ma mère, pouvons-nous rire de la vanité de notre quête, celle de ne pas mourir tout à fait, de défier le temps avec quelques mots et enfin d’être aimés pour ce que nous ne sommes pas.
Montréal, 13 janvier 2009.
ÈVE. – … Alors?
LÉO. – …
ÈVE. – Tu peux le dire, tu sais, si t’aimes pas mon roman

(de la Chenelière, 2009 : 70).

À ce moment de la pièce, je ne sais pas encore que le texte de Léo est en fait celui d’Ève, mais la proximité entre l’extrait de la fin du roman du fils et la demande de la mère me met déjà la puce à l’oreille. De la Chenelière campe également le mensonge au coeur de L’imposture avec les mots « comme le dit souvent ma mère » et « d’être aimés pour ce que nous ne sommes pas ». À l’instar de la reprise d’une partie des dialogues de la onzième scène au début de la quatorzième, plusieurs passages de la pièce sont répétés, souvent en étant modifiés et sans que leur récupération soit toujours annoncée. Le souper entre ami·es est notamment revisité à quatre occasions, avec de légères altérations ou des ajouts majeurs. Chaque variante fait ainsi émerger de nouvelles informations qui compliquent la saisie d’une vérité univoque quant à l’événement rapporté, surtout lorsqu’elles tiennent davantage du fantasme que de la réalité. Le dernier repas, qui met en scène cet univers plus grand que nature, fellinien, imaginé par l’autrice, correspond en effet « à une sorte d’utopie, qui réunit […] tous les personnages évoqués dans la pièce : les morts qu’[Ève] fait revivre, l’ami perdu qu’elle réinvite, Justine et le jeune homme avec qui elle s’est enfuie, qu’elle fait renaître et devenir de jeunes intellectuels de gauche » (Jacques, 2013 : 84). Cette scène, qui fait se côtoyer les vivant·es et les mort·es, verse ainsi dans la dramaturgie du détour telle que l’envisage Jean-Pierre Sarrazac, c’est-à-dire une pratique formelle et esthétique qui « plutôt […] que [d’opter pour une] promiscuité avec ce qu’on appelle “réalité”, choisit l’écart, le pas de côté » (2004 : 14). À l’image du refus de la transparence et de l’effet de réel défendu par les cinéastes moderne, le détour dramaturgique installe une évocation non mimétique du monde. Il se décline notamment en jeux de rêves, ces procédés qui « morcellent, distordent, redistribuent sans relâche les éléments tirés de ce que nous sommes accoutumés d’appeler “réalité” » (ibid. : 61); il s’incarne dans ce « travail de suture » qui fait s’enchevêtrer diverses strates spatio-temporelles dans la pièce. Si les temps et les espaces s’entremêlent, les personnages ont quant à eux parfois tendance à se fondre les uns dans les autres au rythme du déploiement d’une parole qui se fait parfois migratrice. Par exemple, à la seizième scène, un échange entre Léo et Ève est subséquemment remanié par cette dernière et Bruno : la mère reprend les mots du fils; le père, ceux de la mère. À ce sujet, Hélène Jacques remarque que la limite entre les figures du fils et de la mère est parfois poreuse :

Puisqu’il existe plusieurs Léo – l’auteur que l’on voit à l’écran, le fils qui évolue sur scène avec les autres personnages, le narrateur du roman (c’est-à-dire le fils imaginé par la mère) qui récite des passages du livre –, le jeu de masques opère sur plusieurs plans et brouille la définition du personnage. Sans trop insister, Evelyne de la Chenelière confond davantage les personnages en plaçant dans les bouches d’Ève et de Léo quelques répliques semblables : par exemple, Léo en entrevue, le roman récité par Léo et le roman récité par Ève évoquent de façons à peine différentes l’idée « d’être aimés pour ce que nous ne sommes pas » ([de la Chenelière, 2009 :] 81, 101 et 102). Le fils a grandi dans l’ombre d’une mère qu’il adore, au point d’assumer son rôle d’auteur et de jouer ce qu’il n’est pas – d’être aimé pour ce qu’il n’est pas

(2013 : 76-77).

L’interchangeabilité des scènes et des personnages participe de la possible mise en doute de ce qui est présenté ou énoncé comme vrai et, par la même occasion, alimente « le jeu de masques » dont fait état Jacques. Par ailleurs, selon Ariane Martinez, le dispositif de répétition-variation est à concevoir en tant que ritournelle lorsqu’il devient sériel; il engage dès lors divers effets, notamment énonciatifs :

Par la ritournelle, la progression dramatique ne se fait plus sur le plan de l’action mais sur celui de l’énonciation : reformulations et réagencements accentuent la polysémie des discours, et font de la langue une matière à partager. À force de passer de bouche en bouche, la parole répétée prend une dimension chorale. Malgré la présence des déictiques de personne (« je » et « tu »), l’effet produit est un paradoxal dessaisissement du dire : l’instance locutrice s’estompe en tant qu’entité singulière

(2005 : 48).

Dans L’imposture, ce « dessaisissement du dire » soutient en même temps qu’il irrigue la confusion entre les personnages. La ritournelle complique également ma lecture : elle me donne sans cesse « à entendre les impasses et les bégaiements » (idem) de la fable et des personnages qui la portent, comme autant de faux raccords qui ravivent l’esthétique du montage sec dans mon esprit. Martinez avance aussi que l’intervention de la ritournelle dans les dialogues « a pour effet de développer une temporalité du flux continu (quand les mots sont repris en boucle), ou au contraire du fragment (quand ils reviennent par intervalle) – ces deux temps ayant en commun le refus d’un commencement ou d’une clôture de l’échange » (ibid. : 47-48). À mon sens, l’abondance de répétitions-variations ainsi que le brouillage spatio-temporel qu’elles sous-tendent instaurent un rythme de lecture quelque peu syncopé : j’ai l’impression que la progression dramatique est régulièrement interrompue, manifestement troublée par un ressassement continuel du dire et du faire.

Le « travail de suture » à l’oeuvre dans L’imposture n’est pas sans rappeler la tâche du nouveau cinéma telle que décrite par Gilles Deleuze (1983) et expliquée en ces termes par Alain Beaulieu : « [Elle] ne consiste plus à monter ou à enchaîner des images de manière rationnelle, mais plutôt à montrer la puissance du simulacre en générant des bris d’enchaînements, en faisant naître des faux raccords, en introduisant une disjonction dans l’image audiovisuelle » (2003 : 177; souligné dans le texte). À cet égard, le choix de l’autrice de ne pas traduire certaines techniques de montage en français est sans doute significatif. En plus de produire divers moments de rupture lors de ma lecture, les jump cuts ou les freeze frames évoquent pour moi le langage et l’univers du cinéma anglophone, plus particulièrement la culture hollywoodienne, animée d’une artificialité dans laquelle le personnage de Léo pourrait très bien évoluer, lui qui « est parfait, médiatiquement parlant » (de la Chenelière, 2009 : 11). Pourrait-on alors y voir, un peu comme le fait Beaulieu au sujet des pratiques réflexives de Godard, une « critique de l’impérialisme américain comme vulgaire production d’images marchandes » (2003 : 182)? À tout le moins, on sent que de la Chenelière met à profit l’image et le langage cinématographique pour interroger le brouillage entre le réel et le factice et, qu’à la manière de Godard et des cinéastes modernes, elle opère une mise à distance du premier en faisant apparaître le caractère construit du second : « Il ne s’agit plus de monter pour faire vrai, mais plutôt de montrer le caractère faux et machiné du réel » (ibid. : 177; souligné dans le texte). Par contre, si ma lecture de L’imposture se veut cinéfictionnelle, il ne faut pas oublier que l’univers des images filmées, montées et en mouvement de la pièce répond plus précisément d’une culture de l’écran télévisuel, elle-même empreinte d’une certaine superficialité et d’effets de trucages manifestes :

Léo, lui, est un faux auteur (ou un réel imposteur) qui joue un rôle de composition. Le fait qu’il apparaisse à l’écran, dans une émission de télévision, accentue cette fausseté, dans la mesure où l’image présentée est le fruit d’un travail de découpe et de montage, où on cadre le sujet, privilégie un angle de prise de vue avantageux, où on rejette et choisit les moments diffusés pour projeter une image précise, résultat d’une savante et habile construction. À cette fabrication mensongère est opposée l’authenticité d’Ève, qui souhaite écrire sans céder à l’impératif du paraître médiatique

(Jacques, 2013 : 83).

Consolidant « une critique des contraintes de la visibilité publique à laquelle l’écrivain, de préférence beau, jeune et de sexe masculin, est incité à se plier pour se faire connaître à la télévision et dans la presse grand public[10] » (Ducharme, 2015 : 6), le personnage de Léo représente ainsi une figure auctoriale « fabriquée pour épouser les contraintes du média télévisuel » (ibid. : 76). L’imposture se situe dès lors, plus largement, dans ce « théâtre québécois actuel [qui] semble loin d’avoir perdu sa force de frappe critique » et, plus précisément, dans les « créations récentes qui interrogent, entre autres choses, les rapports individuels et collectifs que nous entretenons avec les industries culturelles de masse » (Lesage et Cyr, 2013 : 29), aux côtés d’une pièce comme Félicité (2007) d’Olivier Choinière. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le culte de l’écran soit ponctuellement jugé avec sévérité dans la pièce : « FRÉDÉRIC. – Filmer. C’est en train de devenir une névrose collective, hein? » (de la Chenelière, 2009 : 41.) Le fétichisme des images (re)construites est finalement désamorcé à la quatorzième scène, quand Ève donne son manuscrit à Léo et que l’imposture médiatique est dévoilée : « ÈVE. – T’as une meilleure personnalité, en plus. T’es vraiment plus sympathique que moi. T’as plus de potentiel à être aimé. Oui, je te regarde, là, t’as un visage médiatique » (ibid. : 79). La didascalie « De cette façon, on “pénétrera” dans la scène, dans la maison, quand arrivera la quatorzième scène » (ibid. : 69) annonçait déjà que les faux-semblants seraient bientôt démantelés. En plus de solliciter une image diagrammatique qui reprend un travelling optique ou un mouvement de caméra vers l’avant (travelling avant), cette didascalie informe que l’écran sera traversé à la quatorzième scène, que l’univers des supercheries sera laissé derrière. De la Chenelière semble alors reprendre, par le biais du théâtre, l’une des prescriptions cinématographiques de Godard lorsqu’elle dénonce « par l’image toute autre image qui chercherait à s’imposer comme universellement juste et véridique » (Beaulieu, 2003 : 183). Ultimement, le déploiement d’un travail d’écriture dramatique nourri par une esthétique du montage assumée et marquée, régulièrement explicite, s’ancre dans une critique plus vaste du trucage, des fausses vérités, des écrans qui nous empêchent de voir ou des masques que nous portons, bref, dans une remise en question des « impostures sur lesquelles nous fondons nos existences » (de la Chenelière, 2009 : quatrième de couverture; souligné dans le texte).

***

Cet article ne saurait, en aucun cas, proposer un examen exhaustif des rapports qui existent entre dramaturgie et cinéma. À partir de l’exemple de L’imposture, il tente plutôt d’évaluer comment la dramaturgie parvient à performer le cinéma pour un·e lecteur·trice, question peu abordée dans les discours s’intéressant à la contamination réciproque qui s’opère entre les deux arts. À mon sens, cette pièce, avec le travail de montage mental qu’elle peut suggérer au lectorat, ne saurait « se saisir et se comprendre pleinement qu’à la lumière de cet autre langage que propose le cinéma », pour reprendre encore les mots de Métais-Chastanier (2006; souligné dans le texte). Comme le soutient la chercheuse, l’influence du cinéma sur l’écriture dramatique serait également à lire (et à analyser) dans une large tranche de la production dramaturgique contemporaine (idem). Il importe cependant de noter que depuis le début des années 2000, les notions d’écran et de film se sont considérablement redéfinies sous l’influence de la télévision et, plus récemment, des espaces numériques. Le déplacement de leurs codes respectifs vers des textes dramatiques publiés il y a peu nécessiterait un examen plus approfondi[11]. À tout le moins, alors que les projections investissent régulièrement le travail de mise en scène, au Québec comme ailleurs, le texte dramatique s’est lui aussi réapproprié les « langages de l’image » :

Le théâtre contemporain, imprégné par les langages de l’image, n’imite ni le cinéma ni la télévision, il invente ses moyens propres ou en redécouvre la puissance pour restituer, le plus souvent invisiblement, la trace que ces langages ont laissée dans le sien et qui trouve sa résonance dans l’autre trace, tout aussi invisible et tout aussi indélébile, imprimée dans l’esprit des spectateurs. Il aurait fallu, pour être plus complet, montrer comment certaines figures appartenant au langage cinématographique, comme le travelling ou le flashback, ont contaminé l’écriture dramatique

(Danan, 1999 : 65-66).

Les théories de la cinéfiction et de la lecture théâtrale permettent, selon moi, d’explorer comment les figures évoquées par Danan peuvent être reproduites, point par point, à la fois dans l’écriture et dans l’esprit des lecteur·trices qui (re)connaissent l’esthétique filmique dans un texte dramatique. Cette étude de L’imposture, effectuée à la lumière de ces approches, témoigne de la pertinence que prend ce croisement conceptuel et entame une réflexion qui demande encore un important travail de défrichage.