Article body

Mille mots, une pièce de Manon St-Jules et une mise en scène d’Hélène Dallaire, avec Félix Hallée-Théoret, Daniel Landry. Sudbury (Canada), 2005.

Photographie de Dan Lalande.

-> See the list of figures

Cet article vise à faire la synthèse des approches privilégiées par le personnel enseignant pour favoriser la création théâtrale d’adolescent·es du secondaire en tenant compte des modèles référentiels qui les sous-tendent. Dans cette période charnière de leur évolution, les jeunes font souvent face à plusieurs défis qui leur demandent de prendre des décisions ayant des incidences à plus long terme, tant sur leur parcours d’études postsecondaires que sur leur carrière. Pour beaucoup, à ce moment de leur existence, se pose la question fondamentale d’« être ou ne pas être ». Émerge alors leur besoin d’affirmation de soi tout à fait naturel dans leur processus d’évolution, mais qui peut s’inscrire en consonance ou en dissonance avec le contexte social dans lequel il·elles grandissent. À la croisée de ces chemins, lorsque le théâtre entre dans leur sphère d’intérêts, certain·es arrivent en classe d’art dramatique / théâtre avec leur témérité, d’autres avec leur timidité, partageant leur désir d’entrer en contact avec ce monde auquel il·elles appartiennent, mais qui les effraie par moments, puisque vieillir n’est pas un gage de confiance en soi.

Dans ce contexte de formation, il y a lieu de se demander quelles sont les approches privilégiées par le personnel enseignant qui installent, dès l’adolescence, un sens d’ouverture à la création théâtrale. Quels sont les modèles conceptuels et théoriques qui soutiennent ces approches? Et parmi elles, quelles sont celles qui motivent les élèves et les portent à assumer un engagement dans l’affirmation d’une singularité ainsi que dans leurs relations interpersonnelles lors de la création théâtrale? C’est en faisant la synthèse de notes réflexives rédigées dans un journal de bord au cours de deux projets de recherche que j’aborde ces questions dans les parties qui suivent. Le premier de ces projets a permis de rencontrer individuellement, en entrevues semi-dirigées, onze enseignant·es d’art dramatique / théâtre dans des écoles secondaires francophones ontariennes (Théberge, 2006a, 2007). Le deuxième projet a donné lieu à un approfondissement du sens que quatre de ces personnes participantes accordent à leur enseignement, à la relation qu’elles instaurent avec les élèves ainsi qu’aux approches qu’elles privilégient (Théberge, 2017). Lors du premier projet, deux d’entre elles étaient au début de leur carrière et enseignaient depuis moins de cinq ans. Quatre possédaient de cinq à quinze ans d’expérience en enseignement et les cinq autres enseignaient depuis plus de quinze ans (Théberge, 2006a, 2006b, 2007). Les quatre personnes participantes du deuxième projet avaient toutes plus de quinze ans d’expérience d’enseignement en art dramatique / théâtre (Théberge, 2017). Quelles que soient leurs expériences, elles affichaient toutes une passion pour le théâtre lors des entrevues, avaient participé à des créations théâtrales avant d’opter pour la profession enseignante et s’investissaient activement dans des manifestations artistiques à l’école.

Considéré comme un « allié incontournable » (Gagnon, Beaudry et Deschenaux, 2019 : 76), le journal de bord permet de tenir compte de notes regroupées en un seul corpus afin de cerner les fondements relatifs aux approches privilégiées qui y sont décrites. D’une part, ces approches confirment l’importance du personnel enseignant en situation de création dans un contexte éducatif. En effet, elles permettent de tisser des liens avec le modèle de la dynamique de création (Gosselin et al., 1998), avec celui des dimensions cognitives, affectives et de la personnalité, ainsi qu’avec des caractéristiques de la créativité (Russ, 1993, 1996; Russ et Fiorelli, 2010). D’autre part, elles contribuent à expliciter ce qui est mis en jeu dans les rôles qu’assume le personnel enseignant lorsqu’il interagit avec des élèves, et font constater à quel point la motivation et l’engagement constituent des fondements essentiels à la création théâtrale. Le journal de bord a servi de document pour retracer ces approches. Son analyse a été effectuée en trois étapes en concordance avec ce que propose Jean-Marie Van der Maren (2004). Il s’agissait tout d’abord d’extraire des notes rédigées des passages pertinents à notre recherche. Par la suite, ces extraits étaient de nouveau analysés sous la lumière des modèles sous-jacents aux approches privilégiées. De l’extraction et de l’examen des données s’est ensuivie une interprétation qui reflète le prisme des diverses stratégies d’enseignement et d’apprentissage préconisées en lien avec les assises conceptuelles et théoriques à l’étude.

Pour faire part de cette interprétation, cet article se divise en cinq parties. La première porte sur les approches qui privilégient un sens d’ouverture à la création théâtrale. La deuxième scrute les fondements du processus de création en réfléchissant aux modèles qui en découlent. La troisième aborde la question de l’engagement dans les relations interpersonnelles et le sentiment d’appartenance. La quatrième continue d’établir un lien entre la motivation et l’engagement en relation avec l’expérience optimale et le sentiment de compétence. La cinquième permet finalement de considérer l’importance de cet engagement dans l’affirmation d’une singularité au regard du sentiment d’autonomie.

Des approches qui favorisent un sens d’ouverture à la création théâtrale

La question de la création théâtrale est liée tant aux personnes qui participent à la création qu’au contexte dans lequel elle a lieu. Imbriqué dans un système sociétal, le lieu de création qu’est l’école n’est pas une entité isolée, mais appartient à un tout orienté par des attentes et des directives ministérielles et scolaires. Tenant compte de cette structure, le personnel enseignant gère tant bien que mal les hauts et les bas de l’effervescence de la gent adolescente dans la mise en oeuvre du processus de création, en dosant et en osant, c’est-à-dire en respectant la culture de l’école où il exerce sa profession tout en y intégrant des nouveautés relatives à des pratiques artistiques actuelles. C’est ainsi que les élèves sont amené·es à prendre la parole, à s’exprimer, à communiquer ouvertement, à négocier les moments où il·elles s’affirment, à entrer en confrontation avec soi et autrui. C’est la classe de la vie. Les jeunes y arrivent sans trop savoir à quoi s’attendre, il·elles y apprennent à se connaître, et en sortent en sachant que seront toujours conservées en mémoire les expériences qui y ont été vécues. C’est un parcours qui n’est pas facile, mais qui les confronte, puis les aide à prendre des risques et à en assumer les conséquences.

Ce parcours, fait de dialogues harmonieux ou de sourds, d’accolades chaleureuses ou de moments de boudage, de frénésie après une représentation ou de pleurs de déception, s’inscrit dans l’apprentissage propre à la création théâtrale. C’est pourquoi les premières approches privilégiées prennent ancrage dans cette chimie communicationnelle qu’il importe d’instaurer puis de consolider afin que de véritables rencontres se produisent sur scène et hors scène. Les activités proposées incarnent diverses formes de mise en contact. Par exemple, les enseignant·es vont, dès le premier cours, suggérer des jeux brise-glace pour que les élèves apprennent à connaître leurs camarades, comme la note suivante, issue du journal de bord, l’indique :

Les enseignantes prennent rapidement conscience, en enseignement en art dramatique / théâtre, que même si les élèves se côtoient dans d’autres cours, les corridors, les autobus ou à la cafétéria, cela ne veut pas dire qu’il·elles se connaissent et échangent vraiment entre eux et elles. Il·elles forment des cliques. Il·elles cristallisent leurs relations, comme nous le faisons dans tous les milieux de la société. Au début, le simple fait de se regarder en silence est difficile. Il·elles ont de la difficulté à se concentrer. Il·elles partent à rire. S’il·elles sont ami·es avec la personne à côté, ça va. Mais si c’est quelqu’un·e qu’il·elles ont catalogué·e comme étant « rejet », il·elles refusent même parfois le contact. Il faut leur rappeler que chacun·e a sa place, que c’est important pour le travail à accomplir, qu’il·elles forment une troupe. Quand il·elles arrivent à établir un rythme commun dans un jeu brise-glace, à respirer ensemble en même temps dans un exercice de détente, là, il·elles sont rendu·es ailleurs

(Théberge, journal de bord, 21 juin 2016).

Ces approches, qui sont choisies en premier lieu, tiennent compte de la nécessité d’explorer des moyens d’entrer en communication. Elles se déclinent donc d’abord selon une gamme d’exercices et de mises en situation qui parviennent peu à peu à favoriser l’expression de chaque élève. Elles comprennent également des improvisations qui provoquent des réactions non réfléchies et qui participent ainsi à laisser émerger des gestes, des pensées et des émotions qui auraient été retenus, voire étouffés dans des circonstances réelles, puisque le jeu offre sa part de fiction en donnant libre cours à l’imaginaire. Certain·es s’en réjouissent et se dévoilent rapidement. D’autres s’en inquiètent et se sentent déstabilisé·es. Idéalement, personne n’éprouve de l’indifférence. Les échanges qui précèdent et suivent cet ensemble d’activités contribuent activement à la mise en abîme de croyances incrustées, car les expériences qui y sont vécues exigent une acceptation des différences et une ouverture à soi et à l’autre que plusieurs n’ont pas connues auparavant. C’est du moins l’un des constats qui ressort de la synthèse de l’ensemble des témoignages consignés dans le journal de bord lors du deuxième projet, lequel nous a permis d’approfondir auprès de quatre enseignant·es le sens accordé à leurs pratiques (Théberge, 2017).

L’incarnation de personnages ajoute aussi d’autres possibilités d’exploration à ces activités, car ceux-ci agissent non seulement tel un filtre qui accorde une distanciation entre ce qu’est l’élève dans sa réalité quotidienne et ce qu’il·elle personnifie, mais aussi comme un prolongement de sa personne sans y correspondre véritablement. De cette manière, les élèves qui participent à la création s’exercent à jouer des protagonistes, des victimes et des prédateur·trices. Il·elles développent un sens d’ouverture en interprétant de diverses manières une même situation. Il·elles sont appelé·es à prendre conscience et à discuter de préjugés, à suspendre tout jugement et, éventuellement, à penser différemment. De la méchanceté à la gentillesse, du sarcasme à la flatterie, de l’arrogance à l’empathie, de l’agressivité à la bienveillance, une panoplie d’émotions se déploie au fil des expériences où les élèves apprennent à nuancer leurs interprétations. En prenant part à ces activités, il·elles s’octroient la permission d’explorer, sachant que le cadre de formation dans lequel il·elles se trouvent les protège de toute récrimination. Par exemple, jouer une scène de violence qui implique un échange de coups est permis, puisque cette interprétation appartient au jeu dramatique. L’agressivité y est exprimée en simulant la violence, sans que personne ne soit blessé. Il n’est donc pas question d’assumer les conséquences d’actes répréhensibles puisqu’aucun n’est réellement perpétré, comme ce serait le cas si la situation advenait dans un contexte réel et impliquait des blessures physiques nécessitant des soins médicaux. Le risque d’aller jusqu’au bout de possibilités d’expression est alors autorisé, voire sollicité, ce qui distingue pour plusieurs la scène théâtrale de ce qui est vécu au quotidien.

Cette entrée en matière dans l’univers d’exercices du jeu théâtral et de la création exacerbe la sensibilité, en appelle à lâcher prise et à accepter de vivre des états de vulnérabilité. Le personnel enseignant met en quelque sorte la table en invitant à aller en profondeur, en ce qui a trait tant au ressenti qu’à la prise de conscience de la signification plurielle des dires et des agissements des personnages à explorer et à interpréter. Il ne s’agit pas d’être en accord ou en désaccord avec eux, mais de comprendre le sens de ce qui est révélé dans des gestes significatifs et des paroles dont la portée se devine au fur et à mesure que se profilent les véritables enjeux mis en scène. Des séances d’autoévaluations et d’évaluations effectuées par le personnel enseignant et par des pairs servent également à décortiquer les rôles attribués à chaque membre qui participe à l’élaboration de la création. Lors de ces évaluations, les enseignant·es font part aux élèves du progrès accompli et leur suggèrent des améliorations à apporter. Dans cette communication qui tend à se rapprocher davantage d’un dialogue que d’un monologue, les élèves sont encouragé·es à faire valoir leurs opinions et leurs préoccupations. Leur donner la possibilité d’exprimer leurs attentes et de prendre la parole compte beaucoup dans ce cadre de formation, car ces échanges contribuent à la qualité relationnelle que le personnel enseignant instaure à la fois dans les moments qui précèdent la création théâtrale et au cours d’elle. L’analyse des entrées du journal de bord permet de remarquer que ces approches prennent appui sur des fondements qui ont été enseignés aux pédagogues lors de leur formation théâtrale et de leur formation à l’enseignement (ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2010a, 2010b) ainsi que pendant leur développement professionnel, soit sous forme d’ateliers ou d’un programme de maîtrise. Comme nous le verrons dans les parties suivantes, ces fondements portent sur la dynamique de création (Gosselin et al., 1998), les dimensions cognitives, affectives et de la personnalité ainsi que les caractéristiques de la créativité (Russ, 1993, 1996; Russ et Fiorelli, 2010), la théorie de l’autodétermination (Deci et Ryan, 2000, 2002, 2012, 2017), le modèle systémique de la créativité, l’expérience optimale et la notion d’engagement (Csikszentmihalyi, 2001, 2005, 2006, 2014a, 2014b, 2014c; Csikszentmihalyi et Schneider, 2000; Neuburger, 2012).

Des modèles référentiels qui appuient des approches privilégiant l’exploration

Pour appuyer les activités relatives à la création théâtrale dans le contexte scolaire, une connaissance intrinsèque du processus de création est requise. À cet effet, le modèle qui sert principalement de référent pour le personnel enseignant rencontré dans la planification d’activités à des fins de création se rapproche du modèle de la dynamique de création (Gosselin et al., 1998). Ce modèle comprend les phases d’ouverture, d’action productive et de séparation, qui sont respectivement dynamisées par les mouvements d’inspiration, d’élaboration et de distanciation. Ces phases et ces mouvements sont itératifs et la fin du processus engendre le début d’un autre. Par exemple, la phase de distanciation et le mouvement de séparation, coïncidant avec la représentation du spectacle, impliquent qu’un autre cycle va éventuellement commencer par la phase d’ouverture et le mouvement d’inspiration. Bien connu dans les contextes scolaires québécois et dans d’autres provinces canadiennes, ce modèle propose des repères qui balisent le parcours de la création artistique de manière à appuyer la planification d’activités susceptibles de faire émerger des idées ou de concourir à l’élaboration de celles-ci.

Les approches privilégiées tiennent également compte des dimensions affectives liées à la créativité et mises en jeu lors de la production théâtrale en contexte scolaire. Ces propos s’apparentent en ce sens au modèle de Sandra Russ (1993) qui, accordant une place prépondérante aux états émotifs, identifie trois dimensions intrinsèques à la créativité : la dimension cognitive, la dimension affective et la dimension de la personnalité. C’est pourquoi il importe d’en parler en lien avec les approches privilégiées recensées. Par exemple, selon Russ (1996), l’habileté à transformer l’information est facilitée si une personne explore une variété d’émotions dont elle se souvient par la suite. Elle pourra dorénavant y faire référence et s’en servir lors de situations imprévues pour mieux faire face aux problèmes et y trouver des solutions. Cette particularité est également présente dans la création théâtrale, où la mémoire d’états affectifs est mise à contribution dans l’interprétation de personnages.

Le modèle de Russ (1993 : 10) permet également d’apparenter les cinq processus affectifs suivants, que la chercheuse attribue à la pensée créative : 1) l’aptitude de penser et de communiquer un contenu affectif en termes d’images et de métaphores; 2) l’ouverture aux affects et une aptitude à vivre les émotions; 3) l’intégration cognitive de la signification d’un matériau affectif; 4) le plaisir dans le défi; et 5) le plaisir dans la résolution de problèmes. Par exemple, si une improvisation met en scène deux personnages dont l’amitié est remise en question parce que l’un d’eux a divulgué une information considérée confidentielle ou a agi de manière à séduire la personne aimée de l’autre, la faculté à communiquer un contenu affectif et à vivre l’émotion en elle-même est alors sollicitée. La discussion qui découle de cette scène suscite la compréhension de différentes émotions et les manières dont les personnages conçoivent la situation, puis l’intégration cognitive de ce qu’ils ressentent. L’analyse du conflit entre les personnages contribue à identifier les défis d’interprétation à relever. C’est ce dont fait part la note suivante :

Les enseignant·es savent qu’à l’adolescence, l’intensité avec laquelle les élèves vivent des émotions a une influence sur leurs comportements. Il·elles conçoivent donc leurs approches à partir de situations qui peuvent avoir une signification. Ces situations aident leurs élèves à prendre du recul. Elles leur permettent de comprendre ce qu’il·elles ressentent et de réfléchir aux conséquences qui peuvent advenir s’il·elles se laissent emporter trop rapidement. Elles leur donnent l’occasion de parler de personnages, de les interpréter, d’explorer différentes manières d’interagir, ce qui peut leur servir par la suite lorsqu’il·elles font face à des évènements qui les bouleversent. Ces situations favorisent une intégration cognitive qui s’effectue au fur et à mesure qu’il·elles explorent l’expression d’émotions

(Théberge, journal de bord, 21 avril 2004).

En formation théâtrale, les activités préconisées pour explorer une gamme d’émotions agissent aussi de manière à faire appel à la pensée divergente et à développer le potentiel de transformation de chacun·e, étroitement lié à la façon dont il·elle vit les affects au regard des circonstances qui ont façonné son bagage expérientiel. Ainsi, un même événement peut interpeller des états émotifs différents chez une personne et une autre, selon le sens qui leur est alloué, les expériences auxquelles elles se réfèrent et ce qu’elles ressentent quand elles y sont confrontées. En classe, la traversée de ces états à partir de diverses situations fait partie intégrante de la formation en création. C’est pourquoi il s’avère important d’inclure dans l’enseignement plusieurs approches qui les mettent en jeu.

Selon Russ (1993, 1996), cette mise en relief de ce qui est interprété permet à la personne de remettre en question sa vision des choses et de la renouveler. Cet exercice est d’autant plus important qu’à l’adolescence, les changements physiologiques et psychologiques vécus accentuent le besoin de les exprimer. C’est une période où les plus extraverti·es sont friand·es d’intensité et s’abreuvent de sensations fortes, mais les autres, qui ont tendance au repli sur soi, bénéficient également d’activités qui requièrent l’exploration d’états émotifs. Cette exploration les incite à se révéler et à entrer en contact avec des pairs (Har, 2018).

Dans le même ordre d’idées, Russ (1996) attire notre attention sur les principales caractéristiques de la personnalité en créativité. Elle mentionne, entre autres, l’importance que revêtent la tolérance à l’ambiguïté, l’ouverture à l’expérience, l’indépendance de jugement, les valeurs non conventionnelles, la curiosité, la préférence pour les défis et la complexité, la confiance en soi, la prise de risques et la motivation qui lui est intrinsèque. Ces caractéristiques correspondent à peu de choses près à celles qu’identifient John Dacey et Kathleen Lennon (1998), qui affirment que la tolérance à l’ambiguïté est l’une des caractéristiques les plus influentes dans l’exercice de la créativité. Par exemple, les quatre participant·es du deuxième projet ont mentionné lors des entrevues la nécessité de donner une marge de manoeuvre aux élèves afin de leur laisser le temps de formuler, sans l’aide de quiconque, des réponses à leurs propres questions soulevées en cours de création. Ce temps de réflexion accompagné de discussions contribue, selon les participant·es, à ce que les élèves accueillent davantage l’ambiguïté. Le travail théâtral la sollicite puisqu’il exige que l’élève s’investisse sans nécessairement savoir ce qui résultera de cet engagement. C’est le cas, notamment, lors d’une improvisation où les personnages évoluent au fur et à mesure de l’exercice et où le sens d’une situation peut bifurquer en fonction des interventions des autres interprètes. Les contenus de ces improvisations ne sont pas connus d’avance, ce qui laisse flotter un nombre infini d’éventualités nécessitant un réajustement pour pouvoir suivre la trame du jeu sans nécessairement en contrôler l’orientation, puisqu’elle se déroule spontanément sous les feux de la rampe (Knapp, 2019).

L’ouverture à l’expérience et, par la suite, à l’élaboration de contenus qui seront retenus dans la création est ainsi liée à la tolérance à l’ambiguïté et à cette capacité d’émettre des jugements qui ne relèvent pas uniquement de conventions sociales. La curiosité et le désir de relever des défis, d’aller au-delà de ce qui est connu, d’opter pour la complexité plutôt que de s’en tenir à des situations prêtes-à-porter constituent également, selon Russ (1996), des caractéristiques qui se conjuguent harmonieusement avec la créativité. Ces caractéristiques concourent à ce que la personne prenne des risques sans se sentir menacée, qu’elle accepte de faire confiance même si tout n’est pas déterminé d’avance, qu’elle s’investisse émotionnellement en osant aller jusqu’au bout de ses limites tout en les respectant. Favoriser une ouverture à l’expression d’émotions peut aussi mener à la possibilité de développer la motivation et l’engagement, entre autres en ce qui a trait aux trois besoins fondamentaux reconnus à l’être humain que sont les sentiments d’appartenance, de compétence et d’autonomie (Deci et Ryan, 2000).

Des approches qui suscitent l’engagement dans les relations interpersonnelles

Les approches qui favorisent un sens d’ouverture se positionnent sur le seuil de la création théâtrale. Elles constituent des amorces, des jeux, comme si se déployait par la suite le véritable buffet auquel les adolescent·es sont convié·es, soit la création conçue comme une entité qui va au-delà de l’exploration et qui incite non seulement à une élaboration, mais à un approfondissement du sens accordé à l’acte de créer et à l’engagement qu’il requiert de la part de chacun·e. Cet engagement ne peut être tenu pour acquis. Il arrive parfois que les personnes qui étaient les plus rébarbatives au départ deviennent des adeptes. Elles s’intègrent petit à petit au groupe. Puis, quand les représentations prennent fin, elles sont fières d’elles-mêmes et se sont fait des ami·es. Ces élèves se sont investi·es dans un projet de création, ont accepté de prendre le risque de bousculer leurs habitudes, de se présenter aux autres différemment de leur manière habituelle, de tisser des liens avec les membres de la troupe, de ressentir un sentiment d’appartenance à celle-ci. La réflexion suivante, issue de la synthèse d’une note du journal de bord, fait référence à l’un des participant·es au premier projet de recherche, qui relatait en entrevue qu’un des élèves, qui était sur le point de décrocher, a persévéré dans ses études grâce au soutien que lui ont apporté les autres membres de la troupe :

Il y avait d’autres enseignantes à l’école qui ne croyaient pas qu’un de ses élèves terminerait son année. Mais lui, il voulait lui donner une chance. La troupe, ce n’était pas sa gang. Elle ne ressemblait pas à sa gang qui n’aimait pas le théâtre, qui aimait flâner. Mais, lui, il aimait jouer. Cet enseignant l’avait senti tout de suite. Lorsque cet élève improvisait et jouait un personnage, c’était une autre personne. Les autres membres de la troupe lui disaient qu’il·elles ne l’avaient jamais vu comme ça. En théâtre, cet élève était excellent. Mais en maths, il échouait. Il ne voulait même plus en faire. Des membres de la troupe ont décidé de l’aider. Ça a fait toute la différence. Ça a tout changé. Le soir de la première, cet enseignant avouait ému que c’était vraiment spécial. Il le voyait et il pensait à tout le chemin que ce jeune venait de parcourir. Il se disait tellement fier pour lui

(Théberge, journal de bord, 17 avril 2004).

De concert avec la confiance mutuelle et le sentiment d’appartenance, l’engagement se définit au regard de la relation qui s’établit avec l’ensemble des participant·es à la création. L’intersubjectivité qui découle de cette relation peut concourir à un esprit de concertation et non uniquement de confrontation. D’une part, cet esprit facilite le dénouement d’impasses quand elles se présentent. D’autre part, il pousse à aller de l’avant quand la critique sème des doutes difficiles à dissiper. Être en création suscite des états émotifs qu’il importe de ne pas occulter. L’intersubjectivité peut devenir, dans les situations où ces états s’expriment, autant une bouée de sauvetage qu’un iceberg qui provoque le naufrage. Cette relation est conçue comme « un rapport privilégié » qui peut évoluer « entre deux êtres » et, par ricochet, à l’intérieur d’un groupe qui partage une même visée. En effet, cet « attachement réciproque et affectivement investi » s’inscrit « à l’intérieur de cercles d’appartenance » où le partage « de valeurs, de croyances, de buts, d’intérêts » contribue à la création et à la consolidation « d’une communauté réelle et psychologique » (Neuburger, 2012 : 21). Comme le théâtre est un art collectif et qu’il s’exerce dans l’instauration d’un dialogue entre les partenaires de jeu, il va sans dire que cette conception de l’engagement touche une corde sensible qu’il serait hasardeux d’ignorer.

Concevoir et mettre en oeuvre des approches qui suscitent l’engagement et conduisent à prendre la parole lors de l’élaboration de la création, de sa mise en scène et de sa représentation requièrent du leadership. Il ne suffit pas de résoudre des conflits qui peuvent prendre des dimensions insoupçonnées à l’adolescence, car les heures de rencontre sont suivies de nombreux échanges de textos qui interprètent parfois malencontreusement une parole prononcée. Pour en arriver à ne pas marcher continuellement sur des oeufs, il s’avère judicieux d’établir une entente explicite avec les membres de la troupe et d’instaurer un espace de huis clos pour les échanges qui s’y produisent. Si une question reste en suspens ou si un commentaire susceptible d’être mal interprété et de créer de la frustration survient, au lieu d’être répondus de manière incendiaire sur les réseaux sociaux, ils feront l’objet d’une discussion lorsque le groupe sera de nouveau réuni. 

Cela ne sous-entend aucunement que les moments difficiles ou de remise en question sont évités. La création théâtrale étant un lieu privilégié pour approfondir le sens des conflits, il va sans dire que les tensions impliquées provoquent des réactions qui constituent des occasions propices à l’approfondissement de l’interprétation d’états émotifs. À cet effet, le personnel enseignant se sert de ces situations comme des temps de suspension, ayant la même logique qu’un time out au football : comme un moment d’arrêt qui permet de se resituer par rapport à l’ensemble du jeu précédent et d’orienter celui qui vient; un moment pour laisser émerger des réflexions au sujet de ce qui se passe, pour formuler des pensées que l’on gardait enfouies; un moment pour prendre conscience d’intuitions (« insights ») qui révèlent un pan caché appartenant au contenu, à la forme, à la signification de l’expérience, à l’intensité qui se vit, à ce qui est dit et inter-dit. Selon la capacité d’accueillir ce temps suspendu et les manières dont il est vécu, celui-ci peut être qualifié de grâce ou d’enfer. Il est de grâce si la discussion désamorce une mésentente et suscite une compréhension du point de vue de chaque membre de la troupe. Il s’avère pénible s’il génère un silence qui se transforme peu à peu en abcès susceptible d’éclater. Il est éprouvant et devient d’enfer si la discussion aboutit à un cul-de-sac ou à un claquement de porte d’un·e ou de plusieurs élèves, ce qui peut même entraîner la suspension de la création en cours.

Quand survient une embûche, la création prend différentes directions en fonction d’un ensemble de décisions, et lorsqu’arrive un moment décisif, l’option retenue peut plaire ou déplaire selon la conception que chacun·e a intériorisée au sujet de l’intention du projet et de la façon de le représenter. Susciter l’engagement en tenant compte de la parole des élèves quand se produisent dans le groupe des dissensions s’avère un art que tous les membres du personnel enseignant n’ont pas acquis dès leurs premières années de l’exercice de leur profession. Ce n’est qu’avec l’expérience qu’il·elles sont à même de considérer que les moments de chaos, d’instabilité, de recherche de sens sont non seulement nécessaires, mais bénéfiques. Une fois que le brouillard s’estompe, la création prend forme et se dessinent alors les balises du risque qui sera pris en charge en représentant un contenu artistiquement incarné dans une dynamique de création.

Il arrive également qu’une situation provoque des réactions qui n’ont rien à voir avec la création comme telle, mais qui sont en relation avec d’autres circonstances vécues antérieurement et qui refont soudainement surface. Tous les états émotifs personnels ne peuvent être résolus en cours de création et il importe que chacun·e assume les siens, ce qui ne va pas nécessairement de soi quand la parole est prise pour la première fois par des adolescent·es et que leurs dires dérivent parce qu’ils ont été longtemps retenus. C’est alors que le recours à des approches de détente, de yoga, de respirations profondes, à des temps de relâchement ou à de courses effrénées suivies de moments de regard de soi devant un miroir peut servir, par exemple, à favoriser le calme, l’écoute et la compréhension de ce qui est exprimé. Force est cependant de reconnaître que certain·es élèves ont besoin de recevoir un soutien dans leur développement personnel, car leurs enjeux individuels dépassent le contexte de la classe et celui de la création. C’est pourquoi le personnel enseignant reste à l’affût afin de détecter ces besoins. Pour répondre à ceux-ci, il pourra solliciter des ressources professionnelles, alliées au milieu scolaire, comme des intervenant·es en éducation spécialisée, en travail social ou en psychologie.

Lors de la mise en oeuvre du processus de création, des activités qui semblent anodines peuvent prendre une grande signification dans la vie des adolescent·es. Qu’il s’agisse de se rencontrer après la classe ou un samedi, de conclure une répétition en proposant une pointe de pizza ou d’être à l’écoute d’une récrimination – qu’elle soit justifiée ou non –, ce sont des petits gestes de tous les jours qui cimentent le groupe et font en sorte que la chimie s’exerce entre les membres même quand le personnel enseignant n’intervient pas directement dans leurs parcours. Cette possibilité offerte à l’expression ne signifie pas un laisser-aller, car il s’avère judicieux de prôner une rigueur dans le travail de création. Les deux sont indispensables, entre autres, lors de voyages pour se rendre à des festivals de théâtre ou lorsqu’adviennent des désaccords dans le groupe qui peuvent causer des difficultés à plus long terme. La clarté, l’authenticité, la constance, ce sont là des mots qui se retrouvent explicitement dans les notes du journal de bord du deuxième projet de recherche. Les participant·es soulignent l’importance de ces qualités dans leurs témoignages, ayant à coeur de préciser que, dans la relation éducative entretenue avec leurs élèves, la confiance et la vigilance règnent en double arbitre de leur bienveillance puisqu’il·elles considèrent que prendre soin des élèves est au coeur des tâches qui leur sont confiées (Théberge, 2017). Interagissant avec des élèves dont la majorité est mineure, il·elles sont tenu·es d’installer un cadre d’apprentissage qui confère à tous et toutes une sécurité cognitive et affective. Désamorcer des mésententes fait partie du lot de responsabilités qui leur revient afin de favoriser la cohésion du groupe et la réussite du projet de création.

Des approches qui visent la compétence

Les enseignant·es visent la compétence de leurs élèves en concevant des approches qui les amènent à croire en leur propre potentiel. Leur intention est de les mettre en présence de ce qui peut leur être connu, accessible, tout en leur donnant l’heure juste pour prendre conscience de ce qui leur reste à apprendre. Comme tout ne va pas toujours de soi, des contretemps ou des comportements perturbant sporadiquement la progression de la création, il·elles gèrent les tensions de leur mieux en se situant en équilibre sur le fil de fer de l’autorité qui leur est conférée et en usant avec justesse de leurs connaissances pour que les jeunes, qui leur font confiance, puissent en profiter au maximum. Il·elles les accompagnent et jouent par moments un rôle de coach, comme s’il·elles entraînaient des athlètes qui sont au début de leur périple d’apprentissage.

Il·elles tiennent également à leur apprendre à se remettre en question et à douter de soi-même. Les réponses comptent souvent bien peu comparativement aux questions qui surgissent spontanément et aux discussions suscitées par des préoccupations immanentes au déroulement d’une répétition, d’une interprétation, ou à l’élaboration de la création. Essentiellement, il leur importe que les élèves intègrent leurs apprentissages afin de les transférer dans leur vie personnelle, au sein d’autres cours à l’école ou de leurs futurs emplois saisonniers. Ces apprentissages, d’une part, concernent des questions esthétiques liées à la création et au théâtre et, d’autre part, affectent directement la motivation des élèves.

La compétence artistique en création théâtrale est loin d’être conçue comme étant inaccessible pour des jeunes du secondaire. Au contraire, la fougue de certain·es est tellement aiguë qu’il est parfois nécessaire que le corps enseignant les amène à doser « leurs transports », autrement dit à nuancer leurs interventions et leurs interprétations. Très rapidement, même lors de leur première participation à une création, les élèves comprennent que le jeu dramatique leur offre maintes possibilités d’expressions. Cependant, même si l’investissement de soi s’y effectue par une prise en charge émotionnelle de mots et de gestes en procédant de manière à rendre tangible ce qui est exprimé, il est essentiel de leur rappeler qu’il s’agit, par exemple, d’incarner le désespoir sans en arriver à devenir soi-même désespéré·e et à le rester une fois la production terminée. Comme il en a été fait mention précédemment, l’exploration d’états émotifs aide à saisir ce qui relève du personnage et ce qui appartient à soi. Dans cet apprentissage, les enseignant·es restent à l’affût des réactions des élèves afin de détecter des comportements qui, indiquant une vulnérabilité et un besoin de soutien, nécessiteraient un suivi plus important et possiblement hors classe, comme en fait foi la note suivante issue du journal de bord :

Jusqu’à quel point est-il possible d’exprimer de la vulnérabilité dans un système comme celui de l’école? Cette question reste présente dans le questionnement relatif au choix des activités ainsi que dans les situations d’évaluation. D’un côté, les enseignant·es sont conscient·es de l’influence qu’il·elles peuvent avoir auprès des adolescent·es. Il·elles reconnaissent que la vulnérabilité fait partie du travail de la création. D’un autre côté, il·elles savent pertinemment que pour la révéler, il est essentiel de se sentir à l’abri, protégé·e. Il arrive aussi par moments qu’il·elles se sentent vulnérables. Trouver un équilibre dans toute la complexité de l’exercice de leur profession ne va pas de soi. La fragilité fait partie du lot quotidien de certain·es des élèves qu’il·elles côtoient, voire de leur propre quotidien

(Théberge, journal de bord, 21 juin 2016).

Par ailleurs, comprendre ce qu’exige la création artistique prend souvent du temps. Tout semble tellement aller de soi quand on voit une représentation qui se déroule bien qu’on ne s’imagine pas toujours l’effort requis pour atteindre un tel niveau de compétence. Cette dernière se réalise, comme dans les autres matières, par des stratégies affectives, cognitives, de gestion de ressources et métacognitives (Bégin, 2008). Les stratégies affectives tiennent principalement compte « de motivation, d’implication dans le travail, notamment la concentration (élimination des distractions), la gestion du stress et des blocages (perception de soi), le contrôle de l’impulsivité et des attitudes face à l’apprentissage » (Philion, 2005 : 87). Lorsque l’élève porte un jugement sur ses capacités de réussite et accepte de poursuivre une activité malgré le risque d’échec, il·elle fait également appel à des stratégies affectives. Entre l’exploration de l’expression créative en salle de classe et le temps de la représentation publique, il y a des moments de stress, de doute, de recul et de remise en question qui sont inhérents à toute pratique artistique. Être en mesure de faire face à ce stress et de prendre des risques fait partie de l’exigence du travail créatif. Une personne ne peut aller au bout et au-delà de ses capacités que si elle s’en donne la chance et l’occasion. Il est tout à fait courant de douter de soi en pratiquant son art. Ce doute permet de se remettre en question et de renouveler sa façon de voir les choses. L’essentiel est de poursuivre malgré l’inconfort qui en découle. C’est en ce sens que le personnel enseignant appuie les élèves pour les aider non seulement à développer une confiance en soi, mais aussi à s’engager dans le travail de création en persévérant. Selon les circonstances, il arrive parfois que cet engagement offre la possibilité de découvrir une passion pour le théâtre, un moment marquant qui peut être qualifié en termes d’expérience optimale (Csikszentmihalyi, 2006, 2014b, 2014c).

L’expérience optimale fait référence à une expérience qui absorbe intensément une personne. Cette dernière y prend un tel plaisir qu’elle oublie ce qui se passe autour d’elle. L’expérience se produit lorsque s’équilibrent les compétences de la personne et la taille du défi à réaliser (Csikszentmihalyi, 2006). Elle advient également lorsque la personne est entièrement centrée sur la tâche, ce qui s’apparente à l’une des attitudes identifiées par Gosselin et al. (1998) dans la phase d’élaboration de la dynamique de création. L’activité qui suscite l’expérience optimale se doit aussi d’avoir des objectifs précis et de permettre à la personne de recevoir une rétroaction immédiate. En la vivant, elle délaisse ses préoccupations quotidiennes. Par exemple, elle ne se soucie pas de son apparence ou de ce que les autres en pensent. Tout en étant consciente de ce qui se déroule autour d’elle, elle n’est aucunement accaparée par les notions de temps et d’espace. Le moment présent est ce qui compte, car il lui procure, dans toute sa splendeur, un sentiment de bien-être, une grande satisfaction à accomplir une activité qui lui plaît. Lorsqu’il est question de création théâtrale, les adolescent·es qui ont la chance de vivre une telle expérience la décrivent comme un moment où il·elles ont eu la piqûre (Théberge, 2006b). Il·elles l’identifient comme un moment décisif dans leur parcours d’apprentissage et se souviennent que c’est à cet instant-là qu’il·elles ont découvert leur amour à faire du théâtre et leur désir de s’investir à fond dans des activités de création.

Des approches qui participent à l’affirmation d’une singularité et à l’autonomie

Dans ce parcours de création qui exige de tolérer l’ambiguïté et de persévérer afin que tout aille pour le mieux, l’engagement est essentiel. C’est pourquoi le personnel enseignant reste vigilant et priorise des approches d’écoute, comme cela a été mentionné précédemment. Considérant qu’il est plus facile de faire confiance au processus quand il se déroule comme prévu, l’anxiété refait surface lorsque le questionnement devient intense et que des réponses toutes faites ne suffisent plus. À l’adolescence, cette anxiété peut prendre de grandes proportions assez rapidement si le radar des personnes responsables ne la détecte pas. La création est ponctuée de moments de vulnérabilité, autant pour les élèves que pour le corps enseignant. L’engagement peut alors servir de mortier qui empêche l’édifice à peine érigé de s’effondrer dès le départ ou lorsqu’il est en plein chantier.

Dans le même ordre d’idées, force est de reconnaître que les jeunes ont besoin d’affirmer leur singularité à l’adolescence et la création théâtrale est ainsi très salutaire parce qu’elle leur en donne l’occasion. Si leur créativité est accueillie favorablement en contexte scolaire, cela les appuie dans leur volonté de continuer. Cependant, pour que leur expression artistique puisse se déployer pleinement, il faut aussi qu’il·elles rencontrent les mêmes conditions à l’extérieur de l’école, ces dernières étant tributaires du milieu et de la culture auxquels ces jeunes appartiennent. À cet effet, le modèle portant sur la systémique de la créativité alimente cette réflexion (Csikszentmihalyi, 2005, 2006, 2014a). Selon ce modèle, la personne, le milieu et le domaine agissent comme trois instances qui mettent en perspective la possibilité de reconnaissance de la créativité dans une société. Conçu de manière générale, le domaine peut désigner celui des arts ou celui des sciences, en autant que s’y exprime la créativité. Ces trois instances participent à l’évolution de la culture définie comme « l’ensemble des connaissances symboliques communes à une société donnée ou partagées par l’ensemble de l’humanité » (Csikszentmihalyi, 2006 : 31). Dans cette perspective, la personne, en production théâtrale ou dans tout autre domaine, fait part de sa créativité en concevant la nouveauté, en mettant en oeuvre les phases de la dynamique de création (Gosselin et al., 1998). Si son milieu culturel, éducatif, social, familial reconnaît la valeur de son travail, ce dernier peut éventuellement devenir partie intégrante de la culture et passer ultérieurement au statut de bien culturel diffusé dans différents contextes nationaux et internationaux. Le produit de la création sert alors de référent et s’inscrit dans un répertoire culturel. C’est le cas, notamment, lorsqu’une pièce de théâtre donne lieu à l’édition d’un texte et que ce texte est joué par d’autres troupes. Il va sans dire que l’accueil et la reconnaissance de la créativité d’une personne offrent un appui tangible à son potentiel créateur et l’encouragent à l’investir encore plus, accentuant dès lors chez elle la passion qu’elle ressent pour ce qu’elle réalise.

C’est en ce sens que s’il·elles ont une écoute active vis-à-vis des élèves passionné·es pour la création théâtrale, les membres du personnel enseignant peuvent jouer le rôle de personnes-ressources, aidant ainsi les jeunes à se donner des moyens de poursuivre une formation au niveau postsecondaire. Le cas échéant, il·elles encouragent, chez les élèves, la recherche de documentation nécessaire pour sélectionner un programme de formation qui leur est approprié. Au besoin, il·elles rencontrent leurs parents pour leur donner des renseignements. Il·elles les accompagnent dans leur préparation aux auditions en prévision des demandes d’admission dans une école spécialisée. Il·elles les mettent en contact avec des finissant·es qui leur font part de leur processus de prises de décisions. Il·elles invitent des artistes professionnel·les émergent·es en classe, qui abordent leur cheminement et donnent l’heure juste quant aux conditions financières qui régissent le domaine théâtral. Somme toute, il·elles privilégient des approches qui appuient la passion de leurs élèves tout en aiguisant leur vigilance pour que ceux-ci et celles-ci puissent faire des choix qui leur conviennent.

Ces différentes approches répondent au besoin d’autonomie des jeunes, qui deviennent aptes à prendre en charge le cours de leur existence dans ce passage obligé de l’adolescence. En effet, il·elles apprennent non seulement à intégrer les matières au programme, mais aussi à s’assumer hors les murs de l’école. Le personnel enseignant joue dès lors un rôle important dans leur vie en les côtoyant pendant plusieurs années. Comme il les connaît, il leur est d’un grand recours lorsqu’il·elles ressentent un besoin d’appui dans des démarches qui leur semblent a priori complexes et difficiles à réaliser. Ces approches contribuent aux sentiments d’appartenance, de compétence et d’autonomie que ressentent les élèves, ce qui est en adéquation avec la théorie de l’autodétermination (Deci et Ryan, 2000, 2002, 2012, 2017) qui reconnaît que ces sentiments constituent les trois besoins psychologiques fondamentaux chez l’être humain, quel que soit l’âge ou le contexte où il évolue.

***

Comme il est possible de le constater en faisant la synthèse des approches privilégiées pour favoriser la création théâtrale chez des élèves du secondaire, les enseignant·es tendent à prioriser un sens d’ouverture et à élever, au sein de la classe, les sentiments d’appartenance, de compétence et d’autonomie, considérés comme la pierre angulaire de cette création. Pour susciter la motivation et l’engagement des jeunes, il·elles les animent de cette énergie nécessaire à l’audace de créer et défendent la volonté de persévérer quand des complications surgissent puisque le parcours créateur n’est pas sans embûches. Il s’avère alors important de se doter d’une bonne dose de patience, de rigueur, voire d’humour pour faire face aux contretemps et pour être en mesure de mener à terme le projet amorcé.

Sur le plan relationnel, les expériences vécues au sein du groupe et les manières de les aborder lors d’une création théâtrale constituent un lieu d’apprentissage inestimable pour des adolescent·es. Il·elles explorent et confrontent leurs limites tout en apprenant à interagir avec autrui. Sur le plan de la compétence, les stratégies privilégiées par le personnel enseignant déploient une gamme variée de méthodes pour que se révèle chez certain·es une passion du théâtre et que se confirme chez d’autres un intérêt. Ces approches leur offrent maintes occasions d’aller jusqu’au bout de leur potentiel en prenant conscience des exigences d’engagement de corps et d’esprit que requiert la création. L’autonomie est aussi interpellée, les enseignant·es étant sensibles au moment présent et à l’éventualité, pour leurs élèves, de faire du théâtre un métier. Par ailleurs, puisque des défis constants se posent en cours de création, il·elles reconnaissent qu’il faut, en plus d’une motivation individuelle, un engagement collectif pour les surmonter, d’où l’importance de faire naître un sentiment d’appartenance au sein de leur groupe. Ce sentiment sert de fondement à la confiance qu’il est possible d’établir entre les élèves et le personnel enseignant ainsi qu’entre pairs, ce qui réitère qu’il est par moments nécessaire d’accepter l’absence de certitude au cours du processus mis en oeuvre dans la dynamique de création théâtrale.