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Nombreuses sont les représentations iconographiques qui représentent comment ceux qu’on appelle des « charlatans » mettent en scène leurs pratiques pour attirer un vaste public. Le Dictionnaire de Trévoux (1704-1771) en propose d’ailleurs une définition assez complète : « Charlatan : [...] Empyrique, vendeur de drogues, qui, monté sur des tréteaux dans une place publique, distribue au petit peuple, qu’il amuse par des bouffonneries, son orviétan et autres remèdes, auxquels il attribue des propriétés merveilleuses[1] ». Certains d’entre eux, les opérateurs, faisaient quelques actes de chirurgie simples comme les extractions dentaires et vivaient de la vente de produits. Or, cette mise en scène de la médecine et des pratiques médicales est totalement inspirée du théâtre : tréteaux, rideaux, acteurs, tout y est, sans oublier le spectacle de la pratique elle-même. Le charlatan est une des figures emblématiques des théâtres de la foire. Mais on le retrouve aussi dans la rue, dans les salons mondains et même dans les salles de spectacle.

Les études d’historien·nes de la médecine qui traitent des pratiques du charlatan sont nombreuses. De même, plusieurs spécialistes des études théâtrales se sont intéressé·es aux vrais et aux faux médecins qui abondent dans les pièces d’Ancien Régime. Or, la charlatanerie repose sur un art de l’oralité qui se décline en performances individuelles et fugaces qu’il importe de retracer. Le collectif Théâtre et charlatans dans l’Europe moderne dirigé par Beya Dhraïef, Éric Négrel et Jennifer Ruimi entend donc compléter ces travaux en s’intéressant tout particulièrement aux formes diverses que revêt le charlatanisme en Italie, en Espagne, en Angleterre et en France entre le Moyen Âge et le XIXe siècle. Issu d’un colloque tenu à Paris en 2014, l’ouvrage réunit vingt-cinq contributions pluridisciplinaires (études théâtrales, études littéraires, musicologie, histoire de l’art), de manière à cerner la réalité ambivalente du charlatan, les conditions de ce métier en marge des institutions, les rapports étroits qu’il noue entre médecine empirique et théâtralité, ainsi que les manières de faire et de dire. Il s’agit d’un ouvrage exceptionnel à bien des égards.

La première partie, intitulée « Du triacleur au bonimenteur », est composée de six articles qui retracent d’abord l’évolution de la terminologie faisant référence au charlatan : mime, bateleur, histrion, triacleur, opérateur et, enfin, charlatan. Attesté dès 1572, le mot est emprunté à l’italien ciarlatano, lui-même issu du croisement de cerretano (habitant du village de Cerreto di Spoleto dont certains résidents vendaient des drogues sur les places publiques) et de ciarlare (signifiant « bavarder », « jaser »). Le charlatan est donc un expert de la parole, à la fois artiste, commerçant et savant, qui voyage souvent de ville en ville pour écouler des produits aux propriétés mirifiques. Le verbe « charlataner » conforte cette définition en ne faisant nullement allusion à la pratique médecine, mais en renvoyant aux moyens de la tromperie : « amadouer, par de belles paroles, par des promesses spécieuses » (13). Les charlatans utilisent en effet différentes stratégies pour convaincre : choix d’un emplacement stratégique, accompagnement musical à partir du XVIe siècle, extravagance vestimentaire, exhibition d’animaux étranges. Mais il y a plus. L’activité des charlatans repose sur le développement d’un art de la mise en scène. L’article de François Rémond décrit par exemple la variété des dispositifs scéniques qu’ils mobilisent de même que leur relation à l’institution théâtrale. Il montre que les distinctions entre comédie et performance, comédien et charlatan sont, somme toute, relatives (15). Les contributions suivantes confirment par ailleurs la remise en cause de ces différences en s’attardant d’abord au point de vue jésuite et à la figure de Jean-Dominique Otonelli pour qui le charlatan est une présence suspecte en raison du rire obscène qu’il provoque, puis à celle de l’acteur Tristano Martinelli, surintendant des comédiens auprès du duc de Mantoue, « charlatan des Princes », arroseur arrosé, devenu par la suite prince des charlatans. Alors que les charlatans du XVIIe siècle ont mauvaise réputation, ceux du XIXe siècle français sont souvent couverts d’éloges comme le montre le dernier article de cette section. En effet, « [l]a législation les distingue officiellement des médecins et l’opinion publique leur accorde sa préférence en raison de leur capacité à amuser » (idem).

La deuxième partie regroupe des articles qui permettent d’explorer la présence de ce personnage sur la scène, particulièrement sur la scène française. Les premières contributions abordent la pratique médicale telle que transposée par les arts de la scène, à partir de représentations iconographiques de charlatans (M. A. Katritzky), de la tradition du médecin charlatan revue par Molière (Patrick Dandrey) ou de celle des pièces foraines (Christelle Bahier-Porte), avant d’aborder la question de la réécriture parodique au XVIIIe siècle : L’amour charlatan (1710) de Dancourt et Gillier qui reprend L’amour saltimbanque de l’opéra-ballet des Fêtes vénitiennes (1710) de Campra et Danchet; L’empirique (1743) de Favart qui cherche à faire à la fois la critique du Mahomet (1741) de Voltaire et celle des charlatans par la représentation du personnage de Marmouset. Mais qu’elles soient musicale ou théâtrale, ces deux transpositions enrichissent le personnage. La section se clôt par deux contributions qui analysent les textes eux-mêmes et les stratégies langagières du charlatan en étudiant la célèbre pièce de Louis-Sébastien Mercier, Le charlatan ou Le docteur Sacroton (1780).

La troisième partie envisage les « grands charlatans de l’histoire [comme des] personnages de fiction ». En évoquant par exemple les cas de Mesmer, de Cagliostro, de Vitali, de Droixhe, de Casanova et de Woodward, les contributions de cette section étudient la façon dont la figure du charlatan devient un modèle susceptible de caractériser des acteurs, notamment quand il s’agit de les discréditer. Les auteur·trices analysent donc ici les querelles et polémiques, de même que les modalités de la représentation de ces acteurs devenus personnages, maîtres de l’imposture. Dans ce contexte, on comprend aisément dans quelle mesure la figure du charlatan peut servir à élaborer une critique de la société en exploitant deux thèmes chers au théâtre de la première modernité : le règne des apparences et le théâtre du monde.

C’est à ce sujet que se consacre la quatrième partie intitulée « Les mille visages de l’imposture : théâtralité et critique sociale ». Les dispositifs métathéâtraux, les mises en abyme, les jeux de rôle et les nombreux récits enchâssés utilisés par le charlatan illustrent les pouvoirs du théâtre et nourrissent la réflexion sur la dramaturgie. Mais cette théâtralité permet aussi de dénoncer la vaste charlatanerie du monde, et en particulier celle de l’aristocratie dont la vie, les idées et les usages sont désormais incarnés dans une apparence devenue factice, voire mensongère. Le chatoiement des habits et des reflets, les ruses et déguisements, les mensonges et manipulations, permettent en effet de tromper le peuple. De cette perspective, la figure du charlatan éclaire également les mutations sociopolitiques qui marquent la France de la seconde moitié du XVIIe siècle et, d’un certain point de vue, tout État moderne. Qu’il soit question de la logique de marchandisation des comédies de Jean-François Regnard, de la critique de l’aristocratie et des hommes politiques que l’on retrouve dans les estampes révolutionnaires, les manigances des imposteurs se réfractent sur les différentes représentations du charlatan.

Il est bien sûr impossible de laisser à chacune des contributions toute la place qui lui revient. Mais il faut souligner qu’elles sont toutes de très haute tenue, innovantes et stimulantes et qu’elles participent, chacune à leur manière, à la logique et à la cohérence de l’ensemble. L’introduction de Beya Dhraïef, la postface de Jean-Paul Sermain et la bibliographie substantielle ajoutent à notre compréhension du phénomène. En retraçant les différents savoirs qui sous-tendent la pratique du charlatan, en s’intéressant à son discours, à sa mise en scène, à sa performance et à sa représentation, en ouvrant la discussion sur un corpus bien souvent méconnu, l’ouvrage constitue une contribution majeure, voire essentielle, aux études théâtrales.