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Introduction

L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés [ci-après « Charte »][1] est « la clef de voûte de l’engagement du Canada envers le bilinguisme et le biculturalisme »[2] dans la mesure où il engage les provinces de la fédération canadienne à soutenir la sécurité linguistique des minorités de langues officielles. Il cherche à assurer le maintien et l’épanouissement intergénérationnel des communautés de langues officielles minoritaires en garantissant, là où leur nombre le justifie, les moyens de transmission de leur langue et de leur culture, c.-à-d., l’éducation. Or, le droit constitutionnel à l’éducation dans la langue de la minorité prévu à l’article 23 de la Charte, à l’instar de l’ensemble des droits linguistiques, a fait face au pendule judiciaire quant à son interprétation. Dans sa trilogie de 1986, la Cour suprême privilégie un principe d’interprétation restrictive des droits linguistiques[3] qu’elle écarte par la suite dans l’arrêt R c Beaulac au profit d’une approche téléologique et généreuse, axée sur la réalisation de l’égalité réelle des langues officielles du Canada et leur pérennité[4]. Forcément, si l’objectif des droits linguistiques est d’éviter les ravages de l’assimilation et d’assurer le renouvellement des communautés de langues officielles, il est antinomique que de faire preuve de retenue judiciaire à l’égard des normes de droit positif qui les garantissent. A fortiori, l’article 23[5] requiert une interprétation vigilante puisque les droits qu’il enchâsse sont « particulièrement vulnérables à l’inaction ou aux atermoiements des gouvernements »[6].

Même si la décision dans l’affaire CSFCB est devenue le nouvel arrêt de principe en la matière, l’affaire Mahé demeure une référence incontournable. C’est dans cette décision que la Cour suprême énonce l’objet[7] de l’article 23 et concrétise l’interprétation large et libérale de cette disposition en y reconnaissant, de surcroit, un droit implicite à la gestion et au contrôle des institutions scolaires[8]. L’arrêt Mahé a eu pour effet d’enchâsser l’ensemble du réseau des institutions d’enseignement public de niveaux primaire et secondaire pour les communautés de langues officielles en situation minoritaire [ci-après « CLOSM »][9]. Toutefois, ces droits acquis sont présentement précaires alors que les institutions de langue française hors Québec font face à une pénurie d’enseignants et d’enseignantes [ci-après « enseignants »][10]. Il nous apparait évident que la protection, l’épanouissement et la consolidation du droit à l’éducation prévu à l’article 23 ne peuvent être véritablement garantis si les institutions postsecondaires sont exclues de sa portée. En effet, pour s’acquitter de leur obligation constitutionnelle de financer des écoles primaires et secondaires dans la langue de la minorité, les provinces doivent aussi garantir l’accès à l’éducation postsecondaire en français pour former le personnel scolaire de ces écoles et servir de vecteurs communautaires[11]. Or, l’article 23 ne fait pas explicitement référence à l’éducation postsecondaire. Par ailleurs, les tribunaux n’ont pas eu l’occasion de se pencher sur la question et il y a peu d’études qui l’abordent en détail[12]. Pourtant, il existe au Québec dix institutions postsecondaires de langue anglaise (en comptant les collèges d’enseignement général et professionnel)[13] et plusieurs institutions postsecondaires de langue française dans les autres provinces offrant des programmes en français[14] financés en partie par des fonds publics[15]. Il convient donc de réfléchir à la question fondamentale de savoir si la programmation et l’offre de cours des établissements postsecondaires peuvent être comprises comme faisant partie des droits constitutionnels à l’éducation dans la langue officielle minoritaire garantis à l’article 23 de la Charte.

Le présent article propose certains prolégomènes à la reconnaissance éventuelle de certains droits constitutionnels en lien avec l’éducation et la gestion postsecondaires découlant de l’article 23. Notre objectif est de débroussailler le terrain de réflexion et d’identifier certains principes, tirés principalement de la jurisprudence, qui permettraient potentiellement de défendre une telle extension de l’article 23 au profit des CLOSM. Notre analyse se tient en deux parties. D’abord, nous soutenons qu’il est effectivement possible de conclure à l’existence d’un droit constitutionnel à l’instruction postsecondaire dans la langue de la minorité au sein de l’article 23 de la Charte à la lumière des principes d’interprétation applicables. Ensuite, nous avançons que le droit de gestion et de contrôle implicite à l’article nécessite un examen adapté au contexte postsecondaire.

I. De l’existence de droits implicites : une question d’interprétation

Il est utile, d’emblée, de reproduire intégralement le libellé de l’article 23 de la Charte :

Droits à l’instruction dans la langue de la minorité

  1. Les citoyens canadiens :

    1. dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,

    2. qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province,

    ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

  2. Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.

  3. Le droit reconnu aux citoyens canadiens par les articles (1) et (2) de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province :

    1. s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité ;

    2. comprend, lorsque le nombre de ces enfants le justifie, le droit de les faire instruire dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique financés sur les fonds publics [nos italiques et intertitres omis][16].

A priori, il semblerait que le postsecondaire n’y soit pas inclus, car comme l’explique Giroux, « l’éducation universitaire n’est pas expressément mentionnée à l’article 23, celle-ci serait exclue de la protection de l’article »[17]. Toutefois, à notre avis, cette hypothèse, fondée sur la maxime expressio unius est exclusio alterius, ne résiste pas à l’analyse soutenue que commandent les canons d’interprétation applicables.

A. Rejet du raisonnement de l’exclusion

La maxime expressio unius est exclusio alterius à laquelle réfère Giroux[18] s’inscrit dans l’argument logique a contrario qui, souvent, limite la portée des droits[19]. Toutefois, le professeur Côté nous invite à la prudence : ce principe est « l’un des arguments interprétatifs les plus sujets à caution »[20]. Ces avertissements, relevés dans les propos des juges Newcombe et Rinfret[21], mènent Côté à conclure que « la règle est presque aussi souvent écartée qu’appliquée »[22]. Par ailleurs, ce dernier cristallise cet avis en affirmant :

Le raisonnement a contrario n’étant qu’un guide susceptible de mener à la découverte de l’intention, il doit être mis de côté si d’autres indices montrent que les résultats auxquels il conduit sont contraires à l’objet de la loi, manifestement absurde ou qu’ils impliquent des incohérences ou des injustices qu’on ne peut imputer au législateur[23].

Le juge Bastarache a fait siens ces constats de Côté dans 65302 British Columbia Ltd c Canada[24]. Il convient alors de démontrer qu’en appliquant le principe de l’exclusion à l’éducation postsecondaire découlant de l’article 23 de la Charte, le résultat est contraire au projet constitutionnel qu’incarne cette disposition et mène à des incohérences qui vont à l’encontre de l’intention du constituant et du « triple objet de cet article »[25]. Nous y reviendrons plus bas.

1. Une interprétation contraire à l’objet de l’article 23

Il est bien établi depuis l’arrêt Beaulac que les droits linguistiques, incluant ceux garantis à l’article 23 de la Charte, s’interprètent de manière téléologique et libérale[26] : 

Les droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada […]. La crainte qu’une interprétation libérale des droits linguistiques fera que les provinces seront moins disposées à prendre part à l’expansion géographique de ces droits est incompatible avec la nécessité d’interpréter les droits linguistiques comme un outil essentiel au maintien et à la protection des collectivités de langue officielle là où ils s’appliquent [soulignements dans l’original, nos italiques et références omises][27].

S’agissant de l’article 23, la Cour suprême a précisé dans Mahé :

L’objet général de l’art. 23 est clair: il vise à maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent et à favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible, dans les provinces où elle n’est pas parlée par la majorité.
[…]
Mon allusion à la culture est importante, car il est de fait que toute garantie générale de droits linguistiques, surtout dans le domaine de l’éducation, est indissociable d’une préoccupation à l’égard de la culture véhiculée par la langue en question [nos italiques][28].

À cela s’ajoute le caractère réparateur de l’article 23 qui engendre l’obligation positive des gouvernements provinciaux d’agir pour « maintenir et promouvoir l’instruction dans la langue de la minorité »[29]. Les provinces doivent impérativement : 

[…] remédier à des injustices passées et [assurer] à la minorité linguistique officielle un accès égal à un enseignement de grande qualité dans sa propre langue, dans des circonstances qui favoriseront le développement de la communauté[30].

L’école représente aux yeux de la Cour « l’institution la plus importante pour la survie de la minorité linguistique officielle, qui est elle-même un véritable bénéficiaire en vertu de l’art. 23 »[31]. La Cour suprême dans l’affaire APÉ Rose-des-vents a réitéré le rôle du caractère réparateur comme vecteur des obligations constitutionnelles découlant de l’article[32].

Enfin, plus récemment, dans l’affaire CSFCB, le juge en chef Wagner affirme au nom de la majorité :

[…] les tribunaux doivent garder à l’esprit le triple objet de cet article, c’est-à-dire son caractère à la fois préventif, réparateur et unificateur. En effet, cette disposition a non seulement pour objet de prévenir l’érosion des communautés linguistiques officielles, mais aussi de remédier aux injustices passées et de favoriser leur épanouissement […]. Le juge en chef Dickson a expliqué cet objet réparateur en reprenant les propos du juge Kerans, qui avait affirmé que [traduction] « l’existence même de l’article laisse supposer l’insuffisance du système actuel ». Vu cette « insuffisance du système actuel », l’art. 23 vise donc à modifier le statu quo. Finalement, il a en outre un objet unificateur dans la mesure où il favorise la liberté de circulation et d’établissement en permettant aux citoyens de se déplacer partout au pays, sans crainte de devoir abandonner leur langue et leur culture [références omises][33].

Ainsi, il est de jurisprudence constante que le libellé de l’article 23 doit être lu dans un esprit d’ouverture, un esprit progressif qui vise à changer le statu quo et à renforcer les CLOSM. Bref, selon la Cour suprême, « l’art. 23 devrait être appliqué pour améliorer la protection des droits linguistiques au pays »[34].

Malgré ces directives claires de la Cour suprême, certaines décisions des tribunaux inférieurs ont abordé l’article 23 de manière restrictive et littérale, notamment en refusant de reconnaître un droit à l’éducation à la petite enfance au motif que celui-ci n’y est pas explicitement prévu[35]. Dans l’affaire Yellowknife CSTN-O, la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest conclut, au regard du texte de l’article 23, que « la garderie ne jouit pas d’une protection constitutionnelle, peu importe le contexte »[36]. Cette conclusion est le fruit d’une analyse des mots du libellé de l’article 23 qui prévoient explicitement son application aux niveaux primaire et secondaire. La Cour souligne que « même […] la plus généreuse des interprétations »[37] ne pourrait mener à la reconnaissance d’un statut constitutionnel de ce niveau[38].

Au lieu de résoudre les difficultés herméneutiques propres au libellé de l’article 23, la Cour les contourne en ordonnant des mesures réparatrices, sous l’égide de l’article 24 de la Charte, au motif que :

[…] la garderie est un maillon important de la chaîne dans la promotion et la pérennité de l’école. Ceci contribue à la réalisation des objectifs fondamentaux de l’article 23, et j’estime, pour cette raison, qu’une mesure de réparatrice [sic] concernant la garderie est une réponse appropriée à une violation de l’article 23[39].

Dans Yellowknife CATN-O, la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest confirme le premier volet de la conclusion de la juge de première instance :

L’article 23 ne protège que l’instruction au niveau « primaire et secondaire ». Il ne vise pas expressément l’enseignement préscolaire ou postsecondaire. […] les rédacteurs de la Charte ont manifestement exclu ces droits. […] leur argument revient à soutenir que l’article 23 aurait dû avoir une portée plus large[40].

La majorité annule toutefois les mesures réparatrices ordonnées en première instance au motif que celles-ci revenaient à ordonner au gouvernement de financer des activités communautaires (c.-à-d. des programmes de garderie et de prématernelle). Selon la Cour d’appel, même si ces programmes sont bénéfiques pour la communauté linguistique minoritaire, « il ne s’agit pas de fins protégées par l’article 23 et ces fins ne peuvent donner ouverture à une réparation fondée sur l’article 23 »[41].

Deux problèmes méritent d’être soulevés à l’égard de cette conclusion. D’une part, la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest a accordé beaucoup d’importance dans son analyse à la vision de l’article 23 comme étant le fruit d’un compromis historique : 

Comme nous l’avons déjà fait observer, l’article 23 est le fruit d’un compromis. Il aurait pu prévoir que la communauté linguistique minoritaire a toujours droit à des établissements distincts. Il aurait pu prévoir qu’il n’y a jamais de droit constitutionnel à des établissements distincts, mais seulement un droit à l’instruction dans la langue de la minorité. En réalité, l’article 23 ne confère ni un droit ni l’autre, mais prévoit que des établissements distincts sont une possibilité sur le plan constitutionnel, mais uniquement lorsque « le nombre le justifie » [références omises][42].

Pourtant, la Cour suprême a été sans équivoque à cet égard dans l’arrêt Beaulac : « l’existence d’un compromis politique n’a aucune incidence sur l’étendue des droits linguistiques »[43]. Ce principe a été par la suite confirmé tant dans Doucet-Boudreau qu’Arsenault-Cameron, deux arrêts rendus avant Yellowknife CATN-O[44]. Récemment, en référant aux décisions susmentionnées de la Cour suprême du Canada, le juge en chef Wagner cristallise le propos :

[J]e rappelle que l’origine de l’art. 23 en tant que résultat d’un compromis politique ne saurait justifier, pour cette seule raison, une interprétation restrictive des droits prévus par cette disposition. Si notre Cour a déjà effectué une distinction entre les droits linguistiques issus d’un compromis politique et les autres droits garantis par la Charte, cette époque est révolue.
[…]
Il en résulte que les arrêts qui ont été rendus alors que la Cour assimilait les droits linguistiques à un compromis politique, ce qui inclut l’arrêt Mahe, doivent être examinés à la lumière de la jurisprudence subséquente de la Cour qui favorise une interprétation libérale, qui est compatible avec l’épanouissement des communautés linguistiques officielles [nos italiques][45].

D’autre part, l’interprétation restrictive dans Yellowknife CATN-O est incompatible avec le caractère préventif, réparateur et unificateur de l’article 23. Qu’il soit appliqué mécaniquement à la petite enfance ou au postsecondaire, l’erreur est la même : l’argument a contrario néglige le principe voulant que l’article 23 établisse un plancher, et non pas un plafond, en ce qui a trait au droit à l’éducation dans la langue de la minorité[46]. Les garderies et les institutions postsecondaires sont reconnues comme étant des composantes essentielles au développement communautaire[47], personnel[48] et culturel[49] des minorités de langues officielles et, de ce fait, s’inscrivent en toute cohérence dans la visée et la portée de l’article 23.

2. Une interprétation contraire à la présomption d’effet utile

La seconde limite au principe d’exclusion est la présomption d’effet utile, soit la cohérence entre l’objet d’une loi et les effets attendus par le législateur. Les tribunaux doivent donner un effet à l’article 23 qui est conforme à son caractère réparateur et son objet[50]. Le juge Bastarache précise d’ailleurs que « [l]es droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis »[51]. La présomption d’effet utile était d’ailleurs l’un des principes cardinaux ayant mené à la reconnaissance du droit implicite à la gestion et au contrôle des établissements : 

L’instruction doit avoir lieu quelque part et il s’ensuit que le droit à “l’instruction” comprend un droit implicite d’être instruit dans des établissements. Si l’expression “établissements d’enseignement de la minorité linguistique” n’est pas considérée comme englobant un certain degré de gestion et de contrôle, son inclusion dans l’art. 23 est dès lors sans objet. Cette conclusion que dicte le bon sens milite contre une interprétation selon laquelle le mot “établissement” désigne des bâtiments[52].

Il convient de se pencher davantage sur cette analyse du juge en chef Dickson. Par l’entremise de l’exercice interprétatif de l’interprétation large (la technique du soi-disant reading-in), ce dernier en est venu à formuler deux constats : (1) le droit explicite à l’instruction comprend le droit implicite à des établissements d’éducation et (2) ces établissements de la minorité font référence à un droit implicite de gestion et de contrôle. Une interprétation restrictive aurait pour effet de contrer l’objet de l’article 23 dans la mesure où elle nierait son efficacité réparatrice[53]. Dans Arsenault-Cameron, la Cour suprême a réaffirmé le caractère réparateur de l’article 23 en y ajoutant une précision importante :

Il est donc important de comprendre le contexte historique et social de la situation à corriger, notamment les raisons pour lesquelles le système d’éducation ne répondait pas aux besoins réels de la minorité linguistique officielle en 1982 et pourquoi il n’y répond peut-être toujours pas aujourd’hui [nos italiques][54].

Ainsi, le caractère réparateur de l’article 23 visait, au moment de son adoption, à répondre à des besoins précis de l’époque. Toutefois, il convient de l’interpréter de manière dynamique et évolutive afin qu’il puisse continuer à répondre aux besoins changeants de la minorité linguistique.

C’est dans l’affaire Schachter c Canada que le juge en chef Lamer a clarifié les balises de cet exercice interprétatif : 

Dans le cas habituel de la dissociation, l’incompatibilité est généralement considérée comme une chose que la loi inclut à tort, et qui peut en être dissociée et annulée. Dans le cas de l’interprétation large, l’incompatibilité découle de ce que la loi exclut à tort plutôt que de ce qu’elle inclut à tort [soulignements dans l’original][55].
[…]
L’article 52 ne précise pas que les termes d’une loi qui sont incompatibles avec la Constitution sont inopérants. Il précise que la Constitution rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Par conséquent, l’incompatibilité peut s’entendre tant de ce qui a été omis du libellé de la loi que de ce qui y a été inclus à tort [soulignements dans l’original][56].

Le juge en chef Lamer poursuit en clarifiant l’objet de cette technique d’interprétation :

[L]’objet de l’interprétation large est d’être aussi fidèle que possible, dans le cadre des exigences de la Constitution, au texte législatif adopté par le législateur[57].
[…]
S’il est parfois nécessaire de procéder par interprétation large pour assurer le respect des objectifs législatifs, il est également nécessaire parfois de procéder de cette façon pour assurer le respect des objets de la Charte. L’inapplicabilité absolue de l’interprétation large signifierait que les normes élaborées en vertu de la Charte devraient, dans certains cas, être appliquées d’une façon qui dérogerait aux objets sociaux fondamentaux de la Charte[58].

Les quatre facteurs guidant l’utilisation de l’interprétation large (le reading-in) et de l’interprétation atténuée (le reading-down) sont décrits et leur incidence précisée; soit la mesure corrective, l’ingérence dans l’objectif législatif, le changement de sens du reste du texte et le sens de la portion restante du texte[59].

Dans Vriend c Alberta, la majorité des juges de la Cour suprême a appliqué l’interprétation large en réitérant le respect des quatre principes directeurs exprimés dans Schachter[60]. En l’espèce, l’omission de l’orientation sexuelle comme motif de discrimination interdit dans l’Individual’s Rights Protection Act [ci-après « IRPA »] de l’Alberta violait l’article 15 de la Charte et cette violation n’était pas justifiée en vertu du test de l’article premier. Au nom de la majorité[61], le juge Cory rejette la thèse avancée par les intimés voulant qu’une omission par le législateur, soit « le choix délibéré de ne pas légiférer »[62], ne constitue pas une action gouvernementale, ce qui aurait comme effet de rendre inapplicable un examen fondé sur l’article 15 en vertu de l’article 32 de la Charte[63].

En se penchant sur l’article 15, le juge Cory souligne son importance pour la société canadienne[64] et rappelle la méthode d’analyse à deux volets :

[P]remièrement s’il y a une distinction entraînant la négation du droit à l’égalité devant la loi ou dans la loi ou la négation du droit à la même protection ou au même bénéfice de la loi et, deuxièmement, si cette négation constitue une discrimination fondée sur un motif énuméré au par. 15(1) ou sur un motif analogue[65].

Le juge Cory en vient alors à se pencher sur le cas de l’IRPA et, à l’égard de la première question, identifie deux distinctions découlant de l’omission dans cette loi. La première est créée entre les homosexuels et les autres groupes protégés par l’IRPA[66]. La seconde distinction est créée entre les homosexuels et les hétérosexuels et il note :

[Qu’elle] peut être plus difficile à déceler parce qu’il y a en apparence une certaine égalité formelle: les homosexuels ont un même droit à la protection de l’IRPA que les hétérosexuels dans la mesure où ils peuvent saisir la commission d’une plainte de discrimination fondée sur l’un des motifs actuellement énumérés. Cependant, compte tenu de la réalité sociale de la discrimination exercée contre les homosexuels, l’exclusion de l’orientation sexuelle a de toute évidence un effet disproportionné sur ces derniers par comparaison avec les hétérosexuels. En raison de son caractère trop limitatif, l’IRPA nie donc aux homosexuels le droit à l’égalité réelle[67].

C’est donc l’omission du législateur qui crée ces distinctions, qui par la suite mènent à « la négation du droit au même bénéfice et à la même protection de la loi »[68]. À l’égard de l’article 15, le juge Cory rappelle que l’orientation sexuelle est un motif analogue à ceux prévus au para 15(1) de la Charte[69]. De surcroît, les effets discriminatoires de la loi, notamment que « les homosexuels victimes de discrimination fondée sur leur orientation sexuelle n’ont pas accès à la procédure établie par l’IRPA pour le dépôt d’une plainte officielle et l’obtention d’une réparation »[70], suffisent pour conclure qu’il existe de la discrimination[71].

Au sujet de l’article premier de la Charte, le juge Iacobucci, au nom de la majorité, écrit que l’omission « est à première vue l’antithèse des principes qu’incarne le texte dans son ensemble »[72] et que le gouvernement échoue dès l’étape initiale du test[73]. C’est à la suite de ces conclusions que la question de la réparation est abordée dans le contexte de l’IRPA. À cet égard, le juge Iacobucci reprend les principes dans Schachter pour choisir la mesure corrective constitutionnelle la plus appropriée afin de remédier à l’incompatibilité avec l’article 15 de la Charte[74]. En comparant les impacts sur l’objet de l’IRPA découlant d’une interprétation large avec ceux associés à une annulation de la loi, le juge Iacobucci en vient à déterminer que la première de ces deux mesures serait moins intrusive dans le domaine législatif[75]. D’ailleurs, ce dernier fait valoir l’intention du législateur de s’en remettre aux tribunaux sur cette question : 

[…] la législature de l’Alberta, tenant compte de la controverse entourant la protection des homosexuels sous le régime de l’IRPA, a voulu s’en remettre à la décision des tribunaux sur cette question. J’y vois, en fait, une invitation expresse faite aux tribunaux d’inclure l’orientation sexuelle dans l’IRPA si l’exclusion de ce motif est jugée contraire à la Charte. C’est cela, principalement, qui me fait conclure, quoi qu’en dise les intimés, que, dans les circonstances, l’interprétation large est parfaitement compatible avec l’intention du législateur[76].

C’est à la suite de ce constat que le juge Iacobucci en vient à la conclusion que « l’inclusion de l’orientation sexuelle dans l’IRPA par le recours à l’interprétation large est la meilleure façon de corriger la portée trop limitative de ce texte de loi »[77].

L’interprétation que la Cour suprême adopte dans Mahé et dans Vriend respecte les deux pierres angulaires de l’interprétation large, soit le respect du rôle du législateur et le respect des objets de la Charte. Dans Mahé, le juge en chef Dickson précise qu’en adoptant l’article 23, le législateur a voulu créer « un ensemble unique de dispositions constitutionnelles »[78] tout en soulignant l’objet réparateur de cette disposition[79]. C’est alors ainsi que le droit implicite à la gestion et au contrôle des établissements d’enseignement de la minorité a été reconnu.

De surcroît, deux autres concepts cardinaux de la mise en oeuvre de l’article 23 doivent leur existence à la jurisprudence constitutionnelle : l’échelle variable et l’équivalence réelle. Comme l’explique le juge en chef Wagner dans l’affaire CSFCB, ce sont deux concepts « créés pour suppléer au silence de l’art. 23 »[80]. Le développement dans Mahé de la méthode du critère variable a permis de donner effet à la limite interne de l’article 23 (c.-à-d. le nombre justificatif) de manière compatible avec son objet. Cette approche a été préférée à celle des droits distincts, car elle « assure […] la plénitude de la protection que justifie [le] nombre »[81] et permet donc à l’éventail de moyens de mettre en oeuvre l’article 23 de s’appliquer selon les faits propres à chaque cas[82]. L’objet de l’article 23 a aussi été fondamental dans la manière de déterminer ce nombre. Le chiffre doit correspondre au « nombre de personnes qui se prévaudront en définitive du programme ou de l’établissement envisagés » [83], soit un chiffre entre la demande connue d’élèves et le nombre total d’enfants d’ayants droit qui pourrait se prévaloir du service en question[84]. Si ce nombre n’est pas suffisant pour atteindre le niveau supérieur de l’échelle variable (c.-à-d. l’alinéa 23(3)b)) mais atteint le seuil du niveau inférieur (c.-à-d. l’alinéa 23(3)a)), les gouvernements seront liés par des obligations de mettre en place les services nécessaires[85]. Cette approche promeut les projections à long terme au détriment d’une approche temporelle se fondant uniquement sur les projections à court terme, soit la demande connue. Tant dans Arsenault-Cameron que CSFCB, la Cour suprême détermina que les cours inférieures dans ces affaires avaient erré en adoptant l’approche plus restrictive[86].

Le concept de l’équivalence réelle permet quant à lui de mesurer la qualité de l’instruction garantie par l’article 23. Le principe de l’égalité réelle dans le domaine de l’éducation exige des traitements différentiés entre les CLOSM, la prémisse de cette approche reposant sur l’objet de l’article 23[87]. Dans APÉ Rose-des-vents, la Cour suprême confirme que l’égalité réelle milite en faveur d’un examen de l’équivalence réelle entre « l’expérience éducative, prise globalement »[88] de la minorité linguistique et celle de la majorité au regard du critère du parent raisonnable[89]. Ce parent fictif doit tenir compte d’une gamme de facteurs dans son processus décisionnel menant au choix entre une école de la minorité et l’une de la majorité pour son enfant. Dans CSFCB, la Cour poursuit dans cette foulée en réitérant les bases de cette analyse et en rejetant encore une fois l’application de l’équivalence formelle et, du fait même, le critère de proportionnalité prisé par les tribunaux d’instance inférieure[90]. La Cour adapte aussi les facteurs évoqués dans APÉ Rose-des-vents, qui, rappelons-le, ne sont pas exhaustifs, au contexte des écoles de petite taille dont le parent raisonnable est « conscient des particularités inhérentes »[91] leur étant propre[92]. De surcroît, le critère de l’équivalence réelle s’applique nonobstant le nombre d’élèves et la taille de l’école ou du programme, donc « partout sur l’échelle variable »[93]. Ainsi, à l’instar du concept de l’échelle variable, l’équivalence réelle est un concept dont l’origine jurisprudentielle est le fruit d’une interprétation qui favorise la mise en oeuvre l’article 23 en fonction de ses objectifs.

Enfin, une interprétation large du libellé de l’article 23 semble avoir été envisagée par la Cour suprême dans l’affaire CSFCB lorsque celle-ci met en exergue la formation universitaire professionnelle des enseignants comme condition nécessaire à la concrétisation de l’expérience éducative équivalente que garantit la Charte :

Je souligne que dans un pays comme le Canada, où le système d’éducation est financé de façon adéquate, les parents sont en droit de s’attendre à une expérience éducative de qualité, et ce, peu importe la taille de l’école que leurs enfants fréquentent. À titre d’exemple, une école dont les enseignants ne sont pas adéquatement formés ne peut offrir une expérience éducative réellement équivalente. Il en est de même pour une petite école dont le bâtiment est dans un état d’entretien nettement inférieur à ceux de la majorité. Il est également très difficile d’imaginer comment une école qui n’a pas de gymnase ou encore d’espace pour permettre aux élèves de jouer à l’extérieur — alors que les écoles de la majorité disposent d’installations ou aménagements de cette nature — peut offrir une expérience éducative réellement équivalente. Ces éléments constituent selon moi des normes minimales en deçà desquelles une expérience éducative ne peut être qualifiée de réellement équivalente [nos italiques][94].

Il y a d’importants liens à faire entre ces propos du juge en chef Wagner et ceux du juge en chef Dickson au sujet du bon sens militant pour la reconnaissance du droit implicite à la gestion et au contrôle des établissements de la minorité reconnu dans Mahé. En fait, on pourrait aller jusqu’à calquer les propos du juge en chef Wagner par rapport aux enseignants sur le passage précité du juge en chef Dickson :

L’instruction [doit être donnée par quelqu’un] et il s’ensuit que le droit à “l’instruction” comprend un droit implicite d’être instruit [par des enseignants adéquatement formés]. Si l’expression [“enseignants adéquatement formés”] n’est pas considérée comme englobant un certain [degré de formation postsecondaire, l’inclusion de son objet principal qu’est l’instruction] dans l’art. 23 est dès lors sans objet. Cette conclusion que dictent le bon sens [et l’égalité réelle] milite contre une interprétation selon laquelle le mot [“instruction” ne désigne pas la formation des enseignants][95].

Cette perspective renvoie aux principes de l’interprétation pragmatique[96] dont Côté décrit la portée de cette manière :

[On] prête [au législateur] l’intention de respecter les valeurs et de ne pas déroger aux principes de la société à laquelle il s’adresse. On supposera, par exemple, que le « bon législateur », le « législateur raisonnable » ne peut pas, sauf s’il en manifeste clairement l’intention, vouloir que la loi produise des effets déraisonnables ou manifestement injustes[97].
[…]
[L]’on ne doit donner à une loi un sens susceptible de mener à des conséquences qui heurtent la raison ou la justice que si le texte est inflexible au point de contraindre à une telle interprétation[98].

Giroux trace un parallèle entre ces principes et l’article 23 en soutenant que le législateur ne pouvait raisonnablement pas avoir eu « l’intention, en adoptant l’article 23 que celui-ci soit interprété d’une manière qui rendrait son application impossible dans les faits »[99]. En effet, une interprétation excluant le postsecondaire aurait comme impact de limiter la possibilité des provinces de pleinement mettre en oeuvre l’article 23. L’éducation au primaire et au secondaire doit être assurée par des enseignants professionnels qualifiés. Pour ce faire, ces derniers doivent nécessairement obtenir leur formation professionnelle au palier postsecondaire[100].

Toutefois, il existe une pénurie d’enseignants d’expression française en Ontario[101] et ailleurs au pays[102]. Face à cet enjeu, plusieurs ont identifié la protection constitutionnelle de l’éducation postsecondaire comme étant l’une des avenues réparatrices de l’article 23 de la Charte[103]. L’Association canadienne-française de l’Alberta [ci-après « ACFA »] a d’ailleurs soulevé la question de la pénurie dans le contexte de sa lutte pour protéger le Campus Saint-Jean[104]. Cela dit, se limiter à la protection des programmes postsecondaires en éducation ne viendrait répondre qu’en partie aux besoins. Comme le souligne Giroux : « la structure […] doit, à tout le moins, comprendre l’ensemble des programmes universitaires de premier cycle requis pour enseigner les diverses matières du curriculum des écoles secondaires »[105], tels que les mathématiques, les sciences naturelles, les sciences sociales, la littérature et les arts, etc.

De surcroît, nous pouvons soulever d’autres programmes nécessaires à la pleine mise en oeuvre de l’article 23. En effet, le personnel scolaire n’est pas limité qu’au personnel enseignant ; il inclut notamment des membres de la direction, des psychologues ainsi que le personnel spécialisé. C’est ainsi que des programmes visant l’obtention de qualifications additionnelles, de base ou non, seraient inclus — par exemple ceux visant l’enseignement des enfants sourds ou malentendants en Ontario[106]. Le cas des directions d’école est aussi pertinent à nos fins pour étendre nos prétentions aux programmes de cycles supérieurs. En effet, en Ontario par exemple, la qualification des directrices ou directeurs d’école comprend deux parties dont la première est constituée de quatre exigences[107]. Parmi elles, l’une offre quatre options dont trois font référence à des études aux cycles supérieures[108]. L’Alberta possède aussi de telles exigences pour ces postes de direction[109]. Notons que dans ces deux cas, la voie des programmes de cycles supérieurs est une option parmi d’autres, mais que toute personne doit a priori posséder son certificat d’enseignement. Il y a ici un lien direct entre les programmes de cycles supérieurs et la formation du personnel scolaire nécessaire à la réalisation de l’expérience éducative garantie à l’article 23.

B. Impacts sur l’équivalence réelle

En déterminant que le principe d’interprétation de l’exclusion ne peut justifier l’omission de l’éducation postsecondaire de l’article 23, la sous-section précédente a aussi fait état du lien entre ce palier d’éducation et le droit à l’instruction primaire et secondaire. Il serait impossible de mettre en oeuvre et respecter les droits et obligations linguistiques en matière d’éducation sans un nombre suffisant d’enseignants et de personnel scolaire qualifiés. Il s’agit d’une exigence pratique fondamentale, voire nécessaire[110]. Le principe de l’équivalence réelle qui sous-tend l’article 23 vient renforcer la conclusion que cette disposition implique la reconnaissance d’un droit à l’éducation postsecondaire implicite.

Il est bien établi que c’est la notion de l’égalité réelle qui dirige l’exercice et l’interprétation des droits linguistiques[111]. Il découle de ce principe que la minorité a droit à une instruction de qualité réellement équivalente à celle de la majorité[112]. Dans l’affaire APÉ Rose-des-vents, la Cour suprême précise que la qualité de l’instruction est l’un des indicateurs permettant de déterminer s’il y a bel et bien une équivalence réelle[113]. Cette détermination repose sur le critère objectif du parent raisonnable :

Des parents raisonnables qui détiennent ces droits [prévus à l’article 23] seraient-ils dissuadés d’envoyer leurs enfants dans une école de la minorité linguistique parce que l’école est véritablement inférieure à une école de la majorité linguistique où ils peuvent s’inscrire? Dans l’affirmative, l’objet de cette disposition réparatrice est menacé. Si l’expérience éducative, prise globalement, est suffisamment supérieure dans les écoles de la majorité linguistique, ce fait pourrait affaiblir la volonté des parents de faire instruire leurs enfants dans la langue de la minorité, ce qui, du coup, risque d’entraîner l’assimilation[114].

La Cour suprême a réitéré la pertinence de cet exercice holistique et en a précisé les balises dans l’affaire CSFCB[115].

La formation des enseignants chargés de fournir cette instruction est un corolaire de ce facteur[116]. Rappelons « [qu’]une école dont les enseignants ne sont pas adéquatement formés ne peut offrir une expérience éducative réellement équivalente »[117]. Logiquement, la présence de ces enseignants l’est d’autant plus. Effectivement, comme l’ont conclu Réaume et Green, « [there] is no point in providing a class-room to students who have no teacher »[118]. Ainsi, la pénurie généralisée d’enseignants d’expression française peut représenter un élément dissuasif quant à la décision de parents raisonnables d’inscrire leurs enfants à l’école de la minorité. De plus, dans l’optique du continuum de l’éducation[119], des parents raisonnables pourraient être dissuadés d’inscrire leurs enfants dans les écoles de la minorité au regard des limites quant à l’éducation future de leurs enfants au niveau postsecondaire[120]. Les parents de la majorité n’ont pas à se demander si leurs enfants auront la possibilité de compléter leur éducation dans des institutions postsecondaires offrant des programmes dans leur langue. En revanche, les parents de la minorité ne sont aucunement assurés que leurs enfants jouiront de la même expérience éducative au-delà du secondaire.

De plus, outre la qualité de l’expérience éducative, les institutions postsecondaires qui desservent la minorité demeurent plus vulnérables en raison de leur petite taille relative et de la précarité de leur financement. Elles sont donc parfois contraintes de restreindre ou même d’abolir certains programmes essentiels à la mise en oeuvre de l’article 23. Par exemple, dans le cadre de sa restructuration financière récente, l’Université Laurentienne a jugé utile d’abolir vingt-huit programmes de langue française, dont le programme en éducation au niveau intermédiaire et supérieur, de mathématiques, de géographie, d’histoire et de lettres françaises[121]. La réduction de l’offre de programmes en français se fera inévitablement sentir dans le système scolaire franco-ontarien et minera davantage l’expérience éducative des étudiants et étudiantes [ci-après « étudiants »] d’expression française au primaire et au secondaire[122]. Notons aussi qu’au moment de rédiger ces lignes, il semblerait que la coupure de programmes a pour effet de dissuader des jeunes de poursuivre leurs études en français[123]. Finalement, ces coupures pourraient avoir pour effet de dissuader les parents de la minorité de faire éduquer leurs enfants dans leur langue[124].

Il ne fait aucun doute que l’accès à une éducation postsecondaire en français de qualité touche directement les intérêts individuels et collectifs des ayants droit. D’abord, la formation du personnel a un impact sur la qualité de l’expérience éducative et constitue un facteur à prendre en compte aux fins du critère de l’équivalence réelle. Cette formation est étroitement liée au niveau postsecondaire, ce qui permet de constater l’incidence directe du postsecondaire sur les décisions des ayants droit et la qualité de l’instruction. De plus, dans l’optique du continuum de l’éducation et des institutions scolaires des CLOSM, la disponibilité et la qualité de l’éducation postsecondaire dont pourraient se prévaloir leurs enfants pèseront lourdement dans la balance décisionnelle des ayants droit au moment d’inscrire leurs enfants dans le système scolaire de la minorité. Le rôle de l’éducation postsecondaire nous semble lié à la mise en oeuvre des objectifs de l’article 23, notamment le maintien et le développement des CLOSM.

Par ailleurs, il sied de tenir compte de la réalité familiale des ayants droit et du fait que l’éducation postsecondaire repose souvent sur les décisions des étudiants eux-mêmes, et non sur celles de leurs parents. À ce stade de leur cheminement académique, les étudiants ont généralement atteint l’âge de la majorité et jouissent d’une plus grande autonomie dans le choix de l’institution qu’ils désirent fréquenter, des programmes d’études et de la langue des cours auxquels ils s’inscrivent. Selon nous, dans le contexte postsecondaire, la catégorie des ayants droit visée à l’article 23 peut comprendre à la fois les parents et les enfants autonomes qui décident eux-mêmes de leur parcours académique.

Quoiqu’il en soit, la prétention à un droit à l’éducation postsecondaire visant les programmes requis pour la mise en oeuvre du principe de l’équivalence réelle nous semble davantage fondée qu’un droit général en vertu de l’article 23 axé sur le choix des ayants droit (parents ou enfants autonomes). Dans le premier cas, le facteur de la formation a été mis de l’avant dans APÉ Rose-des-vents et CSFCB et, à notre avis, il mérite de s’appliquer largement au personnel scolaire. Son impact à l’égard de l’article 23 est ainsi accepté, militant en faveur d’une reconnaissance implicite d’obligations à l’égard de certains pans du niveau postsecondaire. En revanche, la seconde prétention, bien qu’elle puisse théoriquement être un facteur ayant dissuadé certains ayants droit d’inscrire leurs enfants dans une école de la minorité, ne peut être soutenue au regard de l’équivalence réelle. Après le niveau secondaire, généralement, le choix de la langue de l’instruction ne relève plus exclusivement des ayants droit : l’offre et la contingence des programmes, l’admissibilité des candidats, les frais de scolarité et la disponibilité de l’aide financière, etc., sont des facteurs qui influent sur les décisions des ayants droit au niveau poste secondaire et qui déterminent la qualité de l’expérience éducative.

C. Le principe constitutionnel non écrit de la protection des minorités

Finalement, il convient de se pencher sur la question des principes constitutionnels non écrits, et plus particulièrement sur celui de la protection des minorités[125]. Ces principes, selon la Cour suprême du Canada dans le Renvoi sur la sécession, peuvent : 

[D]onner lieu à des obligations juridiques substantielles (ils ont « plein effet juridique » selon les termes du Renvoi relatif au rapatriement, précité, à la p. 845) qui posent des limites substantielles à l’action gouvernementale. Ces principes peuvent donner naissance à des obligations très abstraites et générales, ou à des obligations plus spécifiques et précises. Les principes ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d’une force normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements[126].

Leur fonction est herméneutique : les principes constitutionnels permettent de guider l’interprétation du texte constitutionnel tout en permettant de faire évoluer l’arbre vivant constitutionnel[127].

Récemment, la Cour suprême a eu à se prononcer sur le rôle des principes non écrits et leur incidence sur la validité de la Loi de 2018 sur l’amélioration des administrations locales[128] dans le cadre de l’affaire Toronto (Cité) c Ontario (Procureur général)[129]. Le juge en chef Wagner et le juge Brown, au nom des trois autres juges majoritaires, qualifient ces principes comme faisant « partie de la toile de fond sous-jacente aux termes écrits de la Constitution »[130]. La majorité ancre alors l’expression plein effet juridique des principes non écrits aux termes écrits de la Constitution ; l’effet juridique des principes n’est pas concrétisé « en complétant le texte »[131], mais plutôt dans « leur énoncé de principes généraux […] dans le cadre duquel il faut donner effet aux termes écrits »[132]. Une telle logique ancrant les principes au texte mène à deux rôles connexes pour ces derniers. Le premier de ces rôles est celui d’outil d’interprétation de la constitution écrite dont dans le cadre de l’approche téléologique des dispositions de la Charte[133]. C’est notamment le cas lorsque le texte « n’est pas lui-même suffisamment explicite ou complet »[134], le recours aux principes doit découler du texte et lui être fidèle[135]. L’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c Colombie Britannique (Procureur général)[136] évoqué par les juges majoritaires reflète, selon eux, cette position ; dans l’analyse de cette affaire, le principe de la primauté du droit était l’un des éléments d’une interprétation téléologique de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867[137]. Le second rôle est celui de l’élaboration « des doctrines structurelles non énoncées dans la Constitution écrite proprement dite, mais nécessaires pour sa cohérence, et qui découlent implicitement de son architecture »[138]. En l’espèce, les juges majoritaires sont d’avis que le principe de la démocratie s’avère « pertinent comme outil d’interprétation du texte constitutionnel »[139] des articles 92(8) de la Loi constitutionnelle de 1867 et 3 de la Charte[140]. Ce principe ne peut toutefois pas servir à invalider la loi contestée[141], restreindre les compétences législatives des provinces[142] ou encore prétendre remplir un vide malgré qu’il n’y ait « pas de lacune que les tribunaux doivent combler »[143].

Si pour les juges majoritaires les principes découlent du texte, les juges minoritaires soutiennent l’inverse. Ils rejettent d’emblée la qualification des principes comme étant une « toile de fond »[144] à la constitution écrite : « les principes non écrits sont les engagements normatifs les plus fondamentaux de notre Constitution à partir desquels découlent des dispositions textuelles précises » [nos italiques][145]. Rejetant le rôle « limité par le textualisme »[146] prisé par les juges majoritaires, la juge Abella, pour les juges minoritaires, soutient que ces principes ont plein effet juridique « indépendamment du texte écrit »[147]. Ainsi, ils peuvent servir à déclarer l’inconstitutionnalité d’un texte de loi[148].

Bien que la Cour suprême insiste sur la primauté du texte écrit de la Constitution, elle reconnait que celui-ci demeure incomplet, qu’il présente un certain nombre de vides et lacunes que les tribunaux doivent pouvoir extrapoler afin de résoudre les différends, tout en reflétant l’évolution constante et le potentiel actualisé de la société canadienne. C’est par un tel exercice exégétique que les tribunaux ont pu étoffer la portée lacunaire des mots personne et établissements d’enseignement de la minorité linguistique de la Loi constitutionnelle de 1867 et dans la Charte, respectivement, dans les affaires Edwards et Mahé. En l’occurrence, le recours aux postulats structurels de notre ordre constitutionnel et aux valeurs fondamentales de la société canadienne a mené les tribunaux à parachever les mots imprécis de la Constitution au profit de solutions judicieuses et fonctionnelles, qui n’étaient pourtant pas évidentes à la première lecture des textes constitutionnels (c.-à-d. l’admissibilité des femmes au Sénat et la reconnaissance du pouvoir de gestion et de contrôle de l’éducation par et pour les minorités de langues officielles). Loin d’usurper le principe non écrit de la démocratie — dont la portée ne saurait se réduire à la simple volonté de la majorité — l’interprétation progressive du libellé de la Constitution à l’aune du principe de la protection des minorités a permis au Canada de concrétiser ses valeurs démocratiques les plus chères :

le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société[149].

Pour leur part, les droits linguistiques — incluant les droits codifiés à l’article 23 — puisent leurs fondements dans le principe constitutionnel sous-jacent de la protection des minorités[150]. La Cour suprême a mis en exergue « le caractère réparateur et protecteur de l’article 23 » [nos italiques][151] dans l’affaire Arsenault-Cameron en lien avec les pouvoirs exclusifs de gestion et de contrôle sur l’enseignement et les établissements de la minorité[152]. Malgré ces déclarations de la Cour suprême à l’égard de la puissance normative des principes constitutionnels non écrits, les tribunaux inférieurs semblent hésiter à s’en servir pour développer la portée des droits protégés par la Charte, incluant les droits linguistiques[153]. Une certaine prudence s’impose, par conséquent, dans l’utilisation des principes constitutionnels.

Il est néanmoins pertinent de réfléchir aux apports de ce principe à la question de l’éducation postsecondaire et de l’article 23 de la Charte. Selon Giroux, cela revient à se demander s’il existe au sein de l’article 23 un « vide juridique »[154] en ce qui concerne l’éducation universitaire et collégiale[155]. La démonstration de l’existence d’un tel vide exige, entre autres, une quelconque preuve que « les rédacteurs de la Charte ne se sont pas attardés sur la question de l’éducation universitaire dans le cadre de leurs débats »[156].

Or, dans le cadre des audiences du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada [ci-après « Comité spécial »], la Fédération des francophones hors Québec [ci-après « FFHQ »] a recommandé une reformulation de l’article 23 afin d’y inclure le droit à l’éducation du préscolaire au postsecondaire[157]. Le Comité spécial ne s’y est pas penché en profondeur. À la suite de la présentation de la proposition de la FFHQ par sa présidente Jeanne Séguin s’en est suivi une période de questions. Bien que l’article 23 ait été abordé, le sujet du postsecondaire n’a pas reçu de mention explicite. En effet, la seule personne à avoir soulevé la question était madame Séguin dans son introduction[158].

Par la suite, le sénateur Asselin souleva des points d’interrogation quant aux efforts de consultation au préalable entre la FFHQ et le gouvernement[159]. À l’égard de l’article 23 en particulier, il demanda des clarifications quant aux critiques de la FFHQ à l’égard de son libellé et des institutions chargées de sa surveillance[160]. À la seconde question, la présidente de la FFHQ réfère aux recours au Manitoba en matière de droit à l’éducation comme étant un exemple à l’appui de la création d’une institution dont le mandat serait de « porter des jugements lorsqu’il y aurait des mésententes ou que l’on jugerait que la loi n’est pas appliquée comme telle »[161]. Par rapport au libellé, elle précise que des passages, comme celui du critère de « là où le nombre le justifie »[162], soulèvent plusieurs interrogations[163].

Le député Lorne Nystorm souleva ensuite la question de règles propres à chaque province en matière de langues d’instruction, ce à quoi Séguin répondit que les modalités seront certes différentes « mais que le Francophone […] soit au Manitoba, au Nouveau-Brunswick ou en Ontario ou en Saskatchewan, [devrait] avoir droit et accès à une éducation dans sa langue maternelle »[164]. La suite du témoignage a été monopolisée par les liens avec l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’idée d’y inclure toutes les provinces[165]. Somme toute, le Comité spécial ne s’est pas penché en profondeur sur les questions du postsecondaire et la cinquième recommandation de la FFHQ.

Si la question de l’éducation postsecondaire n’a pas beaucoup retenu l’attention du Comité spécial, il ne fait aucun doute que l’intention des rédacteurs de la Charte était de laisser le soin aux tribunaux d’interpréter et de compléter l’article 23 pour le placer à l’abri des vacillations de la politique provinciale : « [il] faut faire confiance aux tribunaux. De faire confiance aux provinces par les temps qui courent, ça n’a pas donné grands résultats »[166]. Le ministre Chrétien renchérit lors d’une audience subséquente :

The courts will decide and it would be out of the political arena, where the matter is sometimes dealt with by some people who do not comprehend or do not want to comprehend.

I think we are rendering a great service to Canadians by taking-some of these problems away from the political debate and allowing the matter to be debated, argued, coolly before the courts with precedents and so on[167].

D’après Kelly, le législateur a invité les tribunaux à jouer un rôle actif, notamment quant à l’interprétation de l’article 23[168]. Chouinard est du même avis : « [the] vagueness of the text of this section of the Charter meant that to reveal its true extent, it would need to be interpreted by the courts »[169]. Le constituant ne s’est pas attardé sur la question de l’éducation postsecondaire, mais, en revanche, il a clairement exprimé sa volonté de confier aux tribunaux la tâche de développer l’article 23 à la lumière de ses objectifs fondamentaux et de faire croître les droits qui y sont prévus. C’est cette volonté qui a donné lieu à la jurisprudence — largement favorable aux communautés visées — fondée sur l’article 23[170].

* * * * *

En somme, la présente section visait à dresser un portrait des principes d’interprétation applicables à l’article 23. D’une part, l’argument allant à l’encontre de l’inclusion du postsecondaire à cause de l’omission du terme dans le libellé de l’article 23 se heurte à deux obstacles de taille, soit l’interprétation téléologique de l’article 23 et la présomption d’effet utile. D’autre part, le droit à une instruction d’équivalence réelle milite en faveur de la formation postsecondaire des enseignants chargés de fournir cette instruction et des autres professionnels oeuvrant dans le milieu de l’éducation. De plus, bien qu’un argument fondé sur le principe constitutionnel de la protection des minorités puisse s’avérer prometteur quant à l’interprétation de droits en faveur d’institutions existantes, il ne peut, à lui seul, reconnaître un droit implicite à l’éducation postsecondaire. C’est donc avec ces constats à l’esprit que la seconde section aborde le droit de gestion et de contrôle qui découlerait de la reconnaissance d’un tel droit implicite à l’éducation postsecondaire en vertu de l’article 23.

II. Le droit de gestion et de contrôle : proposition d’analyse

La Cour suprême n’est pas passée par quatre chemins : « [l’]article 23 englobe clairement un droit à la gestion et au contrôle »[171]. Ce droit appartient aux minorités — il est question d’établissements de la minorité et non pour la minorité[172]. Depuis Mahé, d’autres décisions sont venues confirmer et préciser la portée de ce droit[173]. Dans Arsenault-Cameron, les juges Bastarache et Major reprennent les motifs exprimés par le juge en chef Dickson dans Mahé pour expliquer le rôle du droit à la gestion et au contrôle quant à l’exercice de l’article 23 :

Premièrement, ils sont essentiels au maintien et à la valorisation de l’instruction et de la culture de la minorité. […] Deuxièmement, le droit à la gestion et au contrôle sert l’objectif réparateur de l’art. 23. L’habilitation est essentielle pour redresser les injustices du passé et pour garantir que les besoins spécifiques de la communauté linguistique minoritaire constituent la première considération dans toute décision touchant des questions d’ordre linguistique ou culturel[174].

A. Un cadre d’analyse révisé

Dans l’affaire CSFCB, la Cour suprême a précisé le barème de l’échelle variable introduite dans Mahé et qui permet aux tribunaux de déterminer le degré de contrôle qu’exercera la minorité sur ses établissements et l’éducation[175]. Ces paramètres se résument comme suit :

  1. Le nombre à utiliser dans l’application de l’échelle variable est celui du nombre d’enfants qui se prévaudra éventuellement du service en question[176]. Ce nombre « se situe entre la demande connue et le nombre total d’enfants d’ayants droit »[177].

  2. Des écoles de la majorité sont ensuite sélectionnées à l’échelle provinciale aux fins d’un exercice de comparaison. Dès lors, il existe une présomption (réfutable) que la province considère ces écoles de la majorité financées par des fonds publics comme étant appropriée « sur les plans pédagogiques [et] financiers »[178].

  3. Le tribunal doit ensuite déterminer le niveau de services approprié. Le droit à l’école homogène existe quand le nombre d’élèves de la minorité est comparable à celui de la majorité[179]. À défaut d’un nombre comparable, des services moindres sont évalués[180].

  4. Le critère du parent raisonnable et le principe de l’équivalence réelle s’appliquent, nonobstant le nombre[181].

Dans l’optique où le droit à l’instruction postsecondaire est établi, il inclut nécessairement un droit à la gestion et au contrôle de ces institutions à la lumière de Mahé. Le coeur de ce constat découle de l’objet de l’article 23. La gestion et le contrôle des institutions de la minorité, par la minorité, répondent à son caractère « préventif, réparateur et unificateur » [182], car ce droit est nécessaire pour la vitalité de la langue et la culture minoritaires[183]. Une telle interprétation correspond notamment à la volonté du constituant[184] et les efforts des tribunaux de remédier à l’insatisfaction des obligations provinciales en temps utile[185]. La Cour suprême a d’ailleurs clairement rappelé ce principe directeur dans l’arrêt CSFCB :

La réparation doit néanmoins être apportée dans un délai utile. Cette exigence va de pair avec le caractère unique et distinct de l’art. 23. Les droits énoncés à cet article sont particulièrement vulnérables aux tergiversations des autorités publiques en raison de la « justification par le nombre » qu’exige la disposition. Confronté à la puissance de l’assimilation, le nombre d’enfants d’ayants droit nécessaire pour justifier la prestation de services dans une communauté minoritaire risque de s’éroder irrémédiablement pendant que les autorités tardent à s’acquitter de leurs obligations constitutionnelles. Comme l’a récemment souligné notre Cour, « il est essentiel de veiller à mettre en oeuvre avec vigilance les droits reconnus par l’art. 23 et de remédier à temps aux violations » [références omises][186].

Présentement, la situation que déplore le juge en chef se produit dans certaines provinces[187]. La pénurie d’enseignants d’expression française qualifiés soulève d’importantes inquiétudes quant au respect du principe de l’expérience éducative réellement équivalente. Face à une violation de ce principe, et donc de l’article 23, les provinces ont l’obligation de remédier à cette situation, notamment par l’entremise d’octroi de financement pour freiner le taux d’assimilation[188]. Suivant la logique de la Cour dans CSFCB, force est de constater qu’il existe à l’heure actuelle une insuffisance du système pour offrir une expérience éducative équivalente et l’article 23 doit servir à remédier à ce statu quo[189]. Du moment qu’il existe une violation de l’article 23, les gouvernements ont l’obligation de mettre en place les mesures nécessaires pour y remédier. En l’espèce, l’absence d’équivalence est associée à une pénurie d’un personnel scolaire d’expression française qualifié qui, rappelons-le, est explicitement identifié comme l’une des « normes minimales en deçà desquelles une expérience éducative ne peut être qualifiée de réellement équivalente »[190].

Le degré de l’action provinciale mène à des comparaisons entre les ressources que chaque province octroie à sa CLOSM quant aux institutions postsecondaires. Il est courant de voir les communautés francophones en situation minoritaire pointer du doigt les institutions et les ressources dont bénéficie la minorité anglophone au Québec, comme l’a fait la FFHQ lors des audiences du Comité spécial. Cet exercice témoigne du lien entre le développement de la communauté anglo-québécoise et la vitalité de ses universités et collèges, confirmant ainsi que l’éducation postsecondaire répond à l’objet de l’article 23[191]. En 1980, Jean Chrétien, alors ministre de la Justice, abondait d’ailleurs dans le même sens, comme quoi le traitement des anglophones au Québec pourrait être un élément concret dans l’analyse par les tribunaux des prétentions des francophones hors Québec[192]. Toutefois, les tribunaux ont à maintes reprises affirmé que l’analyse se situe dans le contexte propre à chaque province. Dans Solski, la Cour suprême précise que :

Il importe également d’adopter un point de vue socioculturel et de tenir compte de la situation de chaque enfant pour déterminer si des programmes d’enseignement dans la langue de la minorité sont offerts ou l’étaient. […] Tout cela pour souligner que l’application de l’art. 23 doit tenir compte des disparités très réelles qui existent entre la situation de la communauté linguistique minoritaire du Québec et les communautés linguistiques minoritaires des territoires et des autres provinces. Par conséquent, bien qu’il soit possible que certains cheminements scolaires ne rendent pas admissibles à l’enseignement dans la langue de la minorité suivant une définition qualitative du critère de la « majeure partie » énoncé à l’art. 73 CLF, cela ne signifie pas qu’ils ne pourraient pas y donner ouverture dans le cadre d’autres régimes législatifs provinciaux d’enseignement dans la langue de la minorité, chaque régime tenant nécessairement compte du contexte historique et social particulier de la province qui l’adopte[193] [nos italiques].

Dans CSFCB, le juge en chef confirme cette position :

Ainsi, les tribunaux ont la tâche délicate de concilier les préoccupations parfois divergentes de la minorité francophone hors Québec, pour qui l’exercice des droits linguistiques a été chèrement acquis, avec la réalité particulière de la minorité anglophone du Québec et la perception que les francophones du Québec –majoritaires dans cette province, mais dont leur langue est minoritaire à l’échelle du pays — ont de leur avenir au sein du Canada [références omises][194].

B. Le cadre d’analyse pour l’éducation postsecondaire

La détermination du degré de gestion et de contrôle en matière d’éducation postsecondaire doit être distinguée du degré applicable pour les établissements d’éducation primaire et secondaire. En effet, le contexte postsecondaire est nettement différent, en grande partie dû au caractère privé des institutions. Cela dit, il importe de souligner le potentiel du paragraphe 32(1) de la Charte. Sommairement, rappelons que cette disposition prévoit que la Charte s’applique notamment à la législature et au gouvernement de chaque province et identifie les acteurs visés par l’application de la Charte[195]. L’arrêt Eldridge c Colombie-Britannique (Procureur général) [196] est toutefois venu préciser l’étendue de l’application de la Charte à des acteurs privés. D’abord, sont assujetties à la Charte les entités dans leur entièreté au regard de la nature de l’acteur ou du degré de contrôle par un gouvernement sur l’entité[197]. Ensuite, la seconde avenue est fondée sur la nature de l’acte lui-même ; si l’acte met en oeuvre une politique ou un programme gouvernemental, il sera considéré comme ayant une nature gouvernementale[198]. La Cour cherche ici à empêcher que des gouvernements échappent à l’article 32 en déléguant à des acteurs privés l’exécution d’une politique ou d’un programme[199]. D’après nous, à la lumière des prétentions que nous avons soulevées précédemment liant le postsecondaire à la réalisation des droits prévus à l’article 23, il est possible que la Charte s’applique à des institutions postsecondaires dans ce contexte. Pour ce faire, il faudrait démontrer que la nature de l’activité (c.-à-d. offrir des programmes et des cours de niveau postsecondaire) exécute une politique ou un programme de nature gouvernementale (c.-à-d. former adéquatement un nombre suffisant de professionnels scolaires pour répondre aux besoins des conseils scolaires de la minorité). Un tel examen repose naturellement sur des études de cas, exercices qui dépassent largement les ambitions du présent article.

Toutefois, des pistes de réflexion peuvent servir de guide pour identifier les facteurs pouvant militer en faveur d’un degré plus ou moins élevé, selon le cas, de gestion et de contrôle. Les critères établis dans CSFCB ont le potentiel d’alimenter la réflexion à cet égard. Le critère du nombre peut être modifié pour tenir compte de la demande connue (le taux d’inscription à l’institution postsecondaire de la CLOSM) et du nombre total d’enfants d’ayants droit inscrit au niveau secondaire dans cette même province.

La seconde étape, celle de la comparaison avec l’institution de la majorité, est délicate. D’une part, les institutions postsecondaires ne sont pas exclusivement financées par des fonds publics[200]. D’autre part, le facteur de la pédagogie est également variable étant donné l’absence de curriculum commun — à l’exception de programmes particuliers. L’objectif de cette étape est d’établir l’existence d’une présomption d’acceptabilité. Dans le contexte postsecondaire, la détermination de cette présomption pourrait prendre la forme suivante :

  1. en déterminant que la portion que représentent les fonds publics de provenance provinciale au sein du budget d’une institution de la minorité est comparable au taux qu’occupe des fonds de la même origine dans le budget de l’institution de la majorité, et ;

  2. en établissant que la province a approuvé la création et le financement de programmes d’études de la minorité qui sont comparables à ceux que le ministère a approuvés à l’égard de la majorité.

Avant de se pencher sur la troisième étape de l’examen, il convient d’anticiper une critique potentielle à l’égard de cette comparaison qui remettrait en question la qualité de cet exercice à cause de la taille plus petite des institutions de la minorité. Nous rappelons à cet égard la pertinence des propos suivants du juge en chef Wagner dans CSFCB :

Dans le contexte des écoles de la minorité dont la taille n’est pas comparable aux écoles avoisinantes de la majorité, les juges doivent se demander si des parents raisonnables, conscients des particularités inhérentes d’une petite école, seraient dissuadés d’envoyer leurs enfants dans une école de la minorité linguistique officielle parce que l’expérience éducative qui y est offerte est véritablement inférieure à celle des écoles de la majorité linguistique où ils peuvent les inscrire [italiques dans l’original][201].

Finalement, la troisième étape commande la détermination du niveau de service approprié. À l’instar du modèle pour les niveaux primaire et secondaire, à une extrémité de l’échelle se situe l’institution homogène[202]. Des exemples d’un tel modèle se retrouvent au Québec[203], au Nouveau-Brunswick[204] et en Ontario[205]. Toutefois, lorsque le résultat de la comparaison ne le justifie pas, il faut évaluer les autres modèles. Les formes de ces options ont fait l’objet de plusieurs études[206]. Présentement, quelques niveaux de gestion et de contrôle existent[207]. L’Université Saint-Paul constitue un modèle d’institution fédérée[208], une voie que pourrait adopter le Campus Saint-Jean[209]. À l’extrémité la plus faible se retrouveraient la gestion et le contrôle de la minorité au sein de ces institutions, par l’entremise de participation dans le processus décisionnel de l’administration de l’établissement et un contrôle direct sur les services et la programmation de langue française[210]. Certains pourraient faire l’argument que les universités bilingues, comme l’Université d’Ottawa, correspondent à cette catégorie[211]. Il existe toutefois des institutions se situant en deçà de ce seuil, comme le Collège Glendon[212], et qui gagneraient à augmenter la protection dont ils bénéficient actuellement. Ce qui importe est « que le groupe linguistique minoritaire ait un contrôle sur les aspects de l’éducation qui concernent ou qui touchent sa langue et sa culture »[213].

Il importe ensuite à la province de mettre en oeuvre ses obligations prévues à la lumière du droit à l’instruction postsecondaire découlant de l’article 23[214]. Une mise en oeuvre effective n’est toutefois pas garantie[215]. Par contre, une fois établi, l’établissement ou le service pourrait prétendre à une protection constitutionnelle fondée sur l’article 23 et du principe constitutionnel non écrit. Par ailleurs, l’un des éléments ayant milité en faveur de la conservation de l’Hôpital Montfort était son rôle unique et vital dans la formation des professionnels de la santé et pour la communauté franco-ontarienne[216]. Cet élément mérite d’être soulevé étant donné que la Cour divisionnaire a utilisé cet indicateur dans des affaires subséquentes qui se sont conclues par la réduction de services ou d’institutions de langue française en Ontario[217]. Si l’affaire de l’Hôpital Montfort ne peut servir d’autorité à la création d’institutions nouvelles, elle peut permettre au minimum de préserver celles qui existent[218]. Ainsi, il convient de nuancer le propos : une fois l’institution mise en place, elle pourra jouir d’une importante protection dans la mesure où l’on pourra démontrer son importance et son rôle vital pour la CLOSM au regard du principe de la protection des minorités. Sans créer un effet d’encliquetage, une telle protection imposerait un seuil de justification élevé à la province qui entend limiter les ressources des institutions postsecondaires de la CLOSM.

La détermination du droit de gestion et de contrôle de ces institutions reste alors un pan de notre analyse qui mérite une attention soutenue, en particulier à l’heure actuelle. Le 1er février 2021, l’Université Laurentienne s’est déclarée insolvable et s’est placée sous la supervision de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies[219]. Le 12 avril de la même année, on annonce les coupures : 28 programmes en français, dont celui en éducation intermédiaire/supérieure[220]. Notons aussi que l’Université Laurentienne possède une désignation de la Loi sur les services en français [ci-après « LSF »] de l’Ontario, qui vise notamment treize programmes comme le baccalauréat en éducation (B.Éd.) et le baccalauréat en sciences infirmières (B.S.I.)[221]. Les coupures sont vraisemblablement contraires à la LSF dans la mesure où l’Université n’a même pas tenté de les justifier en vertu de l’article 7 de la LSF[222]. Au moment de rédiger ce texte, la question du respect de la LSF dans le cadre de la restructuration de l’Université Laurentienne fait l’objet d’une enquête de l’unité des services en français de l’Ombudsman de l’Ontario[223].

La protection de la LSF n’est pas absolue : elle permet au gouvernement ou aux institutions désignés de se soustraire à leurs obligations linguistiques en démontrant, aux termes de l’article 7, que « toutes les mesures raisonnables ont été prises et que tous les projets raisonnables ont été élaborés afin de faire respecter la […] loi » [nos italiques][224]. Étant donné le statut quasi constitutionnel de la LSF et de ses objectifs eu égard à la protection de la minorité franco-ontarienne, il s’agit naturellement d’un seuil justificatif très élevé. De plus, même si une entité publique visée par la LSF réussit à démontrer qu’elle a fait le maximum pour éviter de contrevenir à la loi, l’article 7 n’autorise de surcroit que les « limitations raisonnables et nécessaires qu’exigent les circonstances »[225]. Les atteintes aux droits protégés par la LSF doivent être minimales et s’en tenir à ce qui est rigoureusement nécessaire. Selon la Cour d’appel de l’Ontario, l’emploi du terme nécessaire limite les entorses à la LSF aux conjonctures les plus exceptionnelles et « inéluctables »[226] ; autrement dit, « les services existants ne peuvent être restreints que s’il s’agit de la seule et unique ligne de conduite possible » [nos italiques][227]. La LSF n’est pas absolue, certes, mais le législateur a manifestement voulu limiter la marge de manoeuvre des organismes et institutions qui entendent s’en délier. Même le lieutenant-gouverneur en conseil, qui, aux termes de l’alinéa 8c) peut exempter par règlement certains services de l’application de la loi, n’est autorisé à prendre une telle mesure que si elle « s’avère raisonnable et nécessaire et si elle ne porte pas atteinte à l’objet général de la présente loi »[228]. Les objectifs de la LSF priment sur la discrétion réglementaire du lieutenant-gouverneur en conseil.

Il convient de rappeler que cette loi a joué un rôle déterminant dans les litiges menés pour sauver l’Hôpital Montfort. L’un des arguments principaux qu’a retenus la Cour divisionnaire de l’Ontario était le rôle capital de Montfort pour la formation des professionnels de la santé d’expression française en Ontario :

Les institutions sont aussi des symboles importants de la collectivité franco-ontarienne. Elles expriment l’identité du groupe, la présence française en Ontario et au Canada, la réalité française dans la vie publique, et la force et la vitalité de la collectivité. Toute diminution de la sphère d’activité d’une institution aura un effet négatif sur la collectivité et augmentera les probabilités d’assimilation. Les Drs Breton et Bernard ont reconnu que les hôpitaux ne sont peut-être pas parmi les institutions situées au plus haut niveau de l’échelle, mais ils maintiennent néanmoins que les hôpitaux comme Montfort sont « toutes aussi importantes dans le réseau des institutions » d’une culture minoritaire[229].
[…]
Nous sommes d’avis que l’existence d’un tel centre hospitalier est essentielle à la préservation de la culture de la minorité franco-ontarienne ainsi qu’à la prestation continue de services médicaux et de formation médicale adéquats en français[230].
[…]
L’enjeu est aussi l’incidence des changements proposés sur les droits des membres de la collectivité francophone minoritaire de l’Ontario de faire respecter et protéger son patrimoine culturel et linguistique. Cet enjeu obligeait la Commission à envisager et à reconnaître le rôle institutionnel de Montfort comme centre vraiment francophone — par opposition à un centre bilingue — pour la formation médicale et les traitements de santé offerts aux francophones en Ontario [nos italiques][231].

La Cour d’appel de l’Ontario a par la suite confirmé que les mesures de restructuration n’atteignaient pas le seuil prescrit par l’article 7 de la LSF :

La désignation de Montfort en vertu de la L.S.F. inclut non seulement le droit aux services de santé en français existant au moment de la désignation, mais aussi le droit à toute structure nécessaire assurant la prestation de ces services de santé en français. Cela comprend la formation des professionnels de la santé en français. Interpréter la Loi de toute autre manière, c’est lui donner une interprétation étroite, littérale, limitée, par opposition à une interprétation qui reconnaît et traduit l’intention du législateur[232].
[…]
Avant de restreindre les services de Montfort en tant qu’hôpital communautaire, l’Ontario doit également avoir pris « toutes les mesures raisonnables » afin de faire respecter la Loi. Il est possible de définir assez précisément les mesures qui ne sont pas « raisonnables ». Prendre « toutes les mesures raisonnables » ne signifie pas simplement d’ordonner à l’hôpital qui accueillera les services de demander sa désignation en vertu de la L.S.F., puis transférer les services en français avant que cette désignation n’ait été accordée. Prendre « toutes les mesures raisonnables » ne signifie pas non plus rendre en apparence impossible la formation des professionnels de la santé en français, puis laisser la communauté touchée résoudre le problème elle-même. Les directives de la Commission ne sont pas conformes à l’art. 7 de la Loi [nos italiques][233].

Ainsi, il existe à notre avis de solides bases pour contester en vertu de la LSF la coupure de programmes désignés. Nous sommes aussi conscients des différences notables entre le cas de Montfort et celui de la Laurentienne ; l’un est un hôpital communautaire et centre de formation universitaire et l’autre une université, pour le premier c’est une entité gouvernementale qui a voulu restructurer tandis que pour le second c’est l’organisme désigné lui-même qui a pris les démarches. Il n’en reste pas moins que le cas de Montfort met la table à de solides arguments fondés sur la LSF en faveur de la préservation des services (p. ex. les programmes désignés). Dans l’échelle à laquelle fait référence la Cour divisionnaire, les hôpitaux sont considérés comme vitaux pour la communauté et sa culture malgré qu’ils ne soient pas au sommet. Les institutions postsecondaires figurent vraisemblablement parmi les institutions les plus importantes pour le maintien et l’épanouissement des minorités puisqu’elles contribuent à l’avancement et la transmission des connaissances dans la langue minoritaire. Par conséquent, le seuil justificatif de l’article 7 de la LSF serait potentiellement encore plus difficile à atteindre. Par ailleurs, la Cour divisionnaire et la Cour d’appel de l’Ontario insistent à maintes reprises dans leurs motifs sur la vocation de l’Hôpital Montfort en tant que centre d’enseignement universitaire, et sur l’importance de la formation de professionnels de la santé d’expression française pour la minorité franco-ontarienne. De manière similaire, la formation d’enseignants et de personnel scolaire d’expression française qualifiés pour desservir les écoles primaires et secondaires que garantit l’article 23 de la Charte est indispensable à la concrétisation de la sécurité linguistique des minorités de langues officielles.

Il convient alors de se demander comment la reconnaissance du droit à une éducation postsecondaire en vertu de l’article 23 de la Charte pourrait offrir davantage de protections lors d’une telle situation. D’après nous, cela reviendrait à accorder une protection constitutionnelle aux programmes désignés, mais aussi à ceux qui ne le sont pas dans le contexte de l’Université Laurentienne. Néanmoins, nous nous heurtons à la réflexion touchant l’applicabilité de l’article 23 et de la Charte au contexte universitaire étant donné que l’autorité ayant pris ces décisions est l’institution postsecondaire.

En contraste, comment est-ce que ce droit implicite s’appliquerait différemment dans le contexte du Campus Saint-Jean ? La question mérite de se poser étant donné les différences quant à ces deux situations volatiles. En ce qui concerne l’Université Laurentienne, le coeur des coupures repose d’abord et avant tout sur la situation de faillite de l’institution. De plus, l’institution est désignée par la LSF et, comme nous l’avons exprimé, il y a là une importante source d’arguments en faveur de la protection des programmes. Pour sa part, le contexte albertain est bien différent. Il est là question d’une réduction de l’enveloppe gouvernementale et par conséquent, une restructuration de la gouvernance institutionnelle de l’institution. D’après nous, l’application du droit implicite serait dans ce cas plus facile à établir étant donné que l’article 23 vise d’abord et avant tout les gouvernements. Ainsi, un droit à l’éducation postsecondaire en vertu de l’article 23 pourrait s’appliquer, mais il reste encore à savoir comment il le sera. Encore une fois, ce sera aux tribunaux de trancher. Il est de notre avis que du moment où l’on reconnait ce droit et, donc, la nécessité d’institutions et de programmes dans la langue des CLOSM, des obligations d’aider à la préservation des programmes (c.-à-d. positives) et de ne pas en porter atteintes (c.-à-d. négatives) existent.

Cela dit, une telle position n’est en ce moment que théorique. Face aux circonstances sombres entourant l’éducation postsecondaire en français à l’heure actuelle, nous pouvons toutefois avoir une lueur d’espoir que ces secousses alimenteront la reconnaissance prochaine d’un droit à l’éducation postsecondaire en vertu de l’article 23.

Un autre élément qu’il convient de souligner est le rôle du gouvernement fédéral. Si l’article 23 de la Charte vise les gouvernements provinciaux, force est de constater que des obligations législatives existent aussi à l’égard de leur contrepartie fédérale. En vertu de la Partie VII de la Loi sur les langues officielles[234] [ci-après « LLO »], les institutions fédérales ont notamment l’obligation de prendre des mesures positives pour mettre en oeuvre l’engagement du gouvernement fédéral de favoriser l’épanouissement et le développement des communautés de langues officielles[235]. Ces mesures doivent aussi mettre en oeuvre la promotion de la reconnaissance du français et de l’anglais au Canada. C’est dans ces dispositions que l’on peut trouver les assises juridiques derrière les diverses initiatives fédérales à l’égard du niveau postsecondaire[236]. La collaboration entre les ordres de gouvernement est d’autant plus cristallisée par un protocole de base[237] et des ententes particulières pour du financement régulier[238]. C’est ainsi que le fédéral peut aussi octroyer des fonds supplémentaires dans le domaine de l’éducation, incluant le niveau postsecondaire[239].

Cela dit, nous tenons à rappeler que les provinces ont compétence en matière d’éducation en vertu de l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 et ont l’obligation de mettre en oeuvre l’article 23 de la Charte. Ainsi, ce sont les provinces qui sont les premières responsables de la mise en oeuvre du principe de l’équivalence réelle par l’entremise d’un droit à l’éducation postsecondaire, à tout de moins pour les programmes liés à la formation d’un personnel scolaire qualifié d’expression française. Les obligations fédérales découlant de la LLO actuelle ou de sa forme modernisée y sont complémentaires.

Conclusion

En somme, il est possible d’avancer qu’il existe un droit à l’éducation postsecondaire dans la langue de la minorité officielle en vertu de l’article 23 de la Charte. Tout d’abord, la prétention que l’exclusion du niveau postsecondaire dans le texte de cette disposition se base à notre avis sur une application inadéquate de l’argument a contrario. En effet, une telle interprétation sous-entend une contradiction menant à des injustices qui contreviennent à l’objet de l’article 23 ainsi que la présomption d’effet utile. En revanche, le principe de l’équivalence réelle s’avère être un argument important en faveur de la protection de l’éducation postsecondaire. C’est ce niveau qui permet d’assurer la présence d’enseignants qualifiés dans les programmes et établissements primaires et secondaires que garantit le texte du libellé de l’article 23. Un droit à l’instruction postsecondaire des CLOSM existe alors en vertu de l’article 23 — au minimum dans le domaine de l’éducation et des professions connexes. Par le fait même, on ne peut prétendre à l’existence d’un vide juridique vis-à-vis cette question afin d’ouvrir la porte à l’instrumentalisation du principe non écrit de la protection des minorités pour venir le combler. Plutôt, l’article 23 a été élaboré avec l’intention qu’il soit interprété de manière à en définir la portée. C’est d’ailleurs un tel exercice qui a permis d’y reconnaître l’existence d’un droit implicite à la gestion et au contrôle, et les concepts connexes de l’échelle variable et de l’équivalence réelle.

Similairement, un droit à l’éducation postsecondaire implique un droit à la gestion et au contrôle. La question se pose alors quant à savoir comment déterminer le degré de service approprié. Par raisonnement analogique, l’examen développé par la Cour suprême pour les écoles primaires et secondaires nous semble applicable avec les adaptations nécessaires. Il faudra se baser sur des facteurs différents pour déterminer le nombre requis, les institutions de comparaison ainsi que l’échelle variable de services.

À l’heure actuelle, le fond de la question n’a pas encore été plaidé devant les tribunaux. Des murmures laissaient croire qu’un tel argumentaire allait être soulevé pour défendre des services existants[240] ou même des projets d’institutions[241].

Certains soutiennent que dans les recours linguistiques, « l’argent est le nerf de la guerre »[242]. Le fardeau financier est certainement lourd pour les parties. Toutefois, le temps écoulé pèse davantage sur la balance. C’est ce qui hausse les coûts, c’est ce qui diminue la vitalité de la communauté. En 1989, Réaume et Green écrivaient ce qui suit :

To the extent that provincial regimes remain inadequate there has already been a deprivation of rights for a considerable period: another generation has been lost. The intended beneficiaries cannot fairly be expected to wait any longer. Not only their own education, but the linguistic security of their whole communities is at stake[243].

En 2020, le juge en chef Wagner constatait ceci :

Près de deux générations d’élèves du niveau primaire ont ainsi été privées de leurs droits linguistiques, situation qui a contribué à l’érosion de la communauté linguistique franco-colombienne[244].

Trente-et-un ans séparent ces deux citations. Durant cette période, les droits linguistiques se sont développés, leur protection a crû et leur mise en oeuvre s’est précisée. Et pourtant, il est toujours question de dommages irréparables pour des générations de CLOSM. La reconnaissance du droit à l’instruction postsecondaire dans la langue de la minorité représente alors l’un des prochains grands combats en droits linguistiques au Canada.