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Nous n’apprendrons rien à personne en rappelant que l’approche privilégiée depuis un certain temps par les tribunaux canadiens en matière d’interprétation législative est l’approche dite contextuelle. Elle trouve sa source dans le principe moderne élaboré par Elmer Driedger, qu’il a ainsi formulée : « [a]ujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »[1].

Ainsi, « [c]ette approche [à l’interprétation serait] devenue la norme, l’approche acceptable, souhaitable, privilégiée »[2] par les tribunaux canadiens et cela, « dans tous les domaines de droit et, en effet, dans toutes les facettes de l’interprétation législative » [notre traduction][3]. Le principe moderne comporte cependant des failles importantes et serait aujourd’hui dépassé, notamment parce que son libellé, lu séparément de son contexte et réduit à l’extrait constamment cité par les tribunaux, semble laisser pour compte certains éléments qui influent de manière matérielle et fondamentale sur la pratique interprétative contemporaine[4]. Parmi ces éléments matériels figurent des outils interprétatifs d’importance majeure : les autorités jurisprudentielles et les autorités provenant des écrits doctrinaux, ainsi que d’autres écrits libellés faits d’intérêt public[5], qui sont propres à éclairer les tribunaux sur le contexte social ou économique dans lequel s’inscrit un problème interprétatif particulier.

De fait, si les tribunaux souhaitent tirer parti de ces outils, ils sont censés le faire en dehors du cadre interprétatif proposé par le principe moderne de Driedger[6]. On y fera alors appel à titre d’autorités extrinsèques[7], leur utilisation étant légitimée sur la base du fait qu’ils sont considérés faire partie du « contexte d’énonciation d’un texte législatif »[8], ce contexte étant essentiel à l’interprétation. S’il est vrai qu’il peut être difficile de « rendre compte de la légitimité de ces outils dans le contexte de la théorie traditionnelle »[9], il est indéniable que les autorités jurisprudentielles gagnent en légitimité sur la doctrine et les faits d’intérêt public, la règle du précédent exigeant généralement que soient prises en compte et appliquées les autorités jurisprudentielles ayant force de précédent. Mis de côté ce point de distinction, les autorités jurisprudentielles et doctrinales sont toutefois probablement les deux aides extrinsèques auxquelles les tribunaux font le plus fréquemment appel[10]. Les faits d’intérêt public, quant à eux, sont en voie de se mesurer en importance à la doctrine traditionnelle, le recours croissant que font les cours supérieures à ces aides extrinsèques contribuant à cet essor.

La question qui subsiste est toutefois « celle de savoir quel poids, quelle autorité, quelle valeur l’interprète doit attribuer [à ces aides extrinsèques] dont il peut et même dont il doit tenir compte »[11].

Si cette question, longuement débattue en théorie de l’interprétation, « n’admet pas de réponse générale »[12], le présent article vise humblement à offrir une contribution à la réflexion qu’elle se mérite. Il le fera à travers le prisme du recours que font les tribunaux aux autorités jurisprudentielles, à la doctrine et aux faits d’intérêt public à titre d’aides à l’interprétation.

I. Les autorités jurisprudentielles à titre d’outils interprétatifs

Tant chez les tribunaux que chez les autres interprètes non-authentiques[13] de la loi, si bien ancrée et longuement établie est la pratique de se référer aux autorités jurisprudentielles à titre d’outil interprétatif capable d’éclairer le sens d’un texte législatif que les tribunaux ne les conçoivent aucunement comme de simples aides extrinsèques[14].

Il ne pourrait en être autrement en régime de common law, la jurisprudence étant considérée comme source primaire de droit et la règle du précédent (stare decisis) étant au coeur même du système juridique[15]. La place à accorder aux autorités jurisprudentielles en droit civil québécois a cependant longtemps été plus controversée, la règle du précédent n’étant pas vraiment compatible avec la tradition de droit civil et la jurisprudence n’étant pas, en théorie, considérée comme source primaire du droit[16]. Toutefois, tant au Québec que dans les autres ressorts de tradition civiliste, les autorités jurisprudentielles sont venues à jouer un rôle déterminant dans l’interprétation des lois[17], le système de droit mixte dans lequel les tribunaux québécois opèrent, ayant encouragé « l’interpénétration [de deux canons] d’interprétation d’un système à l’autre » [notre traduction][18].

Par le terme autorités jurisprudentielles, nous faisons référence dans cet article aux décisions qui émanent des tribunaux judiciaires. Notons cependant que les interprétations émanant de l’administration et des tribunaux administratifs peuvent aussi jouer un rôle persuasif[19], l’expertise qu’a pu développer le décideur ou la décideuse chargé d’administrer la loi ou le régime législatif au quotidien imprégnant son opinion d’une certaine autorité[20]. Cela dit, cette autorité n’est généralement pas contraignante, les tribunaux n’en tenant généralement compte que lorsqu’il y a matière à interprétation[21].

Jurisprudence et précédent, notions souvent confondues, ne sont pas synonymes. Alors que le terme précédent est réservé aux décisions qui lient les tribunaux dans la structure hiérarchisée des tribunaux au sein du régime de common law[22], la notion plus large de jurisprudence désigne « [l’e]nsemble des décisions rendues par l’ensemble des tribunaux ou par l’un d’entre eux » [emphases et notes omises][23].

La distinction importe, car il ne faudrait pas croire que le recours par les tribunaux aux autorités jurisprudentielles est limité aux précédents que constituent souvent (mais pas toujours) les interprétations judiciaires préalables qui ont pu être données à une loi ou à une disposition législative particulière. Les juges font régulièrement appel à la jurisprudence dans son sens large pour d’autres fins utiles à leur objectif interprétatif. En d’autres mots, le recours aux autorités jurisprudentielles ne remplit pas seulement une fonction herméneutique ayant pour objet principal l’interprétation d’une loi ou d’une disposition législative par référence à des interprétations préalables de la même loi ou de la même disposition. Comme les pages qui suivent l’illustrent, le recours aux autorités jurisprudentielles remplit aussi une fonction rhétorique importante, qui vise à persuader du bien-fondé de la solution retenue[24].

Fait peu élaboré dans les ouvrages doctrinaux, les autorités jurisprudentielles peuvent aussi souvent représenter une source de savoir considérable et incontournable pour l’interprète de la loi. Elles jouent alors un rôle heuristique essentiel à la connaissance du contexte de l’énonciation d’une loi ou d’une disposition législative et donc, à leur interprétation[25].

À titre d’exemple, la décision conséquente Caron c Alberta[26] consacre des pages entières à l’examen de l’évolution du courant jurisprudentiel en matière d’interprétation des droits linguistiques, ainsi qu’à l’histoire législative et sociale de l’annexion des Territoires du Nord-Ouest et Terre de Rupert au Canada. Cette histoire étant fondamentale à la question de savoir si le bilinguisme législatif figurait au nombre des droits acquis conférés à la population albertaine par le truchement d’un document constitutionnel datant de 1867. Une décision certes devenue incontournable pour l’interprète en quête de savoir sur des questions connexes. Dans cette fonction, la jurisprudence jouera un rôle semblable à celui qui est généralement attribué à la doctrine.

Évidemment, ces fonctions se recoupent et sont interreliées. Une décision qui aide à l’interprétation peut en même temps convaincre du bien-fondé de la solution retenue et être aussi source de connaissance.

A. Les interprétations préalables de la même loi ou d’une loi connexe

Tenue pour acquise est la pratique de recourir, à titre d’aide à l’interprétation d’un texte législatif, aux interprétations judiciaires dont a fait l’objet ce même texte ou « un texte similaire trouvé ailleurs dans la même loi ou dans des lois connexes » [note omise][27]. L’interprète peut y faire appel soit parce qu’elles exercent sur lui une autorité contraignante, en raison de la règle du précédent, soit « à titre de guide dont pourra s’inspirer le juge pour découvrir la solution du problème qui lui est posé »[28], soit parce qu’elles font « partie du contexte d’énonciation du texte législatif »[29], ce qui les rend « pertinentes à son interprétation »[30].

Sullivan divise ces interprétations préalables en deux catégories, l’élément les distinguant étant leur temporalité. La première catégorie inclut ainsi les décisions rendues avant l’édiction de la loi sujette à interprétation. Ces dernières sont considérées demeurer pertinentes en raison du fait qu’elles font partie du contexte juridique et historique de la loi. La seconde catégorie comprend les décisions rendues après l’édiction de la loi sujette à interprétation. L’intérêt de ces dernières tiendrait au fait « qu’elles offrent une opinion sur le sens ou l’objet de la loi à interpréter (ou d’une loi connexe) ou qu’elles traitent d’un élément particulier du contexte » [notre traduction][31]. Si les deux catégories de décisions sont susceptibles d’éclairer le contexte, seules les interprétations qui précèdent l’édiction d’une loi donnent lieu à certaines présomptions interprétatives importantes.

Ainsi, en présence d’une loi qui « semble calquer une loi existante, […] l’interprétation de la loi modèle est réputée avoir été connue et prise en compte dans la rédaction de la nouvelle loi »[32], car on présumera que le législateur avait connaissance de ces interprétations. Il en est ainsi que le législateur se soit inspiré d’une loi modèle issue du même ressort ou d’un autre ressort[33], y compris un ressort étranger[34]. Côté prévient, cependant, des dangers associés à cette présomption, la jurisprudence portant sur le texte modèle ne pouvant « être suivie aveuglément, car un changement dans la formulation, un changement dans le contexte ou encore une variation et de formulation et de contexte peuvent rendre cette jurisprudence inapplicable à la nouvelle loi » [notes omises][35].

Dans la même veine, en présence d’une loi (ou d’une disposition) qui est repromulguée sans pour autant que son libellé soit modifié de manière importante, le traitement judiciaire dont elle a fait l’objet avant sa repromulgation sera pris en compte à titre de guide interprétatif, car on présumera que le législateur avait l’intention de le confirmer et de l’adopter[36]. Si cette dernière présomption peut sembler raisonnable (le législateur ayant eu main libre de rejeter un traitement judiciaire jugé inadéquat et ne l’ayant pas fait), elle serait fondée sur des hypothèses peu réalistes, le processus législatif ne se prêtant pas nécessairement en pratique à ce genre d’ajustement par voie de modifications législatives[37].

Au palier fédéral et dans la plupart des provinces et territoires, les lois d’interprétation tentent ainsi de modifier cette présomption, toutes en des termes semblables à ceux du paragraphe 45(4) de la Loi d’interprétation[38], ainsi rédigé :

Absence de confirmation de l’interprétation judiciaire
La nouvelle édiction d’un texte, ou sa révision, refonte, codification ou modification, n’a pas valeur de confirmation de l’interprétation donnée, par décision judiciaire ou autrement, des termes du texte ou de termes analogues.

La présomption de confirmation de l’interprétation donnée survit cependant au coup que leur assènent ces dispositions législatives, particulièrement dans des circonstances où le législateur a omis de rectifier un courant interprétatif bien connu alors qu’il a clairement eu l’occasion de le faire[39].

Il existe en outre une raison fondamentale qui, selon nous, justifie dans tous les cas le recours aux interprétations préalables d’un texte législatif à titre d’aide à l’interprétation de ce même texte. Comme l’a si bien résumé Moor, les textes normatifs ont une histoire : « [i]ls sont appliqués et produisent certains résultats, prévisibles ou inattendus, dont l’évaluation peut se répercuter sur l’interprétation »[40]. Pour cette raison doit nécessairement être prise en compte dans le travail de l’interprète, « la tradition qui s’est déposée sur le texte normatif »[41], car elle est une « partie intégrante du discours juridique présent » [italiques dans l’original][42]. Le texte normatif étant par nature même évolutif, l’interprète ne saurait donc ni l’appréhender ni l’interpréter sans prendre connaissance de cette évolution jurisprudentielle[43]. En d’autres mots, « [a]ucun texte normatif ne se présente à l’application seul pour lui-même »[44], car chaque application de la norme à travers la jurisprudence imprègne le texte d’une histoire, qui ne saurait être écartée du processus interprétatif.

Cela étant dit, si le texte normatif est imprégné de son histoire jurisprudentielle, cette histoire n’est pas figée au moment de sa dernière interprétation. Tout comme les textes de loi, les décisions qui les interprètent n’opèrent pas dans un vide, leurs dispositifs étant inextricablement liés au contexte dans lequel ils ont été prononcés. Or, ce contexte lui-même est évolutif. De fait, un changement important de contexte, que ce soit social, économique, politique ou historique, est susceptible d’agir sur le poids relatif qu’il convient d’accorder à l’autorité d’un précédent[45]. Si la Cour suprême a reconnu que des « mutations sociales, économiques ou politiques »[46] sont capables de justifier le réexamen par une juridiction inférieure d’un précédent qui la lie, les conditions justifiant ce réexamen sont très strictes et il n’est pas loisible à une juridiction inférieure de « faire abstraction d’un précédent qui fait autorité »[47].

B. Les autorités jurisprudentielles à titre de justification de la démarche interprétative

Les tribunaux font aussi appel à la jurisprudence afin de légitimer l’approche interprétative qu’il convient d’adopter (ou qui convient le mieux à leur argumentaire) dans une situation donnée. Ces autorités jouent alors selon nous un rôle rhétorique fondamental.

La jurisprudence regorge de décisions qui décrivent ou qui prescrivent la démarche interprétative suivie ou qu’il convient de suivre dans des contextes particuliers ou qui entérinent des principes interprétatifs applicables dans certains contextes. Il suffit, par exemple, de penser à la décision R c Beaulac[48], qui prescrit une approche interprétative libérale des garanties linguistiques et, ce faisant, est censée marquer un tournant interprétatif dans l’interprétation des droits linguistiques[49]. Pensons ensuite à l’arrêt R c Daoust[50], un arrêt de principe qui établit le cadre d’analyse à suivre en matière d’interprétation législative bilingue. Bien établies, abondamment citées et empreintes de l’autorité de la plus haute cour du pays, ces décisions doivent inévitablement figurer dans l’argumentation rhétorique de tout juge chargé d’interpréter une loi ou une disposition qui tombe sous leur égide.

Cela dit, si l’autorité que ces décisions ont acquise signifie tout au moins qu’elles ne sauraient simplement être évincées, rien ne semble garantir que l’approche interprétative qu’elles préconisent sera adoptée ou appliquée uniformément. Ainsi, comme en témoigne la majorité de la Cour suprême du Canada dans la décision Caron c Alberta[51], l’approche libérale et généreuse préalablement prescrite dans la décision R c Beaulac[52] n’a pas empêché un contingent majoritaire de la Cour suprême de retourner à une interprétation plus restrictive des droits linguistiques, aboutissant à son refus conséquent de reconnaître l’existence d’une obligation constitutionnelle garantissant le bilinguisme législatif en Alberta. Alors que, à l’appréciation de la majorité, le contexte historique menait à la conclusion qu’une telle obligation n’avait jamais existé, ce qui justifiait de laisser pour compte le principe directeur de l’interprétation téléologique des droits linguistiques[53], ce même contexte indiquait clairement, à l’appréciation des trois juges dissidents, que la promesse de bilinguisme législatif avait été consacrée dans la Constitution.

Illustrent aussi nos propos les analyses respectives et conflictuelles du Tribunal administratif du Québec dans les décisions conflictuelles Alkhouri c Bureau de la sécurité privée[54] et Aurelien c Bureau de la sécurité privée[55], chacune prétendant pourtant appliquer à l’interprétation de la même disposition législative dans une même trame factuelle la démarche propre aux lois bilingues prescrite dans l’arrêt de principe R c Daoust[56]. À la source de ce traitement dichotome se dresse aussi le contexte ; alors que le tribunal justifie la révocation du permis de gardiennage de M. Alkhouri par référence à une interprétation centrée essentiellement sur le texte de la disposition en cause, ce sont des considérations d’ordre social et économique qui motivent la décision du même tribunal (bien que différemment composé) permettant à M. Aurelien de conserver le permis qui représente son gagne-pain[57].

C’est ainsi que, bien davantage qu’une autorité jurisprudentielle qui se veut une interprétation préalable d’un texte législatif, une autorité qui ne fait que prescrire une démarche ou des principes interprétatifs laisse considérablement de jeu à l’interprète qui l’applique, cette personne étant libre de tenir compte du contexte dans son analyse et pouvant davantage manipuler la démarche pour arriver au résultat voulu. Il ne nous semble pourtant exister aucune raison de principe qui justifie l’existence de la contrainte bien plus rigoureuse qu’exerce la règle du précédent sur l’interprète qui souhaite s’écarter d’une interprétation préalable en raison d’un changement de contexte.

Notons, par ailleurs, que même lorsque les tribunaux s’entendent sur la méthodologie interprétative prescrite par une autorité jurisprudentielle, la conception divergente qu’entretiennent différents juges de cette méthodologie peut très bien aboutir à des approches interprétatives incompatibles. L’utilisation que fait la Cour suprême du principe moderne de Driedger lui-même en est un exemple probant. Ainsi, alors que dans la décision Re Rizzo & Rizzo Shoes Ltd[58], la Cour suprême semble fonder sa décision sur une conception intentionnaliste du principe moderne de Driedger, elle est peu après revenue sur ses pas en motivant sa décision sur une conception nettement plus textualiste du même principe[59], et a depuis continué d’osciller entre ces deux conceptions divergentes[60], conceptions qui sont bien sûr susceptibles d’avoir une influence déterminante sur le résultat de l’interprétation.

En ce sens, si les tribunaux ont fréquemment recours aux autorités jurisprudentielles à titre de rhétorique interprétative, ils le font tant pour légitimer leur approche interprétative par référence à une autorité ou à un courant jurisprudentiel qui lui prête foi que pour justifier le résultat recherché, la même autorité pouvant être citée à l’appui de résultats entièrement opposés.

C. La tension entre le contexte et la contrainte des autorités jurisprudentielles dans le raisonnement interprétatif

L’appréciation du contexte étant intégral à l’acte d’interpréter, la question se pose de savoir dans quelle mesure il est capable d’influer sur le poids qui est accordé aux autorités jurisprudentielles dans la décision interprétative.

Puisque « le sens d’un terme dépend [toujours] en partie du contexte où il se trouve »[61], peut être induit en erreur le juge qui en fait abstraction et qui se fie sans discrimination à un précédent simplement parce qu’il porte sur le même terme ou la même disposition législative. Le recours machinal et irréfléchi à la jurisprudence présente ainsi le risque de « transposer le sens donné par un juge à un terme employé dans un contexte donné, à une autre loi où le contexte et les circonstances peuvent justifier un sens différent »[62].

Comme la décision assez exceptionnelle Mekies c Directeur du Centre de détention Parthenais[63] l’illustre, les juges sont généralement conscients de l’importance du contexte lorsqu’ils interprètent une disposition législative. C’est ainsi que la Cour supérieure du Québec, saisie d’un problème d’interprétation dû à une divergence entre les versions française et anglaise d’un traité d’extradition incorporé au droit canadien, s’est prononcée en faveur d’une interprétation exactement contraire à celle qu’avait préalablement rendue la High Court anglaise sur précisément le même article du traité, notamment parce que le raisonnement anglais ne s’appliquait pas en contexte canadien, « où les tribunaux ont non seulement le droit mais encore le devoir de considérer les deux textes officiels et de les interpréter à la lumière l’un de l’autre » [note omise][64]. La Cour d’appel du Québec confirma unanimement cette décision, admettant « que sa façon de voir les choses avait été facilitée par la tradition juridique canadienne (elle-même renforcée par la Loi sur les langues officielles) » [italiques dans l’original] [note omise][65]. Même si, en l’occurrence, la décision de la High Court anglaise n’avait pas force de précédent, la décision illustre clairement le fait que les juges ne se laissent pas aveugler par les interprétations préalables données aux mêmes dispositions, leur poids étant susceptibles d’être limité par le contexte.

Cela étant dit, la règle du précédent opère comme un frein considérable à l’influence ascendante du contexte. Même lorsqu’ils ne sont pas juridiquement liés par une interprétation faite d’un texte législatif, les tribunaux, en fonction de la place qu’ils occupent dans la hiérarchie du système judiciaire, peuvent hésiter à faire contre-courant aux courants interprétatifs bien établis[66], particulièrement si les justiciables s’y sont fiés[67]. Comme le dit Lawson, dont les propos s’appliquent tant au Canada qu’aux États-Unis, « [t]he doctrine of precedent is too deeply ingrained in the legal system to permit serious inquiry into its own legitimacy »[68].

Même s’il est loisible à la Cour suprême du Canada d’écarter ou d’infirmer l’une de ses propres décisions, les conditions préalables à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire sont multiples[69], strictes et seules « [d]es raisons impérieuses doivent [le] justifier »[70]. L’hésitation dont fait preuve la cour la plus haut placée dans la hiérarchie judiciaire à écarter ses propres précédents se transforme toutefois en quasi-interdiction lorsque les juridictions inférieures entrent en scène. En l’absence d’une différence entre les faits en litige démontrant l’inapplicabilité d’une décision et justifiant que soit faite une distinction avec cette dernière[71], la dimension verticale de la règle du précédent ne permet effectivement pas aux cours inférieures de relativiser le poids de ces autorités ni de les écarter, peu importe les critiques dont ce précédent ait pu faire l’objet[72]. En témoigne la réaction ouvertement critique de la Cour suprême du Canada en réponse à la tentative de la Cour d’appel fédérale d’écarter un précédent qui la liait, peu importe que ce précédent ait fait l’objet, aux dires même de la Cour suprême du Canada de nombreuses « critiques de la part de la magistrature, du milieu doctrinal et de la profession juridique »[73] depuis qu’il avait été rendu en 1977. Seule la Cour suprême avait compétence pour écarter ce précédent en l’espèce, cet acte n’impliquant pas « la convention verticale du précédent »[74], qui interdisait à la Cour d’appel fédérale de faire de même, sa compétence se limitant à « exposer dans ses motifs ce qu’elle considérait problématique »[75].

Dans la mise en équilibre de deux valeurs, « celles de la justesse et de la certitude »[76], la Cour suprême du Canada semble ainsi privilégier la première, d’où la critique exprimée par certains auteurs : « lower courts must follow Supreme Court precedent, no matter how problematic or mistaken the decision may be »[77].

Le carcan qu’impose la dimension verticale de la règle du précédent doit bien sûr être considéré à la lumière du contrôle que peut exercer une juridiction d’appel sur une décision interprétative mal fondée, que ce soit en raison du respect indiscriminé d’un précédent ou du fait que l’interprétation en question « soit le fruit de présomptions ou le reflet de valeurs qui ne sont plus acceptables » [notre traduction][78]. Si ce filet de sauvetage existe effectivement, encore faut-il qu’un appel soit interjeté ou que les parties soient en mesure de poser cet acte. La difficulté pour un tribunal inférieur d’écarter un précédent, aussi justifiée la raison soit-elle, semble alors aussi poser la question du gaspillage potentiel de ressources financières et juridiques.

L’estimé Côté a préconisé l’assouplissement de la règle du précédent en ce qui concerne les interprétations préalables faites d’un texte législatif, la règle ayant été conçue pour assurer la stabilité du droit non écrit, et non pas celle de la législation :

[L]e recours systématique aux précédents dans l’interprétation des lois peut entrer en conflit avec le devoir qui incombe à tout interprète de rechercher dans le texte même l’intention véritable du législateur : le justiciable n’est-il pas en droit d’attendre du juge qu’il accorde autant d’importance à la volonté législative qu’à une jurisprudence antérieure, qui peut être erronée ?[79]

Une application stricte de la règle du précédent risquerait ainsi « d’ériger un écran entre le juge et le texte même de la loi et d’amener les tribunaux à interpréter leurs propres interprétations de la loi plutôt que les termes de celles-ci » [note omise][80].

Si ce risque existe effectivement, nous postulons qu’il ne se limite pas à celui de s’écarter du texte, comme le prévient Côté[81]. Au-delà des considérations liées à l’énoncé législatif lui-même, l’influence du contexte social, économique ou politique dans lequel évolue le texte législatif ne milite-t-il pas en lui-même pour l’assouplissement de la règle du précédent ? La croissance contemporaine fulgurante de la prise en considération dans la pratique interprétative des tribunaux de ce contexte, dont sont notamment le reflet les autorités doctrinales et les faits d’intérêt public, nous semble militer en ce sens.

À titre de synthèse de la première partie de ce texte, nous estimons ainsi que le texte normatif et son histoire jurisprudentielle sont indissociables, ce qui légitime (autant que la règle du précédent) le recours aux interprétations préalables d’un texte législatif à titre d’aide à l’interprétation de ce même texte. Toutefois, puisque cette histoire jurisprudentielle s’inscrit elle-même dans un contexte constamment en évolution, ce contexte doit lui-même être pris en compte dans le poids relatif qu’il convient d’accorder à un précédent faisant autorité dans un cas donné. Les autorités jurisprudentielles qui prescrivent une démarche ou des principes interprétatifs laissent déjà considérablement de jeu à l’interprète qui les applique, car tout se joue dans les facteurs contextuels pris en compte dans cette analyse. Les autorités jurisprudentielles qui se veulent des interprétations préalables de textes législatifs, quant à elles, exercent une bien plus grande contrainte sur l’interprète, car la dimension verticale du précédent peut opérer comme un frein considérable à la prise en compte des éléments contextuels capables de légitimer un revirement de jurisprudence. L’ascendance contemporaine de la prise en considération dans la pratique interprétative des tribunaux de la doctrine et des faits d’intérêt public militent pourtant pour l’assouplissement de la règle du précédent en ce qu’elle touche les interprétations préalables d’un texte législatif. La deuxième partie de ce texte sera dédiée à l’examen de la place qu’occupent ces aides extrinsèques à l’interprétation.

II. La doctrine et les faits d’intérêt public à titre d’outils interprétatifs

La doctrine et les faits d’intérêt public ont acquis une importance majeure et croissante à l’établissement du contexte dans lequel doit être interprété le texte législatif.

La doctrine (ou la littérature juridique) ne désigne traditionnellement que « [l’e]nsemble des sources du droit émanant de ceux qui sont censés le connaître » [emphases et notes omises][82], c’est-à-dire ceux qui « sont dits érudits (learned persons) » [emphase omise][83]. Elle comprend ainsi « l’ensemble des traités, monographies, articles de revues ou de mélanges qu’écrivent les professionnels du droit, aussi bien les professeurs que les praticiens »[84]. La doctrine est l’une des aides extrinsèques à laquelle les tribunaux recourent fréquemment à titre d’aide à l’interprétation des textes législatifs[85].

À la doctrine sont désormais venus s’ajouter les faits d’intérêt public (legislative facts) dans un nombre croissant de décisions judiciaires, particulièrement dans les recours constitutionnels. Les faits d’intérêt public sont des éléments d’information d’ordre économique ou social, souvent tirés de statistiques, d’études de sciences sociales, de rapports de comité d’étude, etc[86]. À ce titre, ils représentent des éléments contextuels qui encadrent l’interprétation.

Alors que la tradition de common law réservait jadis à la doctrine un rôle marginal dans l’interprétation du droit statutaire, son utilisation dans la tradition civiliste est aussi bien ancrée et longuement établie que l’est l’utilisation du précédent en common law.

La réception, dans certains ressorts, du Corpus juris civilis comme source formelle de droit ou de raison écrite aurait ainsi nécessité l’étude, l’analyse et la dissection des nombreuses règles qu’il contenait (surtout dans le Digeste, un recueil de citations de juristes). Ce travail, « [effectué] dans les grandes universités du Moyen-Âge, [aurait ainsi entrainé] une approche académique et systématique du droit, perméable aux grands courants philosophiques »[87]. La codification serait donc ainsi, « dans une large mesure, la fille de la doctrine »[88].

À vrai dire, « [l]es tribunaux québécois […] n’éprouvent donc aucune hésitation à faire appel à la doctrine et n’ont jamais fait preuve de la retenue traditionnelle associée aux tribunaux de common law » [notre traduction][89]. Quant à la Cour suprême,

[e]n droit civil, non seulement la Cour suprême fait-elle largement état des divers points de vue exprimés par les auteurs sur les questions dont elle est saisie, mais il lui arrive d’invoquer la doctrine avant même la jurisprudence, ce qui témoigne nettement du poids que l’on y attache[90].

Dans les ressorts de common law, au Canada comme ailleurs, la place réservée par les tribunaux à l’opinion doctrinale a connu une croissance très considérable[91]. La doctrine serait ainsi devenue une aide interprétative appréciable tant dans l’interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés[92] [ci-après « Charte »] que dans l’interprétation des lois ordinaires.

L’interprète fait généralement appel aux interprétations doctrinales parce que, comme les décisions jurisprudentielles, elles font partie du contexte extrinsèque de l’énonciation de la loi et l’aident à établir la toile de fond dans laquelle s’inscrit la loi[93]. Ainsi, les opinions contenues dans des publications savantes sont abondamment citées dans la jurisprudence à titre d’aides dans la résolution de problèmes d’interprétation l’autorité qui leur est accordée « dérivant apparemment de l’expertise présumée de l’auteur et de la force persuasive de l’argument » [notre traduction][94].

L’utilisation croissante qui est faite par les tribunaux des faits d’intérêt public (legislative facts) à titre d’aides extrinsèques à l’interprétation, quant à elle, est un phénomène plus récent qui s’inscrit dans « le mouvement favorable à l’interprétation contextuelle »[95]. Ce phénomène n’est guère surprenant puisque, comme le note Pinard, la « méthode d’interprétation contextuelle variera considérablement selon la vision plus ou moins large du “contexte”, ce dernier pouvant aller du simple environnement juridique immédiat aux données sociales les plus larges »[96]. C’est ainsi que, depuis les années 1970, ce flou entourant la notion de contexte semble avoir donné lieu à un net élargissement du matériel qui est pris en compte à titre d’aides extrinsèques à l’interprétation, matériel qui s’étend bien au-delà de la doctrine dans son sens traditionnel, particulièrement dans les litiges constitutionnels canadiens[97].

Ainsi, la Cour suprême du Canada[98] a-t-elle notamment invoqué — à titre d’aide à l’interprétation de diverses dispositions législatives — statistiques, études de sciences sociales, rapports de comités d’étude et données de type empirique portant sur une grande diversité de problèmes sociaux, dont les effets néfastes de l’inflation[99], les stéréotypes entourant les agressions sexuelles[100], le syndrome de la femme battue[101], le phénomène social de la féminisation de la pauvreté[102], les effets du divorce sur les conjoints et leurs enfants[103], les traumatismes vécus par les enfants victimes d’agression sexuelle[104], et les facteurs systémiques ou historiques qui ont contribué aux difficultés que rencontrent les Autochtones dans le système de justice pénale et dans la société en général[105] ? Tout ce matériel contextuel étant commodément classé dans les jugements sous la rubrique doctrine et autres documents[106]. Le champ ouvert par le contexte s’est ainsi nettement élargi, à ce point qu’il semble qu’il soit aujourd’hui possible « [d’]affirmer que tout élément pertinent à l’établissement du sens de la loi peut être pris en considération »[107].

Reste toutefois à légitimer le recours à ces éléments contextuels à titre d’aide à l’interprétation et à savoir « quel poids, quelle autorité, quelle valeur l’interprète doit attribuer aux divers facteurs dont il peut et même dont il doit tenir compte »[108].

A. Quel poids pour la doctrine et les faits d’intérêt public dans le raisonnement interprétatif ?

Selon la vision généralement acceptée, la doctrine dans son sens traditionnel peut être légitimement utilisée pour confirmer une interprétation à laquelle le tribunal est arrivé par d’autres moyens[109] ou à titre d’opinion persuasive, mais non contraignante, pour régler un problème interprétatif[110]. Ainsi, « le poids accordé à une certaine opinion doctrinale peut dans une certaine mesure dépendre de la réputation de son auteur, la considération primaire étant cependant la qualité apparente de la recherche et la force persuasive de l’argument » [notre traduction][111].

Cela dit, le poids accordé à la doctrine dans l’interprétation semble s’être nettement amplifié et il n’est pas rare pour les juges de prendre en compte et de faire référence à un nombre considérable d’articles doctrinaux portant sur les questions dont ils sont saisis[112]. Ainsi, comme le dit Sullivan : « [a]lthough accorded less weight than judicial opinion, scholarly opinion has become an authoritative source in the interpretation of statutes »[113]. Est-ce dire qu’elle serait devenue source de droit[114] ? Ce qui semble certain, c’est que la pratique canadienne reflète sur ce point celle de l’Europe occidentale, où « la doctrine est l’une des traditions qui concourt, au sein de l’ordre juridique, au développement des textes normatifs, plus particulièrement à l’élaboration et à la formulation des normes générales qui en sont le produit »[115].

Plus controversé encore est le poids qu’il convient d’accorder aux faits d’intérêt public dans le résultat de l’interprétation. Ces matériaux se distinguent effectivement des interprétations doctrinales de textes législatifs, en ce sens qu’ils n’ont pas de prétention interprétative. Ils ne proviennent pas nécessairement, non plus, des professionnels du droit ou d’auteurs de doctrine. Le fait que les tribunaux prennent souvent connaissance d’office[116] de ces matériaux, avec le résultat qu’ils ne sont pas mis à l’épreuve par les règles normales relatives à la preuve, contribue grandement à cette controverse[117].

Non seulement cela, mais la conclusion qui est tirée du contexte semble parfois exercer une influence déterminante sur la décision rendue, ce qui peut donner « l’impression que la décision judiciaire ultime est déjà toute dessinée à cette étape de l’élaboration du contexte »[118]. La prise en compte grandissante des faits d’intérêt public en matière d’interprétation législative aurait ainsi ouvert la voie à une « approche judiciaire [nettement] empirique […], qui va parfois jusqu’à donner au contexte une vie autonome et influente »[119], au point où les tribunaux préviennent que ce sont ces faits « qui sont susceptibles d’être décisifs »[120] dans de nombreuses affaires fondées sur l’application de la Charte.

Ainsi, pour le juge La Forest — dissident dans la décision RJR-MacDonald Inc c Canada (PG)[121], la nature et l’étendue des problèmes de santé associés à l’usage du tabac et les effets sociaux préjudiciaux de son usage représentaient un problème institutionnel qui justifiait, en vertu de l’article premier de la Charte, l’atteinte à la liberté d’expression que représentait la disposition attaquée de la Loi réglementant les produits du tabac[122]. Le contexte étant roi, le choix du tribunal ne pouvait être fondé « sur une analyse abstraite, mais sur une appréciation concrète de l’importance relative de chacune des valeurs pertinentes dans notre collectivité dans le contexte en question »[123].

Contrairement aux autorités jurisprudentielles, le recours à ces matériaux extrinsèques ne trouve pas justification dans la règle du précédent, leur utilisation étant plutôt légitimée dans le discours juridique par référence à la méthode contextuelle :

À mon avis, cette méthode « contextuelle » tente de s’attaquer au problème du privilège et de saisir la diversité des expériences humaines. Lorsque des questions sont examinées dans leur contexte, il devient évident que certaines présumées « vérités objectives » peuvent correspondre seulement à la situation d’un groupe donné dans la société et peuvent, en fait, être entièrement inadéquates relativement à la situation d’autres groupes[124].

Toutefois, bien que le recours aux faits d’intérêt public puisse ainsi être légitimé et jugé être « de bon aloi »[125], ce qui peut faire froncer les sourcils, c’est que les « décisions à saveur empirique »[126] ou qui accordent une importance primaire au contexte peuvent donner « l’apparence de liberté judiciaire absolue »[127]. Cette apparence est aggravée par le fait que les règles qui entourent la détermination du contexte sont « une zone d’ombre »[128]. La « légitimité du contrôle judiciaire »[129] exige alors que « les modes de détermination du contexte soient explicités » [note omise][130].

On sent ici la fragilité de la légitimation des décisions à saveur contextuelle qui reposent sur la méthode contextuelle, née du principe moderne de Driedger, dont le libellé ne semble pas vraiment correspondre à l’approche adoptée en pratique. Rappelons par ailleurs que les juges n’entretiennent pas tous et toutes la même conception de ce qu’emporte l’acte d’interpréter un texte législatif ni du poids qu’il convient d’accorder aux aides extrinsèques à l’interprétation, propres à éclairer le contexte.

B. La dimension sociale de l’acte de juger

Nous touchons ici à la question épineuse et ancienne des rapports entre l’acte de juger et l’éthique. Sans nous lancer dans un débat théorique qui nous ferait sortir du cadre du présent article, mentionnons que la sociologie du droit nous offre une voie de légitimation qui nous semble intéressante. Comme Noreau l’indique, ce qui est souvent oublié, c’est que « le droit n’est pas seulement [une] succession de commandements qui [garantissent] un ordre social objectif »[131], c’est une expression des valeurs la société ou, plus précisément, « du groupe qui, “à une certaine époque, prédomine en société” en imposant ou en proposant les conditions et le sens de la vie en commun » [note omise][132]. Or, une fois le droit écrit, il « se fige apparemment dans sa forme » [note omise][133] et on « oublie [son] origine sociale »[134]. C’est donc seulement à l’étape de « sa mise en oeuvre et dans son interprétation qu’il retrouve sa signification sociale »[135].

En rappelant que le texte normatif n’est que l’expression écrite des valeurs sociétales sur lesquelles il est fondé, la sociologie du droit reconnaît ainsi « [qu’i]l y a dans l’acte de juger un constant ajustement du droit à la réalité sociale »[136]. Elle légitime alors le recours par l’interprète au contexte sociétal, la doctrine et les faits d’intérêt public faisant partie de ce contexte.

Tout comme les décisions jurisprudentielles imprègnent le texte législatif d’une histoire évolutive que l’interprète ne saurait ignorer, la société dans laquelle ce dernier évolue et les opinions qu’elle exprime, notamment à travers la doctrine et les faits d’intérêt public, l’inculquent de préceptes sur les « dimensions de la vie que le droit n’a pas normalement à connaître, mais que le juge ne peut — en même temps — ignorer » [note omise][137], car « il doit avoir le souci de convaincre autrui de la légitimité de sa décision »[138].

Mis à part le fait que la doctrine et les faits d’intérêt public jettent un éclairage important et parfois déterminant sur le contexte sociétal dans lequel évolue un texte législatif, ces éléments extrinsèques contextuels ont une dimension critique essentielle, en ce sens qu’ils mettent « en évidence les lacunes, les incohérences, les argumentations rhétoriques des textes normatifs et de leur lecture habilitée »[139]. Ils donnent ainsi lieu à un dialogue « entre les lecteurs des textes normatifs qui a pour objet propre précisément la lecture actuelle de ces textes »[140] et qui « se déroule de manière contemporaine au développement par la jurisprudence des textes normatifs »[141].

De fait, non seulement « la doctrine fait partie intégrante de la tradition juridique que le juge lit en même temps qu’il lit les textes normatifs, mais elle exerce aussi une fonction régulatrice »[142], fonction qu’exercent aussi les faits d’intérêt public. Ces éléments sont ainsi susceptibles d’appuyer tant l’argumentation interprétative judiciaire que de justifier un revirement de jurisprudence[143].

La décision Central Alberta Dairy Pool c Alberta (Commission des droits de la personne)[144] nous fournit un exemple probant de l’influence de la doctrine sur la décision interprétative, en ce sens que les critiques formulées dans un manuel de doctrine et dans un rapport de la Commission canadienne des droits de la personne à l’égard de l’interprétation que la Cour suprême avait préalablement donné à une disposition législative ont clairement convaincu la Cour suprême d’infirmer cette décision antérieure[145] et d’adopter à la place l’approche préconisée par la doctrine. Il faut dire que ces critiques étaient motivées par les conséquences sociales néfastes de la décision renversée. Cette dernière pouvait par exemple emporter les conséquences suivantes :

[L]es employeurs ne sont pas tenus de modifier les lieux de travail pour permettre aux personnes atteintes de déficiences de gagner leur vie ; que les femmes qui deviennent enceintes et dont les fonctions doivent être modifiées de façon temporaire peuvent être forcées de quitter leurs emplois ; que les personnes qui, pour des raisons religieuses, ne peuvent travailler pendant les heures d’affaires normales peuvent avoir de la difficulté à trouver un emploi[146].

Ainsi, « [i]l ne [s’agissait] pas [non plus] de problèmes purement hypothétiques »[147]. À la date de son rapport sur la question, « [l]a Commission [canadienne des droits de la personne] exami[nait] 528 plaintes portant sur la discrimination dans l’emploi »[148].

Outre le fait que cette décision illustre que la critique que formule la doctrine à l’égard des décisions interprétatives est effectivement capable d’exercer une fonction régulatrice qui influe sur l’interprétation subséquente, il nous semble clair que les conséquences d’une interprétation contraire dans cette décision étaient centrales à la décision prise par la Cour suprême.

Il est peut-être plus difficile d’affirmer que les faits d’intérêt public, à eux seuls, puissent justifier un revirement de jurisprudence au même titre que la doctrine. Cela dit, la confirmation judiciaire d’une exception à la dimension verticale du précédent témoigne tout au moins de l’influence croissante, parfois même concluante, qu’ils exercent sur les décisions interprétatives.

La Cour suprême du Canada a effectivement confirmé que le réexamen d’un précédent par un tribunal inférieur est justifié non seulement « lorsqu’une nouvelle question de droit se pose »[149], mais aussi « [lorsqu]’il y a modification importante de la situation ou de la preuve »[150]. C’est ainsi que, dans la décision séminale Bedford[151], la Cour suprême du Canada avalise le rejet par la juge d’instance d’un précédent de 1990 qui la liait, car la présentation d’un dossier de preuve très étoffé démontrait que les « données sociales, politiques [et] économiques »[152], qui sous-tendait ce précédent, n’étaient plus valables[153]. De plus, les conclusions tirées en première instance sur ces faits d’intérêt public commandaient la déférence au même titre que les faits en litige. C’est aussi ainsi que la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Carter[154], confirme le bien-fondé du rejet par la juge d’instance d’un précédent qui la liait, notamment parce que « [l]’ensemble des faits législatifs et sociaux »[155] différait des éléments de preuve soumis à la Cour dans le précédent en question.

Cela dit, tout en admettant que « le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie » [italiques dans l’original][156], ces arrêts demeurent, somme toute, exceptionnels et l’exception permettant aux tribunaux inférieurs d’écarter un précédent à la lumière d’une évolution sociale, qui semble pour le moment ne trouver application que dans quelques affaires appelant l’application de la Charte, est de portée extrêmement limitée. Pour l’invoquer, il faut en effet « [qu]’une nouvelle question juridique se pose [ou qu]’une modification de la situation ou de la preuve “change radicalement la donne” »[157]. Ayant déjà prévenu que « la barre est haute lorsqu’il s’agit de justifier le réexamen d’un précédent »[158], la Cour suprême a plus récemment précisé qu’elle ne tolèrerait la mise en écart d’un précédent aux termes de cette exception que « lorsque le contexte social sous-jacent qui encadrait le débat juridique original examiné a profondément changé »[159].

Le jeu de circonstances et l’ampleur du changement au contexte social qui sont susceptibles de permettre aux tribunaux inférieurs d’écarter un précédent demeurent par ailleurs des questions entourées d’incertitude et il ressort de l’état de la jurisprudence que l’exception en question est de nature si restreinte que la dimension verticale de la règle du précédent demeure largement intacte[160].

Malgré ces limites, le fait d’accepter, même par la Cour suprême du Canada, que des mutations sociales puissent, en elles-mêmes, justifier que soit écarté un précédent, est indicatif, selon nous, d’un important changement en branle dans la tendance interprétative. Les éléments contextuels, dont font partie la doctrine et les faits d’intérêt public, ont acquis un poids considérable dans l’interprétation, un poids qui l’emporte à l’occasion, et de plus en plus fréquemment, sur les autorités jurisprudentielles.

Se pose, d’ailleurs, légitimement la question de savoir si l’on peut « juger d’une cause sans s’interroger sur la réception sociale du jugement »[161]. Comme le dit Noreau, « [l]e critère de la viabilité de la décision devient ainsi un objectif important du jugement contemporain qui exige qu’on sache juger concrètement » [nos italiques][162]. Dans son commentaire relatif à la fameuse affaire de la brevetabilité de l’oncosouris[163], Beaulac prête foi à ce point :

[the decision] should also give a lot of weight to the practical consequences flowing from the selected solution, with respect to certain social goals such as insuring human dignity, encouraging scientific research, fostering Canada’s competitive role in this field, and protecting the environment[164].

Il nous semble évident que les conséquences pratiques et sociales des décisions interprétatives des tribunaux, vues à travers le prisme de la doctrine et des faits d’intérêt public, jouent un rôle déterminant dans les décisions interprétatives de ces derniers. En ce sens, la doctrine et les faits d’intérêt public encourageraient clairement les tribunaux à tenir compte des conséquences pratiques et sociales de leurs décisions.

Comme le dit LeBel, ancien juge à la Cour suprême du Canada, « [l]a considération de l’effet de l’interprétation envisagée conduit souvent à une remise en cause de l’analyse originale »[165], car « [l]e juge ne peut être indifférent au résultat de son action »[166]. Or, comme nous l’avons mentionné, le résultat de l’interprétation n’est pas, tout au moins clairement[167], un facteur qui fait partie du libellé du principe moderne de Driedger tel qu’il a été formulé en 1983, version constamment invoquée par les tribunaux malgré sa reformulation subséquente.

À titre de synthèse de la deuxième partie de ce texte, nous posons que la place réservée par les tribunaux à la doctrine et aux faits d’intérêt public connait une croissance considérable, au point où ces éléments sont susceptibles d’être décisifs dans le résultat de l’interprétation. S’ajoute à la croissance de la prise en considération de ces éléments le constat que les tribunaux se soucient de la réception sociale de leurs jugements, la doctrine et les faits d’intérêt public étant particulièrement utiles à titre de mesure du contexte social dans lequel s’inscrit un problème interprétatif. Le fait par la Cour suprême du Canada d’accepter que des mutations sociales puissent en elles-mêmes justifier qu’un tribunal puisse écarter un précédent nous semble indicatif d’un important changement en branle dans la tendance interprétative. Si tournant interprétatif il y a, il en est toutefois à ses débuts et reste à expliciter, car les conditions de sa mise en application demeurent floues et particulièrement exigeantes, si bien que la dimension verticale de la règle du précédent nous semble largement intacte, malgré les critiques auxquelles elle s’expose.

III. Conclusion

Il ne peut y avoir aucun doute que les autorités jurisprudentielles, la doctrine et les faits d’intérêt public assument une place d’importance fondamentale dans la pratique interprétative contemporaine des tribunaux canadiens.

Implicite à cette pratique de recourir à ces aides dites extrinsèques dans l’interprétation des lois est le fait, par les tribunaux, d’accepter l’idée que tout n’est pas dans l’expression écrite et figée dans le temps du texte de loi et que le texte n’équivaut pas la norme[168]. À chaque occasion de son application dans la jurisprudence, le texte est ainsi « façonné, travaillé, affiné par l’usage [et] exploré dans toutes ses potentialités »[169]. Le texte doit ainsi être appréhendé « avec la totalité de son passé »[170], qui se construit progressivement à chaque occasion de son application, la tradition qui se dépose ainsi sur lui étant nécessairement « partie intégrante du discours juridique présent » [italiques dans l’original][171].

Il ne saurait en être autrement, car dès le moment de son adoption, le texte est déjà en quelque sorte périmé et incomplet, en ce sens que les questions ou problématiques précises qui ont motivé son adoption changent rapidement au fur et à mesure de l’évolution des moeurs et des valeurs[172]. C’est donc cette incomplétude du droit qui rend nécessaire tant « [l’]ajustement du droit à la réalité sociale »[173] que « l’intervention d’une réflexion éthique au moment de dire le droit »[174].

D’où l’importance fondamentale de la doctrine et des faits d’intérêt public, repères contre lesquels l’interprète pourra mesurer la réception sociale et la viabilité de sa décision, car comme le dit Noreau, « il ne suffit pas que la décision soit juridiquement fondée. Elle doit être socialement inspirée et adaptée aux situations auxquelles elle s’adresse »[175].

Les autorités jurisprudentielles, la doctrine et les faits d’intérêt public sont ainsi à la fois des aides et des contraintes qui se complémentent ; alors que la règle du précédent, garante de la stabilité du droit, légitime et exige le recours à la jurisprudence dans l’interprétation des lois, le risque de rigidité excessive qui lui est reproché est quelque peu contrecarré par le recours à la doctrine et aux faits d’intérêt public, à l’aide desquels l’interprète pourra mesurer la viabilité et la durabilité de sa décision dans la conjoncture sociale qui existe au moment de l’application de la loi. Car nous le répétons, la loi a avant tout une originale sociale, qu’elle ne peut retrouver qu’à l’étape de son interprétation[176].

La méthode d’interprétation contextuelle, telle qu’elle est formulée par Driedger, ne saurait donc légitimer l’approche interprétative contemporaine, qui tient compte non seulement des aides extrinsèques dont il a été question dans le présent article, mais aussi clairement des conséquences des choix interprétatifs. Comme le dit LeBel :

[L]e juge doit effectuer son interprétation en sachant que l’exécution de ses fonctions, malgré son impact et ses inquiétudes sur sa légitimé démocratique, lui est imposée par les valeurs même de la société, par son souci d’assurer la primauté du droit. Il ne sert à rien de dissimuler l’importance et les risques de l’opération d’interprétation dans un système juridique moderne. Elle doit être acceptée pour que le droit s’actualise dans la vie de la société[177].

C’est pour cette raison que certains souhaiteraient que les tribunaux fassent preuve de davantage de transparence et de candeur dans la justification de leurs décisions[178]. Cette candeur « may require courts […] to act in a creative manner in order to clarify or supplement legislative provisions, or even to make the necessary adjustments to have them address an unforeseen or changing social reality »[179].

La Cour suprême du Canada a posé un geste important en reconnaissant que des mutations sociales puissent en elles-mêmes justifier qu’un tribunal inférieur écarte un précédent qui le lie. Le temps n’est-il pas venu pour les tribunaux d’exploiter ce tournant interprétatif pour légitimer l’approche interprétative qui correspond à la pratique contemporaine, ainsi qu’à la réalité même de l’acte de juger ?