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Contexte de l’Étude

Des compétences psychosociales relatives aux « conduites à risque » au collège[1]

Créée en 2012, la « Mission Papillagou » (MP) se donne pour objectifs de développer les compétences psychosociales[2] des collégien·ne·s âgé·e·s de 11 à 15 ans et de prévenir les conduites à risque, notamment celles liées à la présence de trafics de drogues dans les quartiers populaires. Soutenue par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies (MILDT) et développée par des acteurs associatifs et la Mission métropolitaine de prévention des conduites à risque (MMPCR), ce programme promeut des compétences telles que : l’estime de soi et la confiance en soi, la gestion des émotions et l’opposition aux processus collectifs négatifs, les coopérations positives, etc.[3]. Cette intervention de prévention globale se déroule sur trois demi-journées. Expérimentée exclusivement dans des collèges inscrits en réseau d’éducation prioritaire (REP)[4] de la Seine-Saint-Denis (Île-de-France), l’intervention suscite un intérêt particulier chez les personnels socio-éducatifs du territoire qui y voient une approche ludique et interactive de la prévention en milieu scolaire.

Fondée sur une approche psychosociale (Moulier et al., 2019), l’intervention se découpe en trois sessions : 1) les comportements nuisibles (pression, manipulation, propagation de rumeurs) ; 2) l’importance de la coopération au sein d’un groupe ; 3) la confiance en soi et l’expression des sentiments. Plongé·e·s dans un univers de science-fiction, les élèves sont incité·e·s à discuter de problématiques quotidiennes (relations de genre, réaction face à une offre de produits inconnus, perception des qualités humaines, etc.) à travers une série d’énigmes à résoudre en petits groupes de 5 ou 6 élèves encadré·e·s par au moins un·e intervenant·e. Les différentes étapes à franchir sont symbolisées par des planètes. Ensuite, des débats en classe entière sont organisés afin de restituer et de mutualiser les réflexions. Les groupes ont plusieurs objectifs à remplir : définir des qualités humaines ; exprimer leur solidarité en offrant un cadeau de soutien à un·e de leur camarade rencontrant des difficultés scolaires, etc. En raison du manque d’espace dans une seule salle de classe, les élèves doivent circuler entre deux salles à bord d’un supposé vaisseau spatial. Pour franchir les étapes du jeu, ils·elles doivent se présenter au « poste central » matérialisé par le bureau des professeur·e·s derrière lequel se tient un membre de l’équipe intervenante chargé d’évaluer leur progression.

Cadre théorique pour une évaluation de l’intervention mobilisant la sociologie

Le déploiement d’un programme de prévention mobilisant les compétences psychosociales introduit des défis qu’il faut identifier. En France, le gouvernement a reconnu depuis 1998 l’existence de discriminations ethniques ou raciales (Fassin, 2002) et les recherches menées en sociologie de l’éducation soulignent aujourd’hui les dérives associées à des processus de différenciation des élèves dans les institutions scolaires (Dhume, 2019 ; Lorcerie, 2019). Depuis plus d’une vingtaine d’années, des travaux soulignent l’effet délétère des contextes scolaires sur le parcours des élèves ainsi que les processus de ghettoïsation et de ségrégation sur des bases sociales et « ethniques » qui pénalisent les établissements des quartiers populaires (Léger et Tripier, 1986 ; Payet, 1998)[5]. Les recherches québécoises soulignent également les effets délétères de ces processus sur le niveau de réussite des enfants issu·e·s des familles les plus précarisées (Marcotte-Fournier et al., 2016 ; Province de Québec, 2007). Or, l’échec scolaire continue de faire l’objet d’analyses psychologisantes (Roiné, 2014) et l’influence de l’origine sociale des familles sur le rapport à l’école des élèves est souvent entendue comme le produit d’une présupposée « culture d’origine » (Ichou, 2018). Dans le même temps, l’hétérogénéité socioculturelle des élèves peine à être reconnue, notamment en raison des représentations négatives (élèves dit·e·s hyperactif·ve·s, caractériel·le·s, sujet·te.s à des « troubles du comportement », etc.) encore prégnantes au sein du corps enseignant que les mécanismes d’ethnicisation de la violence ont tendance à renforcer (Felouzis et al., 2007 ; Le Prévost, 2010 ; Schiff et Perroton, 2016). Pour prévenir l’exclusion sociale des élèves, les chercheur·e·s invitent depuis longtemps à mieux comprendre les mécanismes qui sous-tendent les inégalités scolaires en considérant l’ensemble des rapports sociaux dans une perspective intersectionnelle, afin de concevoir l’entrecroisement de plusieurs discriminations (Lorcerie, 2019). Au Québec, l’approche inclusive a été développée à travers la formation des professionnel·le·s aux enjeux de l’interculturalité et de l’antiracisme, afin d’enrayer les mécanismes producteurs d’inégalités et de mieux appréhender la diversité à l’école (Potvin, 2014).

En mars 2017, une expérimentation de l’intervention MP impulsée et financée par les collectivités territoriales s’est déroulée dans un collège REP situé dans un quartier populaire du nord-est parisien classé en zone urbaine sensible (ZUS)[6]. La Maison des Ados[7] Robert Debré a été sollicitée pour réaliser son évaluation en collaboration avec l’unité de recherche UMR1123 ECEVE – Université Paris Cité- Institut national pour la santé et la recherche médicale (INSERM).

Cette étude propose une analyse interactionniste de l’implémentation de l’intervention afin de décrypter les processus d’interaction entre les intervenant·e·s qui déploient l’intervention, soit la MP et les élèves qui en sont destinataires. En tenant compte des représentations sociales, elle s’inscrit dans le prolongement des travaux d’Howard S. Becker (1963) qui invite à analyser les interactions comme des processus d’ajustements mutuels permettant la coconstruction du sens.

Notre analyse intègre la notion d’« ordre négocié » développée par le sociologue Anselm Strauss (1992), pour mettre en relief les dynamiques de négociation, d’adaptation et de collaboration entre les différent·e·s acteur·trice·s d’une même situation. Dans cette perspective, les représentations sociales sont considérées comme le produit d’une culture et un objet de négociation et de médiation (Lalli, 2005) pouvant servir les pratiques didactiques et pédagogiques dans une approche interculturelle et inclusive de l’éducation (Potvin, 2014). Par ailleurs, notre analyse s’appuie sur une lecture du développement des compétences psychosociales entendu comme un processus d’empowerment qui agit au niveau individuel et sur le milieu de vie, renforçant la capacité d’agir dans une perspective émancipatrice (Maury et Hedjerassi, 2020).

En s’appuyant sur ce cadre analytique, l’article répondra aux questions suivantes : Comment le contexte et les représentations sociales des intervenant·e·s de la MP influencent-ils le déroulement de l’intervention ? De quelle manière les dimensions sociales et culturelles des élèves liées à la situation géographique de l’établissement sont-elles prises en compte dans le cadre de ce programme de prévention ? Les activités menées et les représentations auxquelles elles renvoient font-elles l’objet de négociation et de médiation entre intervenant·e·s et élèves pour une meilleure acceptabilité et participation de ces dernier·ère·s dans l’intervention ?

MÉthodologie

Population étudiée

L’équipe intervenante est composée d’une infirmière spécialisée dans la prise en charge des adolescent·e·s, d’une psychologue formée aux techniques théâtrales, d’éducateur·trice·s spécialisé·e s (dont un stagiaire) et de stagiaires en art-thérapie. Les professionnel·le·s de l’équipe mobilisée sont issu·e·s du groupe majoritaire et sont socialement reconnu·e·s comme « blanc·he·s ». Ils·elles interviennent régulièrement en contexte multiculturel auprès de publics jeunes et ont bénéficié d’une courte session de formation à la mise en oeuvre du programme. Les élèves participant·e·s sont âgé·e·s entre 11 et 13 ans et se répartissent en deux classes : une sixième de 24 élèves et une cinquième de 25 élèves. Ils·elles sont majoritairement issu·e·s de l’immigration extra-européenne.

Collecte et analyse des données

Cette étude qualitative repose sur une analyse inductive de données obtenues par entretiens de groupe, avant et après l’intervention, et par des observations flottantes (Pétonnet, 1982)[8] pendant l’implémentation.

L’investigation de terrain a été menée par Clément Picot-Ngo (CPN), sociologue spécialisé sur les inégalités sociales de santé à l’INSERM et doctorant en santé publique. Il a réalisé les analyses en collaboration avec Maria Teixeira, enseignante chercheuse en anthropologie sociale habilitée à diriger des recherches, Enora Le Roux, chercheuse en santé publique et Paul Jacquin, médecin pédiatre responsable de l’évaluation de la MP. Les deux premiers auteurs (CPN et MT) sont issu·e·s de l’immigration, extra-européenne pour le premier et européenne pour la seconde. CPN est originaire d’un quartier populaire classé en ZUS d’une ville périphérique du Nord de la France.

La méthode de l’entretien de groupe est adaptée au contexte scolaire, car elle permet d’échanger simultanément avec plusieurs élèves partageant les mêmes conditions de scolarité. Douze participant·e·s ont été sélectionné·e·s par tirage au sort parmi les élèves volontaires, ce qui a écarté le risque que la discussion se déroule dans le registre de l’implicite (Duchesne et al., 2004). Ils étaient égalitairement composés de filles et de garçons.

Au total, quatre entretiens de groupe ont été menés. Les deux premiers ont été réalisés séparément avec six élèves de sixième et six élèves de cinquième. Le guide d’entretien incluait les différentes thématiques de l’intervention : relations entre pair·e·s, situations de conflits, solidarité, ambiance en classe, etc. Ces premiers entretiens ont permis aux élèves de verbaliser la manière dont ils.elles appréhendent les relations entre pair·e·s et d’expliquer l’importance des médiums culturels, artistiques et numériques qu’ils·elles mobilisent pour tester ou sentir ses relations dans la spontanéité de l’instant. Trois mois après l’intervention, les seconds entretiens avec les mêmes groupes ont concerné les apports et les limites perçus du dispositif ainsi que les expériences vécues lors de sa mise en oeuvre.

Tous les entretiens ont duré environ une heure et ont été enregistrés, retranscrits et anonymisés par des prénoms fictifs. Le consentement oral des participant·e·s a été enregistré et leurs parents ont été informés par une note d’information comprenant les modalités de participation de leurs enfants. Ce projet a reçu un avis favorable du comité d’évaluation éthique de l’INSERM (IRB00003888).

La technique de l’observation flottante a été mobilisée afin de compléter les informations obtenues par entretiens de groupe. Sans participer aux échanges entre les intervenant·e·s et les groupes d’élèves, CPN a pu observer toutes les séances conduites dans les classes, soit 9 heures au total dans chaque classe. Pour ce faire, il a circulé parmi les différents espaces dédiés à l’intervention et a utilisé un carnet de terrain pour compiler ses observations et ses discussions informelles avec les intervenant·e·s.

Une analyse thématique par triangulation des données de terrain (observations, entretiens formels et discussions informelles) a été réalisée (Paillé et Mucchielli, 2012). Les résultats des observations et des entretiens de groupe ont été traités manuellement et codifiés à partir de catégories thématiques identifiées par l’équipe de recherche : relations intervenant·e·s/élèves, relations entre pair·e·s, références culturelles et artistiques, tensions et incompréhensions, etc. Ce travail pluridisciplinaire a permis d’identifier les écarts entre les représentations des élèves, les postures des intervenant·e·s et les comportements observés en produisant une analyse interprétative et en éclairant les données de la recherche à la lumière du cadre théorique présenté en amont.

RÉsultats

Dans cette partie, nous proposons 1) de revenir brièvement sur les témoignages des élèves après l’intervention et 2) de restituer les observations menées in situ par CPN au cours de l’intervention. Si les jeunes participant·e·s soulignent l’importance des références culturelles et artistiques dans les relations quotidiennes entre pair·e·s, les descriptions des interactions élèves-intervenant·e·s permettent de capter les incompréhensions et les tensions dont elles peuvent faire l’objet.

Retours des élèves sur un rendez-vous manqué

Dans les entretiens de groupe réalisés après l’intervention, certain·e·s élèves ont expliqué s’être ennuyé·e·s pendant le déroulement de l’intervention en raison d’une « ambiance » qui ne correspondait pas à leurs attentes. Cela renvoie aux premiers entretiens de groupe, dans lesquels les élèves expliquaient que l’écoute musicale ou la danse durant les temps de pause étaient un moyen pour eux·elles de produire une ambiance sereine et de dépenser leur énergie ensemble de façon positive. Après l’intervention, voici ce qu’affirmera l’une des élèves de 5e : « Moi en fait je faisais que dormir donc je ne m’en souviens pas » (Binta, 12 ans). L’une de ses camarades reprend :

[…] y’aurait eu de la musique et tout, je ne me serais pas ennuyée. Y’a certaines personnes dans la classe, tu leur mets de la musique ils vont commencer à danser, à chanter…

Eloïse, 13 ans

Les élèves interviewé·e·s s’accordaient à dire que la musique et la danse auraient pu être intégrées au dispositif à travers des petites mises en scène permettant l’expression chantée ou chorégraphiée des élèves. Pour Zakaria, l’utilisation d’un microphone et d’une instrumentale de rap aurait permis de créer un espace scénique à travers lequel les élèves de la classe auraient pu s’exprimer :

Par exemple tu fais une instrumentale, tu écris des textes et tu donnes le micro. Tu les fais chanter après ça va être sale [Bien] !

Zakaria, 11 ans

Selon Samira, 12 ans, le fait d’écouter des musiques de rap en les analysant aurait permis aux élèves et aux intervenant·e·s d’échanger sur les stéréotypes véhiculés dans l’imaginaire collectif à propos des quartiers populaires. Selon la jeune fille, les paroles de certain·e·s rappeur·euse·s peuvent contribuer à neutraliser les stéréotypes qui alimentent la stigmatisation de leurs habitant·e·s. Ses camarades lui prêtaient une oreille attentive lorsqu’elle affirma :

On aurait pu mettre des musiques de rap […] et on aurait pu parler des paroles, des cités, des trucs comme ça […] Parce que souvent on parle des cités comme un truc dangereux… et on aurait pu changer l’image des cités par rapport à d’autres personnes.

Samira, 13 ans

La danse était également un élément très présent dans les témoignages. Antoine affirma ne pas se sentir dérangé à l’idée de danser devant ses camarades : « Moi je pense que ça aurait fait rigoler les gens mais je l’aurais fait. » À la fin de l’entretien, l’élève proposa de visionner un clip vidéo mettant en scène une troupe de danseur·euse·s hip-hop. Une des filles déclara : « Exprimer le courage avec les vidéos de Beyonce ça aurait été bien » (Mégane, 13 ans). Dans leurs échanges, les élèves du groupe étaient d’accord pour dire que la possibilité d’avoir recours à la musique, à la danse et aux clips vidéo aurait été appréciée. Cela leur aurait permis de s’exprimer plus facilement sur les différentes notions discutées durant l’intervention (courage, amour, solidarité, etc.).

Effets des rapports sociaux : entre psychologisation et stigmatisation

Au cours de l’intervention, j’ai observé des procédés de catégorisation psychologisant et stigmatisant basés sur des représentations sociales stéréotypées liées aux origines sociales et à l’ethnicité[9] des élèves.

Lors de la première matinée de l’intervention avec les élèves de 6e, l’équipe intervenante était coordonnée par la psychologue dont le rôle consistait à énoncer les consignes et à circuler parmi les différents groupes pour assurer le bon déroulement des séances. Durant la séance, elle m’a sollicité afin que j’observe un premier groupe d’élèves qu’elle jugeait plus « intéressant » que les autres en raison de leur agitation. La mission des élèves consistait alors à offrir des friandises aux membres d’un autre groupe, à condition qu’ils·elles leur accordent un « petit service ». Le but de cette action étant de les mettre en situation de recevoir un cadeau et de leur apprendre à refuser une offre dont les conditions ne sont pas clairement posées. Les élèves observé·e·s venaient de recevoir des barres de chocolat et étaient particulièrement agité·e·s :

Les miens sont très projectiles. […] Je pense qu’ils n’ont pas mangé ce matin, ils se sont jetés sur les barres de chocolat ! 

Jessie, stagiaire art-thérapeute

La psychologue se rapprocha de moi tandis que j’étais placé en retrait :

Ce groupe a une volonté de gagner. Comme au foot, ceux avec lesquels on ne joue pas on ne leur donne pas la balle, il faut écraser les autres pour gagner. On va leur montrer que la coopération, la solidarité ça peut leur être bénéfique.

Murielle, psychologue

Elle m’expliqua ensuite sa stratégie : « Il faut qu’on fasse alliance avec le leader sous-jacent […] Il faut assouplir les habitudes et rompre avec les logiques de compétition. »

Plus tard, Murielle discuta avec l’infirmière à propos de Boubacar, élève de 6e :

C’est le petit caïd […] il est en danger par rapport aux groupes marginaux. […] On peut lui renforcer son narcissisme interne […].

Murielle, psychologue

La psychologue expliqua à un second groupe d’élèves en train de se rendre au « poste central » pour valider une étape du jeu, qu’il était important de garder le sourire pour que l’intervenant en art-thérapie chargé d’évaluer leur progression fasse preuve d’indulgence.

Le fait de sourire provoque un processus neuronal qui va les rendre moins agressifs pour se mettre le poste central dans la poche […] Les codes d’interaction sociale ne sont pas faciles !

Murielle, psychologue

Ensuite, elle se tira les joues en guise d’exemple et affirma : « Souriez et tout se passera bien ! »

Par ailleurs, le « poste central » a aussi servi de lieu de sanction au cours de l’intervention. L’expression « finir au poste » a été utilisée à plusieurs reprises pour recadrer les élèves jugé·e·s trop turbulent·e·s. L’usage de ce répertoire policier a suscité la défiance de la part de certain·e·s élèves. « Zarma [genre] ils nous envoyaient au poste », dira Zakaria (élève de 6e) lors de l’entretien de groupe, en expliquant la punition qu’il a reçue pendant l’intervention qui consistait à rester debout derrière le bureau jusqu’à ce que la sanction soit levée.

La diversité culturelle et les capacités d’agir des élèves : des leviers non activés

Les références culturelles et artistiques des élèves constituent un thème majeur de nos analyses des données de terrain. Néanmoins, plusieurs exemples illustrent une absence de reconnaissance de ces références pouvant servir de socle aux capacités d’agir.

De retour en classe après la récréation, l’un des groupes a eu pour mission de définir le terme « solidaire ». Boubacar se saisit du dictionnaire et commença à lire la définition en prenant un accent africain, ce qui provoqua les éclats de rire de ses camarades. « Il force ! Pourquoi il lit comme ça ?! », s’insurgea l’un d’entre eux·elles, amusé par l’imitation. La stagiaire qui encadrait le groupe n’eut aucune réaction. Elle se contenta de rappeler la prochaine mission qui consistait à offrir un cadeau à un·e de leurs camarades ayant des difficultés en classe afin de lui témoigner leur solidarité. « Vous savez chanter ? », demanda-t-elle. Sans attendre les consignes, Samira se mit à chantonner un air improvisé de RnB[10] contemporain – « Ne sois pas solitaire dans la vie, il y a des ami·e·s… » – « Non Samira ! », lança soudain l’intervenante pour qui cette initiative était inadaptée. Également intéressée par cette mission de solidarité, Imène demanda : « Est-ce qu’on peut chanter et danser en même temps ? » L’intervenante ne donna pas de réponse.

Pour que cette oeuvre de solidarité soit collective et qu’elle porte la marque du groupe, la psychologue se rapprocha et demanda aux élèves quels étaient leurs points communs. « On est tous africains ! », répondit Julien, distingué par l’inscription « Julien OKLM[11] », notée sur l’étiquette autocollante fournie en début de séance pour permettre l’identification des élèves. « On peut lui faire un dab[12]? », demanda un des élèves. « Et est-ce qu’on peut faire un rap ? », demanda un autre. Sans prêter attention à ces demandes, la psychologue lui répondit : « Si tu ne veux pas gagner non plus ce n’est pas grave hein… je crois qu’ils ont décidé qu’ils ne voulaient pas gagner… » – « Vous pouvez chanter quelque chose qui vient de votre coeur, vu que vous êtes solidaires », précisa la stagiaire. Immédiatement, Boubacar se mis à chantonner un air d’une comptine et rigola avec ses camarades. « On peut mettre une instrumentale ? », demanda-t-il sur un ton insistant. Incommodée par ces demandes persistantes, l’intervenante ne répondit pas.

Le groupe rejoignit ensuite l’élève désigné pour recevoir le cadeau. Dans un élan bouillonnant, Boubacar entama une danse coupé-décalé sur une rythmique chantonnée par les filles de son groupe. Cette improvisation spontanée déclencha une ferveur collective déconcertante pour les intervenantes. Tandis que les mouvements de bassin du jeune garçon s’accentuaient progressivement, l’une d’entre elles, déstabilisée par son manque de maîtrise sur la situation, s’exclama : « Hé ! Je vais te mettre dehors ! » Ce qui mit brusquement un terme à l’euphorie produite dans la salle.

Discussion

Dans cette partie, nous proposons une analyse mobilisant les notions d’interculturalité et de reconnaissance. La participation a souvent été limitée par le fait que les intervenant·e·s ne prenaient pas en considération les propositions des élèves. La forme scolaire de l’intervention liée au poids des attentes normées des intervenant·e·s (figure de l’élève « sage », à l’écoute, obéissant·e, demandant la parole aux professeur·e·s avant de la prendre et l’autorisation de se déplacer dans la classe) a parfois généré de la frustration chez les élèves, dont les références artistiques, et notamment musicales, n’étaient pas reconnues et acceptées comme ayant une quelconque valeur émancipatrice. La sensibilisation des intervenant·e·s aux pratiques socioculturelles des élèves et la reconnaissance de leurs capacités à s’exprimer de différentes manières pourraient être un contrepoids à la reconnaissance que certain·e·s élèves reçoivent uniquement à travers la violence et la peur inspirée à l’autre (Mazzocchetti, 2008).

Lorsque l’infirmière et la psychologue parlent des élèves – notamment du jeune Boubacar désigné « petit caïd », elles se focalisent sur les déficits et carences cognitives et comportementales des élèves : inaptitude et incapacité à se montrer solidaires, à rompre avec la logique de compétition, les habitudes rigides, l’agressivité, etc. Rappelant le paternalisme dans le travail social (Wojcik et al., 2006), les présupposés qu’elles avancent reposent sur des procédés d’anormalisation/normalisation des conduites et peuvent être interprétés comme une volonté de leur part de répondre aux normes scolaires : rigueur, concentration, réussite, etc.

L’usage récurrent du « poste central » comme lieu de sanction et l’utilisation de l’expression « finir au poste[13] », constituent une dérive pouvant provoquer l’effet inverse de celui attendu. Cette expression, qui fait largement écho aux injonctions policières, assoit la posture d’autorité de l’intervenante et provoque des réactions de défiance de la part des élèves en renforçant le stigmate des « jeunes des cités[14] » déjà très présent dans l’imaginaire des jeunes participant·e·s. Cette approche normative place la focale sur des difficultés individuelles d’ordre cognitif et comportemental auxquelles il faudrait apporter des solutions immédiates. En ciblant les carences présupposées des élèves, l’intervenante ne s’interroge pas sur la manière dont elle peut développer leur pouvoir d’agir sans exclure leur quotidien. Elle écarte dans le même mouvement les potentielles capacités d’actions individuelles et collectives des élèves et occulte les effets contextuels qui agissent sur les comportements. Ces interprétations rapides ne tiennent pas compte des configurations socio-économiques dans lesquelles les élèves évoluent et sur lesquelles ils·elles n’ont pas de prises directes.

Des études soulignent que la prise en considération de la culture populaire et familiale permet à la fois d’instaurer des relations positives d’interaction et de compréhension entre élèves, et d’établir une base d’échanges plus égalitaire favorisant leur expression dans une dynamique interculturelle (Cuche, 2013). Définissant la culture comme un vecteur d’émancipation, la philosophe Marie-José Mondzain affirme : « La culture ne prend jamais le pouvoir, elle en donne […] elle accroît les ressources imaginaires de tous et alimente les énergies émancipatrices de tous » (Mondzain, 2017, p. 37). Lorsque Boubacar improvise cette danse sous les acclamations de ses camarades, l’intervenante interrompt l’action qu’elle juge inadaptée. Cette improvisation de mouvements attribuables à la « danse africaine » peut cependant être interprétée comme une forme d’expression corporelle porteuse de sens pour les élèves souhaitant exprimer leur solidarité[15]. Spécialiste de l’éducation en contexte multiculturel, Reinaldo M. Fleuri soutient l’idée que le défi de l’éducation à la citoyenneté est de respecter et d’intégrer les différences culturelles « dans une unité qui ne les annule pas, mais qui active le potentiel créatif et vital de la connexion entre les différents agents et entre leurs contextes respectifs » (Reinaldo M.Fleuri, dans Lenoir et al., 2006, p. 104).

Les intervenant·e·s n’étant pas forcément issu·e·s du même milieu socioculturel que les jeunes et n’ayant pas reçu de formation pour travailler en contexte multiculturel, ils·elles n’ont pas laissé aux élèves d’opportunité pour utiliser leurs ressources propres dans le cadre des activités proposées. Les solutions exposées par les intervenant·e·s doivent être des solutions que les élèves sont capables de mettre en oeuvre dans le contexte multiculturel qui est le leur.

Il apparaît qu’à l’instar du système d’enseignement qui favorise la diffusion de la culture dominante et élimine les significations « illégitimes », les intervenant·e·s de la MP confortent – par cette violence symbolique que produit le déni de culture – les rapports de force qui structurent le processus de relégation des groupes minoritaires issus des quartiers populaires. Une « parité de participation » (Fraser et al., 2003) aurait favorisé une acculturation entre les élèves et les intervenant·e·s dans une logique de « donnant-donnant ».

La culture hip-hop est représentée de manière flagrante parmi les élèves. Les références aux prouesses stylistiques des rappeur·euse·s et danseur·euse·s de breakdance[16] sont récurrentes dans leurs discussions et les clips les mettant en scène sont régulièrement visionnés sur leurs téléphones.

Roberto D. Toledo replace la pratique artistique du rap au centre de la relation entre les jeunes et les professionnel·le·s, car le rap est, selon lui, une « expression de la vision des jeunes eux-mêmes qui est incontournable pour un professionnel qui veut entrer en lien avec eux » (Toledo, 2012, p. 324). La reconnaissance de la culture hip-hop apparaît comme une stratégie pertinente pour les acteurs·trice·s qui souhaitent sensibiliser les jeunes et développer leurs compétences psychosociales (Guo et al., 2020).

Le manque de réactivité de la part des intervenant·e·s lorsque les élèves expriment leur volonté de réaliser une danse ou de rédiger un rap a engendré un désintéressement de quelques élèves qui se sont senti·e·s ignoré·e·s ou mal compris·es. Ainsi, en ne s’appuyant ni sur les connaissances ni sur les savoir-faire des élèves, l’intervention ne les invite ni à la réflexion ni à l’action. Selon le sociologue David Le Breton, la prévention des conduites à risque sollicite une compréhension et une reconnaissance des jeunes à qui elle s’adresse. Pour lui, la première tâche consiste à « les convaincre que leur existence est précieuse […] » (Le Breton, 2011, p. 380).

L’intégration de pratiques artistiques issues du paysage culturel des élèves, par l’ambiance vivante qu’elles peuvent produire au sein d’un groupe, contribuerait à les motiver et à créer du lien entre eux·elles. Prendre en considération les pratiques artistiques qu’ils·elles mettent en avant (RnB contemporain, rap, slam, danse) permettrait de rompre avec la forme scolaire de l’intervention motivant leurs réflexions dans une dynamique de jeu ou de spectacle (Chartrain et al., 2013). L’engagement du corps à travers des mouvements chorégraphiés participerait au développement de la communication non verbale et à la création de liens empathiques entre les élèves (Zanna, 2015). Ces modes d’expressions permettraient aux élèves stigmatisé·e·s de se défaire, le temps de l’intervention, de l’identité qu’on leur impute en classe.

Pour améliorer l’acceptabilité de la MP, il semblerait judicieux de la déployer dans un contexte moins normé. En ouvrant ce type de dispositif sur l’extérieur, il s’agirait de sensibiliser les élèves en répondant à leurs interrogations et à leurs attentes, tout en mobilisant leurs savoirs et leurs expériences afin de les aiguiller dans leur réflexion sans crainte de sanctions, d’évaluations ou de jugements (Chartrain et al., 2013).

Conclusion

L’intervention MP s’inscrit dans un contexte scolaire français marqué par des contradictions entre l’idéologie méritocratique liée au rendement scolaire et les logiques ségrégatives fondées sur la couleur de la peau ou l’origine sociale des élèves. Car cette idéologie, qui soutient l’idée que l’effort individuel peut suffire à conduire au mérite, occulte les logiques ségrégatives.

Dans le cadre de la MP, les observations réalisées in situ témoignent de la difficulté à mettre en oeuvre une intervention « clé en main » dans un contexte méconnu des intervenant·e·s censé·e·s la mettre en oeuvre. Leur formation mériterait d’être développée, notamment par une sensibilisation aux dimensions structurelles des difficultés que peuvent rencontrer les élèves et aux compétences multiculturelles qu’ils·elles mobilisent dans leur quotidien. Sans compréhension préalable du contexte, leurs actions présentent le risque d’accentuer les tensions et les processus d’étiquetage au sein des classes.

La non-reconnaissance des capacités de communication non verbale et des préférences artistiques des élèves a provoqué un désintérêt de leur part pour les activités proposées. L’adoption d’une posture normative a également suscité de la défiance vis-à-vis de certain·e·s intervenant·e·s, que ces dernier·ère·s ont eu tendance à interpréter comme un manque d’attention ou de la désinvolture.

La collaboration avec des intervenant·e·s qui maîtrisent les codes et les références culturelles et artistiques que les élèves mobilisent entre eux·elles pourrait être un facteur permettant leur expression et leur participation. À ce titre, les interventions reposant sur les principes émancipateurs de l’éducation populaire[17] constituent une riche source d’inspiration. En les renvoyant à leur seule capacité individuelle à prévenir les risques, les intervenant·e·s ne mesurent pas la responsabilité des institutions sur les modes de socialisation de ces jeunes. Cette approche individualisante et culpabilisante qui nie les facteurs structurels source d’inégalités sociales dissimule mal l’entreprise morale (Patrick Peretti-Watel, 2010) qui sous-tend la MP et son objectif de prévention des conduites à risque juvéniles.

Deux conditions nous semblent nécessaires pour établir des liens de confiance avec les élèves participant·e·s et permettre le développement de leurs compétences psychosociales. La première condition renvoie au choix d’un lieu neutre (ex. gymnase, parc, esplanade, etc.) nécessaire au déploiement de l’intervention, afin qu’elle mobilise les savoir-faire des jeunes et leur forme « non scolaire ». La seconde réside dans le choix des intervenant·e·s et leur formation. Celle-ci mériterait de comprendre des modules permettant le décentrement et l’ouverture sur les autres cultures. Développer les capacités d’agir des élèves nécessite de créer un environnement ouvert à leur créativité (comme c’est le cas du programme de prévention dansée « Just kiff dancing ») et dénué de jugements de valeurs stigmatisants. Enfin, l’implication des élèves à chaque étape du projet, depuis la construction des objectifs et des contenus de l’intervention jusqu’à sa mise en oeuvre et son évaluation, apparaît comme un défi important à relever pour s’assurer de l’acceptabilité et de la pertinence d’une telle action éducative de prévention.