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Le paysage

Pendant qu’elle attend sa voiture commandée auprès d’Uber à la porte du logis torontois déniché grâce à Airbnb qu’elle a partagé tout le week-end avec l’amoureux fraîchement débusqué sur son site de rencontres favori, Viviane recherche sur Kijiji un collectif de services d’entretien ménager dont lui a parlé une amie. Banal, commode, peu coûteux, « branché » (au propre et au figuré) que tout cela : pourquoi s’arrêterait-on à ce fugace moment de la vie courante d’une consommatrice ordinaire, pianotant sur son téléphone ?

Toutes ces interactions mettent en jeu des plateformes numériques. Cela change-t-il tout ? Faut-il y voir la marque du Progrès ou une menace à la civilisation ? Du moins, des entrepreneurs en tirent de nouveaux modes d’affaires, tandis que les juristes s’escriment à tenter de loger ces méthodes innovatrices dans leurs catégories surannées. Viviane, elle, n’en a cure – tant que tout va bien, évidemment.

Cette « économie de partage », comme on l’appelle aussi joliment, s’insinue dans les pratiques des consommateurs, au Québec[1] et ailleurs, parce qu’elle paraît receler de nombreux avantages. À y regarder de plus près, on constate toutefois qu’il s’agit souvent surtout de draper de vieilles méthodes dans de nouveaux oripeaux technologiques, de faire comme si on avait tout réinventé et de s’efforcer, par conséquent, d’échapper aux mécanismes juridiques mis en place pour protéger des consommateurs qui s’en trouvent un peu plus vulnérables encore.

On s’arrêtera ici sommairement au sort des « consommateurs », i.e. des personnes physiques qui utilisent des biens ou des services à des fins personnelles, offerts par l’entremise d’une « plateforme » numérique à but lucratif déterminant les modalités particulières d’une gamme de services[2]. Après avoir circonscrit plus précisément notre champ d’intérêt, on recensera quelques phénomènes économiques qui permettent de mieux comprendre ce que modifient les plateformes et ce qu’elles n’altèrent pas véritablement, tout en donnant des exemples concrets, puis on survolera quelques concepts de base du droit de la consommation en vigueur au Québec, pour en constater la désuétude. En somme, les formes s’altèrent un peu mais, surtout, les risques persistent ou s’aggravent.

Le vÉhicule

La « plateforme »

La notion d’« économie de partage » n’a rien de neuf : il s’agit d’utiliser les ressources efficacement. Depuis des siècles, les cultivateurs partagent des instruments dont ils ne font qu’un usage occasionnel. Les voisins s’échangent leurs surplus de tomates ou de carottes, selon le rendement de leur potager. Il s’agit de donner, de prêter ou de louer des biens, ou d’échanger des services, dans un cadre traditionnellement non commercial, et souvent dans un contexte de confiance mutuelle et de réciprocité[3].

Des réseaux de partage s’établissent assez facilement – et informellement – dans de petites communautés. La croissance du groupe rend toutefois les relations impersonnelles et pave la voie à l’intermédiaire, qui sait faire le pont entre ceux qui offrent et ceux qui expriment une demande. Parfois, cet entremetteur percevra son écot. Il n’y a, là non plus, rien de nouveau.

Ce rôle d’intermédiaire peut maintenant être joué par des dispositifs[4] qui reposent principalement sur la télématique. On obtient un service rapide, délocalisé, dépersonnalisé. La commodité, doublée de l’illusion de la nouveauté, nourrit la ferveur qui entoure les modèles d’affaires des exploitants de ces plateformes.

Encore faut-il distinguer : du réfrigérateur communautaire de quartier à but non lucratif et destiné à partager les surplus de nourriture à Uber, on observe un vaste éventail de missions et de services[5]. Cette diversité ne doit pas occulter l’analyse de quelques facteurs qui déterminent généralement les caractéristiques de la demande et de l’offre.

Du côté de la demande

Près de dix pour cent (9,5 %) des Canadiens de dix-huit ans et plus ont eu recours à des plateformes numériques pour faciliter leurs transports ou la location à court terme d’un logement privé entre novembre 2015 et octobre 2016, mais beaucoup moins (0,3 % des Canadiens) ont offert de tels services (Statistique Canada, 2017). Sans surprise, la palme du plus haut taux d’utilisation (14,6 %) va aux personnes âgées de vingt-cinq à trente-quatre ans empruntant des services de transport entre particuliers. Ce n’est là, bien sûr, que la pointe de l’iceberg : il faudrait ajouter une pléthore d’autres types de services pour brosser un portrait complet.

Pourquoi des usagers s’intéressent-ils aux services de ces plateformes ? Selon un sondage pancanadien réalisé pour le compte d’Option consommateurs auprès de personnes recourant à des services dits d’économie partagée, 60 % y font appel en raison du prix, plus avantageux, tandis que 43 % soulignent la simplicité ; la concordance avec les valeurs personnelles n’est relevée que par moins du tiers (28 %) des répondants (Bélanger Krams, 2017). Avant de devenir des adeptes, ces utilisateurs exprimaient toutefois des craintes (qui ne sont peut-être pas toutes résorbées) : près des deux tiers (61 %) appréhendaient l’arnaque, tandis que beaucoup craignaient de disposer de moins de recours en cas de difficulté (41 %) ou de bénéficier de services moins sécuritaires (39 %).

Ces quelques données paraissent indiquer que certains consommateurs canadiens et québécois conjuguent intérêt économique (davantage que fascination pour un modèle « différent ») envers un petit nombre de fournisseurs et appréhensions. On observe des tendances analogues du côté européen, où plus de la moitié des revenus de la constellation des plateformes serait tributaire de 10 % seulement des utilisateurs, tandis que quatre utilisateurs sur cinq (83 %) s’y disent satisfaits de leur expérience (VVA Consulting, 2017).

Bref, on compte relativement peu d’utilisateurs, mais ce sont des adeptes enthousiastes : les précurseurs jouent décidément un rôle déterminant dans l’évolution de pratiques comportant une importante composante technologique[6]. Des consommateurs constatent toutefois des problèmes récurrents, sur les plans par exemple de la divulgation des modalités contractuelles, de la responsabilité des fournisseurs (en matière de livraison, notamment), du traitement des plaintes, de la gestion des renseignements personnels et de la fiabilité des évaluations présumément fournies par des pairs à l’égard de la qualité des services (VVA Consulting, 2017).

En somme, des consommateurs sont attirés par un service pratique et peu coûteux, mais qui peut receler de mauvaises surprises.

Du côté de l’offre

Le succès des plateformes numériques repose en large part sur le jeu de quelques phénomènes économiques, dont l’examen permet de mieux jauger les risques que comportent ces dispositifs.

D’abord, les plateformes permettent de réduire certains coûts de transaction, mais d’en maintenir ou d’en augmenter d’autres, de telle manière que le consommateur se trouve attiré, puis englué dans la toile.

Le recours à une plateforme numérique et à des sous-traitants permet en effet de réduire les coûts d’entrée dans le marché : on évite par exemple l’aménagement à grands frais d’une boutique ou la constitution d’une flotte de véhicules. On songe inéluctablement au parallèle entre Uber et Téo. Par ailleurs, et pour la consommatrice de notre exemple, la plateforme réduit les coûts de recherche : elle peut trouver plusieurs fournisseurs potentiels d’un seul clic, Kijiji ou Airbnb constituant deux exemples parmi bien d’autres. Ces deux mécanismes paraissent accroître et faciliter la concurrence, mais l’impact de l’effet de réseau – auquel on revient – fait en sorte que la consommatrice peut vite se trouver si bien capturée par une plateforme donnée qu’elle ne voudra plus s’adresser aux autres : une bonne note auprès des programmes d’évaluation de la réputation (du fournisseur ou de l’utilisatrice), par exemple, confère des avantages qu’on ne peut exporter vers d’autres plateformes, de sorte que l’usage génère graduellement des coûts de sortie croissants pour la consommatrice, qui ne voudra plus quitter cet environnement où elle est connue.

Une plateforme n’obtiendra, de plus, de succès que si elle favorise la création d’au moins deux réseaux : des fournisseurs d’une part, et des utilisateurs d’autre part. Or la dynamique d’un réseau tend généralement au monopole, comme l’illustre l’exemple d’un réseau téléphonique, inutile s’il ne compte qu’un seul abonné, mais de plus en plus populaire à mesure qu’augmente le nombre d’utilisateurs, jusqu’au point où tous veulent être branchés à ce réseau, puisque tous leurs correspondants le sont déjà. À ce stade, il ne reste guère de place pour des réseaux concurrents[7]. Le fournisseur croissant plus vite que ses rivaux risque donc de les annihiler, d’où l’empressement à recruter et à fidéliser des clients qui anime les protagonistes dans un marché émergent, quitte à encaisser des pertes pendant quelque temps.

Cette nécessité de créer deux réseaux complémentaires, et donc de constituer deux sous-marchés – fournisseurs et utilisateurs[8] –, fait de ces dispositifs des marchés bifaces, avec les effets que cela peut notamment comporter sur l’établissement des prix[9]. Le journal en fournit l’exemple classique : pour maximiser le nombre de lecteurs, on doit réduire le prix, mais il faut alors des revenus publicitaires, d’autant plus élevés qu’on affichera plus de lecteurs, eux-mêmes effarouchés par un excès de publicité, compte tenu du prix qu’ils paient. L’éditeur doit trouver un point d’équilibre viable pour sa publication, les solutions allant du journal distribué « gratuitement » dans le métro au Devoir, en passant par le magazine de mode. Il en va de même pour la plateforme numérique, qui choisira parfois d’imposer un prix (monétaire) nul aux usagers afin de les attirer (comme Uber).

Il faut enfin dire un mot de la notion d’« externalité négative ». On entend par là un coût que l’activité économique d’un acteur impose à d’autres. La pollution illustre hélas le phénomène : le choix de l’exploitant d’une usine de recourir à une technologie moins onéreuse pour lui, mais polluante, lui permet d’augmenter son bénéfice, tandis que les conséquences néfastes de la pollution sur la santé humaine et les coûts qui en découlent, par exemple, se trouvent reportés sur les personnes habitant près de l’usine et soumises à ses émanations, sans être portés au passif du pollueur. Les externalités négatives que recèlent certaines plateformes sont plus subtiles, mais tout aussi toxiques, comme on le verra notamment plus loin.

L’effet global

En somme, le recours à la plateforme numérique ne crée rien de vraiment nouveau, mais il accentue certains phénomènes. Il abaisse certains coûts d’entrée et de recherche pour les participants dans le marché, ce qui devrait favoriser la concurrence : davantage de fournisseurs, plus faciles à dénicher. Par contre, il induit des effets de réseau et des coûts de sortie qui ont pour effet d’engluer les usagers, ce qui réduit la concurrence.

Ces éléments permettent aussi de mieux comprendre la diversité des modèles de plateformes. On peut tirer son revenu d’une face du marché, de l’autre ou des deux. On peut le faire dépendre de l’obtention de produits spécifiques ou, tout simplement, du droit d’accès à la plateforme (Nooren et al., 2018). Souvent, le service peut donc paraître « gratuit » pour l’usager, mais la plateforme sera néanmoins hautement rentable.

Des destinations

Pourquoi les plateformes numériques ont-elles autant de succès ? Outre l’effet de mode, c’est sans doute surtout parce qu’elles servent de prétexte à une remise en question de modèles réglementaires dont il faut reconnaître qu’ils n’ont pas toujours su se renouveler. On en donnera trois exemples : le transport collectif, les services financiers et l’hébergement.

Petite histoire du taxi

On aurait pu héler l’ancêtre de nos taxis à Paris ou à Londres au début du XVIIe siècle. Sans doute aurait-on constaté quelques difficultés.

D’abord, il aurait fallu s’entendre avec le cocher quant au prix de la course. Sera-t-il forfaitaire, ou établi en raison de la distance parcourue, ou du temps requis ? Faute d’accord, on aura consacré de précieuses minutes à une négociation qu’il faudra reprendre avec un autre. La nature même du service impose un coût de transaction lié à l’établissement du prix.

Encore aurait-il fallu trouver un cocher, rien ne garantissant que le fournisseur et le voyageur se trouveraient simultanément au même endroit : ici encore, coût de transaction appréciable. L’essor du téléphone et l’utilisation des ondes radio ont permis de faciliter le contact, en établissant un type de plateforme bien connu : la « compagnie de taxi », qui fait traditionnellement le pont entre demande et offre.

L’ampleur de l’offre et le tarif risquaient par ailleurs de varier considérablement : peu de demande avant l’aube, et donc fort peu d’offre, même si on a instamment besoin d’un véhicule ; immense demande en pointe, qui pouvait entraîner des tarifs inabordables pour une partie de la population, les fournisseurs flairant le pactole. L’imprévisibilité des revenus pouvait aussi dissuader des fournisseurs d’entrer dans le marché ou d’y rester.

Ajoutons des variables liées à la compétence des chauffeurs et à l’état des véhicules. En somme, on avait affaire à un marché potentiellement chaotique. Une mise en ordre ne pouvait que servir les intérêts des fournisseurs et des utilisateurs.

On a donc graduellement mis en place un modèle réglementaire destiné à fixer une méthode de tarification uniforme (et donc prévisible) et des tarifs abordables, tout en stabilisant les revenus par la limitation de l’offre en raison de l’obligation de détenir un permis, qui permet aussi de contrôler compétence et sécurité : il s’agit d’un cas d’application des techniques dites de réglementation économique, qu’on a aussi déployées en matière d’énergie ou de télécommunications, par exemple. Le contact entre passager et conducteur pouvait s’effectuer commodément par la plateforme traditionnelle de la « compagnie de taxi ». On a donc à la fois réduit les asymétries informationnelles et les coûts de transaction, stabilisé les revenus et contribué à l’universalité d’un service abordable.

Qu’est-ce qu’Uber ? Une plateforme qui joue le même rôle qu’une « compagnie de taxi » entre offre et demande, en utilisant une technologie légèrement différente, mais qui prétend s’autoréguler. Quel est l’impact d’Uber ? Des prix difficilement prévisibles, établis unilatéralement, fluctuants et parfois excessifs, une offre incontrôlée qui réduit les revenus de chaque fournisseur[10], la quasi-absence de service durant certaines périodes et la hausse des risques sur le plan de la compétence et de la sécurité. On réduit l’abordabilité, la qualité et l’universalité du service, tout en précarisant l’emploi.

Certes, le modèle réglementaire classique avait parfois entraîné des effets négatifs, et notamment une réduction de la qualité des services (Moore et Balaker, 2006). Il méritait qu’on le réexamine. Mais, apparemment obnubilés par la rhétorique de la nouveauté, ce n’est pas ce qu’on a fait au Québec (entre autres) : on a plutôt permis la mise en place parallèle d’une offre non réglementée (ou si peu)[11]. La technologie sert ici de paravent à la déréglementation sauvage et on se prépare ainsi des externalités négatives importantes pour une part non négligeable de la population, qui sera parfois privée d’un service essentiel parce qu’il sera indisponible ou inabordable.

Des parcelles du secteur financier

La forme moderne de l’assurance se concrétise au XVIIe siècle. On constate rapidement le besoin de réglementer l’industrie, pour garantir à la fois la stabilité financière des assureurs et la compétence des intermédiaires qui ont vocation à conseiller la clientèle, dépassée par l’abondance et la complexité des produits offerts.

Des plateformes offrent désormais de l’assurance en ligne, sans fournir de conseils, ou facilitent l’essor de l’assurance de pair à pair, par laquelle des individus peuvent mutualiser les risques sans recourir aux assureurs traditionnels – mais en s’exposant eux-mêmes à des pertes importantes, sans être certains d’être pleinement indemnisés en cas de sinistre et sans qu’on en contrôle la stabilité[12].

Bien sûr, l’industrie veut vendre le plus d’assurance possible, sans s’embarrasser de (plus ou moins) coûteux conseillers qui, au Québec, sont assujettis à diverses obligations déontologiques, et pouvoir plaider en cas de réclamation que l’assuré a fait une déclaration inexacte ou qu’une exclusion dans la police lui permet d’éluder sa responsabilité, toutes tribulations que la conseillère compétente aurait pu éviter à son client. La popularité de l’assurance de pair à pair tient pour sa part à la réduction des coûts et à l’offre d’assurance là où les fournisseurs traditionnels rechignent (Gagné, 2016).

En somme, réduction des coûts et appariement plus facile (en apparence) de l’offre et de la demande, au détriment de la sécurité des opérations et de la stabilité financière et juridique. On passe du risque immédiat et connu (le prix) au risque futur et imprévisible (la couverture d’assurance insuffisante ou inexistante). N’importe : la plateforme séduit.

On constate sensiblement la même évolution dans le secteur des valeurs mobilières. On encadre (plus ou moins efficacement) les courtiers en valeurs et leurs représentants et on impose un cadre très rigoureux à l’offre publique de placements. Que voit-on émerger ? Les plateformes d’investissement recourant à des robots-conseillers (Autorité des marchés financiers, s.d.) d’une part, et les plateformes de sociofinancement, d’autre part. Les investisseurs encourent des périls qu’on avait cru éradiqués depuis les années 1930, en plaçant leur épargne dans des projets voués à l’échec, sans que les autorités sachent trop si elles peuvent sévir en vertu des règles en vigueur, ni comment les amender au besoin.

Bref, ici encore, évitement du cadre réglementaire pour cause de mirage technologique et réduction à court terme de certains coûts, mais accroissement des risques pour les utilisateurs, qui constituent autant d’externalités négatives générées par la plateforme. La concurrence s’accroît à court terme, mais au détriment de la fiabilité des fournisseurs et au risque de créer des réseaux qui, à terme, reformeront des oligopoles non réglementés.

Trouver un toit

Naguère et si par une nuit d’hiver un voyageur arrivait dans une ville étrangère, il descendait dans un hôtel traditionnel. Il était relativement sûr d’y trouver un tant soit peu de confort et de sécurité mais, il est vrai, un milieu un peu aseptisé.

On n’en est plus là. Désormais, on obtient du bourgeois la clé de son gîte douillet, qu’il nous cède privément et contre espèces, le tout encore là grâce à une plateforme qui fait le lien entre l’hôte et le nomade. Mais les désagréments causés aux voisins ? L’impact sur le prix du logement, ou sur l’industrie hôtelière, encore réglementée ? Autant d’externalités négatives dont n’ont cure les adeptes du chacun-pour-soi.

Des constantes

Voilà donc trois domaines où l’offre s’était un peu sclérosée, à la faveur parfois d’un environnement normatif qui offrait une stabilité certaine, mais qu’avaient apprivoisé des fournisseurs aptes à tourner les règles à leur avantage et qui se trouvaient favorisés par des mécanismes réglementaires qui rebutaient les concurrents et faisaient office de barrières à l’entrée dans le marché.

Surgit une nouvelle manière d’offrir des services semblables, et qui pose les mêmes risques (ou davantage). Apparemment mystifiées par les atours technologiques de la plateforme, les diverses autorités s’arrêtent à des détails de forme, mais ne paraissent pas comprendre que les risques demeurent, et que la concurrence entre fournisseurs réglementés et non réglementés comporte toutes les chances d’être fatale à ceux qui sont réglementés au bénéfice de la population. Cette déréglementation irréfléchie se double généralement d’un accroissement des externalités négatives : les conséquences de la libéralisation retombent sur les autres, toujours les autres, toujours les mêmes.

En somme, on réagit comme si la plateforme rendait soudain la consommatrice de notre exemple apte à éviter tous les écueils, alors qu’on lui offre au fond les mêmes services qu’avant : taxi, investissement, hébergement… Le marché, devenu numérique, serait subitement devenu moins périlleux.

C’est, bien sûr, un leurre, mais il accommode un certain libéralisme, pour qui il n’en tiendrait qu’au consommateur de borner le pouvoir du commerçant[13]. En principe, le droit de la consommation devrait nous garder de ces périls. Il y peine terriblement.

Un frein inefficace

L’activité de consommation telle que nous la concevons maintenant plonge ses racines jusqu’au XVe siècle et elle a été notamment modelée par le colonialisme, la révolution industrielle et les mutations sociales et technologiques du dernier siècle (Trentmann, 2017). Elle a le mauvais goût de contredire en pratique presque entièrement la doctrine économique néoclassique, qui postule un marché où tous sont égaux, libres et rationnels. Bien sûr, les consommateurs n’agissent pas toujours rationnellement (au sens classique du terme)[14], ils ne sont pas toujours libres dans des marchés peu concurrentiels où certains biens et services comportent un caractère essentiel et ils sont bien peu égaux face à des entreprises qui connaissent mieux qu’eux les produits et les marchés et qui disposent généralement de ressources financières et informationnelles nettement plus considérables.

Le droit, porté aux mêmes postulats de rationalité, d’égalité et de liberté, a tenté au cours des dernières décennies d’aménager quelques règles particulières pour rééquilibrer des relations trop inéquitables[15]. Cet édifice déjà bancal[16] peine à s’adapter au rôle croissant que jouent les plateformes dans les rapports de consommation. Les causes en sont multiples, mais on s’arrêtera ici surtout à quelques difficultés conceptuelles fondamentales qui minent l’efficacité de l’outil qui devrait jouer le rôle le plus capital dans l’arsenal législatif québécois, soit la Loi sur la protection du consommateur (« LPC »)[17], qui appréhende assez mal les parties, la nature de la relation et les accessoires propres au fonctionnement d’une plateforme.

Les participants

La LPC s’applique principalement au contrat conclu entre un consommateur et un commerçant. Les deux concepts comportent leur lot de difficultés.

La notion de commerçant n’a guère évolué en droit québécois depuis la fin du XIXe siècle[18]. Agit à titre de commerçant celui qui, de manière habituelle (et non occasionnelle), exerce une activité en vue de faire un profit, traditionnellement en faisant circuler des biens. Élément capital pour nos fins, elle comporte trois exceptions : l’agriculteur, le professionnel et l’artisan ne sont pas des commerçants, et on entend par « artisan » celui qui accepte les commandes de clients, et non d’un patron, et dont l’activité repose sur son habileté plutôt que sur la spéculation sur les matériaux ou la main-d’oeuvre[19].

Par conséquent, l’occupante d’un logement qui l’offre parfois sur Airbnb n’est sans doute pas une commerçante, en raison du caractère occasionnel de l’activité ; le conducteur qui offre ses services par l’entremise d’Uber n’est peut-être pas un commerçant, puisqu’on peut le qualifier d’artisan. Bref, de nombreuses relations établies par l’entremise de plateformes pourraient échapper au champ d’application de la LPC, en raison du recours à cette notion anachronique de « commerçant »[20].

Quant au consommateur, c’est la personne physique qui obtient des biens ou des services pour des fins personnelles. On admet qu’il faut le protéger. Mais les choses ne sont pas si simples.

De plus en plus, la consommatrice n’est pas seulement celle qui, passivement, reçoit une prestation et la paie. Elle participe à l’opération, de diverses manières. Elle fabrique elle-même un bien grâce à l’imprimante tridimensionnelle, aux matériaux bruts et aux instructions qu’elle a acquis. Elle fournit des commentaires ou des évaluations à l’égard des services qu’elle a reçus, qui pourront être utilisés par le fournisseur. On ne consomme plus comme avant.

Par ailleurs, la Cour suprême du Canada s’est dite d’avis qu’il faut protéger le consommateur visé par la LPC parce qu’il serait « crédule et inexpérimenté[21] ». Passons sur le caractère paternaliste de la formulation ; elle découle au fond de la conception rationaliste du sujet de droit qu’on évoquait plus haut, mais qu’on daignerait atténuer en matière de consommation sans qu’on sache trop pourquoi, sinon parce que le consommateur paraît vulnérable. Il conviendrait plutôt de s’inspirer de l’analyse des asymétries – informationnelles notamment – et des travaux des trois dernières décennies en économie comportementale pour élaborer une conception juridique plus réaliste et plus respectueuse du « consommateur ». On comprendrait peut-être mieux les facteurs qui incitent les consommateurs à recourir aux services offerts par des plateformes et, parfois, à en subir les affres[22]. Pour l’instant, il nous faut encore composer avec une notion surannée du « consommateur ».

Le problème du prix

Faut-il avoir payé le commerçant pour qu’on nous qualifie de consommateur ? Marchés bifaces obligent, beaucoup de plateformes offrent leurs services « gratuitement » aux usagers-consommateurs ; une telle relation tombe-t-elle néanmoins dans le champ d’application de la LPC ou de lois similaires ? La jurisprudence a brièvement opiné que non[23], puis a tenté d’éluder la difficulté[24] avant de pencher timidement vers une réponse positive[25].

Cette dernière nous paraît s’imposer. Rien en droit québécois ne s’oppose au contrat unilatéral et le paiement n’y prend pas nécessairement une forme monétaire[26]. Dans le cadre de marchés bifaces, on fournira gratuitement des services aux consommateurs, parce que la plateforme peut monnayer leur achalandage – et les renseignements personnels qu’ils fournissent – auprès de son autre clientèle. Comme le notait un internaute dès 2010, if you are not paying for it, you’re not the customer ; you’re the product being sold[27] : la marchandisation de la consommatrice dans une face du marché ne devrait pas la priver pour autant d’avoir des droits dans l’autre face ou dans le cadre de son interaction avec la plateforme. Mais le droit peine à s’y retrouver.

La plateforme en tierce

Quant à la plateforme, le droit ne sait trop comment la traiter. Il encadre en effet sans difficulté des chaînes de relations bilatérales. Pensons aux rapports fabricant–détaillant, puis détaillant–consommatrice, par exemple. Divers mécanismes permettront dans certains cas d’articuler la responsabilité commune des divers acteurs, mais le plus souvent dans cette logique bilatérale.

Or la plateforme crée par essence une relation trilatérale, au sein de laquelle elle joue un rôle déterminant quand elle établit les modalités des services qui devront être fournis. Elle constitue le pivot de la relation biface, en plus d’en faire la promotion et, dans de nombreux cas, de s’arroger le droit d’exclure des participants qu’elle jugerait indésirables[28]. Mais notre droit ne sait comment appréhender des marchés bifaces, sinon en scindant les deux faces et en tentant d’y adapter les institutions classiques du droit des obligations, qu’il s’agisse des divers types de contrats nommés (vente, mandat, prestation de services…) ou des modalités comme la solidarité.

Le problème se pose de manière épineuse en matière de responsabilité civile. Le prestataire d’un service ou le fournisseur d’un bien défectueux est peut-être introuvable, ou insolvable ; la plateforme, par contre, est identifiable et prospère. Mais comment, juridiquement, démontrer qu’elle doit répondre de la faute d’un utilisateur sur qui elle dira sans doute qu’elle n’a exercé que peu de contrôle[29] ?

Aux États-Unis, les tribunaux et, parfois, le législateur ont imputé une part de responsabilité à des plateformes facilitant des comportements répréhensibles[30]. On éprouve certes de la réticence à attribuer un pouvoir de censure privée à des plateformes, et ce d’autant qu’il pourrait menacer la neutralité des réseaux de télécommunication sur le plan des contenus. Personne ne paraît toutefois davantage en mesure d’écarter rapidement les incompétents et les coquins que les Google, Facebook, Visa et autres Uber de ce monde – s’ils en ont la volonté, bien sûr. Faut-il donc privatiser certaines fonctions de police sur le Web pour y maintenir au moins un semblant d’ordre ?

La valeur de la réputation

Les plateformes numériques accordent un rôle considérable à la réputation de leurs participants. On fera d’autant plus volontiers affaire avec un fournisseur qu’il a obtenu de bonnes évaluations de la part de ses clients, que la plateforme recueille et affiche. Le bouche-à-oreille traditionnel se trouve ainsi systématisé. La consommatrice devrait en principe s’en réjouir, puisqu’on réduirait ainsi les asymétries informationnelles entre participants au marché. On établirait ainsi un système par lequel les utilisateurs établiraient eux-mêmes (quoique à leurs frais) la vérité. Il faut pousser l’analyse un peu plus loin.

D’une part, ces renseignements ne sont pas portables : la réputation de l’usagère ou du fournisseur est prisonnière de la plateforme, même s’il s’agit de renseignements personnels sur lesquels les participants humains, du moins, devraient pouvoir exercer un contrôle[31]. Si on change de plateforme, on doit actuellement rebâtir entièrement sa réputation. Ce coût de sortie constitue une restriction à la mobilité des utilisateurs, et donc à la concurrence.

Se pose bien sûr, d’autre part, le problème du contrôle de la véracité des informations. On a vu dans d’autres contextes des commerçants interdire contractuellement à des clients de les critiquer en ligne ou leur imposer des amendes à cet égard (Hetter, 2014 et Lestch, 2014), au point qu’aux États-Unis le Congrès a interdit de telles pratiques[32]. Cela n’assure cependant pas la véracité des commentaires qu’on retrouve en ligne, et qui ne va pas de soi[33]. Les défis reliés à la fiabilité des avis en ligne ont pris tellement d’importance que les fournisseurs s’en sont émus et ont soutenu l’adoption d’une norme internationale chargée de recommander les meilleures pratiques dans ce domaine[34].

Plus généralement, on assiste ici à la transformation graduelle des dispositifs normatifs. Le recours à une norme ISO marque évidemment le rôle croissant des mécanismes d’autoréglementation transnationaux. Dans la mesure où les commentaires sont traités par les plateformes[35], ils sont par ailleurs assujettis à des processus algorithmiques dont on ignore tout, qui ne sont pas élaborés publiquement et dont les plateformes allégueront qu’ils sont protégés par le secret commercial, même s’ils affectent des réputations et des droits[36].

Et, bien sûr, le contrôle partiel du comportement par la surveillance des pairs illustre admirablement la discrète emprise du panoptisme sur les marchés de consommation (Foucault, 1975 ; Deleuze, 1990). Le droit, tel qu’on le conçoit traditionnellement, ne joue plus guère qu’un rôle de figuration dans le fonctionnement réel des dispositifs. Au Québec en particulier, il est tout bonnement muet à tous ces égards. Cela dit, on se concentre sur les plateformes et leurs participants : la nouveauté séduit. On oublie facilement les exclus : ceux qui n’ont pas accès aux technologies, pour des raisons d’ordre culturel (y compris l’analphabétisme fonctionnel), celles qui n’ont pas accès aux réseaux (en raison de la géographie, par exemple), ceux qui ne détiennent pas le mode de paiement nécessaire[37] et, bien sûr, toutes celles et ceux à qui leur situation financière interdit tout bonnement de recourir aux services offerts sur des plateformes numériques. Dans la mesure où des services essentiels migreront de plus en plus vers des plateformes numériques, il faudra se souvenir de ces consommateurs et citoyens qu’on risque autrement de laisser loin derrière.

Le droit mystifié

L’application du régime de la LPC à des plateformes laisse donc perplexe : qui fait office de commerçant ? Quelle consommatrice veut-on protéger, à quels égards ? Faut-il établir l’existence d’un paiement, sous quelle forme et entre quels participants ? Comment réagit-on face à des phénomènes comme la réputation et l’exclusion ?

Globalement, comment assure-t-on le maintien de marchés concurrentiels, fournissant à la fois des services abordables et équitables et des garanties sur les plans de la qualité ou de la sécurité ? Engoncé dans des concepts étriqués, notre droit ne fournit pas de réponse et ceux qui fabriquent le droit, apparemment aveuglés par le mirage technologique, n’envisagent actuellement pas d’y remédier.

Un dÉraillement annoncÉ

L’essor des plateformes numériques tient au fond à trois facteurs : elles permettent de réduire certains coûts et d’en répartir d’autres autrement (grâce aux structures de marché bifaces), elles contribuent à capturer des clientèles et la technologie sert de prétexte à l’évitement de cadres juridiques certes surannés, mais qui visent à réduire des risques que les plateformes n’éliminent pas. La consommatrice paraît y gagner à court terme en raison de l’émergence de nouvelles formes de services, attirants et moins onéreux, mais elle paiera le prix d’externalités négatives et de risques mal maîtrisés.

Au fond, les plateformes nourrissent l’illusion de l’égalité entre fournisseurs et utilisateurs : elles nous ramènent à l’utopie d’un marché où tous peuvent librement offrir et demander, où personne ne requiert d’autre arme que sa propre rationalité pour maximiser ses intérêts, où chacun peut (doit ?) être un peu commerçant et où tout fournisseur est un peu aussi un consommateur à l’égard de ses relations avec la plateforme. Dans les faits, l’asymétrie des ressources est maintenue ou amplifiée, la responsabilité est plus que jamais diffuse, l’accessibilité à des services essentiels est compromise et les externalités négatives se multiplient.

Les motifs pour lesquels des règles de droit ont été mises en place depuis des décennies demeurent donc entiers. Il s’agit de les adapter à l’évolution des méthodes, en s’arrêtant aux enjeux fondamentaux plutôt qu’en se laissant distraire par la mystification technologique par laquelle on cherche à nous convaincre que, comme tout a été magiquement transformé, on devrait échapper désormais au joug de lois anachroniques. Les technologies passent, les risques demeurent.

La sauvegarde des intérêts et des besoins des personnes les plus vulnérables dicte un programme tout simple : il s’agit d’analyser les pratiques, de repenser les vulnérabilités, d’adapter les concepts au besoin, de se pencher sur les pistes explorées ailleurs et de réévaluer les stratégies, en songeant peut-être à coupler les mécanismes juridiques à d’autres modes d’action. Et, au-delà des divergences apparentes entre secteurs d’activité ou entre intervenants qui souhaitent endiguer les effets néfastes qui découlent de ces transformations, il faudra collaborer, avec ou sans plateforme.