Article body

Introduction

Cette contribution s’inscrit dans une perspective sociologique, attentive aux relations sociales. Elle vise à rompre avec les habituels poncifs accordant d’emblée à l’art et à la culture des bienfaits sur tous au profit d’une attention à la mise en oeuvre effective d’actions artistiques dans des secteurs d’activités professionnelles a priori étrangers à ces modalités d’actions pour mieux cerner ce qui, socialement, se trame dans ce que nous nommons des actions artistiques à visée sociale.

De ce point de vue, il s’agit de rappeler la démarche sociologique et l’aporie d’une conception frontale entre art et société au profit d’une approche de l’art en termes d’univers sociaux artistiques, soulignant ainsi que l’art n’échappe pas à une inscription sociale lisible en termes de statuts, de rôles sociaux différenciés.

Dans un second temps, nous verrons que les actions artistiques à visée sociale – nommées l’art pour le changement social dans le cadre du projet de recherche national Art for Social Change Project (ASC ! Project),– ne se comprennent, en France, qu’au regard des orientations générales des politiques publiques culturelles qui passent d’une logique de démocratisation culturelle à une logique de publics ciblés.

Ces préalables orientent la présentation de deux types d’actions artistiques à visée sociale, soit des ateliers de danse chorégraphique dans le domaine professionnel de l’action sociale à destination de femmes éloignées de l’emploi et dans le domaine professionnel de l’institution psychiatrique à l’adresse de patients.

Chaque fois, une action est menée sur la distribution des statuts et des rôles respectifs. Dans le premier cas, malgré une distribution stricte des responsabilités de chacun, les artistes intervenants, non formés aux mécanismes de la relation sociale[1], se font déposséder de leur compétence d’animation par les participantes. Dans le second cas, le questionnement sur les statuts de soignants et soignés s’inscrit dans une philosophie du soin psychiatrique rattachée à la psychothérapie institutionnelle et vise à instituer des rapports paritaires. Conjugué à la démarche de la chorégraphe intervenante (autour d’une méconnaissance voulue de la pathologie des patients et de la technique de l’improvisation), ce travail sur ces statuts sociaux montre une irréductibilité de tout un chacun à ces derniers du fait d’une capacité de distanciation.

Le social des sociologues : une construction sociale

Qu’il s’agisse d’art ou de n’importe quelle autre activité humaine, la sociologie postule d’emblée que ces activités relèvent d’une construction sociale. L’expression peut paraître sibylline, mais elle exprime la spécificité de la discipline et traduit un consensus minimal. Le social des sociologues ne se confond ni avec un domaine d’activité (le travail social, l’intervention sociale) ni avec le lien social. Il se rapporte à l’élaboration collective d’une fiction, faites de symboles, de techniques, d’usages et de normes spécifiques au collectif étudié. Cette conception suppose alors d’étudier la construction du social par les hommes à la fois dans sa production et ses effets. C’est le sens du terme « constructiviste » qui subsume un ensemble de conceptions différentes et illustre une volonté commune de dépasser l’opposition entre individu et société pour fonder l’explication sociologique sur les relations entre les individus et celles entre les groupes sociaux. Le social des sociologues se conçoit alors comme le résultat à la fois des élaborations antérieures – l’histoire – et des constructions en cours. Le mouvement est donc double : un mouvement de construction de la personnalité par l’environnement social ; un mouvement de construction de l’univers social par les individus[2].

Pour l’illustrer, partons d’une évidence commune des professionnels de la culture sur l’art : l’art existe en soi et se décline dans différents domaines d’activités, dans diverses formes, sous différentes esthétiques. Cette façon de poser l’existence de l’art induit deux présupposés : une conception de l’art qui le situe dans un rapport frontal à une entité extérieure, en l’occurrence le social ; une conception de l’art qui le dote d’attributs spécifiques. Or, la perspective sociologique démontre l’aporie d’une acception de l’art qui postule son existence en dehors de la vie sociale. De ce point de vue, l’art est d’emblée saisi par la vie en société, ce qui, sociologiquement, suppose qu’il est produit par la vie en société se donnant donc toujours à voir sous les traits de la diversité et qu’il produit des effets sur la vie en société. La sociologie admet ainsi que l’art n’existe jamais in abstracto. Il est toujours circonstancié, contextualisé, c’est-à-dire situé quelque part, porté par quelques-uns, à un certain moment donné. C’est la raison pour laquelle certains sociologues avancent qu’il faut en « finir avec le social » (Heinich, 2007), c’est-à-dire rompre avec cette conception de l’art qui le situe en dehors de la vie en société[3].

Ainsi, on comprend mieux l’impossibilité pour la sociologie d’adhérer à une conception substantialiste de l’art. Puisque l’art n’existe pas en dehors de la vie en société, ses qualités résultent d’un traitement social, c’est-à-dire d’une définition qui le catégorise en désignant ce qui relève ou non de l’art et d’une qualification autour d’attributs traduisant un ensemble de valeurs. Les définitions de l’art dépendent donc de ce qu’en font les Hommes, résultat d’un processus de catégorisation et de qualification sociale. Ce point de vue ouvre sur une conception relativiste de l’art[4]. Sans endosser cette démarche, le sociologue s’expose au risque de la fascination de l’art, précisément parce qu’il est un objet social valorisant, rapporté aux valeurs cultivées. Il se doit donc non de dire ce qu’est l’art, mais de cerner comment tel objet, telle pratique le deviennent.

La perspective sociologique se donne donc, généralement, une double ambition : expliquer et comprendre, à partir de travaux d’enquêtes, le processus de catégorisation et de qualification sociale de l’art[5] ; cerner les effets sociaux de ces épreuves de qualification. Pour ce faire, il s’agit de prendre en compte la diversité des positions sociales des acteurs sociaux concernés, leurs points de vue, le sens qu’ils donnent à ce qu’ils font, les contextes dans lesquels ils agissent, les relations sociales qu’ils établissent afin de rendre compte de la façon dont une réalité sociale est construite. On dit ainsi que le sociologue déconstruit le social pour construire son point de vue (son objet) à partir de repères théoriques.

Politiques de dÉmocratisation culturelle, politiques de publics ciblés

La perspective sociologique ainsi exposée nous impose donc de mieux cerner les conditions sociales et politiques dans lesquelles, progressivement, se sont élaborées ce que nous appelons des actions artistiques à visée sociale. Sous cet intitulé, nous désignons l’organisation d’actions, par des instances culturelles ou non, dans lesquelles des artistes sont sollicités pour exercer leur pratique avec des personnes choisies par ces instances dans un but extra-artistique, c’est-à-dire celui de les transformer ou de modifier les façons habituelles de les appréhender.

En France, ce type d’action ne peut se comprendre qu’en rapport aux grandes orientations d’actions des politiques publiques de la culture depuis la création du ministère des Affaires culturelles en 1959. À ce titre, ce pays se démarque des autres, rappelant qu’en matière culturelle, l’État agit en architecte[6]. L’argument politique justifiant la création de ce ministère repose sur un idéal : la démocratisation culturelle, soit la garantie d’un égal accès à la culture. C’est dire que cet idéal, particulièrement sa revendication égalitaire, place en son coeur la question du public. Mais, au gré des alternances politiques, ce sont des philosophies d’actions différentes qui guideront la mise en oeuvre de cet idéal et, avec elles, des acceptions différentes du public de la culture.

En effet, les premières orientations d’action de ce ministère s’inscrivent dans une politique d’aménagement du territoire, de soutien à la création et de valorisation du patrimoine. Constatant un « désert culturel » au-delà des frontières de la capitale, il s’agira de construire des équipements culturels (les maisons de la Culture), de veiller à la qualité des propositions artistiques (fondation d’un service de la création artistique), d’agir en faveur d’une fréquentation la plus large possible (installation des premières Directions Régionales des Affaires Culturelles). Le public est alors rapporté à un public en général dont on peut rendre compte à partir de la fréquentation des équipements culturels, c’est-à-dire du comptage des entrées. Cette conception du public se comprend au regard de l’esprit de l’époque, fortement marqué par l’idéal républicain : l’art revêt le caractère de l’universalité, dès lors susceptible de toucher tout un chacun indépendamment de tout dispositif éducatif ou de médiation. Le public en somme se conçoit comme un peuple, « c’est-à-dire comme une réunion d’individus délivrés de tout système d’appartenance, un tout d’égaux et de semblables, sans distinction de race, de religion, d’opinion ou de capital culturel » (Donnat, 2017, p. 6). Cette conception du public renvoie donc « à l’idée d’une participation commune à un évènement, d’un collectif soudé par l’unité de lieu et de temps » (ibid.).

Avec les années 1960, cette conception du public sera contrariée par les premières enquêtes sociologiques sur les publics de la culture et l’introduction de la notion de non-public

En effet, les travaux de la sociologie des loisirs portés par Joffre Dumazedier (1962) et surtout ceux de la sociologie de la culture orchestrés par Pierre Bourdieu (Bourdieu, Schnapper, Darbel, 1966) invalident cette approche globalisante du public de la culture au profit d’une démonstration selon laquelle il existe des publics socialement différenciés, stratifiés par classes sociales permettant de montrer une forte inégalité d’accès à la culture selon l’origine sociale, soit une détermination de la fréquentation des équipements culturels par l’appartenance de classe. Cette dernière ne se cantonne pas à une différenciation de niveau de revenu, mais se rapporte à un ensemble de dispositions profondément incorporées, ce que Bourdieu nommera l’habitus.

Cette démonstration de l’existence de publics différenciés se renforce par l’invention de la notion de non-public. Cette dernière est historiquement datée et située dans un contexte social précis : celui du théâtre en France en 1968 à l’occasion de la signature de la Déclaration de Villeurbanne[7]. Ces signataires estiment que leur mission vise désormais à atteindre le non-public entendu comme une « immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder au phénomène culturel ». Cette conception d’un non-public réaffirme l’existence de publics différenciés, mais participe surtout, selon Olivier Donnat, à dévoyer l’orientation des politiques publiques de la culture dans la mesure où elle crée une séparation nette entre d’un côté les cultivés et de l’autre les non-cultivés (2007, p. 6-7). En effet, à partir des années 1980 et parallèlement à la professionnalisation progressive du domaine culturel et artistique, nous assistons à la mise en oeuvre moins des politiques de démocratisation culturelle qu’à des politiques de publics ciblés du fait d’une logique de discrimination positive, c’est-à-dire de définition des populations ciblées auprès desquelles des actions culturelles sont adressées. De nouvelles catégories de population seront ainsi identifiées : les publics jeunes, empêchés (les personnes incarcérées, handicapées, éloignées de l’emploi, etc.). Pourtant, c’est sur un paradoxe qu’ouvre cette multiplication de politiques ciblées selon Olivier Donnat : « […] le fait de découper le ‟non-publicˮ en une série de publics spécifiques a eu pour effet de réduire la question des inégalités d’accès à celle des exclus vidant la question du public d’une grande partie de sa substance » (2007, p. 6-7). Malgré tout, ces politiques se poursuivent, sont actées dans le cadre de Conventions[8].

Des actions artistiques À visÉe sociale : agir sur la distribution des statuts et des rÔles

Distribution des responsabilités, dépossession de compétences

Les ateliers de danse s’inscrivent dans un projet artistique mis en oeuvre par une association rennaise qui promeut depuis plusieurs années la danse chorégraphique en Région Bretagne. Ce projet artistique répond à double titre à une visée d’action sociale : il s’adresse à une population féminine repérée par les services sociaux, identifiée comme population en recherche d’emploi depuis une période plus ou moins longue et pour qui les offres du « Pôle Emploi » ne permettent pas de renouer avec la vie salariale ; il prétend développer ou révéler à ces femmes des compétences susceptibles d’être transposables dans des situations d’emplois.

Une distribution stricte des rôles

La danse est explicitement considérée comme un moyen pour autre chose qu’elle-même : il s’agit d’effectuer un travail sur le corps, sur l’expression physique des femmes afin de les préparer à se confronter aux différentes situations d’emploi. Bien plus, ces ateliers attestent une conviction d’emblée partagée par les initiateurs et partenaires de ces ateliers : les bienfaits de la danse chorégraphique sur tout un chacun. Elle se forge à partir de poncifs maintenus et reconduits par les initiateurs et partenaires de ces ateliers fonctionnant à terme comme des axiomes. Outre cette conviction, le recours à ce type d’action trouve au moins une double justification : prendre en compte « quand même » des publics défaillants du point de vue de l’emploi pour qui les dispositifs d’action contre le chômage ne suffisent pas, de sorte que la durée écoulée sans exercer une activité professionnelle est rapportée à une période de « dé-socialisation » professionnelle les éloignant des normes de comportements attendus dans le monde professionnel ; cette double défaillance du point de vue de l’emploi transforme ces femmes en « public atypique » au regard des outils institutionnels de l’action sociale et professionnelle justifiant le recours à des modalités d’actions importées, en l’occurrence du domaine artistique.

Concrètement, ces ateliers comptent entre onze et quinze femmes âgées entre vingt-cinq et cinquante ans qui participent volontairement sur proposition d’un professionnel de l’action sociale ou de l’insertion professionnelle. Ils se déclinent en une série de séances de danse chorégraphique animées par des artistes danseurs, chorégraphes. Ces séances se déroulent pendant trois à quatre mois à raison d’une à deux séances de trois heures par semaine dans la perspective de réaliser un spectacle public[9]. Elles se tiennent dans les locaux d’un équipement de quartier (centre social ou maison de quartier).

En amont de la mise en oeuvre de ces ateliers, une définition des rôles et responsabilités de chacun est clairement arrêtée, définissant cinq types d’acteurs sociaux : les représentants de l’association initiatrice de ce projet se chargent de réunir les partenaires et de coordonner l’ensemble de l’action ; un travailleur social s’engage à suivre une ou plusieurs femmes tout au long de la durée des ateliers ; sur la base du volontariat, les femmes sollicitées s’engagent à assister à l’ensemble des séances d’ateliers en vue de réaliser un spectacle public ; les artistes sont choisis par les membres de l’association initiatrice du projet et s’engagent à travailler en binôme, à organiser les ateliers, à produire une représentation publique. Leur rôle est considéré comme strictement artistique parant ainsi à la critique d’une instrumentalisation de l’artiste[10]. Notons enfin que les professionnels et les référents sociaux sont invités à participer à ces ateliers au même titre que les femmes sollicitées afin de niveler les hiérarchies statutaires.

Méconnaissance des mécanismes de la relation sociale

Malgré cet effort de définition, le déroulement de ces ateliers montre qu’il ne suffit pas de placer des artistes dans ce type de configuration pour que la magie artistique s’exerce. Faut-il encore considérer les conditions sociales effectives de leur déroulement qui ne se résument ni à un décor ni à une définition arbitraire des places, mais requièrent une connaissance minimale des mécanismes de la relation sociale. Or, c’est à cet écueil que se confrontent les artistes donnant à voir une « prise » en main de la situation par les participantes à défaut de chef d’orchestre.

Les participantes paraissent en effet placées dans un cadre normé, orchestré par des artistes dont les compétences ne recoupent pas celles requises pour l’animation effective de ce type d’ateliers. Leur collaboration stipule clairement qu’ils interviennent seulement au titre d’artiste. Pourtant, dans les faits, ils se confrontent à deux types d’obligations distinctes : l’animation chorégraphique et scénique de dix à quinze femmes peu ou pas familières de ce type de pratique ; la conception, la réalisation, la mise en public d’un spectacle de danse.

L’animation de ces ateliers suppose aussi de s’instituer garant d’un cadre de fonctionnement. Or, dans un premier temps, ces artistes s’y refusent. Ils s’exposent alors à la difficulté, pour plusieurs participantes, de répondre aux règles qui définissent et encadrent ces ateliers. Pour exemple, citons les retards répétés aux séances, les absences non anticipées, les absences de régularité. Lorsque ces participantes cherchent à répondre de leurs défauts, elles entrent dans des explications narrées, proches de la confidence à laquelle se refusent ces artistes pour éviter de tisser des relations de proximité. Ils leur rappellent leur statut dans le cadre de ces ateliers et les renvoient vers la compétence des professionnels de l’action sociale. Par ailleurs, si la participation de ces femmes repose sur un choix volontaire, nombreuses sont celles qui dérogent au « public inventé » (Fabiani, 2004), c’est-à-dire à l’image d’un public assidu, conciliant, participatif. Elles sont en effet susceptibles de tisser des relations entre elles qui dépassent les attendus de la définition initiale de leur rôle. Autrement dit, elles sont capables de « faire leur loi », de réguler par elles-mêmes les relations sociales entre elles, d’autant que les artistes intervenants s’y refusent en partie. Elles s’organisent entre elles et cette organisation passe par différentes attitudes proches d’une mise en concurrence dans les exercices à réaliser. Certaines s’arrogent un rôle de « meneuses », de « chefs de file » du groupe, d’interlocutrices privilégiées des artistes, voire d’entremetteuses en traduisant aux autres les demandes des artistes. Ces nouveaux rôles, que quelques-unes se donnent, tendent, nous semble-t-il, à déposséder les artistes de la compétence d’animation que leur confèrent ces ateliers, mais qu’ils n’assument que partiellement.

Par-delà les statuts de soignés et de soignants, une capacité de distanciation

Depuis le milieu des années 1980, des professionnels d’un des services du Centre Hospitalier Spécialisé de Rennes (CHSR) manifestent un réel intérêt pour les activités culturelles et artistiques comme modalité d’action auprès des patients allant jusqu’à créer une association culturelle impulsant une politique culturelle au sein de cet établissement. La philosophie et le mode de fonctionnement de cette association concrétisent une mise en pratique du courant de la psychothérapie institutionnelle en matière de soins psychiatriques. Ce dernier repose sur une autre conception du patient (non plus un « objet », mais un « sujet »[11]), de la maladie (non exclusivement médicale mais aussi sociale), et cherche à inventer des modalités d’actions qui questionnent les relations sociales qu’imposent les statuts de soignants et de soignés. Prenant exemple sur les clubs thérapeutiques[12], l’association culturelle du CHSR propose aux patients et personnels d'être membres actifs et responsables de ses activités en lien avec des intervenants culturels professionnels, des artistes. Au gré du temps, les activités culturelles et artistiques se structurent par la création d’une Commission Culturelle et la rédaction d’une Charte de développement culturel du CHSR actées en 2005 et 2006. Ainsi, les représentants de l’association culturelle de ce CHSR se font les relais d’une conception de la culture qui se démarque d’une conception positiviste pour être entendue en ce qu’elle vient spécifier ce qu’il y a d’humain en l’Homme et d’un refus du monopole, par les artistes, du registre de l’art, à tout le moins de la créativité et de la création. Pour preuve, le délire du malade est tout autant créatif et création en ce qu’il organise une créativité, mais sans rencontre, c’est-à-dire sans altération de soi. Or, les activités artistiques organisées par l’association sont qualifiées de rencontres, c’est-à-dire d’occasions de changements, de part et d’autre, parce qu’elles provoquent des « irruptions », de la « subversion », susceptibles de rompre la circularité dans laquelle s’emmure le patient.

Comment soignants et artiste mettent-ils en oeuvre cette conception au sein des ateliers ? Les soignants avancent qu’ils « enlèvent la blouse blanche », qu’ils « tentent ainsi de supprimer la frontière institutionnelle entre le soigné et le soignant ». La chorégraphe choisit de travailler à partir du principe de l’improvisation et assume sa méconnaissance des pathologies des patients.

Se débarrasser des « blouses blanches », instituer des rapports de parité

En se débarrassant des « blouses blanches », ces soignants s’inspirent, on l’a dit, des clubs thérapeutiques. Mais si, pour Patrick Coupechoux, ces comportements répondent à des relations entre personnels soignants et patients dégagées de « toute relation hiérarchique sur un mode démocratique » (2006, p. 108), ils nous semblent plutôt se présenter comme des tentatives d’instituer des rapports entre partenaires. L’intention peut paraître ambitieuse au regard des descriptions d’Erving Goffman sur les façons dont les institutions totalitaires traitent les reclus. En effet, parmi les caractéristiques communes aux institutions totalitaires, Goffman indique une série d’actes dont des mortifications de la personnalité faites d’humiliations et de dégradations visant à faire comprendre au reclus qu’il vit désormais dans un nouvel univers. Ainsi, si un patient vit une période prolongée à l’asile, il est susceptible de subir ce que Goffman nomme une « déculturation, c’est-à-dire la perte de certaines habitudes courantes exigées par la vie en société, ou l’impossibilité de les acquérir » (1968, p. 118). Or, en cherchant à instituer dans le cadre des ateliers de danse des statuts de partenaires, ces professionnels visent à introduire, de part et d’autre, une reconnaissance des différences dans les qualifications de chacun et du périmètre d’exercice de chacune d’elles. En ce sens, ces statuts de partenaires n’évacuent en principe aucune hiérarchie dès lors qu’on ne l’entend plus comme rapport de soumission ou de domination. Ces ateliers seraient alors une occasion pour les patients de s’exercer à la négociation de leur singularité pour faire en sorte qu’elle soit vivable pour eux-mêmes et les membres de leur environnement social. Ils seraient enfin, pour les personnels, une occasion d’instaurer un autre mode relationnel avec le patient, ce qu’on pourrait nommer une réversibilité de l’échange, c’est-à-dire une possibilité d’alterner, selon les situations, prise en charge et délégation permettant de pondérer les effets de l’enfermement involontaire.

Sous le statut de patient, une capacité de distanciation

La chorégraphe revêt d’emblée le statut d’artiste intervenant. Surtout, elle trame la mise en oeuvre de ce statut à partir du refus de prendre connaissance de la pathologie dont souffrent les patients. Elle échappe ainsi à une nosographie médicale spécifique à la psychiatrie qui lui évite de réifier ces catégories nominatives en les incarnant dans les patients. Plus simplement, ce choix lui permet de les considérer comme des participants volontaires, certes spécifiques, mais d’entrer en relation avec eux à partir de cette seule information statutaire. L’improvisation comme technique mobilisée par cette chorégraphe recoupe la conception de la rencontre pour les personnels soignants : « Improviser, c’est aussi s’adapter, transformer ou se laisser transformer par l’autre. C’est l’art d’accepter ce qui est proposé, de laisser place à l’inconnu, pour faire émerger quelque chose touchant au sensible et à l’intime. » Combinés, ces choix exposent l’artiste à des réactions de fermeture définitive de la part des patients mettant un terme au déroulement de ces séances. Mais la narration de son expérience informe, (surtout) au contraire, sur des changements de comportements, comme si l’impulsion de ses sollicitations « aveugles » à l’égard des patients participait à rompre momentanément la circularité de la pathologie. Elle rappelle ce que démontre Goffman sur l’irréductibilité de tout un chacun à ses statuts, y compris dans les institutions les plus totalitaires. À l’asile, sous l’emprise des nombreuses agressions dont le reclus fait l’objet, son « self » devrait être totalement façonné par l’institution. Or, c’est justement ce qui ne s’observe pas : le « moi » du reclus parvient à se préserver par ce que Goffman nomme des « adaptations secondaires » (1968, p. 257-262) qui lui permettent de dresser des frontières entre lui-même et l’univers social dans lequel il est placé. Parmi celles-ci, l’auteur recense des activités artistiques, les qualifie de « dérivatifs » par opposition aux « activités ordinaires ». Ces dérivatifs aident le reclus à supporter les attaques contre sa personnalité parce qu’il s’agit d’« entreprises dans lesquelles l’individu se lance et se perd afin d’effacer en lui, pour un temps, toute conscience du milieu dans lequel il vit et qu’il subit » (Goffman, 1968, p. 362-363). Ainsi, y compris dans l’institution totalitaire, « on voit toujours aussi les individus chercher à garder une certaine distance, prendre un certain champ entre ce qu’ils sont vraiment et ce que les autres voudraient qu’ils soient », concluant que dans une perspective sociologique, il faudrait peut-être « définir l’individu […] comme un être capable de distanciation, c’est-à-dire d’adopter une position intermédiaire entre l’identification et l’opposition à l’institution » (Ibid., p. 372, 373).

Conclusion

Au terme de cette contribution, nous aurons rappelé que la démarche sociologique vise à démontrer comment se construisent le social et ses effets. Sous cet angle, il devient impossible d’envisager l’art dans un rapport frontal avec le social au profit d’une attention aux conditions sociales effectives dans lesquelles sont désignés des objets, des pratiques artistiques. Pour mieux comprendre l’existence des actions artistiques à visée sociale, il aura fallu faire un détour par l’orientation des politiques publiques de la culture en France montrant un glissement d’une démocratisation culturelle vers une politique de publics ciblés. Les exemples de deux ateliers de danse chorégraphique à l’adresse de femmes éloignées de l’emploi d’une part, à l’adresse de patients au sein d’une institution psychiatrique d’autre part, montrent qu’il s’agit d’agir sur les statuts sociaux des uns et des autres. Dans le premier cas, du fait d’une méconnaissance des mécanismes de la relation sociale, les artistes intervenants sont dépossédés, par les participantes, de leur compétence d’animation. Dans le second cas, le travail des soignants à l’égard des patients conjugué à celui de la chorégraphe intervenante laisse penser à une capacité de distanciation par-delà la définition des statuts sociaux.