Revisiter le travail social implique de porter un regard rétrospectif sur l’évolution de la société moderne et du rôle de l’État en matière de protection sociale. Les transformations du contexte de pratique en travail social, qu’elles soient abordées dans une perspective macrosociologique ou microsociologique, impliquent de mettre au jour des tensions inhérentes à la profession. Ces tensions se déclinent sous plusieurs formes et à différents niveaux. Alors que Julien Prud’homme (2011) identifie une tension centrale portée par la profession s’articulant autour de ses origines administratives et de son développement orienté vers l’intervention psychosociale, il est possible d’en identifier une kyrielle d’autres évoluant dans le temps. Le travail social est à la fois témoin et acteur soumis à tensions. Au sens le plus large, ces dernières opposent le général au particulier, l’individu à la société, le passé au présent, les transformations au statu quo (Boltanski et Thevenot, 1991 ; Nachi, 2011). De manière plus précise, la tension, selon Weber, « désigne les rapports d’opposition qu’engendre la rencontre entre les sphères de la vie » (Weber, cité dans Steiner 2017, p. 166). C’est justement dans ces rencontres que se positionne l’intervention sociale (le travail social) par une lecture, une analyse et une intervention dans les rapports entre les interfaces sociales, politiques, culturelles, familiales et individuelles. Cette profession est porteuse de tensions engendrées par l’action publique. C’est ce qu’identifient Gonin, Grenier et Lapierre (2012), en exposant les tensions présentes dans la pratique créées par les nouvelles politiques d’activation, politiques orientant la pratique sociale dans un but précis. Autès (1999) tient des propos similaires en développant le concept de paradoxe du travail social. Sur un autre plan, Bertaux et Hirlet (2012) discutent des tensions entre autonomie et hétéronomie que porte le travail social. Autrement dit, les auteurs se questionnent sur la capacité des travailleuses sociales à intervenir en pleine autonomie, alors que les institutions leur imposent un code de conduite, des normes organisationnelles et des normes de pratiques. Dans la pratique, cela peut se traduire par le développement de tensions entre l’intervenant et le destinataire de l’intervention, mais aussi le commanditaire. Ainsi, en raison de sa nature, le travail social est donc assujetti aux tensions sociopolitiques tout en étant lui-même porteur et générateur de tensions que Groulx (1993) associe à un champ conflictuel. Malgré l’identification de ces tensions par nombre d’auteurs, peu d’entre eux exposent de manière explicite les tensions qui caractérisent la pratique du travail social. Ce numéro vise donc à faire une lecture historique et contemporaine des tensions subies et véhiculées par le travail social et indissociables de l’évolution des sociétés modernes. Les origines du travail social s’inscrivent dans une société où domine la religion catholique (Dubois et Garceau, 2000) où le respect des traditions et des normes est prépondérant. Les travailleuses sociales vaquent alors à des occupations sous le contrôle clérical comme le placement d’enfants, le recours au soutien financier pour les familles, mais également à des tâches d’intégration ou de réadaptation sociale. C’est donc dans une perspective de charité privée de nature administrative et morale que se déroulent les activités quotidiennes des travailleuses sociales de l’époque (Prud’homme 2011). La pratique s’exerce donc dans un contexte où la vision de la société est celle de l’homogénéité administrative et culturelle, où le contrôle social effectué par la religion teinte toute intervention sociale (1993). Les balbutiements de l’intervention de l’État en matière de protection sociale, surtout à la suite de la Crise des années 1930, auront une incidence sur l’évolution du travail social. Les travailleuses sociales pratiquent alors le case-work, méthode associée à l’intervention médicale qui combine des tâches administratives et de …
Appendices
Bibliographie
- Autès, M. (2013). Les paradoxes du travail social (2e éd.). Paris : Dunod.
- Bertaux, R. et Hirlet, P. (2012). Les acteurs de l’intervention du social, entre hétéronomie et autonomie du travail. Vie sociale, 1(1), 157-172.
- Boltanski, L. et Thévenot, L. (1991). De la justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallimard.
- Bourque, M. et Grenier, J. (2016). Les politiques publiques et les pratiques managériales : impacts sur les pratiques du travail social, une profession à pratique prudentielle, Forum, 1(147), 8-17.
- Castel, R. (2003). L’insécurité sociale. Paris : Seuil.
- Chevallier, J. (2008). L’État post-moderne, 3e éd., Paris : Éd. LGDJ.
- Dubois, M. et Garceau, M.-L. (2000). L’évolution du travail social : une histoire à suivre — Entrevue avec Roland Lecomte. Reflets, 6(1), 18-34.
- Dufour, P., Noël, A., et Boismenu, G. (2003). L’aide au conditionnel. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
- Favreau, L. (2000). Le travail social au Québec (1960-2000) : 40 ans de transformation d’une profession. Nouvelles pratiques sociales, 13(1), 27-47.
- Gonin, A., Grenier, J. et Lapierre, J. (2012). Impasse éthique des politiques sociales. Nouvelles pratiques sociales, 25(1), 166-186.
- Groulx, L. (1993). Le travail social : Analyse et évolution, débats et enjeux. Laval : Éditions Agence d’Arc.
- Hall, P. (1993). Policy paradigm, social learning and the state. Comparative Politics, 25(3), 275-296.
- Muller, P. (2005). Esquisse d’une théorie du changement dans l’action publique : structures, acteurs et cadres cognitifs. Revue française de science politique, 55(1), 155-187.
- Nachi, M. (2011). Deux concepts de compromis : commun vs analogique. Négociations, 16(2), 95-108.
- Prud’homme, J. (2011). Professions à part entière. Histoire des ergothérapeutes, des orthophonistes, des physiothérapeutes, des psychologues et des travailleuses sociales au Québec. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
- Prud’homme, J. (2008). L’expertise professionnelle et l’État-providence : les travailleuses sociales québécoises et la « technocratisation » du service social, 1970-2000. Revue d’histoire de l’Amérique française, 62(1), 95-109.
- Steiner, P. (2017). Le concept de tension chez Weber. L’Année sociologique, 67(1), 161-188.