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La pauvreté et les problèmes sociaux ne sont pas qu’une question urbaine logée au pied des barres d’immeuble ou dans les quartiers dégradés de nos métropoles, ils sont aussi une question rurale logée au coeur des rangs, hameaux et villages. À l’exception de plusieurs monographies réalisées en France, les particularités de la pauvreté en milieu rural demeurent néanmoins, étonnamment, trop peu explorées. Nonobstant les réalités autochtones, les écrits demeurent ainsi rares au Québec, marginaux aux États-Unis, en Australie ainsi qu’en Europe francophone et présentent surtout le point de vue d’intervenant.e.s ou d’institutions. Du point de vue de l’intervention, si on retrouve une riche littérature sur l’intervention sociale territoriale de même qu’un apport significatif sur des problématiques sociales, présentes en milieu rural, telles que la détresse psychologique en milieu agricole, l’itinérance ou la santé mentale, ou encore sur les défis et besoins des intervenant.e.s oeuvrant en milieu rural, peu d’écrits logent spécifiquement au trinôme intervention sociale-pauvreté-ruralité (Gélineau et al., 2018). Nous estimons, dans le prolongement de Roy (2013), que cette ignorance soulève des questions sur le plan de la justice sociale et de l’égalité.
Par ce dossier thématique, nous souhaitons contribuer à pallier ce manque en créant un espace de réflexions diversifié par ses perspectives tant disciplinaires que théoriques et géographiques. Trois grandes questions ont orienté la réflexion des auteur.e.s :
Que nous révèlent des travaux de recherche en cours sur :
les visages et les formes contemporaines de la pauvreté en milieu rural ?
les stratégies de lutte, d’intervention et d’adaptation qui s’y déploient ?
l’impact des restructurations des lieux décisionnels et de gestion publique sur les espaces ruraux et les conditions d’accompagnement des personnes qui y résident ?
L’objectif est ainsi d’approfondir notre compréhension des manifestations de la pauvreté en milieu rural, des contextes et pratiques d’intervention sociale visant à éliminer, réduire ou pallier ces manifestations et ce faisant, de réfléchir aux avenues pour éliminer ou réduire la pauvreté en milieu rural et ses corollaires, notamment en matière d’atteinte de droits. Nous noterons cependant que, s’agissant du Canada, ce dossier n’aborde pas les réalités autochtones, ces dernières présentant leurs propres spécificités, questionnements et perspectives.
D’où émergent ces questionnements ?
Ce dossier est une initiative du Collectif de recherche participative sur la pauvreté en milieu rural (CRPPMR), regroupant des praticien.ne.s, expert.e.s du vécu et chercheur.e.s principalement logé.e.s à l’Université du Québec à Rimouski. Ce collectif est né suite à la prise de conscience que si beaucoup est dit et pensé sur la pauvreté en milieu urbain, il reste beaucoup à faire sur les réalités rurales et régionales, particulièrement instaurer un dialogue entre les divers acteurs, dont les premiers concernés : les personnes elles-mêmes qui vivent la pauvreté au quotidien. Il nous est donc apparu impérieux de fédérer nos constats et pratiques. Dans cette perspective, en 2015, nous avons tenu une première activité, le Forum Pauvreté-Ruralité en Chaudière-Appalaches. Ce Forum a permis de réunir des personnes en situation de pauvreté, des intervenant.e.s travaillant dans des organismes communautaires, ainsi que des chercheur.e.s, afin de croiser les savoirs de chacun de ces acteurs sur la pauvreté en milieu rural. Il a conduit tant à un bilan des luttes et des pratiques de lutte à la pauvreté sur ce territoire qu’à une projection de l’action (GRAP-CA et Collectif de recherche participative sur la pauvreté en milieu rural, 2016). Au lendemain de ce forum, un colloque s’adressant à des chercheur.e.s a été tenu dans le cadre du 83e congrès annuel de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) ayant permis que des projets de recherche et des collaborations voient le jour. Des liens internationaux ont également été tissés, et ce dossier en est une des manifestations. Mais avant de donner la parole aux auteur.e.s, balisons un peu le terrain afin de mieux saisir ces apports.
L’intervention sociale, la pauvreté, et la ruralité : les définir
Comme nous l’avons mentionné précédemment, dans ce dossier, nous souhaitons être amenés à réfléchir et à affiner des connaissances portant sur les pratiques d’intervention sociale visant à éliminer, réduire ou pallier les situations de pauvreté en milieu rural. L’intervention sociale est ici définie comme « une action individuelle, familiale, de groupe ou collective, menée par des acteurs des réseaux publics et communautaires visant à minimiser ou éradiquer les conditions sociales indésirables et à maximiser les conditions idéales au bien-être et à la dignité » (Gaudreau et al., 2015, p. 4).
Le concept de pauvreté, quant à lui, ne peut être réduit au seul faible revenu. Il s’avère dans les faits complexe. La pauvreté est le cumul des précarités, de la privation de droits, de la raréfaction des réseaux de solidarité, des difficultés à prendre la parole et à être pris en compte, de la négation de sa capacité à détenir des savoirs et à penser, de l’exposition de sa vie privée, des montées de sentiments d’impuissance et de dévalorisation, de la réduction du champ des possibles, mais aussi des savoirs, des récits, du vivre ensemble, des luttes quotidiennes, et de la capacité de résistance. Elle résulte de différentes oppressions sociales, dont celles de classe, de genre, de nation, de « race », de handicap, auxquelles nous pourrions ajouter : de territoire. Si nous définissons ici la pauvreté comme « la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaire pour acquérir et maintenir son autonomie économique ou pour favoriser son intégration et sa participation à la société » (Québec, 2002), il importe de voir que cette condition se définit non pas en elle-même, mais bien par rapport à des normes sociales, des ordres de jugement et des seuils de revenu qui fluctuent selon les contextes géohistoriques. Les critères d’identification des phénomènes de pauvreté demeurent relatifs et relèvent de l’ordre du construit social. Comme le souligne le sociologue français Serge Paugam, en citant Simmel, la pauvreté et l’assistance sont en fait des situations intimement liées :
ce n’est qu’à partir du moment où ils sont assistés — ou peut-être dès que leur situation globale aurait dû exiger assistance, bien qu’elle n’ait pas encore été donnée — qu’ils deviennent membres d’un groupe caractérisé par la pauvreté. Ce groupe ne demeure pas uni par l’interaction de ses membres, mais par l’attitude collective que la société, en tant que tout, adopte à son égard »
Simmel cité dans Paugam, 2013, p. 23
En milieu rural, on ne peut faire abstraction, tout comme en milieu urbain, mais peut-être à des degrés différents, des mécanismes de maintien des inégalités sociales, des atteintes aux droits économiques, sociaux et culturels, de l’exclusion des processus de production, de consommation ou de participation au pouvoir politique ainsi que de la marginalisation et de la stigmatisation. Cette posture rejoint, selon nous, la définition du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies quand il indique que :
la pauvreté peut être définie comme étant la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé, de manière durable ou chronique, des ressources, des moyens, des choix, de la sécurité et du pouvoir nécessaires pour jouir d’un niveau de vie suffisant et [notre accentuation] d’autres droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux. Tout en reconnaissant qu’il n’existe pas de définition universellement acceptée, le Comité fait sienne cette conception multidimensionnelle de la pauvreté, qui reflète l’indivisibilité et l’interdépendance de tous les droits de l’homme »
Comité des droits économiques, 2002, p. 192
Qu’en est-il à présent de la ruralité ? Elle se singularise par des caractéristiques démographiques, lesquelles sont variables d’un pays à l’autre[1] et des attributs socioculturels (petites communautés, sociétés d’interconnaissance, expression d’un fort sentiment identitaire). Bien qu’espaces de production économique malgré le recul du secteur primaire (bois, pêche, mines, agriculture), les mondes ruraux ont aussi une fonction résidentielle, récréative et de villégiature. On y enregistre néanmoins une offre plus restreinte d’équipements collectifs, de services, et un achalandage réduit.
Un survol des connaissances sur la pauvreté et l’intervention en milieu rural
Afin de permettre aux lectrices et aux lecteurs de mettre en contexte les articles de ce dossier, il nous apparaît opportun d’effectuer un bref survol des connaissances en matière de pauvreté et d’intervention sociale en milieu rural. Celui-ci s’appuie sur une recension d’écrits réalisée par le Collectif (Gélineau et al., 2018). Donc, l’intention n’est pas ici de référer systématiquement aux écrits, mais plutôt de mettre au jour les thèmes ayant émergé jusqu’à maintenant de ceux-ci, sans nécessairement accorder d’égard au poids relatif de chacun de ces thèmes, et ce, afin de mieux situer les apports des articles du présent dossier à la compréhension du trinôme conceptuel de ce numéro : pauvreté-intervention sociale-ruralité.
Visages de la pauvreté en milieu rural
Dans la littérature, on tient peu compte de la diversité des profils des ménages et des contextes dans lesquels se vit la pauvreté en milieu rural. Ces territoires sont pourtant hétérogènes, les réalités différant selon les densités de population, l’éloignement plus ou moins grand des villes et des centres régionaux, le degré d’enracinement et d’appartenance des ménages à leur territoire, la diversité des économies locales et des ressources de proximité (un bureau de poste, une école, etc.). La couverture de vastes territoires parsemés de petites communautés, aux économies parfois diversifiées, représente d’ailleurs un des enjeux de l’intervention sociale en milieu rural.
En Europe, sont repérés des groupes vulnérables comme des personnes célibataires ou vivant seules, des personnes âgées, des familles bénéficiaires de prestations sociales, des néo-ruraux sans-emploi, des ouvriers agricoles saisonniers ou encore des agriculteurs pris dans une spirale d’endettement. En Amérique du Nord, on s’intéresse surtout aux enfants et aux personnes âgées, aux femmes, aux familles monoparentales, aux personnes immigrantes, et aux É.-U., on s’attarde aussi aux réalités afro-américaines.
Pauvreté en milieu rural et dimensions structurelles
Le monde rural comme le monde urbain n’est pas à l’abri des effets conjugués des crises économiques, de la montée des individualismes et de la transformation des rapports sociaux. Mais il semble plus vulnérable et exposé à la détérioration et la transformation de l’environnement. Les milieux ruraux voient leurs économies paysannes déstructurées et leurs économies fondées essentiellement sur l’exploitation des ressources primaires ou des mono-industries frappées de plein fouet par la mondialisation et son corollaire, la métropolisation : un phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles (Ghorra-Gobin, 2010). Les rênes du pouvoir politique et le contrôle sur les ressources glissent entre leurs mains.
Conditions d’emploi, de logement et services
Toujours selon la littérature, une offre d’embauches limitée et une faible diversité d’emplois, de même que la combinaison d’emplois précaires, saisonniers et autonomes contribuent à la vulnérabilité économique des personnes. Et lorsqu’il y a présence d’emplois, les difficultés d’accès sont multiples : accès restreint au transport public et déplacements chronophages vu les distances ; enjeu d’organisation du ménage et de gestion des horaires notamment en présence d’enfants ou de personnes à charge ; enjeu de la stigmatisation liée à la réputation et la présence d’étiquetage de soi, de sa condition, de son lignage, de son lieu de résidence. On relève également, pour les travailleurs autonomes et les petits producteurs locaux, des contraintes relatives au développement de leur entreprise ainsi qu’une moindre « connexion » au réseau numérique de communication, et aux lieux où se prennent les décisions de nature économique et politique. Enfin, dernier constat en lien avec ce thème, les individus qualifiés et scolarisés auraient tendance à migrer vers les villes.
Sur le plan du logement, on se retrouve en présence d’une réalité duale marquée soit par une présence ou une absence de logements abordables. Et même si les coûts d’acquisition sont modestes, les propriétés nécessitent la plupart du temps des rénovations. Il semble néanmoins y avoir consensus sur le fait que les logements y demeurent moins chers qu’en milieu urbain et qu’il y a moins de contraintes à l’accès à la propriété. D’ailleurs, on note un mouvement migratoire des pauvres urbains vers les milieux ruraux, et, notamment aux États-Unis, la littérature spécialisée s’intéresse au parcours des sans-logis.
Plusieurs constatent, en milieu rural, un véritable désert professionnel et son corollaire, le manque de services spécialisés, notamment en santé mentale et en toxicomanie. D’autres soulignent la variété des configurations locales en matière d’offre de services. Dans les milieux dévitalisés, s’ajoute la disparition des services de proximité (dont les comptoirs et guichets automatiques des institutions financières, les petits magasins d’alimentation, les écoles). Ces contraintes et dévitalisations ont également un impact sur les liens sociaux : diminution des rencontres interpersonnelles, limitation des liens affectifs en face à face, plus grande vulnérabilité à la violence. Les réalités de privation décrites écornent le mythe de l’autosuffisance propre à une vision idyllique de la campagne et du bois. La faim est bien présente, l’accès aux biens de première nécessité demeure difficile, de même que le non-accès épisodique à des services de base tels le téléphone, l’électricité, les services Internet ou encore aux ressources naturelles (chasse et pêche).
Conditions subjectives de la pauvreté
Malgré des conditions de vie parfois difficiles, nombreux sont les auteur.e.s qui soulignent la force de l’appartenance à une communauté locale, cet ancrage contribuant à la fois à l’équilibre des personnes et au renforcement du sentiment d’être en sécurité. Un haut taux de satisfaction envers la qualité de vie et le réseau informel de soutien ainsi que le rapport à la nature et à la beauté des paysages sont d’autres aspects qui font office de baume lorsqu’on vit en milieu rural. Les normes et règles sociales sont en fait bien plus uniformes qu’en ville. Elles sont souvent partagées par toutes et tous, et ce, peu importent les conditions socioéconomiques. L’autonomie, l’entraide et la débrouillardise sont valorisées, le travail demeurant central dans le sentiment d’inclusion.
Dans la littérature, à un fort sentiment d’appartenance au territoire (et aux traditions) sont associées une résistance aux dynamiques de changement et l’idée selon laquelle les communautés locales seraient plutôt fermées aux étrangers. On dénote une plus grande homogénéité culturelle et par conséquent moins d’anonymat et plus de pressions sociales envers le « culturellement » acceptable. Les contrecoups en l’absence de conformité se traduisent par la marginalisation et la désaffiliation matérielle et sociale : la baisse des opportunités d’emplois, un moindre soutien social, la perte de l’estime de soi et la montée de la honte. L’inverse est vrai, plus de conformité entraîne plus de charité, plus d’aide et plus de reconnaissance. On est toutefois réticent à se dire pauvre, notamment dû à l’importance de la définition de soi par le voisinage. De plus, la non-reconnaissance des efforts des personnes en situation de pauvreté et de leurs contributions à la communauté a également été constatée par certains auteurs.
Cela influence le rapport des personnes en besoin à l’aide et aux services : réticence à demander ou refus de l’aide de l’État par peur du stigmate, par honte ou par refus de la dépendance. On note un repli sur la communauté en quête d’entraide et de charité. Souvent sous-estimée par les autorités, ou refusée implicitement, la pauvreté n’est pas considérée comme un problème devant faire l’objet d’une attention soutenue ou de services spécifiques, car les droits sociaux ne sont pas perçus comme droits légitimes. Par ailleurs, certaines communautés craignent que l’offre de services aux personnes les plus pauvres nuise à l’image que l’on souhaite renvoyer du territoire et jugent que cela serait même contre-productif. On craint qu’une telle offre de services ait pour effet de constituer des pôles d’attraction et de créer en somme un appel d’air en attirant des pauvres, des marginaux, des familles en difficulté.
D’autres relèvent les tensions présentes dans certains milieux ruraux façonnés par l’embourgeoisement lié au tourisme et à l’arrivée d’urbains fortunés à la retraite ou en villégiature.
Moyens privilégiés pour combattre à la pauvreté
Les stratégies de survie, d’adaptation et de résistance des personnes vivant dans la pauvreté sont multiples. Le soutien du groupe domestique revêt une importance particulière. On observe aussi des comportements et des attitudes tels « l’immobilisme » (on exprime la crainte de perdre le peu qu’on a) ou l’inverse, le nomadisme et la migration. Certaines stratégies sont controversées et associées à des risques de bascule dans l’exclusion. On note également l’importance accordée au don/contre-don, à la présence d’échanges en biens, de services (travaux manuels). Les savoirs d’autosubsistance sont prisés et servent d’assises aux luttes de survie au quotidien. Sont également abordés les mécanismes d’auto-exclusion ou encore les contraintes liées aux non-choix, c’est-à-dire le fait de devoir trancher entre deux besoins essentiels en milieu rural, comme choisir de conserver sa voiture au détriment d’un logement adéquat.
Les stratégies préconisées par les organisations locales relèvent principalement de l’accès au travail et de l’accès aux services en misant, à défaut de pouvoir les maintenir ou les développer, sur les réseaux informels. L’habitation, la sécurité alimentaire, les loisirs, le transport, la culture et la lutte aux préjugés sont des champs d’action particulièrement signalés.
De son côté, l’État vise à favoriser l’accès au travail salarié ou autonome en mettant l’accent sur : l’amélioration du rendement des petites entreprises notamment en encourageant le développement de leur capital social ; le soutien aux agriculteurs ayant de faibles revenus ; le développement des économies locales ; et l’accès aux garderies afin de favoriser la mobilité et ainsi faciliter l’accès à l’emploi de même qu’aux services. L’État encourage également l’accès aux nouvelles technologies pour le télétravail et le développement des entreprises, mais également pour l’accès aux services.
Particularités de l’intervention en contexte de ruralité
Il existe peu d’écrits particuliers sur l’intervention en contexte de pauvreté en milieu rural. Lorsque l’intervention sociale en milieu rural est abordée, on la traite dans son ensemble (et non au regard de la pauvreté), et ce, à partir du point de vue des intervenant.e.s. Il se dégage toutefois des écrits recensés, un certain nombre de caractéristiques de l’intervention sociale en milieu rural[2] pouvant teinter l’offre de services en contexte de pauvreté/ruralité.
On relève la multitude de rôles tenus par les intervenant.e.s, en présence de ressources financières, humaines et matérielles réduites. Les savoir-faire, lorsqu’on est peu ou seul, sont nécessairement interdisciplinaires. On se doit de maîtriser plusieurs approches d’intervention (groupe, individuelle et collective), de naviguer dans divers champs de pratique, de se mobiliser face aux injustices, de favoriser l’empowerment, etc. Ceci exige des intervenant.e.s des habiletés diversifiées : créativité, ouverture à la collaboration, flexibilité, débrouillardise, autonomie, capacité à vivre dans la proximité et paradoxalement à transiger avec l’isolement professionnel, à accueillir les croyances, les valeurs, la culture en place et les expressions identitaires fortes. Certains traits relevés sont aussi décrits comme étant tout simplement au coeur des pratiques d’intervention sociale qu’elles soient appliquées en milieux urbains ou ruraux : les représentations qu’ont les intervenant.e.s des utilisateurs de services et vice versa, le recours aux réseaux des personnes en guise de stratégie d’intervention, et les valeurs intrinsèques à la pratique du travail social.
Les défis relevés sont essentiellement associés : à la surcharge de travail concomitante aux conditions et caractéristiques de cette intervention en milieu rural ; aux faits de travailler seul, d’avoir peur pour sa sécurité et de devoir composer également seul avec le stress généré. Dans un tout autre registre, les données statistiques de référence sont difficilement accessibles, celles-ci étant rarement ventilées en fonction du revenu, d’une situation géographique précise ou de la ruralité[3]. Elles sont aussi souvent difficiles à interpréter avec toutes les nuances nécessaires. Enfin, l’accompagnement réalisé, vu le caractère « tissé serré » des milieux ruraux, butte sur des enjeux éthiques liés à l’exposition de la vie privée (la sienne comme intervenant.e et celle des usagers et usagères) ainsi qu’au maintien de l’anonymat et de la confidentialité. Oeuvrer en milieu rural signifie être constamment en relation.
Le travail des intervenant.e.s y est par ailleurs décrit à certains égards comme stimulant : par la collaboration interprofessionnelle qu’il suppose, les espaces d’autonomie et de créativité, la flexibilité, le sentiment de se sentir utile et reconnu, de se retrouver au coeur d’une communauté et de vivre au contact de la nature, dans la beauté des paysages. Il est aussi possible de développer une intervention innovante, façonnée et cherchant à tenir compte de ces dynamiques locales. Au Québec, les travailleur.euse.s de rang, les téléservices et la gouvernance territoriale partagée en sont des exemples.
Tenant compte de ces réalités et défis, les intervenant.e.s reconnaissent l’intérêt de diversifier leurs connaissances spécifiques aux milieux ruraux, de travailler sur les préjugés, de mieux saisir la nature des rapports sociaux et l’histoire des communautés, d’enrichir leurs savoirs en politique, économie, sociologie de la ruralité et géographie. Par exemple, sont exprimés des besoins en matière de formation continue, de supervision professionnelle, le souhait d’organiser des rencontres pour échanger sur des réflexions éthiques.
Le trinôme conceptuel intervention sociale — pauvreté — ruralité constitue donc un vaste champ à documenter, d’où l’intérêt de ce numéro thématique.
La contribution des auteurs de ce présent numéro thématique
La principale caractéristique des articles de ce dossier repose sur la réalisation et l’analyse d’enquêtes sur le terrain auprès de personnes en situation de pauvreté et, dans un certain nombre de cas, avec des représentant.e.s d’organisations communautaires et des professionnel.le.s de l’intervention sociale. Les territoires d’investigation sont tous situés en milieu rural. Ils ne se limitent pas aux provinces canadiennes : ils couvrent d’autres pays comme l’Espagne, la France et la Russie. Les différences nationales sont principalement liées à leur degré de protection sociale et à la façon dont ces systèmes sont organisés.
Enseignant-chercheur à la faculté de Besançon (Université de Bourgogne Franche-Comté), Bruno Laffort renouvelle l’analyse de la pauvreté sous l’angle d’une étude sociologique des phénomènes migratoires, en faisant appel à des observations in situ. L’un de ses terrains, la région de l’Andalousie, située à l’extrême sud de l’Espagne, est l’un des plus grands vergers de l’Europe. En raison d’une très forte demande, la spécialisation dans certaines productions (fruits et légumes sous serre et de plein champ, olives, agrumes) nécessite l’emploi d’une main-d’oeuvre temporaire conséquente. En rencontrant Mamadou et Mohamed en pleine période de récolte des olives, Bruno Laffort montre l’impact et les dégâts humains de la course à la productivité. Il décrit de nouvelles formes de dépendance vis-à-vis des propriétaires terriens et la présence au-delà d’une population pour laquelle l’activité salariée a été supervisée par des administrations et des organisations patronales, d’une main-d’oeuvre mobile et supplétive dont les conditions de vie s’apparenteraient à celles de journaliers précaires, sans statut, travaillant sans contrat de travail ni sécurité sociale et maîtrisant mal la langue de leur pays d’accueil.
La contribution d’Alexandre Pagès, enseignant-chercheur à l’université de Bourgogne Franche-Comté, analyse les différentes facettes de la pauvreté en milieu rural en se plaçant sous un angle plutôt méthodologique. Tout en présentant les enseignements de ses travaux sociologiques réalisés sur le terrain et en proposant un examen de la littérature spécialisée portant sur le cas français, l’auteur souligne l’intérêt qu’il peut y avoir de produire et de diffuser des savoirs s’appuyant sur des méthodes combinant des approches quantitatives et qualitatives. Alors que la pauvreté en milieu rural a longtemps été passée sous silence (renforçant ainsi son invisibilité), des données et des indicateurs prouvent l’existence d’inégalités territoriales. Reprenant l’idée d’une souffrance contenue, l’auteur montre qu’il existe en fait plusieurs façons de vivre l’expérience de la pauvreté. Son article tente de définir les spécificités de l’intervention sociale en milieu rural, ses atouts et ses handicaps. Il mentionne l’existence de quelques expérimentations et souligne la nécessité de se pencher plus précisément sur la gouvernance des politiques sociales suite aux différentes vagues de décentralisation. Certes, les plus fragiles ont le sentiment de subir une forme de disqualification sociale, la pauvreté matérielle ayant des effets concrets sur la santé, y compris sur la santé mentale. Cela étant dit, certains parviennent à s’adapter avec (ou sans) appui institutionnel et n’hésitent pas à élaborer des projets alternatifs.
Enseignant.e.s-chercheur.e.s à l’UQAR, les travaux de Jean-Yves Desgagnés, Georges Goma-Gakissa et Lorraine Gaudreau sur le territoire de la Chaudière-Appalaches au Québec se sont intéressés à l’intervention sociale en contexte de ruralité à partir du regard croisé de deux types d’acteurs en interaction au coeur du processus d’intervention, soit des expert.e.s du vécu (EV) et des expert.e.s de la pratique (EP). L’analyse d’entretiens mixtes et non mixtes a permis de constater que cette intervention s’inscrivait dans une réalité sociale multidimensionnelle et complexe. À partir d’une mise en perspective inspirée de deux univers théoriques, celui du paradigme écologique du travail social de Bilodeau et celui de l’interactionnisme symbolique, l’analyse des données recueillies a révélé que l’intervention sociale sur la pauvreté en milieu rural constituait un espace de tension traversé par deux grandes logiques : celle des acteurs et celle des environnements (économique, politique et idéologique). Dans la logique des acteurs, l’enjeu de la définition de la situation (ou de la perception commune) qui détermine les actions à entreprendre est influencé principalement par la capacité des groupes d’acteurs (EV-EP) à dépasser leurs catégories auto-interprétatives et à ouvrir un dialogue sur des thèmes qui leur sont communs. Dans la logique des environnements, deux facteurs semblent déterminants pour le succès ou l’échec de l’intervention sociale : l’environnement politique, tout particulièrement celui des politiques publiques du gouvernement du Québec, et l’environnement territorial, soit celui de la ruralité.
L’article de Paule Simard, André-Anne Parent et Mary Richardson, chercheures associées à l’Institut national de santé publique du Québec, s’intéresse à ce qu’elles considèrent comme la facette collective de la pauvreté en milieu rural, soit celle de la dévitalisation des milieux locaux, à partir de travaux de recherche sur trois initiatives québécoises : la Politique nationale de la ruralité (PNR), le Dispositif de caractérisation des communautés, et les actions de lutte à la pauvreté réalisées dans des municipalités rurales membres du Réseau québécois de Villes et Villages en santé. Les dimensions observées par la recherche dans chacune des initiatives réfèrent aux principes d’action associés au développement des communautés dévitalisées, soit : l’intersectorialité, la participation citoyenne, l’augmentation du pouvoir d’agir, l’engagement municipal et la réduction des inégalités sociales de santé. L’analyse de ces initiatives a permis de tirer les trois apprentissages suivants : le rôle essentiel des divers agents de développement en soutien à l’animation des milieux ruraux ; l’importance de soutenir les espaces de concertation dans le temps et à différents paliers, notamment celui régional, et la pertinence de politiques fortes de soutien au développement (local, social, durable) des communautés. Les résultats des trois projets étudiés et les divers travaux de recherche sur le sujet mènent à penser qu’il est nécessaire d’avoir des politiques publiques claires, ainsi que les moyens d’action qui en découlent, pour assurer le développement équitable des régions. Le Québec se retrouve aujourd’hui dans un contexte de redéfinition des lieux de concertation et de réflexion sur le développement des territoires. Plusieurs y verront des opportunités de renouvellement. Cependant, il y a une réelle perte d’expertise et de capacité liée à des choix politiques qui ne se reconstruiront que dans le long terme, car les acteurs institutionnels ont changé et les structures qui les soutiennent ont été significativement transformées.
Spécialistes du développement territorial, Marco Alberio et Mario Handfield sont enseignants-chercheurs à l’UQAR et ils ont conduit une étude auprès de jeunes âgés de 16 à 35 ans en situation de vulnérabilité et résidant dans la région québécoise du Bas-Saint-Laurent. Dans leur contribution écrite, ils identifient les freins d’accès aux services découlant de certaines spécificités du monde rural (force des liens interpersonnels, contrôle social, absence d’anonymat). La crainte d’une stigmatisation, la faible présence de ressources d’aide alternatives, ainsi que la culture de la « débrouillardise » sont trois autres facteurs qui, selon ces auteurs, complexifient les processus d’accès aux services pour les jeunes, surtout les plus vulnérables, nuisant ainsi à leur intégration socioéconomique. Mettant de l’avant les enjeux et les stratégies d’action des intervenant.e.s, l’article conclut également sur quelques pistes de solution pour le milieu de l’intervention et les décideurs politiques.
Dans le cadre de leurs activités de recherche à l’École de travail social de l’Université de Moncton, Lise Savoie, Hélène Albert et Isabel Lanteigne ont rencontré des femmes résidant dans les espaces ruraux francophones de la province du Nouveau-Brunswick. Malgré l’élaboration d’un plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté qui, dès 2009, s’est appuyé sur une vaste consultation citoyenne, les femmes vivant seules et ayant des enfants à charge sont très fréquemment exposées au risque de pauvreté. En recueillant leurs témoignages, les auteures soulignent qu’elles doivent affronter des jugements peu valorisants (on les qualifie très souvent de paresseuses ; on les dépeint comme étant des irresponsables ou bien des récipiendaires passives » de l’aide sociale) alors qu’elles sont pourtant en mesure de s’adapter aux dures réalités du quotidien. Elles effectuent en fait un travail invisible, que les auteures qualifient de deuxième quart de travail ou de « second shift » lié à la sphère domestique et familiale, c’est-à-dire un ensemble d’activités consistant à faire des économies, à prendre en charge leur santé et/ou à fournir régulièrement des justificatifs pour des demandes d’aide auprès des organismes sociaux. Or, ces activités demandent de savoir gérer un emploi du temps et d’aménager des plages horaires que certaines femmes intercalent avec la poursuite d’un travail rémunéré, le plus souvent à temps partiel.
Dans un tout autre contexte économique et politique, celui des espaces ruraux de la Fédération de Russie, le dvor est à la fois le groupe domestique, l’espace utilisé et une forme de collectif de travail informel où les rôles de chacun sont bien identifiés. Des entretiens et des observations ont permis à Glenn Mainguy, dans le cadre d’un laboratoire affilié au CNRS en préparation de sa thèse de doctorat soutenue à Bordeaux, d’étudier finement le rôle de la famille et de la terre dans l’économie du quotidien et comme supports sociaux d’individualité. Face au désengagement de l’État dans la prise en charge des personnes en situation de précarité et aux situations difficiles qui, dans ces campagnes, ont été engendrées par l’effondrement de l’URSS dans les années 1990, vivre en famille, se consacrer à des microproductions agricoles malgré la rigueur du climat, mettre en place des échanges de services et une circulation nourricière, c’est aussi produire ce que l’on appelle en russe la krugovaia poruka, c’est-à-dire de la solidarité et de la sécurité (réduire les dépenses courantes, améliorer le quotidien et mutualiser les risques). Pourtant, les personnes rencontrées (dont le mode de vie s’inscrit encore dans une culture ouvrière et paysanne), ne disposent pas toutes des mêmes ressources et capacités d’agir, surtout en présence de dépendances ou bien quand elles n’ont pas accès aux liens interpersonnels que procure l’accès à une parentèle élargie. Reprenant les analyses sociologiques de Robert Castel et les méthodes d’observations préconisées par Olivier Schwartz, l’auteur souligne que l’absence de supports sociaux et de protections rapprochées peut accentuer la vulnérabilité, le déclassement et l’isolement. Face à ces situations, il montre cependant l’importance de la mémoire collective dans le maintien des identités. C’est en fait une autre façon d’exprimer la volonté de conserver son honneur, sa dignité et, vis-à-vis de l’enquêteur, de ne pas exprimer le sentiment d’être pleinement disqualifié.
Réflexions et prospectives à l’issue de ce numéro
Ces contributions nous amènent à formuler un certain nombre de constats et de réflexions, qui n’épuisent pas la richesse de ces articles, mais qui nous semblent pouvoir donner certaines orientations pour des travaux à venir et la formation des futur.e.s praticien.ne.s concernant l’intervention sociale sur la question de la pauvreté en milieu rural.
À la lecture des articles de ce dossier, on redécouvre avec force la diversité des mondes ruraux entre eux et en eux, forgés par les traditions, les cultures, les histoires, les forces sociales à l’oeuvre, modernes ou réactualisées, qu’elles se nomment servage, autosuffisance ou néolibéralisme. Chacun de ces mondes ruraux entretient des liens particuliers avec la ville, la modernité, la diversité. Saisir cette pluralité et comprendre ces mécanismes nous apparaît nécessaire pour penser l’intervention sur la pauvreté en milieu rural. L’intervention sociale ne peut-être qu’hétérogène et ancrée dans la complexité. Il n’est donc pas étonnant qu’un des besoins identifiés soit celui de la formation sociologique.
Des questions méthodologiques sont également soulevées : l’importance d’introduire une diversité d’approches et de méthodes de recherche, de cadres théoriques dont celui de l’intersectionnalité, de regards disciplinaires ; de donner une place aux analyses collectives regroupant une diversité d’expertises ; de reconnaître le qualitatif, mais aussi le quantitatif pour rendre visible, chiffres à l’appui, la présence de pauvreté en milieu rural et la nécessité de s’y intéresser. Des enjeux méthodologiques semblent inhérents à ces études en milieu rural. Ceux-ci gagneraient à être mis en lumière et approfondis. Le problème social ou la question sociale de la pauvreté en milieu rural demeure à être construit, hors de l’hégémonie des cadres d’analyse urbains. On gagnerait donc à mettre de l’avant l’intérêt de se pencher sur ces questions dans les lieux de formation en travail social et de les médiatiser, afin de s’y intéresser.
Les mondes ruraux sont également traversés d’interaction entre différents acteurs ayant des perceptions de la pauvreté et de ses causes influencées par leurs catégories auto-interprétatives. À cet égard, la question des perceptions différenciées, ou conditions subjectives, des divers acteurs comme ayant un impact sur les actions et les interventions privilégiées pour s’attaquer au problème de la pauvreté est posée. Elle porte l’enjeu de la définition de la situation (ou de la perception commune) qui détermine l’intervention et les actions à entreprendre et dépend donc également de la capacité des groupes d’acteurs à dépasser leurs catégories auto-interprétatives afin de s’influencer mutuellement, dans le respect des forces et des limites de chacun. Cet enjeu n’est-il pas souvent l’angle mort des interventions et des initiatives de lutte à la pauvreté, et encore plus en contexte de ruralité ? Et ne conduit-il pas à favoriser la prise de parole et à croiser les regards et les expertises, dont ceux des personnes en situation de pauvreté, telles que proposées dans les questions méthodologiques ?
Si, pour reprendre les expressions de Castel (1994), la pauvreté en milieu rural y est souvent intégrée, c’est-à-dire de l’ordre des pauvretés travailleuses, qu’elle peine à se dire de par les codes en place et qu’elle ne pose pour ainsi dire pas de problèmes ; si l’indigence est aussi souvent intégrée, relevant des secours et de l’insertion communautaire hors du soutien de l’État ; il y a aussi présence d’indigence désaffiliée, hors des liens du travail formel et des liens sociaux. Les travailleurs étrangers temporaires à statut précaire et les sans-abri en sont des exemples. Les mondes ruraux ne sont pas qu’image d’Épinal : beauté des paysages, communautarisme, entraide. Comment réaffilier, tout particulièrement l’étrange ou l’étranger, en situation de pauvreté, qui n’entre pas dans les codes de la communauté, en tenant compte des réalités du monde rural ? Penser l’inclusion et l’affiliation est aussi nécessaire en milieu rural et représente un des défis pour l’intervention sociale qui s’y déploie.
En milieu rural, on redécouvre également le rôle pivot des femmes, la division familiale du travail et l’importance de ce que des sociologues français qualifient souvent d’économie cachée de la parenté (Déchaux, 1994) ou le travail à-côté (Weber, 2008) ; l’importance à accorder au temps de travail lié au fait de vivre la pauvreté. Vivre la pauvreté, c’est aussi produire un travail invisible, ce qui déporte aussi notre regard des mécanismes structurels vers les expériences vécues et les modes de résistance (au déni, au stigmate) que les individus privilégient. Comment, dans un tel contexte, concevoir vraiment l’intervention sociale ? Quand et comment mobiliser les populations et les acteurs locaux ?
De manière plus particulière, on nous invite à aborder la pauvreté tant dans la recherche que dans l’intervention par le biais de la quotidienneté. Si plusieurs aspects de celle-ci sont mis au jour, nous comprenons qu’il reste à mieux la saisir et surtout à déceler davantage en quoi elle peut servir de levier au passage à l’action, que cette action se situe sur le plan individuel ou collectif.
Sur le plan de l’action, nous savons que lorsque les personnes et les communautés sont en survie et appauvries, les modes d’action privilégiés s’apparentent aussi à ceux de la survie, de l’adaptation et de la protection par peur des stigmates, et ce tant pour les personnes que pour les communautés, avec leur lot d’ingéniosité et parfois de mesquineries. Au-delà de la tentation au repli identitaire, ceci pourrait-il expliquer le décalage perçu entre oser ou non s’inscrire dans la lutte aux causes structurelles de la pauvreté, la lutte pour la survie prenant souvent le dessus sur la lutte sociale ? Développer une analyse structurelle (globale) et des actions rassembleuses au-delà du repli sur sa propre municipalité/village ou sur la seule responsabilité individuelle, cela nous semble aussi un des défis de l’intervention sociale en milieu rural.
D’où l’importance de la question du soutien de l’État. Les logiques du poids du nombre sont nommées pour justifier ou non son intervention. Mais la tenue en compte des inégalités territoriales et sociales intraterritoriales devrait l’être aussi. Et y répondre devient alors de l’ordre de la lutte nécessaire pour contrer les atteintes aux droits et à la dignité. Les luttes entourant le revenu par exemple ne peuvent se jouer au niveau seul des individus et des territoires. Il est de l’ordre du social (Mills, 2006). Un facteur clef pour comprendre les moyens structurels mis en place pour répondre aux enjeux de la pauvreté s’inscrit dans leur histoire et leur contemporanéité. Quand on reprend les enseignements des recherches comparées portant sur la nature et la gouvernance de ces systèmes collectifs, leur degré de marchandisation et les principes sur lesquels ils reposent (Esping-Andersen, 2007), il n’existe pas en effet une, mais plusieurs façons de concevoir la protection et la mutualisation des risques. Certains pays privilégient aujourd’hui une voie néolibérale avec une baisse drastique des dépenses sociales, un retrait des organisations publiques et l’affirmation d’un principe de subsidiarité en direction des oeuvres de bienfaisance. Tandis que d’autres ont plutôt opté pour une mutualisation des risques et une décentralisation de leur action sociale, faisant ainsi reposer en grande partie sur des élus locaux, des professionnels et des bénévoles la mise en oeuvre concrète des actions visant à venir en aide aux plus pauvres. Comment, dans ces contextes, concevoir l’aide de l’État ? Quand et comment la mobiliser et la légitimer ? Comment, en milieu rural, manifester sa présence sans tomber dans le délit de centralisation privilégiant les valeurs et façons de faire de la ville et de la métropole aux dépens de la ruralité ? Cette dernière question s’applique particulièrement à la France, où force est de reconnaître que les communautés locales disposent de budgets contraints et doivent subir une accumulation de nouvelles obligations qui, par un effet boule de neige, se reportent sur les intervenant.e.s et les organismes ayant une vocation sociale ou d’animation des territoires. Le recul du pouvoir territorial est tel que récemment se sont multipliées les démissions des maires des petites communes. Comme le soulignait récemment le politologue Luc Rouban dans les colonnes du quotidien Le Monde, leurs marges de manoeuvre ont été particulièrement réduites en raison de l’empilement des compétences obligatoires et ont conduit à une hiérarchisation implicite. Alors que la décentralisation initiée à partir de 1982 avait été pensée comme une politique de démocratie locale et de territorialisation de l’action publique, « elle se traduit désormais par une instrumentalisation des communes, et notamment des plus petites d’entre elles. Les libertés locales se réduisent à mettre en oeuvre des projets décidés ailleurs, avec des moyens en diminution et un environnement juridique de plus en plus complexe » (Rouban, 2018). Instaurer un dialogue et rendre l’État perméable aux façons de faire ancrées dans la ruralité, tout en osant nommer la pauvreté, nous apparaît un des enjeux pour l’intervention sociale. Le soutien à l’économie sociale solidaire, dont les racines mutuelles et coopératives sont fort présentes en milieu rural, est une voie. La réactualisation de politiques publiques en matière de ruralité en est une autre. La nécessité de renforcer les politiques publiques de soutien au développement des communautés appauvries, selon les particularités locales et régionales et dans la reconnaissance d’une autonomie territoriale est en effet fortement appelée par plusieurs.
Toutefois, les communautés rurales et les individus qui y vivent des situations de pauvreté ne sont pas en attente de l’aide de l’État. Les ruraux « bricolent » des solutions et ces pratiques, qui supposent une certaine ingéniosité, montrent bien qu’ils disposent de compétences plurielles en vue de faire face aux aléas de la vie. Documenter davantage ces avenues ingénieuses, cela pourrait nourrir les stratégies d’intervention. Les caractéristiques communautaristes des milieux ruraux ne représentent-elles pas un terreau favorable pour expérimenter des actions et des stratégies de luttes à la pauvreté, qu’elles soient territorialisées ou non ? En s’inspirant, entre autres, des écrits de Bénédicte Manier[4], ce terreau rural est peut-être source de solutions pour les défis de la ville de demain. Le débat valeurs traditionnelles/valeurs de la modernité (individualisme) gagnerait peut-être à être dépassé afin de créer des communautés urbaines à saveur rurale.
D’autres éléments d’actualité nous semblent absents de la réflexion et mériteraient qu’on s’y attarde, notamment la nécessité de tenir compte des enjeux environnementaux et des défis concomitants en matière de décroissance ou la présence de paradoxes telle, dans certaines régions du Québec, la persistance de pauvreté coexistante à une pénurie de main-d’oeuvre. Explorer ces éléments élargirait notre compréhension des contextes d’intervention en présence de pauvreté en milieu rural.
En somme, les défis de l’intervention sociale, lorsque conjugués à la pauvreté et la ruralité, concernent tant le champ de la recherche que celui de la pratique, autant la formation que l’action, la quotidienneté que les enjeux sociaux, l’agir local que les politiques publiques, l’intervention individuelle que collective. Ce dossier en fait état tout en n’épuisant pas l’espace de connaissances à combler. À suivre donc !
Appendices
Notes
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[1]
Selon l’agence gouvernementale Statistique Canada, il s’agit, pour le Canada, de municipalités et villages de 10 000 personnes et moins.
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[2]
Un cahier spécial de la revue Vie sociale (vol. 2018/2, n° 22), à paraître en France aux éditions Erès comblera ce bref aperçu.
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[3]
Signalons toutefois l’utilisation, au Québec, de l’indice de défavorisation sociale et matérielle qui, bien qu’il ne réponde qu’en partie à ce besoin, peut être utile pour l’intervention.
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[4]
Les expériences citoyennes présentées dans l’ouvrage de Manier intitulé Un million de révolutions tranquilles sont construites à l’aune des dimensions suivantes, souvent jointes les unes aux autres : dialogue, démocratie directe, justice sociale, redistribution équitable, éthique, échange, écologie, savoir-faire locaux, inclusion des populations appauvries et exclues, coopération, modes de vie et de production slow, usage citoyen de l’argent, développement durable et respect de la terre.
Bibliographie
- Comité des droits économiques, s.e.c. (2002). Rapport sur les vingt-cinquième, vingt-sixième et vingt-septième sessions. (Conseil économique et social, Documents officiels E/2002/22 ; E/C.12/2001/17 ). New York : Nations Unies.
- Déchaux, J.-H. (1994). Les trois composantes de l’économie cachée de la parenté. L’exemple français. Recherches sociologiques (Louvain), 25(3), 37-52. Récupéré de https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00672945
- Esping-Andersen, G. (2007). Les trois mondes de l’État-providence. Essai sur le capitalisme moderne. Paris : Presses universitaires de France.
- Gélineau, L., Gaudreau, L., Fréchette, A. et Morency-Carrier, M.-C. (2018). Revue de littérature préliminaire sur la pauvreté et l’intervention sociale en milieu rural. Collectif de recherche participative sur la pauvreté en milieu rural. Lévis.
- Ghorra-Gobin, C. (2010). De la métropolisation : un nouveau paradigme ? Quaderni, Automne 2010(73), 25-35.
- GRAP-CA et Collectif de recherche participative sur la pauvreté en milieu rural. (2016). Carnet de nos échanges — Forum Pauvreté-Ruralité. Québec : UQAR.
- Mills, C.W. (2006). L’imagination sociologique. Paris : La Découverte.
- Paugam, s. (2013). La disqualification sociale. (5e éd.). Paris : Presses universitaires de France.
- Québec. (2002). Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Québec : LégisQuébec Récupéré de http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/L-7
- Rouban, L. (2018, 25 août). La révolte des maires. Le Monde. Récupéré de https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/08/24/la-revolte-des-maires-de-france_5345627_3232.html
- Roy, P. (2013). Travail social rural au Québec. Qu’attendent nos universités pour s’ouvrir à la vie en-dehors des villes ? Bulletin de l’OTSTCFQ, 120, 6-7.
- Weber, F. (2008). 11. Une enquête dans l’histoire. Le travail à-côté, apogée d’une culture ouvrière européenne. Dans A.-M. Arborio, Y. Cohen, P. Fournier, N. Hatzfeld, C. Lomba, et S. Muller, Observer le travail. Histoire, ethnographie, approches combinées (p. 201-214). Paris : La Découverte.