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Le libre marché est de plus en plus discrédité comme instrument d’enrichissement collectif et de redistribution sociale[1], mais aussi comme instrument capable d’assurer la sécurité alimentaire du plus grand nombre[2] et la survie de la planète[3]. De plus en plus d’intellectuels et de militants (et d’intellectuels militants !) cherchent des alternatives au modèle économique capitaliste. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si le mouvement altermondialiste a pour slogan « Un autre monde est possible ! » : cet appel à penser des alternatives est révélateur du renouveau des imaginaires politiques qui est en cours dans différentes parties du monde, notamment au sein des mouvements sociaux et entre ceux-ci (dans le cadre des Forums sociaux mondiaux, par exemple). Incidemment, nombre de ces échanges entre mouvements sociaux portent sur les initiatives et alternatives concrètes imaginées et mises en oeuvre dans différentes parties du monde, et ce, afin d’en tirer des éléments de proposition pour donner forme à de nouveaux modèles. Le nouvel ouvrage de Louis Favreau, Mouvement coopératif. Une mise en perspective s’inscrit dans cette foulée.

Dans cet ouvrage, Favreau défend deux thèses complémentaires : 1) que le réseau des coopératives québécoises constitue un « mouvement coopératif », en ce sens qu’il contribue à changer la société en mettant en oeuvre des alternatives concrètes au modèle dominant ; 2) que la logique coopérative constitue une piste porteuse – et concrète – de sortie du capitalisme.

Dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage, Favreau présente un portrait des coopératives québécoises, d’une part, en tant que réseau d’entreprises collectives qui contribue significativement à la santé et au développement de l’économie québécoise (88 000 emplois, 22 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel, un taux de survie après 5 ans qui dépasse largement celui du privé…) et, d’autre part, en tant qu’acteurs socioéconomiques qui contribuent activement au développement des régions (mobilisation des acteurs locaux, levier de revitalisation, emplois et activités économiques non délocalisables…). En ce sens, Favreau souligne que les coopératives ne sont pas des acteurs marginaux au Québec, mais qu’elles constituent une force économique et un levier de développement. Par la suite, dans le troisième chapitre, Favreau présente le renouvellement du réseau coopératif québécois qui, interpellé par la mondialisation et les multiples crises en cours, est en train de se repenser et de se redéployer : nouveaux types de coopératives (ex. : coopératives de solidarité) ; nouveaux secteurs (ex. : commerce équitable, santé) ; accroissement des activités internationales du Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM)… Bref, les trois premiers chapitres de l’ouvrage nous laissent avec l’idée que les coopératives québécoises sont solides au plan économique, qu’elles sont ancrées dans leur milieu et que la formule coopérative est suffisamment flexible pour apporter des réponses innovantes aux nouveaux besoins et aux nouvelles réalités de notre société. C’est ainsi qu’est mise la table pour ce qui m’apparaît être le coeur de l’argumentaire de l’auteur.

En effet, dans les chapitres suivants (chapitres 4 à 6), Favreau s’applique à démontrer que les coopératives québécoises sont aussi des acteurs sociopolitiques. Sa démonstration s’appuie sur trois éléments : 1) les coopératives québécoises ont contribué et contribuent à la construction d’une économie solidaire (et donc à la construction d’une alternative concrète au modèle capitaliste) ; 2) ces coopératives ont souvent été constituées dans le prolongement de luttes sociales menées par des mouvements sociaux (ex. : les mutuelles d’assurance au sein du mouvement syndical, les coopératives scolaires au sein du mouvement étudiant, les garderies populaires au sein du mouvement des femmes, les coopératives d’habitation au sein du mouvement communautaire) ; 3) les coopératives québécoises participent, notamment grâce à leur réseau international (l’Alliance coopérative internationale), aux réflexions en cours sur le développement d’un modèle économique alternatif qui mettrait la logique coopérative en son centre et elles contribuent, au moyen de DID et de SOCODEVI, à diffuser dans les pays du Sud l’alternative concrète que constitue le modèle coopératif.

La démonstration est étonnante : sauf exception, les sociologues des mouvements sociaux ne considèrent pas les réseaux coopératifs comme des mouvements sociaux, et ce, essentiellement parce que les coopératives sont des associations de personnes qui, face à des besoins ou des problèmes communs, ne font pas appel à la contestation ou à d’autres modes d’action de nature sociopolitique davantage associés aux mouvements sociaux, mais choisissent plutôt de mener des activités économiques à finalité sociale. L’argument fait par Favreau est que ce mode d’action crée des alternatives concrètes au modèle dominant et, de ce fait, constitue une contribution au changement social. Cette dernière affirmation est sans doute vraie, mais ne permet pas à elle seule de parler de mouvement social au sens où on l’entend généralement dans la sociologie des mouvements sociaux[4]. De même, le fait que de nombreuses coopératives aient été créées par des mouvements sociaux ne suffit pas pour parler de mouvement coopératif. S’il est plus usuel de considérer la participation à des réseaux internationaux comme un mode d’action sociopolitique, on le fait cependant rarement en ce qui concerne les actions de coopération internationale. Bref, si la démonstration de Favreau en ce qui concerne le « mouvement coopératif » est bien accrochée au terrain de la coopération québécoise (qu’il connaît bien), elle sort des définitions théoriques usuelles (mais non consensuelles[5]) de ce qui constitue un mouvement social dans la littérature sociologique. Par-delà ces considérations conceptuelles cependant, ce que la démonstration de Favreau a le mérite de rendre visible est quelque chose qui est rarement mis en relief par les chercheurs qui s’intéressent aux coopératives au Québec, soit l’origine militante des coopératives ainsi que les liens souvent étroits de certains réseaux coopératifs avec d’autres réseaux militants au Québec.

Là où la démonstration de Favreau prend tout son intérêt, à mon sens, est dans le septième et dernier chapitre. Il reprend alors sa question de départ et y propose des éléments de réponse : Un « autre monde » est-il possible ? Existe-t-il, hors des grandes utopies socialistes, des alternatives concrètes au modèle économique capitaliste qui permettraient que l’économie respecte les équilibres écologiques et soit porteuse de justice économique et sociale ? Pour Favreau, « des alternatives sont déjà là » (p. 122) dans les pratiques de différents mouvements sociaux, dont le mouvement coopératif, au Québec et de par le monde. Il s’agit d’en faire les fondements d’un nouveau projet de société et même, pourquoi pas, d’un « new deal écologique et social québécois et planétaire » (p. 123), en y adjoignant une vision globale rassembleuse et porteuse de changements économiques et sociaux. Une telle analyse a ceci d’intéressant qu’elle propose d’allier pragmatisme (les « alternatives qui sont déjà là ») et utopie (projet de société) et qu’elle permet d’envisager des convergences entre des réseaux coopératifs et d’économie sociale ancrés dans la réponse concrète à des besoins collectifs et des réseaux militants plus contestataires.

Bref, Mouvement coopératif… est un ouvrage que devraient lire non seulement les coopérateurs, mais aussi les militants des mouvements sociaux québécois qui, dans le cadre des crises actuelles, sont à la recherche d’alternatives au modèle capitaliste. Ils sortiront de cette lecture avec l’impression que non seulement il est possible de penser des alternatives au modèle dominant, mais qu’on ne part pas de zéro puisqu’il est possible de s’inspirer des milliers d’expériences au Québec et dans le monde qui mettent déjà en oeuvre un modèle économique alternatif fondé sur la logique coopérative.