Article body

En septembre 2005, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (ci-après INSERM) publiait en France un rapport intitulé Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent. Le groupe l’ayant rédigé rassemblait 12 experts en psychiatrie, psychologie, épidémiologie, sciences cognitives, génétique, neurobiologie et éthologie. Cette synthèse des données internationales avait pour objectif d’améliorer le dépistage, la prévention et la prise en charge du trouble des conduites. Aussitôt paru, il a provoqué de vives réactions, comme en témoignent ces épithètes : « rapport orwellien », « Orange mécanique à nos portes », « biologisme », « comportementalisme », « néoscientisme positiviste » ou « absence de toute analyse du contexte social, politique, économique, culturel » (Guilhem, 2006). Un groupe de cliniciens et d’intellectuels incluant le président de la Société française de santé publique, des neuropsychiatres, éthologues, pédopsychiatres, pédiatres, psychanalystes, éducateurs, historiens et professeurs d’université prit l’initiative de lancer une action citoyenne assortie d’une pétition de protestation (Bellas-Cabane et al., 2006a). En quatre mois, ce regroupement nommé Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans a recueilli plus de 170 000 signatures. Récemment, dans la Lettre de Psychiatrie française (mars et avril 2006), Misès, figure connue de la pédopsychiatrie française, indiquait que les publications anglo-saxonnes inspirant le rapport n’étaient orientées que vers l’evidence based medicine et une logique à dominance biologique, ce qui soulevait à ses yeux des questions d’ordre épistémologique.

Pour mieux comprendre l’ampleur de ces réactions, il faut rappeler que la France est un pays où la pédopsychiatrie d’inspiration psychanalytique garde une grande influence. Jusqu’à tout récemment, les thérapies cognitivo-comportementales américaines (ci-après TCC) et la prescription de psychostimulants y ont été accueillies de manière assez tiède. Par ailleurs, l’INSERM a suscité de l’inquiétude parce que ses orientations ont été remises à l’État, en préparation d’un projet de loi sur la prévention de la délinquance. Cela dit, nous estimons que le choc de cultures scientifiques provoqué par la publication du rapport offre une occasion de saisir des caractéristiques importantes d’un des paradigmes dominants d’explication et de traitement des troubles mentaux en Amérique du Nord. En effet, l’essor de la génétique, l’émergence des neurosciences et les dernières versions du DSM (American Psychiatric Association, 1994) ont profondément modifié les conceptions et pratiques en santé mentale (p. ex. : Chodoff, 2002 ; Ehrenberg et Lovell, 2001 ; Kirk et Kuchins, 1992). Moncrieff et Crawford (2001) y voient un changement de paradigme, au sens kuhnien du terme. Sur le plan des pratiques, partout en Amérique du Nord, les intervenants psychosociaux sont invités à conceptualiser les problématiques cliniques qu’ils rencontrent en y intégrant une dimension biologique (Searight et McLaren, 1998). Bref, une nouvelle trame conceptuelle semble les structurer, en même temps que les axes de recherche et modèles étiologiques.

Objectifs

Dans les lignes suivantes, le rapport Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent est abordé comme un cas type pouvant illustrer le changement de paradigme dont parlent Moncrieff et Crawford (2001). Notre hypothèse veut que le modèle biopsychologique soutenu dans ce rapport soit représentatif des nouveaux paramètres de recherche, explication et traitement des troubles mentaux. Le premier objectif consiste donc à dégager la manière dont ce rapport accorde un rôle central : i) aux troubles définis et diagnostiqués à partir de constellations de symptômes ; ii) à la susceptibilité génétique ; iii) aux déficits neurocognitifs et au tempérament de l’enfant ; iv) à l’environnement familial et social dans la mesure où il est conçu comme un réservoir de « stresseurs » ; v) au dépistage à partir d’instruments simples ; et vi) aux traitements multimodaux incluant surtout des TCC et des médicaments psychotropes. Le deuxième objectif poursuivi par ce texte consiste à apprécier la proportion de travaux récemment publiés sur d’autres problématiques (c’est-à-dire déficit de l’attention/hyperactivité, dépression et trouble anxieux) et qui semblent se référer aussi à un paradigme biopsychologique. Pour ce faire, une recherche bibliographique à l’aide du moteur PsycInfo a été réalisée.

Le rapport de l’INSERM et ses opposants

Que serait donc le trouble des conduites ? Les auteurs de l’expertise proposent une définition très large qui s’inspire principalement des nosographies psychiatriques américaine et internationale. Ils se réfèrent à :

Une palette de comportements très divers qui vont des crises de colère et de désobéissance répétées de l’enfant difficile aux agressions graves comme le viol, les coups et blessures et le vol du délinquant. Sa caractéristique majeure est une atteinte aux droits d’autrui et aux normes sociales.

INSERM, 2005 ; ix, notre souligné

Voilà donc que la définition même du « trouble », au sens médical du terme, fait appel aux droits et aux normes sociales. Le journal Le Monde, dans son édition du 23 septembre 2005, soulignait à la une les ambiguïtés de cette définition en titrant « les enfants turbulents relèvent-ils de la médecine ? ».

Les opposants de l’action citoyenne dénoncent cette logique en vertu de laquelle tout trouble de comportement est considéré à la fois comme une déviance et une maladie (Bellas-Cabane et al., 2006a). Ils indiquent que les enfants atteints de cette maladie « sociale » pourraient se voir diriger vers des programmes à visée rééducative. Les initiateurs du mouvement de protestation rappellent aussi que les manifestations d’opposition et de désobéissance par rapport aux normes sociales ne sont pas, en soi, des signes de pathologie. Au contraire, elles témoigneraient souvent de mouvements psychiques accompagnant le développement normal des enfants. Elles pourraient aussi révéler la capacité de révolte des enfants soumis à des contraintes excessives ou inadaptées, à des conditions de vie difficiles ou un contexte socioéconomique précaire.

Par ailleurs, la distinction entre symptôme et diagnostic apparaît ténue dans l’expertise. Ce sont là pourtant des éléments bien distincts qui ne doivent pas être confondus. Dans les services pédopsychiatriques français, plusieurs cliniciens ne s’appuient ni sur le DSM-IV ni sur la CIM-10[1], mais plutôt sur la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent ou CFTMEA (Misès et al., 2000). Celle-ci tente : i) de prendre en compte l’ensemble du fonctionnement psychologique d’un enfant ; ii) d’aller au-delà des symptômes ; iii) de ne pas s’appuyer sur la seule analyse statistique de ce qui est observé. Dans la CFTMEA, les troubles à expression comportementale sont compris comme des symptômes d’une difficulté plus globale de l’enfant. Les comportements déviants sont alors des signes à inscrire dans un diagnostic considérant l’organisation générale de la personnalité et les déterminations extérieures à l’enfant lui-même (sa famille et son entourage). Bref, cette distinction entre symptôme et diagnostic est l’une des raisons qui amènent la majorité des professionnels de l’enfance et de l’adolescence en France à ne pas retenir la définition américaine du « trouble des conduites ».

Enfin, il importe de préciser que pour l’INSERM le trouble des conduites et la délinquance ne sont pas des synonymes, le premier n’étant qu’un facteur de risque associé à la commission d’infractions. Ainsi, il est précisé dans le texte que tout adolescent coupable d’actes de violence ou de vandalisme n’est pas nécessairement « atteint » d’un trouble des conduites. Pour les auteurs, le trouble se situe donc « à l’interface et à l’intersection de la psychiatrie, du domaine social et de la justice » (INSERM, 2005 : 2). Pourtant, des experts en sociologie, psychanalyse, sciences de l’éducation, histoire et droit étaient presque totalement absents du groupe de travail. Il faut donc conclure que la perspective pluridisciplinaire adoptée dans cette expertise est essentiellement biopsychologique. Bellas-Cabane et ses collaborateurs déplorent que l’INSERM n’ait pas appréhendé l’ensemble des approches explicatives et qu’il ait choisi parmi les experts, ceux qui étaient susceptibles de valider les « thèses pré-établies » (Bellas-Cabane et al., 2006a : 4).

Une susceptibilité génétique ?

Tout en reconnaissant que l’exposition à certains « types d’environnement » puisse favoriser l’expression du trouble des conduites, les auteurs du rapport insistent sur l’importance du taux d’héritabilité génétique qui serait proche de 50 %. De tous les symptômes du trouble, les conduites d’agression physique seraient les plus héritables (taux = 60-70 %). L’expertise fait ensuite état des recherches portant sur les gènes de vulnérabilité, en se référant à une « pathologie multifactorielle » (INSERM, 2005 : 12)… laquelle est en réalité un symptôme. On ajoute que le trouble des conduites, le trouble oppositionnel avec provocation et le déficit de l’attention/hyperactivité ont probablement une susceptibilité génétique commune.

Les critiques de l’action citoyenne rétorquent qu’il s’agit là d’une explication simpliste et dangereuse : un enfant ne serait pas qu’un organisme programmé et programmable.

L’influence de ses gènes n’est qu’une matrice d’explication de son comportement, de son caractère, de ses talents et de ses limites. Son histoire, ses rencontres, sont également importantes. Sa pensée, ses capacités réflexives et émotives relèvent de phénomènes certainement très complexes dont l’essentiel nous échappe encore.

Bellas-Cabane et al., 2006a : 4

Bref, le débat soulève la question des biodéterminismes. Malgré la prudence que pourrait traduire l’évocation d’une pathologie multifactorielle, il semble bien que le groupe mandaté par l’INSERM n’ait pas réussi à dissiper le spectre des explications linéaires ou de l’eugénisme. De « dangereuses thèses déterministes du xixe siècle où on parlait de criminels-nés » sont en effet évoquées par les opposants (Bellas-Cabane et al., 2006a : 2).

Déficits neurocognitifs, complications périnatales et tempéraments difficiles

Selon l’expertise, deux types de déficit neurocognitif sont impliqués dans ce trouble : un déficit des habiletés verbales et un autre, du système d’inhibition exécutive de l’action. Pour l’instant, ces déficits peuvent s’évaluer à l’aide d’instruments neuropsychologiques. Mais de grands espoirs sont mis dans la neuro-imagerie qui permet la visualisation d’activités cérébrales lorsque le sujet manifeste des comportements impulsifs, agressifs et violents. Le cortex préfrontal est la dernière région cérébrale à se différencier lors de l’adolescence et elle pourrait être impliquée dans le développement du trouble des conduites. La prématurité et un faible poids à la naissance sont aussi incriminés comme possibles facteurs de risque. Une relation entre la prématurité et le risque de troubles externalisés à l’âge de cinq ans, notamment de comportements oppositionnels et d’hyperactivité, est soulignée. Enfin, pour l’INSERM, l’étude de la personnalité et du tempérament a trop longtemps été négligée au profit des facteurs sociologiques dans la compréhension de la délinquance. Or, des études récentes auraient montré que le tempérament et la personnalité précoce jouent un rôle dans l’apparition, le maintien et la sévérité du trouble. Les professionnels devraient donc savoir repérer un tempérament à risque, caractérisé par « la froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme, l’agressivité, l’absence de sentiment de culpabilité » (INSERM, 2005 : 17). Mais ce tempérament à risque pourrait prendre d’autres formes : l’attrait pour la nouveauté, le goût de l’exploration, l’absence d’anxiété anticipatoire, une trop grande détermination ou une diminution du sentiment de peur.

Les initiateurs de l’appel « Pas de zéro de conduite » refusent cette mise en évidence des déterminants individuels et la minimisation des déterminants sociaux, environnementaux, culturels et politiques. Ajoutant que « rien n’est définitivement joué dans l’histoire d’un être humain », Bellas-Cabane et al. (2006a : 4) défendent aussi les thèses de la plasticité, de la fluidité et de la résilience. Ainsi, à chaque âge de la vie, il serait possible d’intervenir pour soulager la souffrance psychique, développer de nouvelles compétences et de meilleures capacités de relation.

Des facteurs familiaux et environnementaux comme « stresseurs »

Selon des travaux récents,

Le caractère neurodéveloppemental du trouble des conduites s’accorde avec le fait que des conditions environnementales spécifiques (enrichies ou appauvries) pendant des périodes critiques du développement (enfance, adolescence) peuvent influer durablement sur des comportements altérés pour des causes génétiques et/ou tempéramentales.

INSERM, 2005 : 21 ; notre souligné

Le groupe d’experts espère donc que des études permettent bientôt de comprendre comment les facteurs génétiques interagissent avec des facteurs environnementaux spécifiques. Dans le modèle biopsychologique, les conditions environnementales jouent souvent un rôle de stresseur. En témoigneraient des travaux chez le petit animal de laboratoire qui permettraient d’expliquer l’agressivité ou l’hyperactivité sous l’angle des stress physiques et sociaux. Ainsi, une relation directe entre les comportements d’agressivité et la peur peut être mise en évidence chez le petit animal. Une relation plus complexe existerait aussi entre l’agressivité et l’anxiété. Le groupe d’experts recommande d’explorer tous ces aspects pour mieux comprendre les mécanismes de l’agressivité chez l’enfant et chez l’adolescent. En somme, dans le cas du trouble des conduites, certains fondent beaucoup d’espoir sur la modélisation animale et la compréhension des interactions « gènes-stresseurs environnementaux ». Il est attendu que cette modélisation permette de mieux appréhender les conséquences neurobiologiques et comportementales qu’entraîne un stress majeur sur un individu porteur d’une vulnérabilité génétique.

Dépister le trouble à grande échelle à partir d’instruments simples

Selon les études internationales, il y aurait 2 % de troubles des conduites chez les jeunes de 5-12 ans et 3 à 9 % chez les adolescents de 13-18 ans (INSERM, 2005 : 6). Ce sont des prévalences élevées, qui ne sont pas sans surprendre. L’avancée des connaissances médicales permettrait d’élaborer des propositions d’action concernant : repérage, diagnostic, prise en charge et prévention de ce trouble. « Le dépistage, la prévention et la prise en charge médicale du trouble des conduites restent insuffisants en France en regard de ses conséquences » (INSERM, 2005 : x). Pour remédier à cette situation, le dépistage médical systématique dès la petite enfance est prôné et un examen de santé vers 36 mois est recommandé : « à cet âge, on peut faire un premier repérage d’un tempérament difficile, d’une hyperactivité et des premiers symptômes du trouble des conduites » (p. 46). Il s’agirait donc de « sensibiliser les familles, les enseignants et le public en général à la reconnaissance des symptômes précoces du trouble des conduites » (p. 44). Le groupe expert recommande l’utilisation de « questionnaires simples destinés au dépistage » (p. 47). Le dispositif actuel des bilans de santé et des examens systématiques de l’enfance pourrait servir à effectuer le repérage précoce de l’agression physique (s’est bagarré, a attaqué physiquement, a frappé, a donné des coups de pieds), l’opposition (refuse d’obéir, n’a pas de remords, ne change pas de conduite) et l’hyperactivité (ne peut pas rester en place, remue sans cesse, n’attend pas son tour). Plus loin, le groupe d’experts recommande aussi le suivi de certains enfants jugés « à risque » dès la période anté- et périnatale (p. 47) en fonction de facteurs tels que : antécédents familiaux de trouble des conduites, criminalité au sein de la famille, mère très jeune ou consommant des substances psychoactives pendant la grossesse.

Ces propositions ont fait bondir les initiateurs du mouvement Pas de 0 de conduite. Leurs protestations tiennent en quatre points : i) le repérage systématique des traits de personnalité et facteurs de risque familiaux pose des problèmes éthiques majeurs. Puisque la question des « sur-diagnostics » (c’est-à-dire diagnostics établis lors des campagnes de dépistage, qui ne sont pas confirmés par la suite) n’est pas évoquée par l’INSERM, il est craint qu’un grand nombre d’enfants soient dirigés à tort vers les pédopsychiatres. ii) Il n’est souvent pas nécessaire de « dépister » des signes avant-coureurs pour que les personnes s’engagent dans une recherche d’aide et formulent directement la demande auprès des professionnels de l’enfance. Les enfants difficiles ne passent pas inaperçus, sont déjà vite « repérés » et souvent adressés vers une structure susceptible de les aider. iii) On redoute aussi l’effet de prédiction ou « effet d’attente » : l’enfant repéré, dépisté, étiqueté risquerait de se conformer au regard, au « diagnostic » que les adultes portent sur lui. iv) Finalement, on redoute les risques d’un détournement des missions confiées aux acteurs de la santé, des services sociaux ou de l’éducation à des fins de surveillance des familles. Sont donc dénoncées : la médicalisation des problèmes sociaux, la confusion des rôles entre la sphère de la santé et celle de la police ou de la justice. Selon Wajcman (2006), qui titre son article « Voici le bébé délinquant », il faudrait comprendre que les parents appelés à surveiller leurs enfants risquent d’être eux-mêmes « mis sous surveillance » par les médecins.

Aux recommandations de l’INSERM, Bellas-Cabane et al. (2006a, b) opposent une prévention qu’ils souhaitent ni inductrice, ni à risques de validations autoprédictives. Pour eux, la prévention ne devrait pas se fonder sur des critères de prédiction. Dans une approche globale du sujet, elle devrait plutôt tenter de décrypter le message dont le symptôme est porteur, organiser autour de la famille un système de soutien propre à résoudre les difficultés et à développer les compétences. À une prévention « sélective », reposant sur un modèle prédictif et déterministe, est opposée une prévention dite « prévenante », attentive aux conditions de vie. Selon Montagner (directeur de recherche à l’INSERM jusqu’en 2004) :

Plutôt que de se focaliser sur des tableaux d’indicateurs « à priori négatifs » qui paraissent refléter à tel ou tel âge des déficits, des anomalies ou des troubles chez les enfants, alors que tout peut évoluer, il est plus pertinent de créer ou d’améliorer les conditions qui conjuguent le développement et l’environnement.

cité dans Bellas-Cabane et al., 2006b : 1

Combinaisons d’approches psychosociales et de médicaments psychotropes

Dans les chapitres consacrés aux traitements, on peut lire que la prise en charge du trouble des conduites doit, dans la mesure du possible, associer des modalités multiples. Sont d’abord recommandées les thérapies familiales ou multisystémiques, qui concernent les parents et (parfois) les enseignants. Quant aux TCC s’appliquant spécifiquement à l’enfant, elles sont basées sur l’apprentissage des stratégies de résolution de problèmes par le moyen de jeux de rôle, de mises en situation avec utilisation de récompenses-punitions. Le traitement pharmacologique vient s’inscrire dans cette stratégie globale de prise en charge (INSERM, 2005 : 285-299). Le médicament interviendrait le plus souvent en seconde intention. Trois grandes classes thérapeutiques sont envisagées : les antipsychotiques, thymorégulateurs et psychostimulants. Ils auraient tous une action « anti-agressive ». Les antipsychotiques ont l’avantage d’agir rapidement. Les psychostimulants diminuent l’impulsivité en favorisant l’inhibition. Les thymorégulateurs sont indiqués lorsqu’un trouble bipolaire est envisagé. Le groupe d’experts recommande une stratégie de traitement pharmacologique adaptée à chaque sujet. Il souhaite enfin le développement d’essais cliniques à partir d’associations de médicaments et de nouvelles molécules. Les travaux chez l’animal et chez l’homme mettraient en évidence que différents neuromédiateurs sont impliqués dans l’impulsivité, l’agressivité et le passage à l’acte violent. Les experts recommandent donc le développement de recherches, en particulier chez des souris mutantes, pour identifier des molécules susceptibles de réduire les comportements agressifs.

« L’industrie scientifico-psychiatrique défend ses intérêts» En effet, avancent Bellas-Cabane et al. (2006a), lorsque des traitements médicamenteux sont proposés aux enfants, il s’agit de prescriptions à long terme. L’effet attendu des médicaments psychotropes est de calmer le « trouble » et non pas de « guérir » une conduite. Les initiateurs de l’action citoyenne craignent qu’au-delà des aspects « thérapeutiques », on en vienne à encourager des traitements médicamenteux préventifs, c’est-à-dire un usage en amont de l’apparition du trouble. En somme, on attribue à ce modèle : une approche médicale objectivante, des pratiques thérapeutiques reposant essentiellement sur l’usage des psychotropes et une vision normative des psychothérapies. Cette approche ne tiendrait pas compte des approches humaniste et psychodynamique, considérant « l’enfant dans son environnement » (Bellas-Cabane et al., 2006b). Guilhem (2006), pour sa part, dénonce le rapport de l’INSERM pour son ignorance de la relativité des normes et des pathologies. Il considère qu’il n’est pas étonnant que sous le règne « des neurosciences, des TCC et des médicaments psychotropes, l’hypernormalité de nombreux enfants ne soit pas citée au nombre des troubles mentaux » (p. 14). Il y voit une volonté d’extension progressive du pouvoir médical au sens large. À ses yeux, les auteurs de l’expertise interpellent l’État en tenant ce discours : « nous avons identifié des éléments constitutifs des problèmes auxquels vous êtes confrontés, nous vous proposons un ensemble d’outils (préventifs et curatifs) dont nous avons scientifiquement testé l’efficacité ». Bref, Guilhem craint l’instrumentalisation des savoirs.

En analysant le choc de cultures scientifiques qu’a suscité la publication du rapport Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent en France, on peut donc constater que les points de dissension se situent à divers niveaux : épistémologiques, théoriques, cliniques et éthiques. Les experts de l’INSERM et leurs opposants ont des positions très différentes par rapport : i) à l’importance des déterminismes, de la plasticité et de la résilience ; ii) au rôle des gènes, du cerveau et des facteurs environnementaux ; iii) aux objectifs poursuivis par les stratégies de dépistage et de prévention ; iv) à l’importance des TCC et des médicaments psychotropes dans le traitement ; et v) à l’importance d’une expertise pluridisciplinaire qui tient mieux compte de l’apport des sciences sociales et humaines. On peut aussi avancer que l’intensité de la polémique en France s’explique probablement par le fait que les auteurs du rapport de l’INSERM se sont inspirés du paradigme biopsychologique pour faire des recommandations politiques à l’État.

Expliquer, dépister et traiter médicalement d’autres conditions

Il est ici proposé que le rapport sur le trouble des conduites est un « cas type », illustrant bien le paradigme biopsychologique qui oriente désormais plusieurs explications et traitements des troubles mentaux. Afin de vérifier si cette façon d’expliquer, dépister et traiter les symptômes peut se retrouver ailleurs, nous avons recensé les travaux récemment publiés sur : le déficit de l’attention/hyperactivité, la dépression et les troubles anxieux, et ce, peu importe l’âge des sujets. Pour la période allant de 1985 à 2006, une recherche bibliographique a été réalisée à l’aide du moteur PsycInfo. Ont d’abord été dénombrées les publications associées : i) au trouble du déficit d’attention / hyperactivité (Attention Deficit Disorder with Hyperactivity), ii) à la dépression (Atypical Depression/ Reactive Depression/ Depression/ Major Depression), iii) à l’anxiété (Social Anxiety/ Anxiety Disorders/ Anxiety/ Generalized Anxiety Disorder) et iv) aux troubles des conduites et la violence (Conduct Disorder/ Aggressiveness/ Aggressive Behavior/ Violence). La recherche a ensuite été limitée aux publications mentionnant dans leurs titres, mots clés ou résumés : a) susceptibilité génétique (Susceptibility Disorders/ Genetics/ Genes/ Genetic Susceptibility), b) déficits neurocognitifs (Cognitive Impairment/ Neuropsychology/ Neuropsychological Assessment), c) tempérament (Temperament), d) stresseurs sociaux ou environnementaux (Social Stress/ Environmental Stress/ Stress/ Diathesis Stress Model), e) modèles animaux (Animal Models), f) dépistage (Screening Tests/ Psychological Screening Inventory/ Screening Test) et g) médicaments psychotropes (Antidepressant Drugs/ Psychotropic Medication/ Psychopharmacology/ Clozapine/ Risperidone/ Haloperidol/ Antipsychotic/ Methylphenidate/ CNS Stimulating Drugs). Finalement, pour calculer le poids relatif des articles des catégories limitées (a à g), nous avons divisé leur nombre par celui des catégories plus larges (i à iv).

Le tableau 1 montre que le déficit de l’attention/hyperactivité, la dépression et les troubles anxieux ont fait l’objet, non pas d’autant, mais bien de plus de publications caractéristiques de ce que nous appelons le paradigme biopsychologique (susceptibilité génétique, déficits neurocognitifs, tempérament, stresseurs sociaux/environnementaux, modèles animaux, dépistage et médicaments psychotropes). En effet, toutes catégories confondues, ce type de préoccupations représente 6,3 % de ce qui s’est publié depuis vingt ans sur le trouble des conduites et la violence, comparativement à 15,2 % pour les troubles anxieux, 18,2 % pour la dépression et 27 % pour le déficit d’attention/hyperactivité. Dans ce tableau, afin de mieux observer les tendances importantes, tout pourcentage égal ou supérieur à 4 % de l’ensemble des publications a été mis en gras. Il est alors possible d’observer que de nombreuses publications traitent du déficit d’attention/hyperactivité sous l’angle de la susceptibilité génétique (5,4 %), des déficits neurocognitifs (5,0 %) et de la médication (12,9 %). Parmi les publications portant sur la dépression, bon nombre abordent les stresseurs environnementaux (4,9 %) et la médication (7,2 %). Du côté des troubles anxieux, les stresseurs environnementaux sont discutés dans 7,1 % des publications. Or, aucune de ces catégories ne dépasse le 4 % de l’ensemble des publications lorsqu’il est question du trouble des conduites, de l’agressivité et de la violence.

Tableau 1

Recherche bibliographique PsycInfo pour la période 1985-avril 2006

Recherche bibliographique PsycInfo pour la période 1985-avril 2006

-> See the list of tables

Conclusion

L’analyse comparative de la deuxième partie du texte éclaire peut-être la polémique qui entoure actuellement le trouble des conduites en France. Il s’avère en effet que, dans les travaux publiés, ce trouble est moins « médicalisé » que les trois autres. Les fréquences observées suggèrent une place relativement proportionnée, voire modeste des articles et références biopsychologiques traitant de délinquance et de violence. Ces chiffres nous invitent à penser que la « synthèse des données internationales » de l’INSERM a gonflé arbitrairement l’importance de ce paradigme, qui ne représente selon notre estimation que de 6 à 7 % de tout ce qui se publie sur les troubles de comportements et l’agressivité.

En somme, nombreux sont les enjeux pour l’intervention lorsque les troubles du comportement sont redéfinis en « trouble des conduites ». Les risques de confusion entre déviance et maladie ou symptômes et diagnostic se présentent comme autant de points de tension pouvant opposer les approches pluridisciplinaires et les approches biopsychologiques. Aux facteurs génétiques et neurocognitifs se comparent les déterminants socioculturels. À la notion de déficit, on réplique par celle de résilience. Au « suivi précoce » des familles ou des jeunes à risques est opposée la prise en compte de l’ensemble des facteurs environnementaux, sociaux et culturels qui influent sur leur développement. Et lorsque son importance est amplifiée de manière à préoccuper les décideurs politiques, on peut craindre que le paradigme biopsychologique ne réduise tous les déterminants familiaux, sociaux, culturels ou politiques à de simples « stresseurs » révélant une vulnérabilité génétique. On peut aussi craindre que le dépistage ne devienne une détection ou un étiquetage et, enfin, que les professionnels de la santé, des services sociaux ou de l’éducation sortent de leur champ pour être utilisés à des fins normatives.