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1. Mise en contexte

Bien qu’il ne date pas d’hier, l’intérêt pour les questions d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI) est toujours vif en enseignement supérieur, notamment dans les universités québécoises.

L’importante opération de mise en oeuvre des principes d’EDI que connaît actuellement l’enseignement supérieur canadien, notamment dans l’écosystème de la recherche, s’est développée en réponse à une plainte déposée en 2003 contre Industrie Canada à propos du Programme des chaires de recherche du Canada (PCRC). Le recours juridique alléguait que le programme allait à l’encontre de la Loi canadienne sur les droits de la personne en exerçant une discrimination envers certains groupes, notamment les femmes. À la suite d’un accord conclu en 2006, diverses mesures ont été mises en place pour favoriser la représentativité de groupes en quête d’équité. En 2017, le PCRC lance le «Plan d’action en matière d’équité, de diversité et d’inclusion» qui exige, sous contraintes financières, que les universités fassent preuve de plus de transparence dans l’attribution des postes de chaire, la sélection des titulaires et le renouvellement des mandats. En 2018, les trois organismes fédéraux subventionnaires de la recherche (CRSH, CRSNG, IRSC) adoptent un «Plan d’action pour l’EDI» qui vise à assurer un accès équitable et inclusif au financement de la recherche et à favoriser l’inclusivité du milieu et de la culture de la recherche. En 2019, le programme Dimension invite les établissements volontaires à appliquer les principes d’EDI aux expériences, contributions et réalisations en recherche, entre autres par la signature d’une charte et la possibilité de participer à un projet pilote. Enfin, en 2021, le Fonds de recherche du Québec inaugure la «Stratégie en matière d’équité, de diversité et d’inclusion» visant à soutenir la diversité de ses actrices et de ses acteurs afin d’assurer une multitude de perspectives et de questions de recherche. D’abord obligatoires, ses mesures ont ensuite été rendues optionnelles.

Dès lors, les universités canadiennes se sont empressées de se doter de politiques institutionnelles en matière d’EDI mettant l’emphase sur la recherche et la gouvernance et délaissant les questions relatives à la pédagogie, à l’accès et à l’expérience étudiante portées par les mouvements précédents.

Les récentes exigences en matière d’EDI en enseignement supérieur génèrent, comme le fait remarquer Marom (2023), des discours opposés: du point de vue antiraciste et décolonisateur, elles sont critiquées comme «détournant les énergies des possibilités de transformation» (Thobani, 2022, p. 18); du centre droit, elles sont critiquées comme mettant en danger la liberté académique et comme le symptôme d’une «culture woke» (McWhorter, 2021). Cette dernière interprétation s’est observée au Québec en 2022 lorsqu’une pétition dénonçant l’importance accordée aux critères d’EDI dans les programmes de bourses et de subventions du Fonds de recherche du Québec a poussé le scientifique en chef à réévaluer le caractère obligatoire de ses lignes directrices.

Dans ce contexte, où les actions en matière d’EDI dictées par les gouvernements et les administrations universitaires dans une perspective managériale ne font pas l’unanimité, notre article propose de tourner le regard vers les étudiantes et les étudiants dans le dessein d’orienter les initiatives à venir. Ainsi, après avoir dressé un bref portrait de la situation de populations étudiantes vulnérabilisées en enseignement supérieur et de la place réservée à leurs voix dans les modèles de changement, l’article présente les objectifs, les ancrages conceptuels, la méthodologie et les résultats d’une recherche mixte menée à l’Université Laval sur l’expérience étudiante en lien avec l’EDI. Les analyses permettent de souligner différents points d’achoppement nuisant à la pleine participation des étudiantes et étudiants, à leur réussite et à leur épanouissement à l’université avant de conclure avec des pistes d’actions pour mieux considérer leurs voix dans la prise de décision.

2. Persistance des inégalités vécues par les populations étudiantes

Malgré les politiques institutionnelles en matière d’EDI et les initiatives menées par les personnels de l’éducation, les recherches récentes tendent à démontrer que les populations étudiantes vulnérabilisées continuent à vivre des situations d’injustice en enseignement supérieur. C’est le cas, entre autres, d’étudiants et étudiantes québécoises noires d’origine de l’Afrique subsaharienne et des Caraïbes. En effet, Kamanzi (2021) démontre dans une recherche longitudinale que cette population étudiante racisée, cible de discrimination et de marginalisation et à risque de parcours scolaires fragiles, est proportionnellement moins encline à obtenir un diplôme d’études collégiales ou universitaires que ses pairs dits eurocanadiens. Et ce, avec un taux d’accès aux études supérieures similaire. Les recherches de Liu (2023) sur l’expérience vécue des personnes étudiantes internationales chinoises dans des universités francophones de Montréal révèlent que ces dernières font quotidiennement face au racisme ordinaire et aux micro-agressions de la part du groupe majoritaire québécois francophone, particulièrement en fonction de marqueurs linguistiques et raciaux. Une autre recherche (London-Nadeau et al., 2023), portant sur la santé mentale de jeunes Québécoises et Québécois transgenres et non binaires, rappelle que ce groupe vit des niveaux accrus de stigmatisation et de discrimination, qui entraînent des répercussions sur la santé mentale comme des taux élevés d’idées et de tentative suicidaires, ainsi que des niveaux élevés de comorbidités en santé mentale et d’automutilation par rapport aux jeunes cisgenres. La recherche suggère que les liens avec l’école devraient être une source protectrice de soutien pour favoriser les environnements plus sûrs et plus solidaires envers les jeunes transgenres et non binaires. Il s’avère que la connexion entre santé mentale et réussite éducative est grande et que les personnes étudiantes présentant certains facteurs de risque sont plus susceptibles que leurs pairs d’abandonner leurs études (Marijolovic, 2023).

2.1 Considérer la voix des étudiantes et étudiants

 Une recherche ayant pour but d’identifier les volets les plus et les moins couverts des plans d’action exigés par les Chaires de recherche du Canada (CRC) en matière d’EDI de 16 universités québécoises confirment que les étudiantes et étudiants ne sont pas au centre des visées et actions de la majorité des universités québécoises, qui se concentreraient davantage sur les questions de gouvernance et de gestion (Magnan et al., 2023) exigées par le PCRC.

Néanmoins, s’intéresser à la voix des personnes est primordial pour saisir l’expérience vécue de celles socialement et politiquement marginalisées (Griffin, 2009). Se pencher sur leur point de vue a été théorisé par des féministes telles que Patricia Hill Collins, Nancy Hartsock et Sandra Harding. Le point de vue situé, de l’anglais standpoint, représente un point ou un endroit stratégique où l’on se positionne pour la réappropriation active d’une situation. Cette théorie postule que les femmes et les autres groupes dépourvus de privilèges sont mieux équipés pour comprendre certains aspects du monde du fait de leurs positions sociopolitiques. Le point de vue situé s’intéresse à la relation entre la production de connaissances et les pratiques de pouvoir, s’inscrit dans les théories critiques et a des visées d’émancipation et de justice sociale (Hill Collins, 2000).

Partir de la voix étudiante pour concevoir les politiques, déterminer les meilleures pratiques et prioriser les actions est une démarche appelée ascendante, ou bottom up. Cette approche reconnaît le rôle important joué par les personnes concernées lors de l’implantation de politiques et les avantages de leur participation dans tout processus de changement (Carpentier, 2012). Le point de départ de l’approche ascendante est la perspective des groupes cibles. Pour ce faire, il importe de diriger l’attention vers les individus «au bas de la pyramide» (Carpentier, 2012, p. 18). Dans cette approche, l’implantation du changement se mesure par des niveaux de préoccupations, des degrés d’intérêt et d’utilisation des acteurs (Hall et Hord, 2001). L’approche ascendante se présente comme une solution alternative à l’approche descendante (top-down) qui envisage la mise en oeuvre de changements à partir de la perspective de celles et ceux qui élaborent les politiques. L’approche descendante est considérée comme «un processus hiérarchisé qui renvoie à l’application de décisions émanant d’une autorité centrale» (Carpentier, 2012, p. 16). Il s’agit de l’approche la plus répandue dans le champ des réformes éducatives (Nunery, 1998). Elle définit le processus de changement comme «une succession rigide d’éléments planifiés» (Duclos, 2017, p. 4). Son succès se mesure par la fidélité des résultats par rapport au modèle de réforme prévu (Pressman et Wildavsky, 1973 dans Duclos, 2017). Les analyses des plans d’action EDI de 16 universités québécoises menées par Magnan et al. (2023) suggèrent que les établissements privilégieraient une approche descendante pour mettre en oeuvre le Plan d’action pour l’EDI du Gouvernement canadien, plaçant l’expérience étudiante au second plan. Le tableau suivant présente les caractéristiques particulières des approches ascendantes et descendantes.

Tableau 1

Caractéristiques des approches de changement ascendante et descendante

Caractéristiques des approches de changement ascendante et descendante
Source: Duclos, 2017

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Selon Seale et al. (2015), la littérature scientifique en politique de l’éducation a tendance à passer sous silence la complexité et le caractère controversé de la voix et de l’implication étudiante. Ces derniers pointent du doigt la résistance institutionnelle et les dynamiques de pouvoir en enseignement supérieur qui compliquent souvent la participation des personnes étudiantes aux processus décisionnels. Trowler (2010) considère que des réformes politiques sont nécessaires pour favoriser un environnement dans lequel la participation étudiante n’est n’est pas simplement encouragé, mais est structurellement soutenu. Zepke (2014) ajoute que réformer les politiques institutionnelles pour prioriser l’engagement étudiant nécessite de remettre en question les cultures académiques existantes et de développer des cadres qui reconnaissent les diverses manières dont les personnes étudiantes contribuent à leurs environnements d’apprentissage.

3. Question et objectifs

Considérant que les questions d’EDI en enseignement supérieur ont pris une direction davantage axée sur la gestion, et considérant que la situation des populations étudiantes historiquement marginalisées en enseignement supérieur apparaît inchangée en dépit des mouvements portant l’EDI, que révèle le vécu des étudiantes et étudiants universitaires à propos des principes d’EDI véhiculés par l’université? Cette recherche[1], qui s’intéresse au point de vue des personnes étudiantes dans une perspective ascendante, poursuit les objectifs suivants:

  • Identifier des points d’achoppement dans l’expérience étudiante en lien avec l’EDI à l’université;

  • Identifier les populations étudiantes susceptibles de vivre des discriminations;

  • Proposer des pistes pour intégrer la voix des personnes étudiantes à la prise de décision.

Pour répondre adéquatement à cette question, la recherche s’est appuyée sur un cadre conceptuel traitant d’équité, de diversité et d’inclusion, ainsi que de différentes formes de discrimination.

4. Ancrages conceptuels

Les principes d’EDI poursuivent des objectifs de justice sociale et visent à contrer toutes formes de discriminations.

4.1 Équité

L’équité, dans sa recherche de justice, vise à pallier les inégalités et la discrimination. Elle implique un traitement différencié qui tient compte des particularités de chacun, donc qui ne s’applique pas de la même façon pour tous (Doutreloux et Auclair, 2021). Ce traitement différencié doit avantager les plus vulnérabilisés sans pour autant accentuer l’écart entre les plus faibles et les plus forts (Rawls, 1987).

Pour explorer le vécu étudiant en ce qui a trait à l’équité, cette recherche s’est appuyée sur le cadre théorique de Solar (1998). Inspirée des courants de démocratie, d’égalité, de libération et de partage du pouvoir par les groupes dominés au sein de la société, Solar (1998) propose d’utiliser l’outil de la Toile de l’équité pour situer tout processus visant l’équité sur quatre axes paradigmatiques. Ces axes entendent passer de la pensée à l’action et sont en lien avec l’émancipation et la participation des populations marginalisées:

Figure 1

Axes de la Toile de l’équité

Axes de la Toile de l’équité
Source: Figure adaptée de Solar (1998)

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  • La prise de parole rend la personne qui parle visible et le groupe marginalisé en pouvoir de dire ce qu’il souhaite voir reconnu et changé;

  • La mémoire permet de pallier le vide identitaire des peuples dominés;

  • La participation active se traduit par l’implication des personnes à la construction de leurs savoirs et à la définition de leurs objectifs;

  • La prise de pouvoir se matérialise par la mise en place de dispositifs de prise en charge.

4.2 Diversité

La diversité est un état de fait. Elle fait référence à l’éventail des conditions de vie, modes d’expressions et vécus de différentes populations en fonction de facteurs tels que l’âge, la culture, la race, la scolarité, le genre, le handicap, l’orientation sexuelle, le statut d’immigration, le lieu de résidence, la langue et la religion, etc. (Gouvernement du Canada, 2018).

Elle peut se définir à partir de trois représentations différentes: individuelle, contextuelle et sociale (Borri-Anadon et al., 2021). Selon une représentation individuelle, la diversité renvoie au cumul des caractéristiques individuelles de chaque personne et fait référence à leur hétérogénéité. Elle s’inscrit dans l’approche catégorielle postulant que celles et ceux possédant une même caractéristique présenteront des défis semblables et nécessitent des interventions similaires ou identiques. La représentation contextuelle s’inscrit plutôt dans une approche de différenciation pédagogique où le contexte éducatif et la notion de besoins particuliers sont considérés. Quant à elle, la représentation sociale s’appuie sur une construction sociale de la différence qui suppose que la diversité est construite dans les rapports sociaux inégalitaires minorisant certains groupes. Elle s’inscrit dans les finalités d’une éducation inclusive.

Bien que notre recherche mette de l’avant les données sociodémographiques des populations étudiantes universitaires s’apparentant à une approche catégorielle, elle s’appuie aussi sur l’approche sociale interrogeant les représentations de la diversité afin de construire une société plus juste.

4.3 Inclusion

L’inclusion renvoie aux moyens d’exprimer le plein potentiel de la diversité (ORES, 2023). En éducation, elle se contemple sous différents angles, notamment celui de la personne incluse et celui de l’établissement inclusif (Doutreloux, 2023).

Les écrits du Conseil supérieur de l’éducation (2010; 2017) sont éloquents au sujet des éléments clés qui distinguent les établissements scolaires inclusifs. Ces derniers offrent un accès à l’éducation équitable pour toutes et tous en insufflant souplesse et créativité dans les parcours et dans l’accompagnement des personnes étudiantes dans différentes voies de réussite. Ils adaptent les encadrements, les politiques d’accueil et les pratiques pédagogiques en fonction des besoins de la population étudiante et privilégient la recherche de solutions collectives.

Sous un autre angle, une personne incluse ou un groupe inclus sent que ses forces uniques sont valorisées. Ils et elles sentent que leur environnement les encourage à exprimer leur être authentique (idées, perceptions, antécédents, etc.) et leur permet de se sentir accueillies, respectées, valorisées, interreliées, épanouies et en sécurité (Nishii, 2013; Deloitte, 2014).

Ultimement, l’exclusion est une notion largement utilisée pour comprendre et mesurer l’inclusion en éducation. Goyer et Borri-Anadon (2019) avancent que l’exclusion peut être un état, un processus ou un produit. Comme état, l’exclusion se matérialise à travers un individu mal protégé par la société, se situant par conséquent à l’extérieur des échanges sociaux. Comme processus, l’exclusion prend la forme de mécanismes politiques et économiques discriminants, hors du contrôle de celles et ceux qui la vivent, découlant souvent du dysfonctionnement des politiques sociales. Comme produit, l’exclusion représente le résultat de rapports sociaux inégalitaires provenant, entre autres, de la marginalisation, de la disqualification sociale et de la ségrégation spatiale.

Cette recherche s’inscrit dans la notion de l’être authentique qui met de l’avant les sentiments d’accueil, de respect, de valorisation, d’interconnexion, d’épanouissement et de sécurité. Ce sentiment d’inclusion se définit également en réponse à l’exclusion.

4.4 Discrimination 

La discrimination est une action ou une décision qui a pour effet de traiter de manière négative une personne (Commission canadienne des droits de la personne [CCDP], 2023). Ses manifestations diffèrent en fonction des personnes et des groupes qu’elle vise. Toutes les formes de discrimination s’inscrivent dans des systèmes d’oppression et se manifestent tant dans les structures et les politiques que dans les comportements individuels. Elles peuvent être directes et visibles, ou subtiles et considérées comme ordinaires (Brière et al., 2022).

  • Le sexisme est une manifestation du système patriarcal supposant que les hommes détiennent le pouvoir (Delphy, 2004). Il érige le masculin en norme et le féminin en marge.

  • Le racisme découle d’un système binaire de discrimination basé sur la représentation de la race. Il est centré sur l’Occident et son système colonial (Grosfoguel, 2011) et qualifie la blanchité comme étant la norme.

  • Le classisme désigne la discrimination basée sur le statut social ou le statut socioéconomique. Dans ce système, la norme est la classe moyenne. Les personnes en situation de pauvreté sont exclues et considérées comme appartenant à une classe inférieure (Lott, 2002).

  • Le capacitisme physique ou mental (Brière et al., 2022) réserve un traitement négatif aux personnes vivant avec un handicap visible ou invisible, les personnes de la culture sourde (Leduc 2019) et les personnes de la neurodiversité (Nugent, 2018).

  • L’âgisme représente l’action de stéréotyper une personne sur la base de son âge ou celui auquel on l’associe. Les enfants, les jeunes adultes et les personnes aînées sont plus susceptibles de vivre ce type de discrimination (Organisation mondiale de la santé [OMS], 2019).

  • Le cisgenrisme se base sur l’identité de genre et privilégie les personnes s’identifiant au genre qui leur a été assigné à la naissance (les personnes cisgenres). Il marginalise les personnes trans qui ont une identité qui outrepasse les cadres binaires de sexe et de genre (Baril, 2015).

  • L’hétérosexisme est un système de discrimination et de préjugé envers les personnes dont l’orientation sexuelle diffère de l’hétérosexualité. Il suppose que tout le monde est hétérosexuel et que cela constitue la norme (Gouvernement du Canada, 2019).

  • Le colonialisme est un processus de domination politique, économique, sociale et culturelle d’un peuple par rapport à un autre (Shohat, 2020) qui s’apparente au racisme. Il réfère à un processus hégémonique impliquant la persistance de rapports coloniaux de pouvoir (Sanna et Varikas, 2011).

  • La grossophobie regroupe l’ensemble des comportements visant à humilier, dénigrer ou culpabiliser les personnes dont le poids est supérieur à la moyenne (Office québécois de la langue française [OQLF], 2019).

  • Le linguicisme est une forme de discrimination et de stigmatisation fondées sur l’usage de la langue et des accents (Bourhis et al., 2007).

Notre recherche s’appuie sous toutes les formes de discrimination ainsi que sur le concept d’injustice épistémique.

5. Précisions méthodologiques

Afin de prendre en compte le point de vue situé des personnes étudiantes, nous avons recours à une approche interprétative et critique (Merriam, 2009) qui se manifeste par le désir et l’intérêt de comprendre et d’interpréter la réalité des principales concernées à partir des significations qu’elles-mêmes leur donnent.

Considérant la nature des objectifs de recherche poursuivis, une approche mixte a été retenue. Plus précisément, la méthode quantitative de la recherche descriptive (Robert, 1988) a facilité le premier repérage des points d’achoppement de l’expérience étudiante en lien avec l’EDI ainsi que l’identification des principales populations étudiantes vivant de la discrimination. Par la suite, les méthodes qualitatives propres à la recherche interprétative (Savoie-Zajc, 2011) ont été utilisées pour renforcer et donner de la profondeur aux premières données.

5.1 Cueillette et analyse de données

Un questionnaire en ligne, hébergé sur la plateforme LimeSurvey, a été utilisé pour entrer en relation avec l’ensemble des étudiantes et étudiants de l’Université Laval à l’hiver 2023. Il explore des variables sociodémographiques, d’inclusion, d’équité, de diversité et de discrimination aux moyens de questions ouvertes et fermées.

Les données qualitatives recueillies proviennent des commentaires des personnes participantes à propos de leur:

  • Sentiment d’inclusion à l’université

  • Perception de l’équité à l’université

  • Vision de la diversité à l’université

  • Expérience de la discrimination

Les données quantitatives recueillies proviennent des questions fermées utilisant une échelle de Likert et renseignant sur:

  • La valorisation de l’identité unique des personnes et des groupes;

  • Le traitement des besoins des étudiants et étudiantes et l’égalité des chances;

  • La reconnaissance des particularités de la population étudiante;

  • Les caractéristiques sociodémographiques.

Pour composer les items de la section portant sur l’inclusion, nous nous sommes basés sur le concept d’être authentique de Nishii (2013) et Deloitte (2014) qui met l’emphase sur la valorisation des forces, le sentiment de justice, d’accueil, de respect, d’interrelation, d’épanouissement et de sécurité. Ce concept inclut également la présence d’environnement encourageant la participation aux processus de décision. Les items proposés dans la section traitant d’équité sont pour leur part inspirés du cadre théorique de la Toile de l’équité de Solar (1998) qui distingue quatre axes paradigmatiques: silence/parole, omission/mémoire, passivité/participation active et impuissance/prise de pouvoir. Le concept de la diversité s’appuie sur le cadre des représentations de Borri-Anadon et al. (2021) et se retrouve quant à lui convoqué dans deux sections du questionnaire: celle traitant de l’expérience étudiante en lien avec la diversité (perspectives contextuelles et sociales) et celle portant sur les questions sociodémographiques (perspectives catégorielles).

La méthode d’analyse des données privilégiée dans cette recherche est mixte. Les données quantitatives ont été traitées à l’aide du logiciel SPSS (version 27): des statistiques descriptives ont été générées et des corrélations ont été réalisées afin de décrire les caractéristiques sociodémographiques des personnes participantes et d’analyser les liens existants entre l’expérience étudiante en matière d’inclusion, d’équité et de diversité et le profil sociodémographique des répondants et répondantes. Pour ce faire, nous avons retenu les variables suivantes:

Tableau 2

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Quant aux données qualitatives, elles ont été étudiées selon des stratégies d’analyse thématique ouverte et d’analyse thématique fermée (Paillé et Mucchielli, 2016). Dans le premier scénario, l’analyse ouverte a fait émerger la présence ou l’absence de sentiment d’inclusion, la perception de l’équité ainsi que la vision de la diversité. Concrètement, les données se sont premièrement vu octroyer une étiquette émergente. Après quelques lectures, des étiquettes partageant des caractéristiques similaires ont été fusionnées. Finalement, les commentaires de chacune des étiquettes ont été réunis, synthétisés et reformulés dans le souci permanent de porter la parole des personnes participantes le plus fidèlement possible. Une analyse thématique fermée basée sur les dix formes de discriminations présentées dans le cadre conceptuel a été effectuée à l’aide des données qualitatives recueillies dans les mêmes questions ouvertes. Toutes les données analysées selon ces méthodes thématiques ont fait l’objet d’un codage et d’une reformulation synthétique.

En cohérence avec notre cadre théorique et nos inclinaisons épistémologiques, une autoréflexion sur nos propres croyances, expériences et positions sociales s’est opérée en continu. Ces réflexions, partagées entre co-autrice et co-auteur lors de rencontres d’équipe, ont à l’occasion permis de réorienter nos analyses et de préciser nos interprétations.

5.2 Échantillon

La recherche fait appel à un échantillon de volontaires composé de 205 personnes provenant de toutes les facultés de l’Université Laval et inscrites en session d’hiver 2023, composé de 205 personnes aux profils diversifiés en termes de genre, d’orientation sexuelle, d’origine, de religion et de parcours scolaire.

Tableau 3

Caractéristiques sociodémographiques des personnes participantes

Caractéristiques sociodémographiques des personnes participantes

Tableau 3 (continuation)

Caractéristiques sociodémographiques des personnes participantes

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6. Résultats et discussion

Les données recueillies dans la recherche permettent de présenter les discriminations et principaux points d’achoppement vécus par la population étudiante en lien avec l’EDI et la participation aux processus décisionnels. Voici un résumé des résultats:

Tableau 4

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6.1 Expérience de l’inclusion

La première section du questionnaire portait sur la question de l’inclusion quant à la valorisation des forces uniques, à la sécurité d’accueil, au respect, à l’appartenance et à l’interconnexion.

  • Question: «À l’université, je ne me sens pas inclus·e et interrelié·e avec les autres.»

Figure 2

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Les réponses à cette question nous informent que ce sont les personnes de couleur, les membres de la communauté LGBTQ2+ et les personnes pratiquant une religion autre que le catholicisme qui se sentent les plus exclues.

Selon l’expérience des étudiantes et étudiants, trois facteurs nuisent particulièrement à l’inclusion à l’université:

  • La culture compétitive d’excellence

    «Je crois que le climat de compétition et de surpasser ses limites en tout temps est complètement malsain et je suis très critique des exigences des programmes et de la conciliation travail/études/vie personnelle

    Personne participante

    «On invite parfois les étudiant·es à compétitionner entre eux et on ne soutient pas beaucoup les efforts associatifs

    Personne participante
  • Les préjugés et biais inconscients entraînant la discrimination et les microagressions

    «On a l’impression que si on est pas [sic] québécois on est pas à notre place

    Personne participante

    «C’est comme si à cause de mes racines amérindiennes j’ai le sentiment que je ne devrais pas être à l’université

    Personne participante
  • Le traitement des différends à la faveur du corps professoral

    «J’ai été discriminé par une professeure, j’ai fait une plainte, mais je n’ai jamais eu de suivi!»

    Personne participante

    «Elle m’a dit que je devais consulter un psychologue, alors que le dessein de mon intervention auprès d’elle était loin d’être relié à une détresse psychologique

    Personne participante

Les analyses de données montrent une corrélation positive et faible, mais significative entre l’expérience défavorable en inclusion (exclusion) et les personnes étudiantes en situation de handicap (r = ,166; p < ,05) ou originaire d’Afrique (r = ,203; p < ,05). Ainsi les personnes issues de ces groupes ont davantage le sentiment de ne pas être incluses et interreliées avec les autres.

6.2 Expérience de l’équité

La deuxième section du questionnaire portait sur la question de l’équité. Les résultats présentés se réfèrent à deux axes de la Toile de l’équité de Solar (2007): silence/parole et impuissance/prise de pouvoir.

6.2.1 Axe de la parole

  • Question: «Dans mes cours et auprès de mes professeur·es, je me sens invisible, j’ai l’impression que ma voix (mes opinions, mes visions, etc.) n’est pas considérée.»

Figure 3

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Bien que le pourcentage de personnes ayant répondu être en accord ou tout à fait en accord avec la question semble faible (23 %), en croisant les données sociodémographiques aux réponses à la question, nous apprenons que 92 % des personnes allophones, 71 % des personnes étudiantes de l’international, 71 % des personnes ayant des responsabilités familiales et 70 % des personnes en situation de handicap sentent que leur voix n’est pas considérée par le corps professoral. Cela pourrait s’expliquer par les formes de discrimination telles que le linguicisme, le racisme le classisme, le capacitisme, le statut social ou le statut socioéconomique, mais aussi par des stéréotypes basés sur l’âge étant donné que les étudiants et étudiantes parents ont un profil qui correspond moins à celui de l’universitaire type.

6.2.2 Axe de la prise de pouvoir

Question: «À l’université en général, je ne me sens pas encouragé·e à prendre part aux réflexions institutionnelles. J’ai l’impression que les décisions ont été prises à l’avance et que je dois m’y conformer.»

Les réponses à cette question montrent que 52 % des personnes répondantes expriment leur impuissance devant les processus de prise de décisions institutionnelles. Ce pourcentage est particulièrement élevé et démontre une situation préoccupante.

Figure 4

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Les analyses révèlent une corrélation positive et faible, mais significative entre l’expérience défavorable en équité et les personnes étudiantes en situation de handicap (r = ,198; p < ,05). Ainsi les personnes étudiantes en situation de handicap ont davantage le sentiment de ne pas être encouragées à prendre part aux réflexions institutionnelles, l’impression que les décisions ont été prises à l’avance et qu’elles doivent s’y conformer quand elles sont en situation de handicap.

En revanche nos résultats révèlent une corrélation négative et faible mais significative entre l’expérience défavorable en équité et les personnes étudiantes d’origine ouest-européenne (r = -,259; p < ,01). Ainsi ces dernières ont moins le sentiment de ne pas être encouragées à prendre part aux réflexions institutionnelles, l’impression que les décisions ont été prises à l’avance et qu’elles doivent s’y conformer quand elles sont d’origine ouest-européenne.

6.3 Expérience de la diversité

La troisième section du questionnaire portait sur la valorisation des réalités étudiantes plurielles dans les politiques et règlements institutionnels et l’expérience du racisme.

6.3.1 Axe des politiques

Question: «Les politiques et les règlements valorisent et tiennent compte de ma réalité (héritage familial ou culturel, forces et défis, groupes auxquels je m’identifie).»

Cette question révèle que 35 % des personnes répondantes estiment que les politiques et les règlements ne valorisent ni ne prennent en compte leurs réalités. Nous postulons, comme Magnan et al. (2023), que les démarches d’élaboration de politiques et de plans d’action en matière d’EDI déployés dans les dernières années ont été faites de manière réactive plutôt que proactive, sans inclure les besoins et les expériences étudiantes : «Mon programme d’étude est fermé après 3 sections [sic] sans inscription dû au retard de mon permis d’étude que j’attends depuis plus d’un an» (Personne participante).

Figure 5

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Ce commentaire est en concordance avec les recherches de Montsion (2023) démontrant des incohérences entre la place des personnes étudiantes de l’international au sein des stratégies d’internationalisation et celle leur étant accordée au sein des politiques EDI.

6.3.2 Axce du racisme

  • Question: «À l’université, j’ai vécu du racisme.»

Figure 6

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Ce graphique nous indique que 40 % des personnes s’identifiant comme personne de couleur vivent du racisme. Il en va de même pour 36 % des personnes étudiantes allophones, 33 % des personnes s’identifiant à une minorité religieuse, 25 % des personnes des Premiers Peuples et 21 % des personnes étudiantes de l’international.

Tableau 5

Résultats de l’analyse corrélation entre l’expérience étudiante en lien avec l’équité, la diversité et l’origine, le statut scolaire et le statut religieux

Résultats de l’analyse corrélation entre l’expérience étudiante en lien avec l’équité, la diversité et l’origine, le statut scolaire et le statut religieux

Note: *p < ,05: ** p < ,01

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Cette analyse indique également des corrélations négatives significatives entre l’expérience défavorable à la diversité et les personnes étudiantes d’origine nord-européenne (r = -, 175; p < ,05) ou ouest-européenne (r = -, 182; p < ,05). Ceci montre que ces groupes de personnes étudiantes ont moins vécu le racisme.

Au regard des données sociodémographiques, il appert que la couleur de la peau et la maîtrise de la langue d’enseignement influent largement sur l’expérience du racisme à l’université.

Des commentaires recueillis soulignent également la présence de dynamiques de pouvoir au sein de la population étudiante ayant pour effet de remettre en question la capacité de connaître et de raisonner de certaines personnes en fonction de leur appartenance à un groupe. Ces injustices et ces microagressions sont dirigées vers les personnes racisées: «Je constate que mes collègues racisé·es ne sont parfois pas pris autant au sérieux que moi et les autres étudiant·es blancs. Iels sont plus “micro-managé·es” par certain.es étudiant·es blanc·hes du même niveau» (Personne répondante).

Ce constat résonne avec les recherches de Magnan et al. (2021) démontrant que l’espace universitaire contribue à la (re)production «voire à la réification des rapports sociaux de race» (p. 1).

7. Conclusion

Cet article propose de considérer la voix des personnes étudiantes pour élargir la portée des actions en matière d’EDI des établissements d’enseignement supérieur. En misant sur le point de vue situé des étudiants et étudiantes de l’Université Laval, l’article fournit un éclairage sur leur expérience vécue.

Au sujet du sentiment d’inclusion à l’université, les résultats de la recherche nous informent que les personnes de couleur, les membres de la communauté LGBTQ2+ et les personnes pratiquant une religion autre que le catholicisme se sentent davantage exclues. Les trois principaux facteurs nuisant à l’inclusion à l’université seraient: la culture compétitive d’excellence, les préjugés et biais inconscients entraînant la discrimination et les microagressions, ainsi que le traitement des différends à la discrétion du corps professoral. Au sujet de la perception de l’équité à l’université, les données démontrent que les personnes allophones, les étudiants et étudiantes de l’international, les personnes ayant des responsabilités familiales et les personnes en situation de handicap se sentent invisibles aux yeux de leurs professeures et professeurs. Elles démontrent également que la majorité des personnes répondantes ne se sent pas encouragée à prendre part aux réflexions institutionnelles. Au sujet de la vision de la diversité à l’université, les personnes répondantes estiment que les politiques et les règlements ne valorisent ni ne prennent en compte leurs réalités.

Engager les étudiants dans le processus décisionnel au sein des universités peut être une forme puissante de résistance aux politiques néolibérales, promouvant la justice sociale et l’équité dans l’enseignement supérieur (Mountz et al., 2015). Carey (2013) souligne que les politiques institutionnelles qui facilitent la participation étudiante dans les processus décisionnels peuvent conduire à une gouvernance plus inclusive et plus réactive, bénéficiant à la fois à l’établissement et à la population étudiante. De même, les impliquer dans la co-création et la révision des programmes d’études améliore la pertinence et la qualité des programmes éducatifs, favorisant ainsi un environnement d’apprentissage plus inclusif (Bovill et al., 2011). Qui plus est, l’implication politique des étudiantes et des étudiants dans la gouvernance universitaire serait, selon Klemenčič (2015), essentielle pour démocratiser les établissements d’enseignement supérieur et garantir que les politiques et les décisions prises soient représentatives de l’ensemble de la communauté universitaire.

Pour considérer la voix et l’expérience étudiante dans la prise de décision institutionnelle dans une perspective ascendante, notamment dans la révision des plans d’action en matière d’EDI et des politiques touchant les personnes étudiantes, la littérature suggère d’employer des méthodes participatives telles que des groupes de discussion et des enquêtes impliquant un large éventail étudiant (Seale et al., 2015) et des processus de délibérations démocratiques (Manin 2011). L’implication effective peut également être rehaussée par la création de conseils consultatifs étudiants se réunissant régulièrement avec l’administration universitaire pour discuter et influencer les politiques institutionnelles (Carey, 2013). Cela, en donnant accès aux représentantes et représentants étudiants à des programmes de formation pour améliorer l’efficacité de leur rôle et garantir que leurs contributions soient prises au sérieux dans le processus décisionnel (Lizzio et Wilson, 2009). On suggère aussi d’impliquer les étudiantes et étudiants en tant que partenaires dans la co-création des programmes et la conception des cours (Bovill et al., 2011) par l’entremise de programmes structurés permettant aux personnes étudiantes de travailler aux côtés du corps professoral dans la planification et l’évaluation pédagogiques. Cette dernière initiative aurait démontré des niveaux accrus d’implication étudiante et de réussite scolaire (Cook-Sather et al., 2014).

Enfin, il demeure essentiel pour les établissements de connaître les populations étudiantes qui les fréquentent en s’intéressant à leurs points de vue, leurs expériences et aspirations. De plus, pour éviter de reproduire les rapports de pouvoir présents en enseignement supérieur qui compliquent souvent la participation des personnes étudiantes en quête d’équité aux processus décisionnels, il importe de s’assurer d’une représentativité accrue au sein du corps étudiant.

Cet article apporte des connaissances utiles au sujet du vécu et des besoins des personnes étudiantes à l’université et démontre que les établissements devraient fournir un effort supplémentaire pour prendre en compte leur voix dans les structures décisionnelles. Malgré cela, les analyses présentées comportent quelques limites. Son écueil principal réside dans l’absence d’analyse invoquant l’intersectionnalité (Collins et Bilge, 2016). En effet, les objectifs de la recherche penchant davantage vers des analyses catégorielles et contextuelles ne permettent pas à d’explorer suffisamment la considération de l’addition des systèmes d’oppression chez un même individu ou un groupe. Une autre faiblesse de l’étude réside dans le type d’échantillon non représentatif et le faible taux de participation à l’enquête qui font en sorte que les données générées par cette dernière ne devraient pas être utilisées seules, mais plutôt en complément d’autres données administratives. Finalement, étant donné que la politique institutionnelle en matière d’EDI de l’Université adoptée en 2023 ne comporte pas de plan d’action, il est encore tôt pour en évaluer les retombées. Cela étant dit, nous souhaitons, par cette nouvelle production de connaissances, inciter les personnels de l’enseignement supérieur à mener des changements selon une approche ascendante, en considérant systématiquement les points de vue des groupes étudiants dans leurs réflexions et leurs actions en matière d’EDI.