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1. Introduction

Tandis que les dynamiques d’encampement (Agier, 2014) se multiplient aux portes de l’Union européenne (UE) concomitamment à l’aggravation des conflits libyens et syriens, la thématique de l’éducation en contexte de camp est peu explorée. Certains chercheurs déplorent le manque de données sur la question (Cooper, 2005; Lanoue, 2006; Fresia, 2007; Dryden-Peterson et al., 2015) tandis que d’autres regrettent qu’elles se concentrent sur des enjeux didactiques (Arvisais et Charland, 2015). La didactique a pour objet les méthodes d’enseignement et d’apprentissage, par conséquent elle s’intéresse trop peu à ce qui se déroule en dehors de la classe pour comprendre les répercussions de dynamiques éducatives sur l’environnement d’un camp de réfugiés. Le manque de données sur la thématique est aussi lié au fait que la multiplication des camps en Europe soit récente et liée à un cadre juridique spécifique. Il existe un régime d’asile européen commun[1] (RAEC) codifié dans les années 2000 et 2010, constitué de cinq textes que les pays membres ont dû transposer dans leur droit national. Parmi ces textes, le règlement dit «de Dublin» est un pilier de l’approche hotspots (zone d’urgence migratoire) dont nous allons détailler la construction. La Commission européenne a présenté en 2015 un agenda pour la période 2015-2020[2] en soulignant la nécessité d’avoir une «approche globale». Le déploiement de l’approche hotspots dans les États de l’UE que la Commission européenne considère comme confrontés à des «pressions migratoires démesurées» y est inscrite. En pratique, il s’agit de l’Italie et de la Grèce. En juillet 2015, le commissaire Dimitris Avramopoulos a adressé aux États membres de l’UE une feuille de route[3] concernant sa mise en oeuvre. L’approche hotspots est censée proposer un cadre pour assister les pays dits «en première ligne» (Rodier, 2017). En Italie, la Commission européenne a fixé les hotspots autour de Pozzallo, Porto Empedocle, Trapani et Lampedusa. En Grèce, ils sont localisés sur les îles de Lesbos, Samos, Chios, Léros et Kos. L’approche hotspots est articulée autour de l’enregistrement, l’identification, la prise d’empreintes digitales et le recueil de témoignages des demandeurs d’asile ainsi que de la gestion des opérations de retour. L’objectif est de déterminer qui est admissible à l’asile. Une fois identifiés, les candidats doivent déposer leur demande de protection en Italie ou en Grèce en raison du règlement de Dublin, ce sont en effet ces États qui ont joué un rôle prépondérant dans l’entrée des migrants au sein de l’UE et c’est sur leur territoire qu’ils ont été identifiés.

2. Problématisation: dépasser le cadre de la didactique

Officiellement, l’approche hotspots est présentée comme celle qui permet aux migrants de déposer une demande d’asile, demander une relocalisation ou faciliter un retour dans le pays d’origine. Officieusement, si elle a permis l’identification et l’enregistrement de la plupart des migrants, les procédures sont si lentes qu’elle est à l’origine des «goulets d’étranglement» qui contribuent à la prolifération des camps. Par exemple, les 350 000 arrivées par la mer en 2016 en Grèce et en Italie sont plus nombreuses que les départs. Entre mars 2016 et décembre 2016 il y a eu 748 renvois vers la Turquie pour 17 000 arrivées dans les hotspots des îles grecques. En Italie, moins de 20 % des décisions de retour sont exécutées (Wessberg et Szabolcs Fazakas, 2017). Sur un terrain où les camps se multiplient, il nous est apparu lors de nos enquêtes, dont la méthodologie sera précisée dans la section suivante, que les dynamiques éducatives que nous avions l’ambition d’y étudier dépassaient le spectre de leurs prérogatives liées aux enseignements et celui de leurs destinataires naturels qui seraient les enfants. Il devenait nécessaire de différencier les institutions ayant un impact sur le quotidien des usagers du camp des structures récréatives qui se revendiquaient être des écoles mais ne comblaient, au mieux, qu’un vide laissé béant par les systèmes publics éducatifs.

Si le terme «complexe éducatif» a été choisi dans le cadre des développements à venir, c’est parce que ceux-ci regroupent les équivalents des écoles maternelles et élémentaires mais aussi des aires de jeux, de réunions, des locaux administratifs et des espaces réservés aux adultes. Cet article propose de dépasser le cadre de la didactique pour explorer l’éducation en contexte de camp d’un point de vue sociologique. Plutôt que de s’intéresser à la question de la transmission des savoirs comme ce qui a été proposé jusqu’alors (Arvisais et Charland, 2015), il semble crucial de se poser la question suivante: quel peut être l’effet de la présence d’un complexe éducatif sur le visage et l’environnement de ce camp?

L’objectif de l’article est de modéliser le concept de «forme-école» que nous utilisons pour décrire l’influence des complexes éducatifs sur le visage des camps. Dans notre argumentation, nous présenterons en premier lieu notre méthodologie puis reviendrons sur la construction de notre définition du concept de camp. Ensuite, nous présenterons dans la partie consacrée aux résultats les éléments contribuant à la multiplication des complexes éducatifs au coeur de ces camps. Enfin, nous décrirons dans la discussion les caractéristiques de la forme-école qui sont en mesure de bouleverser l’environnement des camps et la conclusion mettra en lumière le processus de détotalisation des camps cités dans cet article pour ouvrir de nouvelles réflexions.

3. Méthodologie: une ethnographie multisituée dans les camps de Grèce

Entre 2017 et 2019, nous nous sommes rendus en Grèce à de nombreuses reprises et avons passé deux à trois mois sur place chaque été afin de mieux comprendre le rôle et la place des complexes éducatifs dans les camps. Concernant l’arrivée de migrants en Grèce durant cette période, on en dénombre 35 052 en 2017, 50 215 en 2018 et 71 386 en 2019[4]. Les Syriens sont les plus représentés, suivent les Irakiens, les Afghans et les Pakistanais.

Nous avons mené une ethnographie multisituée à l’échelle de plusieurs camps, aux profils et aux statuts juridiques, en étudiant trois dimensions qui sont les lieux, les réseaux et les groupes d’appartenance comme le fait Hamidou Dia dans le cadre de ses recherches sur les villages multisitués sénégalais (2010). Nous avons adopté une double posture, objectivante et participante, en mobilisant notre passé d’enseignant pour négocier l’accès au terrain et miser sur la proximité sociale et affective que nous avions avec une forte proportion de nos enquêtés. Pour autant, nous ne nous sommes pas vus considérés comme «sociologues indigènes» (Schwartz, 1993), n’ayant que peu enseigné nous-mêmes dans l’environnement des camps. Parmi les camps traversés, ceux de Skaramangas, Eleonas et Ritsona sont situés en Grèce continentale tandis que ceux de Vial, Kara Tepe, Moria et Vathy se trouvent sur des îles de la mer Égée. Les camps situés en Grèce continentale ont le statut de Reception and Accomodation Center (RAC) tandis que ceux des îles de la mer Égée, situées face à la Turquie et soumises à l’approche hotspots, ont le statut de Reception and Identifiaction Centers (RIC).

Nous nous sommes concentrés sur une enquête qualitative, notamment à travers des entretiens semi-directifs, auprès de toutes les parties prenantes de l’éducation. La même grille d’entretien a été utilisée lors des 56 entretiens menés, ils ont tous été retranscrits et codés manuellement pour regrouper les citations par thèmes génériques. Leur durée a oscillé entre 45 minutes avec les acteurs les moins loquaces et 1 h 30 avec les plus prolixes. Pour documenter l’intérieur des camps, il était nécessaire de comprendre les décisions extérieures qui les modelaient. Nous avons donc construit un réseau d’enquêtés en entonnoir, en commençant par contacter les acteurs supra-nationaux (ONU, UE) puis nationaux (ministères) et locaux (municipalité, réseaux militants, acteurs de l’éducation formelle, acteurs de l’éducation non formelle, administrateurs des camps). Il nous semble opportun de faire dès à présent la différence entre l’éducation formelle et non formelle. L’éducation formelle se définit par des moments et processus conçus pour l’apprentissage, dans une optique diplômante. L’éducation non formelle comprend des dispositifs structurés parallèles au système officiel mais dont la visée diffère de celle de l’éducation formelle (Bordes, 2012). Dans cet article, l’éducation formelle caractérisera le système public éducatif grec et l’éducation non formelle l’éducation dispensée dans les camps. Les migrants eux-mêmes n’étaient pas l’objet de cette enquête, trois familles avec enfants ont malgré tout été rencontrées dans le cadre d’entretiens qui ont permis d’améliorer la compréhension du contexte. Ils se sont déroulés dans les camps de Skaramangas et Eleonas. En parallèle de la conduite d’entretiens, nous sommes parvenus lors de chacune des immersions dans les camps à glaner des autorisations permettant d’assister durant quelques heures à la vie des complexes éducatifs qui s’y trouvaient et à mener 17 observations de classe. Elles ont été analysées à travers une grille d’observation prenant en compte le rôle de l’enseignant, celui des élèves et le jeu d’interactions se déroulant entre tous les acteurs. Tous les entretiens et toutes les observations ont été confrontés à la littérature scientifique mais aussi au cadre juridique du droit international, du droit européen et aux programmes scolaires, c’est ce que révèlent les citations choisies.

Ces trois années d’enquête ont été marquées par différentes modalités d’entrée dans les camps en fonction des évolutions du contexte géopolitique de la Grèce et des enjeux migratoires de l’UE. Nous avons néanmoins pu, lors de chaque séjour en Grèce, visiter de nouveaux camps à mesure que notre réseau se consolidait. Nous nous sommes appuyés sur un acteur clé par strate (supranationale, nationale, locale) pour nous adapter aux exigences administratives conditionnant l’entrée dans les camps et avoir accès à tout le panorama des acteurs de l’éducation destinée aux enfants des camps. Dès 2017, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) nous a recommandés à de nombreux acteurs de terrain qui ont facilité notre entrée dans les camps. En 2018, c’est la rencontre déterminante d’une cheffe de projet du ministère de l’Éducation qui nous a permis de tisser notre toile avant que, la même année, la mairie d’Athènes nous facilite l’accès à un réseau politique grâce auquel nous avons pu conclure notre enquête en 2019 alors que le pays était sous tension en raison de la menace d’un changement de gouvernement et de l’arrivée d’un parti conservateur au pouvoir qui se concrétisera finalement en 2019.

4. Cadre d’analyse: vers une définition étoffée du concept de camp

Cette recherche s’intéresse aux dynamiques «d’encampement» (Agier, 2014) qui ouvrent un champ d’études parallèlement à la multiplication des lieux d’enfermement. Cette notion est définie autour de trois critères dont le premier est celui de l’extraterritorialisation de sites dont les contours sont parfois difficiles à définir et qui apparaissent comme des «hors-lieux» ou des «hétérotopies» (Foucault, 1994). Cette caractéristique hétérotopique doit être associée à un régime d’exception en vigueur à l’intérieur des camps et à une exclusion du jeu social se déroulant alentour pour correspondre à la définition de la «forme-camp» (Agier, 2014). Or, la multiplication des camps en Europe interroge l’essence de cette notion puisque les catégorisations traditionnelles sont mises à mal. En effet, les dichotomies entre camps ouverts et fermés (Intrand et Perrouty, 2005) ou entre les camps formels ou informels (Corbet, 2014) ne correspondent plus à la réalité puisque les camps européens recoupent souvent plusieurs dimensions. En ne prenant en compte que les caractéristiques de la «forme-camp» de Michel Agier, le risque devient de qualifier tous les lieux d’enfermement comme des camps, quand bien même ils représenteraient une passerelle vers l’intégration durable des migrants au sein d’une société.

Pour éviter cet écueil, nous avons fait le choix d’une entrée par la sociologie des institutions totales (Goffman, 1968) afin de catégoriser les différents camps recensés sur le territoire. Une institution totale est définie comme suit:

Un lieu de résidence et de travail, où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées.

Goffman, 1968, p. 41

Cette approche était peu utilisée dans le cadre des recherches récentes sur les camps, souvent influencées par des approches géographiques. Nous n’avons relevé que deux études suivant un cheminement intellectuel similaire au nôtre, une sur les camps du nord-est soudanais (Le Houérou, 2006) et une sur le centre d’accueil de Mineo en Italie (Bassi, 2015). L’article de Le Houérou sur le nord-est soudanais est intéressant dans sa théorisation de l’infériorité structurelle des encampés dans une situation de «dépendance absolue» face aux administrateurs du camp en raison de la maigreur des contre-pouvoirs. Ses résultats font avancer la discipline mais son approche qui ne prévoit pas l’analyse des rapports sociaux entre institutions ne lui permet pas de mettre en lumière le fait que l’école est l’un des principaux contre-pouvoirs dans un camp. L’apport de Bassi, quant à lui, réside dans le fait qu’un centre d’accueil ouvert puisse être catégorisé en tant qu’institution totale à travers des caractéristiques comme le statut institutionnel, la vie recluse ou les barrières aux échanges sociaux avec l’extérieur. Ses conclusions sont déterminantes mais, comme pour Le Houérou, le manque d’analyses sur les interactions institutionnelles ne permet pas de mettre en lumière l’influence de l’école.

En sus des trois caractéristiques précitées de la forme-camp de Michel Agier (2014), nos choix nous ont conduit à sélectionner sept camps de Grèce présentant les caractéristiques des institutions «totales» telles que définies par Erving Goffman (1968) et correspondant aux trois dimensions suivantes:

Une fonction de mise en dépôt des pensionnaires, une logistique dédiée au gardiennage des hommes, une spécialisation dans le contrôle totalitaire de leur mode de vie.

p. 11

Cet article entend décrire l’influence de ce que nous définirons comme «formes-écoles» sur la dimension totale (Goffman, 1968) des «formes-camps» (Agier, 2014) que nous avons retenues en Grèce. Il convient alors de comprendre pourquoi en parallèle de la prolifération des camps nous assistons à une prolifération des complexes éducatifs dans ces camps et à l’institutionnalisation d’un déni d’inclusion (Idrac et Rachédi, 2017).

5. Résultats: le développement de dynamiques éducatives en contexte de camp

Cette partie qui présente les résultats permet de comprendre comment et pourquoi les complexes éducatifs se développement dans les camps autour de deux axes: des choix politiques restrictifs et des lacunes structurelles dans le système éducatif public. Il convient alors de modéliser et caractériser ces complexes éducatifs peu étudiés par la littérature récente à travers le concept de «forme-école».

5.1 Un déni d’inclusion dans le système formel en miroir de politiques migratoires restrictives

En Grèce, ce sont les écoles primaires qui sont responsables de l’inscription des enfants dans le secteur de l’éducation formelle. L’éducation est obligatoire et gratuite pour tous les enfants et un simple rendez-vous avec la direction d’une école doit être suffisant. Néanmoins, une forme de déni d’inclusion s’organise dans les écoles publiques et semble le fait des pressions exercées par la communauté sur les directeurs. Des procédés d’éloignement à géométrie variable sont mis en oeuvre par les personnels de direction qui s’achètent une forme de paix sociale. L’une de mes enquêtées, enseignante, résume la situation:

Il y a une désinformation sur la question des carnets de vaccination dont l’absence est présentée comme rédhibitoire, alors qu’il est aisé de se faire vacciner gratuitement en Grèce et que ce document n’existe pas dans certains pays de provenance des migrants. L’outil informatique semble également utilisé lorsque des directeurs refusent d’inscrire des enfants arabophones en prétextant que leurs logiciels ne peuvent écrire l’alphabet arabe.

Une dynamique de plus grande ampleur est orchestrée par l’État, qui empêche les inscriptions de tous les enfants vivant dans les camps des îles de la mer Égée alors qu’un programme spécifique leur est offert. Il s’agit du Reception Facilities For Refugee Education (DYEP, si l’on utilise l’acronyme grec qui est le plus usité) qui poursuit un objectif transitionnel entre la situation d’urgence et l’installation durable en permettant aux enfants des camps de fréquenter une école publique quelques heures par jour, essentiellement lorsque les élèves grecs sont partis. Dans une logique de mixité, les élèves grecs et ceux des camps se croisent néanmoins lors de certaines plages horaires, lors d’une récréation ensemble par exemple. Dans les camps, ce sont des Refugee Education Coordinators (REC) employés par le ministère de l’Éducation qui enregistrent les demandes des familles pour inscrire les enfants au DYEP. La REC du camp de Skaramangas a souhaité évoquer lors de notre rencontre un autre dispositif intitulé Zones of Education of Priorities (ZEP) qui existait depuis de nombreuses années mais dont le cadre a été adapté en 2017:

Toutes les écoles en ZEP qui accueillent entre 9 et 20 enfants en situation de migration peuvent, en vertu de l’évolution du cadre législatif, ouvrir une classe spécifique disposant de financements dédiés à l’accueil des migrants. Les élèves sont censés y être en permanence inclus à une classe ordinaire et bénéficier d’un soutien particulier en grec, anglais, mathématiques, sciences.

La coordinatrice de l’UNICEF en Grèce, rencontrée à de nombreuses reprises, tenta une analyse de cette évolution du cadre:

L’évolution s’explique par le fait que le cadre des DYEP était devenu trop strict en étant exclusivement dédié aux enfants des Reception and Accomodation Centers (RAC) qui est le statut juridique des camps situés sur le continent ce qui excluait de facto les enfants issus des Reception and Identification Centers (RIC) qui est le statut juridique des camps de la mer Égée.

Néanmoins, l’évolution du cadre des ZEP n’a jamais représenté une solution viable puisque ce dispositif n’est accessible qu’aux enfants vivant en dehors des camps et que les migrants des îles ne vivent que dans des camps. Par conséquent, aucune possibilité ne s’offre à eux pour inscrire leurs enfants dans un système d’éducation formel, qu’il s’agisse du DYEP ou des ZEP. Pour la représentante permanente du ministère de l’Éducation grec au sein de l’Education Sector Working Group (ESWG), qui est une instance coordonnant la réponse éducative à la crise migratoire traversée par la Grèce: «Le déni d’inclusion que l’éducation formelle oppose aux enfants vivant dans les camps des îles est politique, les migrants sont maintenus volontairement dans les RIC et la situation d’urgence est de plus en plus oppressante.»

Les choix restrictifs en matière de politiques migratoires offrent une grille de lecture mais le déni d’inclusion, qui va entraîner une multiplication du nombre de complexes éducatifs dans les camps, se joue aussi sur fond de lacunes structurelles du système public éducatif.

5.2 Un déni d’inclusion dans le système formel en raison de lacunes structurelles

Dès notre première enquête en 2017, la responsable de l’ONG Arsis, située à Thessalonique, évoquait des stratégies d’étiquetage désuètes. Pour elle, comme pour la majorité des acteurs rencontrés par la suite:

Tenter de réinvestir avec les enfants issus des flux migratoires actuels des dynamiques ayant fonctionné par le passé ne peut mener qu’à l’échec. En Grèce, les pédagogies utilisées dans le cadre de la scolarisation de ces enfants empruntent en effet à celles dédiées aux élèves allophones ou à celles dédiées aux enfants issus de familles de voyageurs. Or, ces stratégies font l’impasse sur une caractéristique majeure des enfants rencontrés dans les camps: le trauma.

Cette notion est initialement considérée comme suit dans le champ de la psychologie: «Un évènement de la vie psychique du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique» (Laplanche et Pontalis, 1967, p. 604).

Depuis les années 1990, avec la reconnaissance de l’état de stress post-traumatique, le trauma qui est devenu son synonyme est plutôt défini de la manière suivante:

Un évènement exceptionnel, violent et menaçant pour la vie ou bien l’intégrité physique ou psychique de l’individu, tel qu’agression, accident, catastrophes ou évènement de guerre, mais aussi de l’avoir vécu sur le mode du trauma, dans l’effroi, l’horreur et le sentiment d’impuissance et d’absence de secours.

Crocq, 1999, p. 269

Le trauma qui perdure pour les enfants durant leur parcours migratoire met alors en danger les dynamiques de transmission culturelle permises par l’éducation et à mal la reconstruction d’un «moi interculturel» (Derivois et al., 2009 et 2013). Une anecdote, qui nous a été rapportée par la REC du camp de Vial, sur l’île de Chios, également enseignante au sein de la structure, est illustratrice:

Deux enfants étaient en train de jouer lorsqu’un avion de chasse est passé dans le ciel, l’un des deux enfants, syrien, prit ma main et cria «kyria, kyria» ce qui signifie «madame, madame» avec un regard me signifiant de ne pas m’inquiéter. Cet avion franchissant le mur du son lui rappela les bombardements.

L’enseignante analysa la scène comme un signe extérieur de trauma, détaillant que parfois sans signe avant-coureur, certains se mettent à pleurer quand d’autres généralement «sages» se mettent à perturber la classe. Cette perturbation est évoquée en lien avec la violence et le fait que certains «frappent» leurs camarades: «Il s’agirait d’une forme de mimétisme puisque les enfants, malgré leur jeune âge, répètent les comportements d’adultes qui sont parfois leurs propres parents.»

Sur cette question de trauma, une cheffe de projet chargée de l’implantation d’écoles maternelles dans les camps considère que la prise en compte immédiate du trauma des enfants devient un facteur clé de succès dans le cadre d’une transition vers l’éducation formelle. Dans la même logique, le programme DYEP précité, décliné à partir des recommandations d’un consortium de chercheurs, impose des formations en soutien psychosocial aux enseignants et enseignantes qui accueillent des enfants issus des camps. Paradoxalement, cette attention portée au soutien psychosocial ne se retrouve pas dans la liste des préoccupations des acteurs de l’éducation formelle, tentés de ne pas inclure les enfants des camps pour éviter d’être eux-mêmes déstabilisés. La deuxième conséquence des stratégies d’étiquetage désuètes que subissent les enfants des camps est la suivante selon l’ONG Arsis déjà citée: «Ils se voient imposer des pédagogies dont l’objectif unique est l’apprentissage de la langue grecque le plus rapidement possible. Il y a donc une véritable tentation d’acculturation.»

L’acculturation a pour conséquence la transformation des «systèmes culturels en présence» (Abdallah-Pretceille, 1996) et va à l’encontre d’un objectif d’interculturation qui a émergé dans les années 1990. Elle suppose en effet une «double transformation réciproque des systèmes culturels en présence» (Clanet, 1993, p. 70). Cette démarche qui favorise la reconstruction du moi interculturel des enfants constitue le point de départ de la propagation du bien-être dans le camp et peut faire de l’école encampée une étape positive du parcours migratoire des enfants. Pour la coordinatrice de l’UNICEF: «Le langage n’est qu’un vecteur pour les apprentissages et l’enjeu devient pour les enseignants des camps d’entrer dans une démarche visant la production de la transculturalité.»

La transculturalité va «mobiliser le collectif au-delà de l’individu» (Forestal, 2008) afin de dépasser le stade de la double transformation produite par l’interculturalité. Les écoles formelles manquant de compétences dans la construction de dynamiques transculturelles, le déni d’inclusion maximise la prolifération de complexes éducatifs dans les camps. En les écartant volontairement, le système public d’éducation en Grèce encourage la condition d’outsider (Becker, 1963) des enfants issus des camps et les place en dehors de la norme établie. Dès lors, il convient d’établir comment l’objet que nous appellerons «forme-école» permet d’abolir ce statut d’outsider voire de désenclaver le camp.

L’une des plus grandes enquêtes de ces dernières années sur l’inclusion des enfants en situation de migration a eu lieu en France et met en lumière les lacunes du système éducatif sur le soutien psychosocial et la construction de dynamiques transculturelles (Armagnague-Roucher et al., 2018). Les résultats de cette enquête nous ont éclairés pour analyser la situation en Grèce. Les entretiens cités confirment que l’objectif principal des dynamiques éducatives qui se déroulent dans les camps est celui de la transition vers l’école formelle à l’extérieur. Le camp doit être une étape positive de la carrière scolaire des enfants et le lieu où ils pourront se préparer à rejoindre un système public éducatif en étant pris en charge d’un point de vue psychosocial et en intégrant la dimension transculturelle dans laquelle ils vont évoluer.

5.3 Privilégier l’identité des enfants au service de la transculturalité

Après avoir établi les lacunes du système public éducatif grec dans la construction de dynamiques transculturelles, nous commencerons par évoquer le fait que les apprentissages proposés par les formes-écoles sont centrés sur l’identité des enfants. Cela explique que le contenu des programmes scolaires n’est qu’une réponse à l’objectif de transition qui, conjuguée à la potentielle application immédiate des savoirs offerts sera à même d’éveiller la curiosité des parents et de leur bénéficier. En Grèce, la réponse éducative à la crise migratoire est dévolue à l’ESWG que nous avons déjà cité et qui est coordonné par l’UNICEF. Dans les camps, cette agence de l’ONU décline ses objectifs en s’appuyant sur trois partenaires principaux que sont les ONG Elix, Metadrasi et Solidarity Now. Afin de poursuivre l’objectif de transition qui débouchera sur une inclusion au sein du DYEP, l’UNICEF expose sa stratégie: «Le programme scolaire à décliner dans les camps doit être proche de celui de l’éducation formelle: grec, anglais, mathématiques, sciences, histoire, activités sportives et culturelles tout en gardant un lien avec les langues maternelles.»

Il s’agit de la raison qui a poussé l’UNICEF à recommander une entrée dans les enseignements par les langues mais en ne les considérant qu’en tant que simples vecteurs permettant de travailler les autres compétences, y compris des compétences cognitives, critiques et créatives. Dans cette logique, la transculturalité tient une place de choix et l’UNICEF recommande la présence d’interprètes en classe, notamment pour garder un lien avec la langue maternelle. Les compétences orales des enfants sont un socle sur lequel les enseignants et enseignantes peuvent s’appuyer puisque leur parcours migratoire leur a permis d’acquérir des bases dans plusieurs langues. Selon l’UNICEF et sa coordinatrice: «Le système public éducatif grec ne travaille pas suffisamment le développement des compétences orales des élèves ce qui représente un frein dans la prise en charge du trauma des enfants.»

Nous avons rencontré les coordinateurs des ONG partenaires de l’UNICEF plusieurs fois entre 2017 et 2019 ainsi que des enseignants et enseignantes oeuvrant au coeur des camps. Pour eux, les élèves doivent être acteurs de la conception des apprentissages sous peine de désintérêt. La coordinatrice de Metadrasi a tenté de modéliser son approche:

Cela débouche souvent sur la proposition d’enseignements mobilisables dans la vie quotidienne. Cette attention portée aux envies des élèves n’abolit pas la valeur éducative des interventions et permet de travailler le langage tout en prenant le contre-pied de l’acculturation en vigueur dans le système public éducatif.

Pour ce faire, la dimension transculturelle des enseignements avec un focus sur l’identité des enfants, sur leur «éducation reçue» (de Saint-Martin et Gheorgiu, 2010), devient le facteur déterminant de l’élaboration du programme scolaire des formes-écoles. Plusieurs travaux, notamment québécois, traitent de l’importance pour les intervenants, éducatifs ou sociaux, de prendre comme point de départ l’histoire familiale des populations migrantes avec lesquelles ils travaillent (Rachédi et al., 2011; Montgomery et al., 2012). Néanmoins, ces données sont souvent inaccessibles dans un premier temps en raison du mutisme et du trauma. Or, à l’échelle d’une forme-camp, à travers une action éducative basée sur l’identité des élèves en tant que composante centrale des apprentissages (Cummins, 2009), il devient possible de recueillir des récits biographiques qui vont permettre la construction du collectif nécessaire à l’objectif de construction de transculturalité. Cela s’effectue à travers des techniques comme le dessin ou les activités artistiques. Il peut aussi s’agir de l’étude de textes plurilingues, de l’utilisation des réseaux sociaux ou encore de vidéoconférences comme celles menées entre l’école maternelle du camp de Ritsona et celle de la ville de Chalkida. Dans un camp, comme l’a envisagé l’ONG Elix, le soin du trauma et la transculturalité sont définis en tant que processus qui n’est jamais acquis et doit faire l’objet d’une attention permanente.

Le retour du dialogue avec les enfants a permis aux acteurs et actrices de l’éducation non formelle de faire un état des lieux de ce dont ils avaient eux-mêmes besoin. À l’issue de celui-ci, un programme scolaire autour des questions de la vie quotidienne s’est dessiné, et il a pu être instauré immédiatement au sein du camp. Du continent aux îles grecques, les structures qualifiées de formes-école sont arrivées aux mêmes conclusions avant de proposer des séances s’intégrant au sein de séquences thématiques: se déplacer, lire un plan, faire les courses, parler à la police, prendre les transports en commun. Le partenariat entre l’enseignant et les élèves dans la construction du programme – l’adulte restant force de proposition comme à Vial ou à Kara Tepe où les déplacements ont été travaillés à la suite d’accidents – permet la création d’un climat de confiance et le renforcement du sentiment d’appartenance à un groupe. L’enseignant, à travers sa capacité d’écoute, devient un membre à part entière du collectif transculturel.

5.4. Une prise en compte du trauma des enfants qui rejaillit sur les adultes

Avec un programme scolaire orienté sur la survie, qui permet de reprendre un certain contrôle sur la vie quotidienne, les enfants font un premier pas vers la sortie de leur condition d’outsider. Dès lors, la forme-école va susciter l’intérêt de leurs parents et des autres adultes du camp. Cela va permettre de contrecarrer un invariant des parcours migratoires des familles qui est l’inversion des générations (Moro, 1998) aboutissant à la parentification des enfants (Boszormenyi-Nagy, 1965). Tandis que l’inversion des générations semble se construire sur les lacunes des parents dans le domaine langagier et leur compréhension du monde extérieur, les enfants appréhendent mieux ces dimensions (Moro, 1998) qui sont intégrées via les institutions éducatives. Paradoxalement, la fréquentation d’une forme-école renforce initialement la parentification des enfants. La définition de la parentification de Boszormenyi-Nagy, plusieurs fois actualisée, est actuellement considérée comme suit:

Un processus relationnel interne à la vie familiale qui amène un enfant ou un adolescent à prendre des responsabilités plus importantes que ne le voudraient son âge et sa maturation dans un contexte socioculturel et historique précis et qui le conduit à devenir un parent pour ses (ou son) parents.

Le Goff, 1999, p. 45

Le phénomène de parentification est surmultiplié dans les camps et se concrétise par une inversion de parentalité, dépassant celle des générations. La parentalité est une notion apparue dans les années 1990 dont la définition n’a fait consensus que récemment:

La parentalité désigne l’ensemble des façons d’être et de vivre le fait d’être parent. C’est un processus qui conjugue les différentes dimensions de la fonction parentale, matérielle, psychologique, morale, culturelle, sociale. Elle qualifie le lien entre un adulte et un enfant, quelle que soit la structure familiale dans laquelle il s’inscrit, dans le but d’assurer le soin, le développement et l’éducation de l’enfant. Cette relation adulte/enfant suppose un ensemble de fonctions, de droits et d’obligations (morales, matérielles, juridiques, éducatives, culturelles) exercés dans l’intérêt supérieur de l’enfant en vertu d’un lien prévu par le droit (autorité parentale). Elle s’inscrit dans l’environnement social et éducatif où vivent la famille et l’enfant.

Conseil national de la parentalité, 2011, p. 247

En contexte de camp, les parents connaissent un niveau de trauma élevé tout en étant happés par des impératifs administratifs et délaissent leur rôle au point que les enfants deviennent les maîtres de maison et s’occupent de l’approvisionnement en denrées alimentaires pour ce qui représente les dimensions matérielles de la parentalité. Ils jouent le rôle d’interface avec la société d’accueil dans le cadre de la dimension sociale de la parentalité puisqu’ils disposent de capacités langagières plus expertes correspondant à une dimension culturelle de la parentalité. Il n’est enfin pas rare que les enfants les plus âgés s’occupent des enfants les plus jeunes au point de devenir leur autorité morale ou s’inquiètent de la santé de leur propre parent au point de devenir un soutien psychologique.

L’histoire de la forme-école du camp de Skaramangas, qui a été narrée par une coordinatrice de l’ONG Elix, permet d’exemplifier comment le processus d’inversion de parentalité peut être infléchi. La production de rapports sociaux par une forme-école est engagée par les enfants, à partir du moment où ils deviennent les premiers prescripteurs de l’institution:

Au début, le complexe scolaire était dans les premiers temps de son activité régulièrement vandalisé et subissait des vols, notamment de matériel informatique. Il faisait face à une forme de mépris de la part des administrateurs du camp, ses containers étaient parfois déplacés en dehors du temps scolaire sans que les enseignants ne soient au courant. Ce n’est qu’après l’appropriation du complexe par les enfants, qui le défendaient au point de dénoncer les voleurs, que la propagation du bien-être a pu s’enclencher dans le camp.

Selon cette coordinatrice, c’est à ce moment qu’est apparu un deuxième niveau de prescripteurs qui est celui des parents. Ces derniers passaient de plus en plus de temps au sein de la forme-école, allant jusqu’à la défendre, la protéger et la recommander. De la même manière que la construction des piliers de la forme-école, la curiosité puis l’appropriation par les parents ne vont pas de soi. Après la construction d’un programme scolaire lié à la vie quotidienne, le processus d’appropriation passe par une parentalisation des activités. Pour l’ONG Metadrasi:

La parentalisation, pour nous, est caractérisée par l’expression de «faire asseoir les parents» et les travailleurs du complexe éducatif ont reçu pour consigne de ne plus parler aux parents sur le pas de la porte ou dans les espaces récréatifs. Ils insistent pour les recevoir assis, dans un lieu clos, même si la discussion est brève.

Pour la coordinatrice de Metadrasi au camp de Vial, en accordant cette attention aux parents, leur intérêt pour la forme-école peut s’auto-entretenir. Lorsque les discussions découlent d’une volonté des intervenants éducatifs ou de la direction de la forme-école, elles sont suivies d’un moment festif permettant les échanges. Au sein de la forme-école du camp de Kara Tepe, sur l’île de Lesbos, les coordinateurs de Metadrasi ont installé une salle réservée à l’accueil des parents, avec des jeux, des interprètes, afin qu’ils puissent échanger pendant que les enfants sont en classe. Souvent, lors de ces moments, les parents prennent du plaisir, y compris les parents Grecs lorsqu’ils sont conviés. En effet, sur les îles de Lesbos et Chios où les camps sont proches de villes ou villages ce qui n’est pas sans susciter certaines tensions, l’ONG Metadrasi a sollicité les associations locales de parents d’élèves pour organiser des rencontres dans le camp. Par la suite, certains membres de ces associations locales de parents sont devenus des soutiens dans le combat politique face à des municipalités parfois conservatrices. Les travailleurs de Metadrasi développent un argumentaire pour attirer les parents grecs potentiellement réfractaires:

Nous parlons de la diaspora grecque ou du fait que de nombreux Grecs aient vécu à l’étranger. La parentalité devient une priorité de l’ONG car elle permet un retour immédiat sur la condition des enfants, ces derniers sont heureux de voir leurs parents passer de bons moments avec les parents des camarades grecs dans le cadre d’activités festives.

Dès lors, le bien-être qui se développe à l’intérieur de la forme-école peut en franchir les portes et bouleverser les caractéristiques du camp.

6. Discussion conclusive: jeux d’interactions et détotalisation des camps

Nous définissons la forme-école autour de son objectif de transition vers la norme que représente le secteur de l’éducation formelle et de ses piliers qui sont la prise en charge du trauma des enfants ainsi que la construction de dynamiques transculturelles. Comme évoqué précédemment, les travaux sur l’éducation en contexte de camp sont rares (Cooper, 2005; Lanoue, 2006; Fresia, 2007; Dryden-Peterson et al., 2015) et ceux sur les effets d’un complexe éducatif à l’échelle d’un camp n’existent pas (Arvisais et Charland, 2015). Enfin, les enquêtes sur les camps à travers le prisme des institutions totales (Le Houérou, 2006; Bassi, 2015) n’étudient pas les complexes éducatifs en tant qu’objets qui génèrent des faits sociaux. Par conséquent cet article a vocation à prolonger la réflexion pour envisager la portée d’une telle institution au sein d’un camp et ouvrir de nouvelles perspectives de réflexion. En effet, à mesure que la forme-école parvient à contrecarrer l’inversion de parentalité entre les adultes et les enfants, elle va infléchir les caractéristiques totales du camp.

Si la forme-école est capable de bouleverser l’ensemble du camp, c’est parce qu’elle est la seule institution à interagir avec toutes les autres dans le cadre d’interactions que nous qualifions de directes ou indirectes. Les interactions directes correspondent à une situation où une institution ne peut assumer sa mission sans être en contact avec la forme-école. Par exemple, une représentation du ministère de l’Éducation dans un camp aura besoin des listes d’enfants enrôlés par la forme-école pour les orienter vers le DYEP. Quant aux interactions indirectes, elles correspondent à des situations où deux institutions ne sont pas en mesure de communiquer sans un intermédiaire qui est la forme-école. Par exemple, lorsque la Croix Rouge ne parvient pas à soigner les migrants quand bien même ils en auraient besoin, parce que la santé est un sujet qui fait peur, la forme-école invite les migrants, les soignants et met les populations en relation pour dédramatiser l’acte de soin. De plus, les formes-écoles sont les seules institutions à interagir avec l’extérieur du camp dans le cadre d’interactions extracamps comme les sorties scolaires, voire de faire rentrer l’extérieur pour des représentations artistiques. Enfin, elles sont les seules à permettre les interactions intercamps, entre plusieurs camps, puisque les familles passent très souvent par plusieurs camps durant leur parcours.

Par conséquent, nos résultats mettent en lumière que la présence de «formes-écoles» peut permettre d’aller vers une détotalisation des camps au même titre que certains chercheurs étudiant des institutions à la lumière des travaux de Goffman soulignent une relative détotalisation des prisons (Rostaing, 2006, 2009; Bony, 2015) ou de certaines institutions de santé (Cormi et El Haïk-Wagner, 2021). Le processus qui voit la forme-école prendre la place centrale du jeu interactionnel qui se déroule au sein du camp va être à même d’abolir les trois caractéristiques de l’institution totale que nous présentions précédemment: une fonction de mise en dépôt des pensionnaires; une logistique centrée sur le gardiennage des hommes; une spécialisation dans le contrôle totalitaire de leur mode de vie (Goffman, 1968). Dès lors, il convient d’en décrire quelques effets sur les camps qui ont été mentionnés dans cet article.

Le point de départ de la détotalisation d’un camp comme Skaramangas se trouve dans la parentalisation des activités d’Elix. Les stratégies d’attraction des parents ont fonctionné et rejailli sur tous les adultes. À Eleonas, une réflexion profonde a été menée par cette ONG pour susciter la curiosité des parents à travers l’élaboration d’un programme scolaire attractif pour les adultes. Du côté de Ritsona, où la mise en dépôt est renforcée par l’éloignement de la ville la plus proche, l’attente prenait le pas sur toute autre activité. Dans ce camp, où l’école maternelle du camp est gérée par la même directrice que celle de l’école maternelle de la ville de Chalkida, les interactions extracamps ont été aisées à mettre en oeuvre et ont contrecarré l’inversion de parentalité. Plus globalement, dans ces trois camps, à mesure que l’inversion de parentalité s’estompait, les usagers ont repris le contrôle de leur mode de vie et les comportements individuels ont été modifiés.

Sur les îles, comme à Vial, le positionnement de la forme-école juste à l’extérieur du camp a permis de donner l’impression que se rendre dans les locaux du complexe éducatif de Metadrasi permettait de «sortir» du camp. C’est ici que se trouve le point de départ de la détotalisation de la forme-camp puisque cela a permis d’influer sur le trauma. En conséquence, la forme-école a tenté de susciter davantage d’interactions extracamps, comme en menant des correspondances avec des écoles de pays étrangers. Les messages positifs propagés dans le camp par les enfants ont suscité l’intérêt des parents qui ont été de plus en plus nombreux à visiter le complexe et devenir destinataires des activités. À Kara Tepe, le point de départ de la détotalisation est d’ailleurs lié à l’implantation d’un espace destiné aux activités paraéducatives qui a suscité la curiosité des adultes au point qu’ils en soient devenus acteurs et destinataires. Sur les îles où l’objectif est de mettre en oeuvre l’approche hotspots, la logistique de gardiennage des hommes atteignait son paroxysme. À travers l’acquisition de compétences permettant aux migrants de traiter d’égal à égal avec les encampeurs, cette logistique s’est estompée et les modalités de mise en oeuvre de l’approche hotspots se sont adoucies, sans quoi les encampeurs ne seraient plus parvenus à assurer leur mission.

Dans tous les camps, la forme-école influence le gardiennage dans la mesure où elle dote les migrants de capacités de communication leur permettant de négocier leurs conditions d’encampement, de revendiquer des améliorations. Ils ne sont plus dépendants des institutions du camp pour leurs activités de la vie quotidienne et se délestent de leur étiquette d’outsiders. Les interactions intracamps ayant bouleversé les comportements individuels, les capacités acquises par les migrants ont ensuite bouleversé le paysage institutionnel. Devant traiter d’égal à égal avec les encampés, les institutions du camp n’ont eu d’autre choix que de modifier leur comportement sous peine de ne plus être en mesure d’assurer leur mission. Les interactions extracamps menées par la forme-école ont ensuite catalysé le processus de détotalisation tant elles ont modifié la temporalité du camp en sortant les migrants de la passivité. L’abolition du contrôle totalitaire du mode de vie est à la fois liée à l’acquisition de compétences et à la modification durable du comportement des institutions. Parmi les caractéristiques contrecarrées par l’activité d’une forme-école, le contrôle totalitaire est véritablement celle qui ouvre de nouvelles réflexions pour la suite car elle pourrait remettre en cause l’essence même de la définition de la forme-camp: une extraterritorialisation, une exclusion du jeu social alentour et un régime d’exception à l’intérieur. En effet, forcés de traiter d’égal à égal avec les encampés dans un espace redevenu un lieu qui n’est plus exclusivement dédié à l’attente, les encampeurs n’ont eu d’autre choix que de modifier leur comportement face à des usagers qui ne sont plus des outsiders. C’est cette adaptation institutionnelle qui sonne chaque fois le glas du contrôle totalitaire des modes de vie. Il conviendra d’interroger, dans le cadre de nouvelles investigations, dans quelle mesure la fin du contrôle totalitaire du mode de vie des encampés n’abolit pas également les caractéristiques des formes-camps pour en faire de nouveaux lieux ou de nouvelles manières d’habiter.