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1. Introduction

Le langage fait partie des compétences fondamentales qu’un individu doit développer pour son intégration sociale et sa réussite scolaire. Il semble que la quantité et la qualité des conversations des enfants d’âge préscolaire à la maison sont de bons prédicteurs du niveau de scolarité au secondaire (Goswami et Bryant, 2007) et que les pratiques dialogiques dans les classes du primaire et du secondaire sont positivement reliées à l’apprentissage des élèves (Howe et Abedin, 2013).

Par ailleurs, nous savons que le langage joue un rôle important dans le développement de compétences émotionnelles comme la compréhension et la régulation des émotions (Cole et al., 2010), considéré comme étant au centre du développement cognitif et socio-émotionnel de l’enfant. Son rôle dans la signification et la régulation des émotions est de plus en plus étudié: c’est par le langage que les individus peuvent se représenter, communiquer (au sens complexe et varélien du terme; Varela, 2017), donner du sens à leurs expériences subjectives dès le plus jeune âge. Les liens entre compétences émotionnelles et langagières intéressent alors davantage la recherche en éducation pour leur pertinence dans l’étude des facteurs de fonctionnement (Kwon et al., 2017) et de réussite scolaire chez l’enfant (Denham et al., 2012). En outre, il existe des preuves évidentes de relations positives entre compétences langagières et émotionnelles (Beck et al., 2012) et l’expérience de l’art (Eschenauer, 2014).

Nous abordons l’art au sens de John Dewey (1934/2010) qui le définit comme une pratique expérientielle à partir «d’un matériau physique, que ce soit le corps ou quelque chose d’extérieur au corps, avec ou sans l’intermédiaire d’outils, en vue de fabriquer quelque chose de visible, d’audible ou de tangible» (p. 99). L’expérience est basée sur les mécanismes réciproques et cumulatifs du cycle action-perception. En ce sens, les activités qui visent l’expérience de l’art semblent favoriser la conscience de soi et d’autrui par une pratique sans dichotomie langage verbal/langage corporel, émotions/cognition, perception/action/et raisonnement (Eschenauer, 2019). On connaît aussi maintenant les liens entre la réception d’une oeuvre artistique via les neurones miroirs et la résonnance émotionnelle avec la simulation d’action s’opèrant au niveau cérébral, entre autres par le champ de la vision (Freedberg et Gallese, 2007). Qu’il s’agisse de réception ou de production d’oeuvre, ces activités pourraient donc augmenter l’expérience émotionnelle associée à l’expérience langagière et plus largement à l’expérience esthétique en tant que science de la connaissance sensible et du goût (Dewey, 1934/2010). Ainsi, la responsabilisation de l’élève envers soi et les autres pourrait émerger par le biais du sensible dans leur manière d’advenir au monde, notamment par le sentiment d’unité que l’expérience esthétique propre et partagée procure. En effet, le sensible comprend la perception intime en relation avec la perception des autres et du monde. Dans les situations scolaires stimulant l’émergence de l’expérience esthétique par la rencontre avec l’art, on ne peut disjoindre les constituants du soi que sont pensée, émotion, intention et action, des relations actives et perceptives avec autrui ni de la relation avec l’environnement. L’art, perçu comme agi, est à la fois une forme de langage et de communication la plus universelle possible (Dewey, 1934/2010). L’art questionne et met en questionnement. Il irrite et permet ainsi de changer de regard sur le monde, sur les autres, sur soi (Bähr et al., 2019). L’unité propre à cette dynamique esthétique pourrait ainsi renforcer le développement de l’esprit critique au fondement de l’advenir au monde.

Dans le cadre des institutions spécialisées, soit accueillant des élèves en situation de handicap, les pratiques créatives ont souvent fait leurs preuves au service de l’accompagnement éducatif et thérapeutique (Doyon, 2014). Pourtant, en milieu ordinaire, elles trouvent rarement leur place hormis dans l’enseignement artistique alors qu’elles sont reconnues comme un levier pour apprendre à communiquer, notamment dans une langue étrangère (Eschenauer, 2019). De plus, la créativité peut être apprise (Bonnardel et al., 2023), par exemple en s’exerçant à jouer la comédie: la pratique du théâtre, en tant qu’approche émotionnelle et créative, peut accroître la compréhension et l’inférence des états émotionnels des personnages à partir de textes théâtralisés ou développer les compétences de communication en anglais langue étrangère.

Au-delà du théâtre, plusieurs méta-analyses font apparaître que l’éducation artistique pluridisciplinaire semble entretenir des liens positifs et significatifs avec différentes mesures composites du niveau scolaire parmi lesquelles les compétences verbales occupent une place importante (voir le rapport de l’OCDE de Winner et al., 2014).

Pour autant, d’un point de vue institutionnel français, l’éducation artistique et culturelle (EAC) est plus souvent préconisée pour «l’acquisition de repères culturels ainsi que le développement de la faculté de juger et de l’esprit critique» (Ministère de l’Éducation nationale [MEN], 2015b, p. 100). Elle vise à cultiver la sensibilité et la curiosité surtout chez les élèves de cycles 1 et 2, ainsi qu’à développer la créativité au cycle 4. Même si l’EAC est aussi préconisée pour fournir aux élèves une culture commune dans les cinq domaines de formation, dont «les langages pour penser et communiquer», constitutifs du socle commun de connaissances, de compétences et de culture (MEN, 2015a), les enseignants et enseignantes doivent garder à l’esprit que «la principale justification de l’éducation artistique doit rester la valeur intrinsèque des arts et les compétences et modes de pensées essentiels qu’ils permettent d’acquérir» (Winner et al., 2014, p. 295). Autrement dit, si l’EAC permet des acquisitions transférables dans d’autres domaines, c’est plus vers des compétences utiles à la vie de tous les jours, notamment la conscience responsable et éthique liée à l’engagement, que vers des apprentissages de connaissances liées aux disciplines (dates historiques, faits de grammaire, etc.) qu’elle doit s’illustrer afin de ne pas courir le risque d’instrumentaliser l’art ou de réduire voire empêcher l’expérience esthétique, c’est-à-dire émotionnelle, sensorielle, kinesthésique (Dewey, 2010).

Nous avons alors voulu tester, par deux dispositifs pédagogiques, l’influence du développement des compétences émotionnelles sur le niveau de langage et la capacité à communiquer chez les enfants d’âge scolaire, et plus particulièrement dans les classes charnières du primaire vers le secondaire du système éducatif français (CM1-CM2: 4e et 5e classes après l’entrée à l’école obligatoire, élèves entre 8 et 11 ans). Nous allons d’abord présenter le cadre théorique de nos deux études dont nous rappellerons ensuite les principaux résultats avant de remarquer ce qu’elles ont en commun. C’est sur cette base que nous tenterons de modéliser, pour les recherches à venir, en quoi des dispositifs pédagogiques qui ont en commun la mise en oeuvre de médiations artistiques pour se relier au monde peuvent participer au développement de compétences émotionnelles et langagières, essentielles à la construction de soi.

2. Cadre théorique

2.1 Compétences émotionnelles

La compétence émotionnelle est un concept multidimensionnel qui, d’un point de vue historique, se rapporte au modèle d’intelligence émotionnelle proposé par Mayer et Salovey (1997). D’après ce modèle, l’intelligence émotionnelle consiste en la capacité à percevoir, comprendre, utiliser et gérer les émotions. Il s’agit ici d’une conception de l’intelligence émotionnelle comme compétence et non comme trait de personnalité. La conscience émotionnelle (CE), à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement dans nos travaux (Eschenauer et al., 2023; Pasquier et al., 2022), recouvre les dimensions de perception (reconnaître les expressions émotionnelles faciales, vocales et gestuelles des personnes qui nous entourent) et de compréhension des compétences émotionnelles (Pasquier, 2021) (connaissance conceptuelle des émotions basée sur la pensée propositionnelle et le langage). La CE est définie comme la capacité d’expérimenter des états subjectifs différenciés, à les interpréter ainsi qu’à les imaginer et les identifier chez les autres (Lane et Schwartz, 1987). La capacité à utiliser le vocabulaire des émotions est la plus importante des huit sous-compétences qui se rapportent à la compréhension des émotions (Saarni, 1999). Dans ce sens, la connaissance conceptuelle des émotions semble être fortement associée aux compétences langagières (Beck et al., 2012).

2.2 Compétences langagières

Le langage est un concept complexe aux multiples facettes qui se compose des versants réceptif (compréhension) et productif (expression), dans les domaines de l’oral et de l’écrit. La compétence langagière implique le développement progressif de capacités dans différents sous-domaines du système linguistique et de la pragmatique (Astington et Filippova, 2005).

D’importantes relations entre les compétences orales de parole et d’écoute (que l’on nomme également «oratie» [oracy]; Wilkinson, 1970) nécessaires à la communication, l’alphabétisation et l’écriture (littératie) ont été repérées chez les enfants d’âge scolaire (Boyd et Galda, 2011). En outre, la capacité des enfants à utiliser la parole pour exprimer leurs pensées et communiquer avec les autres (Alexander, 2012 cité dans Mercer et al., 2017) se construit dans les contextes sociaux quotidiens. Grâce aux interactions, qu’elles soient corporelles et/ou verbales, les enfants apprennent les attentes sociales à l’égard des situations de communication (Goffman, 1974).

De plus, un consensus se fait autour de l’idée qu’apprendre à s’exprimer de façon claire et construite à l’oral passe par des échanges en contextes naturels et de jeux dans le but de fournir des situations concrètes porteuses de sens pour l’enfant (Saracho et Spodek, 2008). De ce point de vue, des situations d’oratie en classe centrées sur les expériences émotionnelles du quotidien sollicitées par le contact avec des supports artistiques (albums de jeunesse, oeuvres d’art, captations de spectacles, etc.) peuvent constituer, en milieu scolaire, un environnement favorisant la parole et l’écoute. S’appuyer sur des situations d’échanges autour des émotions et des expériences sensibles qui s’y rapportent offre, selon nous, un terrain fertile permettant aux élèves de travailler leurs compétences orales de façon naturelle et avec un objectif clair: mieux se comprendre et comprendre les autres dans une visée éthique, c’est-à-dire pour s’engager dans la co-construction d’un monde viable et durable grâce au décentrement permis par l’expérience de l’art (Varela, 1996) et donc de se responsabiliser.

2.3 Compétences communicationnelles et créativité

Au-delà de l’approche développée par l’«oratie», d’autres modèles mettent l’accent sur l’importance des interactions langagières dans le développement des compétences communicationnelles. Varela propose en effet un modèle intégratif de communication qui se fonde sur la complexité et la dynamique du langage en tant que processus cognitif et créatif «incarné» ou «encorporé[1]» (embodied). Selon ce paradigme de l’énaction, le cerveau ne fonctionne pas comme un ordinateur, mais fait partie intégrante du corps de l’individu, lui-même en interaction avec les autres et l’environnement. Pour les chercheurs dans ce domaine, il n’y a donc pas d’écart entre le corps et l’esprit (Varela, 2017). Ainsi, la communication, notamment orale, n’est pas seulement une information envoyée d’un émetteur à un récepteur, ni un contenu purement linguistique constitué d’un lexique et d’une syntaxe. Elle est phénoménologique et repose sur un ensemble de composantes que nous avons proposé d’intégrer dans un cadre commun regroupant les compétences cognitivo-émotionnelles (fonctions exécutives et conscience émotionnelle), la production orale et la créativité (Eschenauer et al., 2023).

Notre approche diffère des approches acquisitionnelles plus traditionnelles qui considèrent les composantes de la communication (lexique, syntaxe, prosodie, interactions, langage corporel, émotions, etc.) séparément. Ici, la créativité langagière concerne principalement la capacité des locuteurs à adapter leur comportement et produire un nouveau langage approprié au contexte, mais aussi l’originalité des propositions communicatives des élèves. La communication est un acte créatif puisqu’elle permet la combinaison infinie d’un nombre fini de mots et se réinvente au fil du temps (Aden, 2009). D’après Lubart et al. (2015), la créativité est «la capacité à produire quelque chose qui est à la fois nouveau et approprié au contexte dans lequel il se produit» (p. 23). De plus, les émotions entretiennent également des liens complexes avec les processus créatifs dans la mesure où, le plus souvent, un nouvel apprentissage peut générer une situation d’inconfort émotionnel (Lubart et al., 2015) ou de grande curiosité qui, en contexte sécurisant, pousse l’élève à s’investir dans les activités créatives. Ces adaptations comportementales et sensibles sont rendues possibles par la flexibilité mentale, une des fonctions exécutives nécessaires à la production du langage (Roy, 2015).

Figure 1

Modèle intégratif des trois composantes majeures de la communication orale présenté dans Eschenauer et al. (2023)

Modèle intégratif des trois composantes majeures de la communication orale présenté dans Eschenauer et al. (2023)

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3. Objectif général

L’objectif principal de cet article est donc de proposer, à partir de deux études qui s’intéressent à l’influence de dispositifs pédagogiques impliquant les arts, une façon de penser l’articulation des processus qui participent au développement de compétences émotionnelles et langagières qui appartiennent à des registres habituellement séparés.

3.1 Les études

3.1.1 Étude 1

La première étude est un projet de recherche collaborative financé par la Délégation académique à la formation et à l’innovation pédagogique (DAFIP, Rectorat Aix-Marseille) en partenariat avec la Structure fédérative d’études et de recherches en éducation de Provence (SFERE-Provence) pour une période de deux années (2018-2020). Cette étude a donné lieu à plusieurs publications dont nous rapportons ici les éléments descriptifs principaux des dispositifs testés et des résultats obtenus (Pasquier et al., 2022).

3.1.2 Objectif et méthode

L’objectif était de proposer un dispositif d’enseignement moral et civique (EMC) impliquant des supports artistiques et centré sur le travail de la production langagière orale par l’identification et l’expression des émotions à un groupe expérimental composé d’élèves de CM1 et CM2 (cycle 3; N = 67), comparé à un groupe contrôle avec des élèves de même cycle qui bénéficiaient d’un dispositif d’oral en EMC traditionnel (centré sur les institutions et les valeurs républicaines). Les groupes ont été constitués de manière aléatoire sur la base de trois classes (un CM1, un CM2 et un CM1/CM2) d’une école élémentaire située en réseau d’éducation prioritaire (REP) du sud de la France.

Les deux groupes ont été évalués en deux temps: avant et après la mise en oeuvre de chaque dispositif d’EMC au moyen d’un autoquestionnaire administré par deux expérimentateurs de l’étude afin d’évaluer leurs niveaux de conscience émotionnelle intra- et inter-subjectifs (Levels of Emotional Awareness Scale for Children [LEAS-C], Bajgar et al., 2005). Une batterie de quatre tests visant à évaluer le langage oral (évaluation du langage oral [ELO], Khomsi, 2001) des participants a également été proposée en entretiens individuels par trois orthophonistes recrutés pour le projet. Ces évaluations ont eu lieu deux semaines avant, ainsi que deux semaines après l’application des deux séquences d’enseignement. Ces dernières ont été conduites par un enseignant et une enseignante expérimentés associés au projet, inconnus des élèves. Elles se sont terminées après sept séances de 45 minutes chacune pratiquées de façon hebdomadaire dans chaque groupe et en parallèle dans deux pièces distinctes sur le temps scolaire des élèves.

Nous nous sommes assurées que les deux groupes constitués présentaient bien des niveaux comparables en compétences émotionnelles et langagières avant la mise en oeuvre des dispositifs de cette étude. En effet, il est apparu que les moyennes et les médianes des participants des groupes expérimental et contrôle aux prétests sont similaires concernant les variables émotionnelles et langagières évaluées. Les écarts-types indiquent aussi que les deux groupes présentent la même dispersion en matière de compétence émotionnelle et langagière et que plus de 90 % des valeurs de chaque variable se trouve à moins d’un écart-type de la moyenne. Il semble donc que nos deux groupes présentent des niveaux comparables avant la mise en oeuvre des dispositifs de notre étude.

3.1.3 Les dispositifs testés

Le dispositif expérimental s’est appuyé sur des supports liés aux arts pour permettre de faire progresser les compétences émotionnelles chez les élèves, sachant que langage et émotions sont liés. Notre objectif était de favoriser un contexte qui ne soit ni artificiel ni traditionnel pour aborder la question des émotions et du sensible. Ces supports devaient permettre de faire vivre et exprimer des émotions pour développer la communication des élèves.

Nous avons opté pour un travail sur les compétences des élèves liées à la culture de la sensibilité comme préconisé dans le programme d’EMC de cycle 3 (MEN, 2018), qui repose sur six points: «identifier et exprimer en les régulant ses émotions et ses sentiments; s’estimer et être capable d’écoute et d’empathie; exprimer son opinion et respecter l’opinion des autres; accepter les différences; être capable de coopérer; se sentir membre d’une collectivité».

La séquence d’apprentissage s’est appuyée sur différents supports liés aux arts dans le but de développer les compétences émotionnelle et langagière par:

  • la découverte des différentes émotions à partir d’oeuvres d’art pour travailler le vocabulaire émotionnel et artistique;

  • la lecture d’albums de littérature de jeunesse et l’utilisation de la roue des émotions pour nommer ce que les personnages ressentent;

  • la réalisation d’un dessin à partir d’un geste qui représente une émotion: verbalisation du vécu subjectif et du geste qui permet d’exprimer l’émotion ou les émotions ressenties;

  • le visionnage d’extraits de danse exprimant des émotions différentes pour parler du corps, des sensations liées aux émotions et des moyens de les exprimer à travers le mouvement;

  • la lecture d’un poème sur l’intensité émotionnelle pour parler et représenter la gradation des émotions avec un ballon que l’on gonfle jusqu’à l’éclatement et des moyens possibles pour l’éviter.

La séquence d’apprentissage implémentée dans le groupe contrôle visait également le développement des compétences orales à partir du programme d’EMC (MEN, 2018). Celle-ci portait sur la culture de la règle et du droit pour répondre à quatre objectifs clés: «respecter les règles communes; comprendre les raisons de l’obéissance aux règles et à la loi dans une société démocratique; comprendre les principes et les valeurs de la République française et des sociétés démocratiques; comprendre le rapport entre les règles et les valeurs».

Les sept séances consistaient à: partir des représentations des élèves sur les symboles et emblèmes de la France puis étudier La Marseillaise; comprendre le drapeau avec un texte issu du site officiel de l’Élysée; analyser et apprendre la devise; proposer une approche des institutions françaises avec un focus sur le président de la République; connaître le Parlement français; compléter un schéma des institutions; élargir la leçon à l’Union européenne par l’étude comparative du drapeau, de l’hymne, de la devise et du Parlement.

3.1.4 Résultats

L’objectif principal de l’étude était d’examiner s’il est possible d’améliorer la production orale d’enfants de 9 à 11 ans au moyen d’un enseignement centré sur des échanges autour d’expériences sensibles en classe.

Considérant la taille de l’échantillon et l’asymétrie quasi systématique des données (le test de Shapiro-Wilk a révélé que l’hypothèse de normalité était rejetée pour presque la totalité des variables testées dans les deux groupes aux deux temps du recueil des données), nous avons préféré mesurer la différence potentielle entre les pré- et post-tests par l’épreuve des rangs de Wilcoxon pour échantillons appariés dans chaque groupe.

Nous avons pu constater que comparés à des participants (groupe contrôle) ayant communiqué à l’oral sur des contenus académiques, ceux qui bénéficient de séances centrées sur l’identification, la description et la régulation des émotions à l’aide de supports artistiques (groupe expérimental) connaissent une progression significative de leur conscience émotionnelle et de leurs compétences en production orale d’énoncés. Les valeurs moyennes obtenues par ceux du groupe expérimental concernant les niveaux de conscience émotionnelle intra-individuel, inter-individuel et global diffèrent aux pré- et post-tests de façon significative à l’épreuve de Wilcoxon (seuil inférieur à p < 0,001 dans les trois cas). Concernant le niveau de production orale, la différence est également significative au test de Wilcoxon (seuil inférieur à p < 0,003 dans les trois cas). Le groupe contrôle, quant à lui, ne connaît pas de différences significatives entre les moyennes des pré- et post-tests sur ces mêmes variables (différences non significatives au test de Wilcoxon). Des résultats chiffrés plus détaillés ont été présentés dans un article précédent (Pasquier et al., 2022). Conformément à nos attentes et à la littérature (Beck et al., 2012; Lindquist et al., 2015), ces résultats tendent à montrer que langage et émotion sont liés. En effet, il semble que des pratiques pédagogiques stimulant l’oratie sur la base de supports artistiques et de situations faisant appel à l’expérience sensible participent au développement du langage oral.

On remarque également que les niveaux moyens de lexique, de compréhension immédiate et globale ont connu une évolution significative dans le groupe expérimental (au test de Wilcoxon, les différences sont significatives aux seuils respectifs de p < 0,03, inférieur à p < 0,001 et égal à p < 0,001) et le groupe contrôle (au test de Wilcoxon, les différences sont significatives aux seuils de p < 0,006 pour le lexique et au seuil inférieur à p < 0,001 pour les niveaux moyens de compréhension immédiate et globale). On peut comprendre ces résultats de deux façons: soit les élèves ont progressé pendant cette période du fait de leur scolarisation et des acquis attendus dans le programme éducatif global; soit ils ont mis à profit les enseignements proposés dans les deux conditions de l’étude. Rappelons que le groupe contrôle recevait également un enseignement basé sur un travail majoritairement à l’oral, mais le contenu des échanges ne concernait pas les émotions et ces échanges ne se déroulaient pas dans un contexte sollicitant l’expérience sensible de l’art. Ces deux hypothèses explicatives ne s’excluent sans doute pas l’une et l’autre. En revanche, seul le groupe expérimental a amélioré de façon significative ses compétences en production orale. En outre, les enseignants participants rapportent un climat apaisé à la suite de l’expérimentation car les élèves se parlent davantage. Moins de conflits émergent en classe comme en récréation. L’ensemble de ces données nous amène à penser qu’un travail explicite sur l’expérience et la conscience émotionnelle via les supports artistiques pourrait avoir une force transformative dans la mesure où il renforcerait la capacité à s’exprimer, donc à faire du lien entre soi, les autres et le monde. Cette hypothèse trouve également écho dans les résultats de l’étude 2 présentée ci-après, dont le contexte est très similaire (même classe d’âge, même région, même niveau socio-économique des familles, même taille d’école).

3.2 Étude 2

La seconde étude est intitulée «Créativité, émotions, empathie et apprentissage des langues vivantes à l’école en classe ordinaire» (CELAVIE). Toujours en cours, elle est financée par le pôle pilote AMPIRIC (Aix-Marseille – PIA3: pôle d’innovation, de recherche, d’enseignement pour l’éducation), l’Institut Créativité et innovations d’Aix-Marseille (InCIAM) et SFERE-Provence. Ce projet de recherche a pour objectif général de déterminer les effets de la pratique performative théâtrale sur les compétences de communication langagière des élèves en langue vivante étrangère (LVE) en milieu scolaire. Notre approche complexe de la communication devrait permettre de mesurer le pouvoir transformateur de l’Art, en particulier concernant la capacité à modifier son rapport à soi et à l’autre. Celui-ci pourrait avoir une incidence sur la responsabilité et l’engagement de l’élève. La première phase de faisabilité (2021-2022) menée en cycle 3 a donné lieu à plusieurs publications: nous présentons ici les principaux éléments descriptifs du dispositif testé et la confrontation des données obtenues avec le modèle intégratif des trois composantes majeures de la communication présentée plus haut (cf. schéma 1, Eschenauer et al., 2023).

3.2.1 Objectif et méthode

Nous avons exploré comment la pratique performative théâtrale pouvait développer les compétences de communication d’un élève (appelé Charles) présentant un trouble neurodéveloppemental. L’élève révélait notamment une grande difficulté de gestion émotionnelle, notamment de la colère, qui l’empêchait jusqu’alors de participer aux activités. À chaque situation déstabilisante pour lui, il s’excluait et s’isolait. Il rencontrait aussi des difficultés à comprendre et produire de l’humour et à s’adapter au changement.

Selon un design de recherche de type test-retest, nous avons mesuré par une étude de cas unique l’évolution des scores de Charles dans les trois composantes de la communication au moyen d’une méthode mixte d’analyse des données obtenues par différents outils:

  • les compétences cognitivo-émotionnelles: fonctions exécutives (analyse qualitative des scores de Charles à la version enseignante de l’inventaire des fonctions exécutives [Behaviour Rating Inventory of Executive Function, BRIEF] de Gioia et al., 2013) et conscience émotionnelle ([LEAS-C], Bajgar et al., 2005);

  • les compétences de créativité (analyse de contenu [Bardin, 2013] des entretiens semi-directifs avec l’enseignante, la comédienne et Charles au post-test, en nous concentrant sur les aspects langagiers [langage corporel, verbal] et les propositions scéniques de Charles observées à travers les enregistrements vidéo [méthode de codage en double aveugle avec accord interjuges] puis triangulation des données confrontées aux indicateurs de la créativité selon Fortin et al., 2014);

  • la production orale en LVE (étude qualitative de la variation de la courbe prosodique de Charles à un test pédagogique de langage oral en classe, du témoignage de l’enseignant au post-test décrivant son évolution scolaire en production anglaise et des enregistrements audio-vidéo [méthode de codage en double aveugle avec accord interjuges] des séances de théâtre 1, 2 et 7). La prosodie permet de mesurer le contenu émotionnel du discours et donc d’en comprendre le sens. C’est une compétence fondamentale pour partager des idées, comprendre celles des autres et donc se transformer dans la relation sensible par la maîtrise émotionnelle du discours oral.

3.2.2 Les dispositifs testés

Les élèves apprennent l’anglais à l’école depuis trois ans, à raison d’une heure et demie par semaine (niveau pré A1, débutants). Pour cette étude, une comédienne anglophone a mis en place quatre ateliers de théâtre performatif répartis en huit séances de deux heures, soit seize heures sur une période de quatre mois. L’enseignante de la classe a articulé les ateliers avec des activités langagières en classe deux fois par semaine, en séances de trente minutes basées sur les caractéristiques de la performance (mouvement, espace, voix, parole, etc.). De cette manière, les éléments linguistiques tels que le lexique et la syntaxe qui ont émergé au cours des activités théâtrales créatives ont pu être retravaillés et formalisés en classe.

L’album de jeunesse Voices in the park d’Anthony Browne (1999) a été le support permettant de faire le lien entre les ateliers et les activités en classe et à partir duquel la comédienne a tiré des récits de rencontres entre les élèves. Il s’agit de l’histoire d’une promenade dans un parc racontée par quatre personnages différents avec chacun une émotion propre. Chaque histoire génère une autre vision du monde et les illustrations transforment le parc en fonction de l’expérience émotionnelle et sensorielle subjective du narrateur. Ce livre est donc phénoménologique et permet de travailler sur la prise de conscience des émotions des personnages et le jeu avec elles, qui relie la connaissance encorporée des enfants à la réflexion du point de vue d’autrui.

La didactisation de ce livre, écrit à l’origine pour des locuteurs natifs, a été réalisée par une pratique performative, c’est-à-dire par l’approche scénique et sensible du contenu de l’histoire avant d’introduire le texte. La comédienne conduit ses séances en anglais, en se faisant comprendre par les élèves non seulement au moyen des mots, mais aussi grâce à son corps expressif et les illustrations de l’album. Avec l’enseignante, elle met les élèves dans des situations où ils se projettent et rejouent/inventent des échanges entre les personnages de l’album en exploitant l’intégralité de leur répertoire langagier (français, anglais, langues familiales, communication posturo-mimo faciale et émotionnelle). À partir de ces improvisations, les élèves composent des textes en anglais qu’ils apprennent progressivement avec le soutien de leur enseignante et de la comédienne (les séances «scolaires» comportant des éléments de l’approche performative; Aden et Eschenauer, 2020). L’art pictural et le théâtre servent non seulement à décoder et illustrer les émotions des personnages dans un contexte de développement de la langue (le recours à la langue familiale des élèves était possible lorsque différente de la langue scolaire et de la langue de l’album), mais également à générer des rencontres sensibles entre les élèves qui font l’expérience du quotidien de l’autre (l’autre élève qui interagit avec eux/le spectateur) à travers le jeu d’un autre (le personnage fictif imaginé par l’acteur/les personnages de l’histoire). Il s’agit donc d’une mise en abîme de l’expérience de l’altérité, qu’elle soit culturelle, sociale ou linguistique, médiée par l’art et la création encorporée. Une visée éthique (respect d’autrui, construction de la citoyenneté, communication sensible, co-construction d’un monde meilleur) sous-tend l’approche performative telle que nous la mettons en oeuvre. Les compétences langagières et créatives ont été travaillées à l’oral et à l’écrit par une réécriture de l’histoire. Le livre a également servi aux élèves à imaginer et créer leur propre objet en arts plastiques (choix de couleur, forme, matière, dimension) afin de potentialiser leur imaginaire dans l’histoire et le projet global. Ces créations servaient de décor à des séances d’improvisation sur leurs créations.

3.2.3 Résultats

L’analyse des scores de Charles au prétest et au post-test présentés dans une publication antérieure (Eschenauer et al., 2023) montre une nette progression des compétences cognitivo-émotionnelles (fonctions exécutives, conscience émotionnelle de soi et des autres), soutenue par une plus grande implication dans les séances de théâtre. Cette implication, notamment corporelle et dans la langue produite, est visible par l’analyse des indicateurs comportementaux pendant l’atelier de performance. La production orale de Charles en anglais LVE en classe augmente également à la suite de la mise en place du dispositif. Son enseignante témoigne:

En début d’année, la communication est difficile, [Charles] se laisse vite déborder par ses émotions et est très susceptible. Il se renferme sur lui, sourit peu, entre peu en communication avec les autres élèves ou avec les adultes de la classe, ne lève pas spontanément la main. [...] Il peut se mettre rapidement en colère, mais s’apaise tout aussi rapidement quand l’adulte l’écoute et lui décode la situation [...]. En fin d’année, il entre en communication avec certains élèves de la classe [...], il accepte volontiers de travailler en groupe, il ne s’énerve plus quand on lui parle en anglais et qu’il ne comprend pas, il est capable de poser spontanément une question en anglais, il a mémorisé des formules simples en anglais et les utilise à bon escient; il «fait des blagues»/joue, lors des ateliers de théâtre, il sourit; il se mobilise [...]. Je pense que le théâtre a été l’occasion pour lui d’être obligé d’entrer en communication avec les autres, d’être obligé de s’exposer aux regards des autres, de s’apercevoir qu’il peut faire comme les autres et [...] que le regard de l’autre peut être bienveillant. Pour les autres élèves, de découvrir qu’un élève de l’Ulis [dispositif d’aide pour les élèves avec un handicap] peut faire comme eux [...]. Je pense que le théâtre est une activité privilégiée et efficace pour accéder à tout ce que je viens d’évoquer – qu’elle permet de faire tout cela en même temps et sur un temps court.

corpus CELAVIE, témoignage enseignante, 25/05/2022

L’étude de cas semble montrer qu’une approche performative théâtrale est une modalité intéressante pour le développement de compétences cognitivo-émotionnelles et linguistiques par le biais du processus de créativité initié et développé. En effet, l’approche performative a permis à Charles d’expérimenter une variété d’émotions, puisqu’il devait jouer la joie, la surprise dans des situations socialement interactives pour apprendre à communiquer avec les autres dans une langue étrangère. Après l’expérimentation, Charles transforme les situations de jeu et fait des propositions.

Son engagement dans des activités créatives semble l’avoir aidé à intérioriser la langue avec laquelle, après l’expérience, il s’est permis de jouer et même de générer des situations humoristiques. Par exemple, lors d’une situation de jeu durant lequel les élèves, en cercle, doivent traverser, s’adresser à un autre élève et tendre la main en disant «I give you a flower», Charles, qui en début d’année refusait de traverser des cercles et regarder d’autres élèves dans les yeux, parvient alors non seulement à faire l’activité, mais au dernier moment, décide de transformer son sourire en froncement de sourcils, fait le geste de jeter la fleur imaginaire au sol, l’écrase et dit à sa camarade avec colère «I give you a flower». Cette situation a généré un rire collectif du groupe-classe et a fait émerger une grande fierté chez Charles. Avant l’expérience, les enseignants et enseignantes n’avaient jamais été témoins de son utilisation autonome de la langue et encore moins de la production d’humour en français ou en anglais. Cet engagement a été soutenu par des processus exécutifs tels que la flexibilité émotionnelle «impliquée dans la créativité parce qu’elle reflète la mobilité et la flexibilité de la pensée ainsi que la capacité et la volonté de changer de registre» (Lubart et al., 2015, p. 37), celui-ci pouvant être linguistique, corporel, émotionnel ou cognitif.

Ainsi, une réelle transformation a pu être observée. Bien qu’il n’ait pas été possible de contrôler si le seul effet de la maturation liée à l’âge aurait permis cette évolution, il semblerait que la pratique théâtrale ait engagé Charles dans un processus d’esthétisation de ses émotions, en particulier la colère qu’il a pu attribuer à son personnage, donc mettre à distance, inhiber. L’analyse thématique de contenu de l’entretien semi-directif conduit avec Charles croisée avec son auto-évaluation émotionnelle en fin d’expérimentation montre une perception de fierté grandissante dans ses capacités à s’exprimer théâtralement, à jouer des émotions et à interagir avec les autres: «J’ai choisi ces personnages parce qu’ils étaient contents [comme moi]. J’étais bien après l’atelier […]. J’ai choisi ces personnages parce que c’est bien d’être au public» (extrait du questionnaire d’autopositionnement émotionnel de Charles, Corpus CELAVIE, 25/01/2022).

Cette expérience sensible a favorisé l’engagement de Charles et son implication dans le travail de groupe, donc l’a responsabilisé quant aux enjeux de création commune à porter.

4. Discussion

L’objectif principal de l’étude 1 était d’examiner s’il était possible d’améliorer la production orale d’enfants de 9 à 11 ans au moyen d’un enseignement permettant la rencontre expérientielle et réflexive avec l’art au travers d’un vécu sensible favorisant la conscience émotionnelle. Dans le groupe expérimental, mais pas dans le groupe contrôle, la conscience émotionnelle et la production orale des enfants ont significativement progressé entre le prétest et le post-test. Nous en avons conclu que des pratiques pédagogiques stimulant l’oratie dans des situations faisant appel au vécu émotionnel semblent participer au développement des compétences orales.

L’étude 2 visait à explorer comment le théâtre performatif pouvait favoriser l’expérience de différents états émotionnels, posturo-mimo-gestuels, linguistiques, culturels pour modifier les compétences de communication chez des enfants tout-venants et chez un élève atteint de trouble neurodéveloppemental et ainsi développer des compétences cognitivo-émotionnelles, la créativité et la posture éthique d’ouverture à l’altérité. L’analyse des scores de Charles aux pré- et post-test montre une nette progression de ses compétences cognitivo-émotionnelles, créatives et orales en LVE. Si des limites sont à noter dans cette étude, notamment car nous n’avons pas pu mesurer la stabilité des effets sur la durée ou car tout enfant développe des compétences en classe, nous pensons, au regard de la congruence des résultats par triangulation des données avec la littérature, qu’un effet positif de la pratique performative a pu être mesuré sur les compétences cognitivo-émotionnelles et langagières de Charles.

Avec les études 1 et 2, l’expérience esthétique des participants et participantes aux dispositifs expérimentaux testés a pu être nourrie par la rencontre avec des supports ou pratiques artistiques. L’étude 2 met par ailleurs en évidence qu’il semble y avoir un lien étroit entre le développement de la créativité, sous-tendue par une expérience sensible des langages par le biais des pratiques artistiques, des compétences cognitivo-émotionnelles et de la production orale. Il est évident qu’il existe une différence entre les deux études concernant le degré d’implication du corps (dans toutes ses dimensions) dans l’expérience sensible sollicitée par les dispositifs. Cependant, il nous semblait intéressant de nous pencher sur les processus communs qui se jouent dans le développement des compétences orales dans ces deux études.

Nous réaffirmons alors notre hypothèse formulée a posteriori dans Eschenauer et al. (2023) d’un double statut (produit final et processus) de la créativité qui serait possible du fait de l’engagement corporel des élèves comme du corps enseignant, spécifique aux pratiques artistiques expérimentées dans la seconde étude. D’après nous, la sensorialité et les émotions, (ré-)activées en contexte artistique (imaginaire-symbolique), permettent à la créativité d’assurer son rôle de catalyseur des compétences cognitivo-émotionnelles et langagières semblant interagir dans leur développement.

Il existe également des preuves de liens positifs et significatifs entre l’éducation artistique pluridisciplinaire et le concept de soi scolaire (Winner et al., 2014). Dans sa formulation initiale, le concept de soi correspond aux manières dont un individu se décrit lui-même à travers ses rôles, attributs et caractéristiques passées, actuelles et à venir. La composante cognitive du soi (à différencier de la composante évaluative qu’est l’estime de soi) contient les représentations de soi (ou schémas de soi) en mémoire provenant d’une longue élaboration d’expériences personnelles éprouvées dans des situations familières et régulières (Martinot, 2001). Il semble que les conceptions de soi de réussite scolaire influencent la performance effective par l’intermédiaire des émotions à l’origine de la motivation. Plusieurs chercheurs (Bouriche, 2014; Guimelli et Rimé, 2009) s’accordent sur le fait que les dynamiques représentationnelle et émotionnelle sont activées lorsque la réalité est contraire aux attentes de l’individu, autrement dit lorsqu’elle est porteuse d’inattendu, de nouveauté, invitant à la production de sens. Toute situation nouvelle engage potentiellement la créativité dans la mesure où elle génère un état émotionnel marqué par un niveau d’excitation ressenti comme inconfortable pouvant être réduit en s’investissant dans l’activité créative (Adaman et Blaney, 1995). Ainsi, nous supposons que les émotions participent à la dynamique des représentations et que la créativité y contribue lorsque le contexte s’y prête et favorise un état émotionnel favorable à une réorganisation mentale en situation.

De plus, la construction identitaire peut être envisagée par analogie avec le travail créatif comme un processus créatif sous-tendu par l’exploration flexible de versions alternatives de soi pour aboutir à la formulation d’un «produit» achevé, à la fois nouveau (aspect unique, différencié de l’identité) et adapté (reconnu par les autres, dimension sociale de l’identité) au fur et à mesure des avancées (Barbot, 2008).

C’est dans ce cadre que nous proposons une conception intégrative des liens entre représentations, émotions et créativité qui participent au processus créatif dans la construction de soi. Il s’agit ainsi de modéliser (cf. figure 2), pour nos recherches à venir, en quoi des dispositifs pédagogiques qui ont en commun d’utiliser l’éducation artistique pluridisciplinaire, peuvent participer au développement des compétences émotionnelles et langagières, essentielles à la construction du concept de soi.

Figure 2

Modèle intégratif des liens entre représentations et créativité participant au processus créatif dans la construction de soi

Modèle intégratif des liens entre représentations et créativité participant au processus créatif dans la construction de soi

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Pour ce faire, selon nous, les situations d’apprentissage doivent s’appuyer sur un contexte créatif (pluridisciplinaire) et sécurisant, deux caractéristiques essentielles assurées par le positionnement de l’enseignante ou l’enseignant, en grande partie influencé par leurs représentations de l’élève et de son potentiel créatif au sens large (conception socioconstructiviste [étude 1] voire énactive [étude 2] de l’enseignement). Son positionnement sera alors visible dans le cadre instauré, composé en partie d’éléments à la fois sécurisants, dénués de jugement (à l’écart des théories déterministes sur les «profils» d’élève) et favorisant l’émergence d’interaction entre pairs, car la construction de soi advient nécessairement dans la relation aux autres et au monde.

5. Conclusion

Il nous semble que les arts peuvent aider l’enseignante ou l’enseignant à sortir des espaces pédagogiques traditionnels imposés où règne trop souvent le primat de la cognition qui a pourtant été démontrée comme beaucoup plus complexe qu’une simple action mentale qui guide les comportements. Mais le contexte des arts ne se suffit pas à lui-même, c’est lorsqu’il est adossé au positionnement sensible de l’enseignante ou l’enseignant qu’il peut favoriser la créativité des élèves. En cela, notre proposition se rapproche de celle développée par Besançon et Lubart (2015) lorsqu’ils définissent deux pistes permettant de stimuler le potentiel créatif des enfants. La première correspond à la posture créative (teaching creatively ou créativité comme moyen) de l’adulte (l’enseignante ou l’enseignant comme parent) qui utilise des approches imaginatives pour rendre les apprentissages plus intéressants et efficaces; la deuxième vise le développement de la créativité (teaching creativity ou créativité comme objet) par une co-participation de l’enfant et de l’adulte, autour d’activités qui entraînent aux capacités et aux comportements propices à la créativité grâce à des marques d’encouragement et de réassurance fournies par l’adulte. Cela suppose alors que l’enseignante ou l’enseignant participe à l’expérience sensible ou du moins en soit porteur, autrement dit qu’il ait lui-même eu recours aux arts pour expérimenter, exprimer des émotions et qu’il enseigne ainsi de manière créative.

Si ces études ne permettent pas d’affirmer que la seule expérience du support artistique et/ou pratique artistique a permis ces transformations, elles nous encouragent néanmoins à poursuivre la réflexion. Des travaux ultérieurs pourront nous permettre d’aller plus loin dans ce questionnement portant sur les transformations des élèves par l’expérience esthétique qui pourrait les amener à se sentir responsables. Chaque mot compte ici: «se», c’est-à-dire prendre conscience d’une responsabilité pour soi-même dans ses engagements, mais aussi vis-à-vis des autres. «Sentir», soit percevoir émotionnellement et sensoriellement sa relation au monde et à soi. «Responsables» est compris ici dans sa définition première dérivée du latin responsum/respondere, «répondre»: il s’agit en effet de savoir répondre à ses questionnements, à ceux des autres – et s’engager dans l’imaginaire d’un monde à construire ensemble pour advenir.