Abstracts
Résumé
Dans l’enseignement des arts plastiques, les capacités créatives et réflexives de chaque élève, indissociables de l’écoute de l’autre, participent à la construction de soi (Ministère de l’Éducation nationale [MEN], 2015a). Reliés à d’autres enseignements, les arts plastiques contribuent au renforcement de compétences dites transformatives présentées dans le rapport de l’OCDE (2018) comme essentielles pour réaliser les objectifs du projet Éducation 2030. Dans cet article, nous souhaitons plus précisément caractériser les modalités contributives de l’activité enseignante au développement de la pratique réflexive des élèves et à la construction de soi. Prenant appui sur l’analyse de la nature expérientielle de la pratique artistique, notre étude vise également à montrer comment la prise en compte et le transfert par une équipe interdisciplinaire de certaines spécificités didactiques et épistémologiques de cette discipline dans la mise en oeuvre d’un programme d’action culturelle permet d’outiller les élèves pour mieux (se) saisir (de) la complexité du monde.
Mots-clés :
- didactique des arts plastiques,
- pratique réflexive,
- construction de soi,
- rapports interindividuels,
- milieu-classe,
- milieu de travail
Abstract
In visual arts education, each student’s creative and reflexive skills, which are inseparable from listening to others, participate in the construction of self (Ministère de l’Éducation nationale [MEN], 2015a). Linked to other learning, the visual arts contribute to strengthening the “transformative” competencies presented in the OECD report (2018) as being essential to achieving the objectives of the Education 2030 project. This article sets out more specifically to describe how teaching contributes to the development of students’ reflexive practice and self-construction. Drawing on analysis of the experiential nature of artistic practice, our study also aims to show how an interdisciplinary team’s consideration and transfer of certain didactic and epistemological specificities of this subject area, when implementing a cultural action program, can help equip students to better grasp and engage with the complexity of the world.
Keywords:
- didactics of visual arts,
- reflexive practice,
- self-construction,
- inter-individual relationships,
- classroom environment,
- work environment
Resumen
En la enseñanza de las artes plásticas, las capacidades creativas y reflexivas de cada alumno, inseparables de la escucha de los demás, participan en la construcción de sí mismo (Ministerio de Educación Nacional [MEN], 2015a). Vinculadas a otras enseñanzas, las artes plásticas contribuyen al fortalecimiento de las llamadas habilidades transformadoras presentadas en el informe de la OCDE (2018) como esenciales para alcanzar los objetivos del proyecto Educación 2030. En este artículo queremos caracterizar con mayor precisión las modalidades de los aportes de la actividad docente al desarrollo de la práctica reflexiva y la construcción de sí mismo de los alumnos. Partiendo del análisis del carácter experiencial de la práctica artística, nuestro estudio también pretende mostrar cómo la toma en cuenta y la transferencia por parte de un equipo interdisciplinario de ciertas especificidades didácticas y epistemológicas de esta disciplina en la implementación de un programa de acción cultural permite equipar a los alumnos para comprender mejor la complejidad del mundo.
Palabras clave:
- didáctica de las artes plásticas,
- práctica reflexiva,
- construcción de sí mismo,
- relaciones interindividuales,
- ambiente del aula,
- ambiente de trabajo
Article body
1. Introduction
Depuis sa création en 1972 (Ministère de l’Éducation nationale [MEN], 2016), l’enseignement des arts plastiques est structuré autour de l’instauration de jeux d’équilibre entre le développement d’une pratique de type critique (Pélissier, 1998) et l’activation de rapports interindividuels. En reliant de façon indissociable la pratique artistique propre à chaque élève à l’écoute de l’autre et à l’ouverture sur le monde, les arts plastiques contribueraient au développement de la citoyenneté ainsi qu’à l’acquisition du socle commun de connaissances, de compétences et de culture (MEN, 2015b). L’attention portée à «la capacité d’adopter une posture critique vis-à-vis de ses propres décisions, choix et actions» (OCDE, 2018, p. 7) pour faire face au changement s’accompagne d’une ouverture sur autrui permettant à chaque élève de se construire comme sujet appartenant à un monde commun pour «co-naître à l’art» (Ardouin, 1997, p. 38). La circulation ainsi établie entre une pratique artistique singulière et une posture critique engageant les élèves à vivre une expérience (intro)prospective solitaire et solidaire pour se construire en tant qu’individu participe au développement de nouvelles compétences transformatives qui répondent à la nécessité croissante pour les jeunes d’être inventifs et responsables afin de trouver des solutions à des problèmes complexes et de prendre pleinement part au monde moderne (OCDE, 2018). Cette ouverture à l’autre comme vecteur pédagogique consubstantiel à la pratique artistique déborde cependant le cadre des rapports entre les élèves et le champ de la clôture scolaire (Chevallard, 1985) pour rallier un autre versant: celui des dispositifs culturels qui s’insèrent dans un milieu de travail défini comme la solidarité entre deux milieux, l’établissement et la classe, et comme «source et ressource pour le développement de l’activité de l’enseignant dans ses dimensions collectives comme individuelles» (Amigues, 2009, p. 11). Les nouvelles orientations institutionnelles portées par la politique de décentralisation des années 1980, en oeuvrant à la mise en place de dispositifs reposant sur des interrelations fortes reliant des personnels de terrain auparavant isolés, vont concourir à déclencher un processus de transformation des interactions professionnelles avec l’émergence des pratiques enseignantes de travail partagé (Marcel et al., 2007). La part et le rôle que jouent les modalités interindividuelles de coopération dans le temps de l’activité de l’élève au sein du milieu-classe (comme espace d’apprentissage) entrent ici en correspondance avec la part et le rôle que jouent les modalités interindividuelles de coopération dans le temps de l’activité enseignante au sein de l’écosystème structuré de l’établissement. Un rapport de causalité étant établi entre la réussite des élèves et le travail collectif des enseignantes et enseignants (OCDE, 2017), nous posons dans le cadre de cet article la question de recherche suivante: quelle est la nature de la contribution des arts plastiques au développement de la pratique réflexive et à la construction de soi chez les sujets apprenants dans le champ de la classe mais également au-delà, dans des pratiques interdisciplinaires menées dans l’établissement?
Dans une première partie, nous partirons des bases didactiques et épistémologiques spécifiques de la discipline pour saisir la manière dont les arts plastiques participent au développement d’une pratique de type critique ainsi qu’à la construction de soi via l’activité de l’élève. Nous verrons comment la mise en oeuvre d’interrelations dynamiques entre les différents constituants de la séquence d’enseignement-apprentissage permet à chaque élève de se construire «par» mais aussi «dans» l’activité en relation avec ses pairs. Dans une deuxième partie, nous prendrons appui sur une intervention-recherche (Bonnemain, 2019) impliquant les partenaires de terrain dans le processus scientifique pour montrer comment les jeux de porosité entre champ et hors-champ de la classe vont amener une équipe interdisciplinaire à se réapproprier une des spécificités de la didactique des arts plastiques pour remodeler leur pratique d’enseignement et consolider chez les élèves le développement de compétences transformatives essentielles pour advenir au monde (OCDE, 2018).
Ce faisant, nous souhaitons montrer qu’à travers l’apprentissage «des» et «par les» arts le développement de la pratique réflexive et la construction de soi prennent forme et place dans une dynamique systémique à plusieurs facettes croisant processus individuels et processus collectifs qu’il convient de ne pas séparer.
2. Se construire par «et» dans l’activité
Notre approche liée à la discipline des arts plastiques et aux spécificités de sa didactique nous amène à envisager cette construction de soi à travers une posture active de la part de l’élève. Une situation d’apprentissage ne peut se déployer que dans un milieu où les acteurs du jeu didactique (Sensevy, 2012) trouvent un terrain propice au développement de leur activité. Pour ce qui est de notre discipline, cette dernière revêt une forme spécifique qui est celle de la pratique plastique exploratoire de l’élève. En effet, la chronogenèse, renvoyant aux différentes tâches afférentes à l’avancée du savoir dans la classe (Chevallard, 1985), ne se développe que dans l’espace-temps de l’expérimentation. Une fois confrontés aux questionnements induits par la situation problème proposée par l’enseignante ou l’enseignant, les élèves sont placés dans une posture active où leurs choix prendront corps dans une pratique plastique personnelle. Il s’agit pour eux de questionner et de se questionner dans une posture de recherche active. L’enseignante ou l’enseignant accompagne, favorise les chemins de traverse, est à l’écoute des pistes dégagées par l’activité des élèves. Cette action conjointe qui se développe lors du temps de dévolution contient une part de co-construction dont l’élève porte la responsabilité (Reuter et al., 2013). La diversité des réponses favorisée par l’articulation entre la recherche exploratoire et la pratique réflexive laisse d’ores et déjà entrevoir la place prépondérante de l’activité de l’élève.
Nous allons à présent exposer les conditions dans lesquelles se développe cette activité. Celle-ci est composée de plusieurs temps didactiques: une phase incitative, puis de pratique plastique et enfin un temps de verbalisation ainsi qu’un rapport aux oeuvres. Dans son ouvrage fondateur Arts plastiques. Éléments d’une didactique-critique (1997), Gaillot les expose en insistant sur la part centrale de la pratique de l’élève dans leurs développements tout en insistant sur le rôle de la relation entre action et réflexion dans la construction des apprentissages. Il s’agit bien de permettre une réflexion à partir d’un faire et non l’inverse. En effet, il est primordial de penser et de construire ces étapes didactiques dans une continuité ayant comme noyau la praxis des élèves. Les arts plastiques permettant d’apprendre par l’expérience, il s’agit de ce fait de mettre en place une situation amenant les élèves à être acteurs de leurs apprentissages. Nous nous inscrivons ainsi dans l’approche de l’apprentissage par le faire [learning by doing] de Dewey (2010): les élèves apprennent à travers l’art et non pas à partir de l’art. Cette approche pragmatiste considère l’expérience comme l’un des vecteurs privilégiés pour comprendre et apprendre. Ainsi, l’élève pour apprendre doit avant tout être mis dans une posture de chercheur mêlant approche intuitive et compétences acquises. Son action est centrale, car les différents temps didactiques que nous avons évoqués supra seront propices à être lieu d’apprentissage uniquement si l’activité de l’élève les relie. Nous percevons dès lors comment la construction de soi de l’élève se développe en arts plastiques par le développement de son activité. En effet, elle va engendrer de la part de l’élève des prises de décisions et des mises en liens entre action et réflexion. En développant cette relation, Gaillot (1997) nous explique comment en arts plastiques le faire et l’expérimentation sont les moyens privilégiés pour verbaliser des découvertes et ainsi conscientiser les apprentissages, mais aussi être le lieu pour ouvrir à l’artistique (Pélissier, 1997) afin de créer les conditions de la rencontre avec les oeuvres. Les élèves se construisent par leur activité dont la confrontation à la diversité des réponses aussi bien de leurs pairs que des artistes fait également partie. Ainsi, ils se construisent en tant qu’individus au regard de la pluralité des possibles.
2.1 Temps didactiques et composantes
À ce stade, nous souhaitons nous appuyer sur le schéma didactique proposé par Vieaux (2022) afin de montrer comment cette construction s’inscrit dans une dynamique ayant la pratique en son centre. Vieaux, en tant qu’inspecteur général de l’Éducation nationale en arts plastiques, explique comment l’activité enseignante développée sur le terrain donne une manifestation pratique de l’appropriation des différents temps didactiques. Une recherche d’efficience dans la mise en activité des élèves issue des impératifs spécifiques liés au terrain assimile les différentes contraintes: matérielles, spatiales, temporelles, sociales (Espinassy, 2018, 2019) et se traduit dans le développement du réel de l’activité enseignante avec comme expression des situations apprentissages pour les élèves les plus opérantes possibles. La figure 1 reprend les composantes du cours d’arts plastiques en exposant comment elles sont à la fois induites et moteur d’une dynamique mise en place par l’enseignante ou l’enseignant mais activée par l’activité de l’élève. Cette dernière se manifeste dans le réel de la classe par la praxis composée de plusieurs temps didactiques. La réflexivité, la conscientisation des apprentissages, l’ouverture aux oeuvres ne trouvant leur ancrage pour se développer qu’au regard de la praxis considérée comme la colonne vertébrale du cours, c’est cet ensemble d’interrelations et d’interactions entre les différents temps qui constitue la pratique au sens large de l’élève dans le cours d’arts plastiques.
Nous pouvons constater que les différents temps didactiques déjà évoqués sont dans ce schéma associés à plusieurs composantes. Ainsi la verbalisation est affiliée à la composante théorique et le rapport aux oeuvres à la composante culturelle. En accord avec la place centrale donnée à la pratique de l’élève, nous pouvons remarquer que cette dernière est associée à la composante plasticienne qui englobe l’ensemble des autres composantes. Elle occupe un rôle beaucoup plus important et c’est ce que ce modèle dit hybridé met en avant. Si nous y retrouvons les fondamentaux de la construction didactique en arts plastiques, cette figure nous expose aussi combien il est important que cela se développe dans un mouvement continu et systémique. Les composantes ne sont ni compartimentées ni figées, bien au contraire leur porosité permet un enrichissement de l’ensemble pour atteindre le coeur de cible qui est l’objectif d’apprentissage. À la suite des propos de Vieaux (2022), il semble important dans cette approche de bien appréhender cette organisation non pas comme un modèle didactique et pédagogique modélisant – ce qui reviendrait à le dénaturer – mais à le penser comme un mouvement vers une formalisation en devenir de la dynamique du cours d’arts plastiques.
2.2 Dynamique et activité de l’élève
Un tel mouvement ne pouvant exister que par l’activité des élèves, nous nous intéressons spécifiquement dans cette section à la notion de dynamique du cours d’arts plastiques.
2.2.1 Le rôle central de la pratique dans l’activité
C’est sous l’impulsion incitative que la pratique est le moteur de cette dynamique. De ce fait, c’est dans un flux constant instauré par le faire que la construction de soi de l’élève s’opère par l’activité. C’est à l’intérieur de ce mouvement que l’élève, en se confrontant à des possibles et à des chemins de traverse, développe sa capacité d’agir en tant qu’individu singulier. En sollicitant une pratique réflexive par l’activité de l’élève, les arts plastiques favorisent la prise de décision mais aussi la capacité à s’orienter dans des situations et des expériences diverses, ils sont une discipline qui par ses caractéristiques de mise en activité de l’élève participe à la création de nouvelles valeurs à l’intérieur des compétences transformatives (OCDE, 2018). La production plastique issue de la pratique exploratoire est le lieu d’émergence des savoirs (intellectuel, relationnel, sensible, etc.) qui permettront à l’élève de percevoir et de transformer son rapport au monde et à autrui. Ainsi, nous proposons de définir plus spécifiquement l’activité du sujet en action. Ce dernier opère durant le temps de la pratique plastique une traduction des trouvailles liées au faire vers des notions plastiques qui lui permettront d’appréhender le monde. Cette appréhension-compréhension en arts plastiques est liée à des connaissances en acte, les savoirs étant ancrés dans une confrontation directe avec les constituants de la pratique (matériaux, couleurs, supports, outils, etc.). L’élève s’approprie des savoirs par son activité, attribuant à cette dernière un rôle de traducteur des expérimentations vers des apprentissages. Pour expliciter cette position que nous nommerons de «traducteur en acte», nous convoquons la notion de broker au sens de Wenger (1999): «Le broker […] est défini comme une personne connaissant suffisamment deux communautés pour pouvoir transférer des éléments d’une pratique de l’une vers l’autre, et ouvrir des possibilités de compréhension entre ces communautés» (Monod-Ansaldi et al., 2019, p. 66). En didactique des arts plastiques, cette action dite de brokering est en présence dans l’activité de l’élève dans les interrelations connectant les différentes composantes. L’élève accomplit cette tâche de traducteur en acte accompagné par l’enseignante ou l’enseignant qui facilite ces passages. En cela, elle participe de sa construction en tant qu’individu face aux enjeux du monde, car il en est acteur et partie prenante. Il est le broker transférant entre les composantes les possibles et mettant en acte les connaissances issues de son activité. L’élève fait ainsi face par l’activité plastique à des questionnements qu’il est amené à résoudre. En favorisant les situations d’action et de prise de décision, les arts plastiques participent activement à l’apprentissage de ces compétences transformatives essentielles comme résoudre des dilemmes et être responsable de ses choix pour advenir au monde. En permettant à l’élève d’être acteur dans et par l’activité, l’enseignement des arts plastiques favorise la réflexion critique et la créativité par la résolution de problèmes. Nous proposons de formaliser cette action au travers de la figure 2 ci-dessous. L’élève au centre à la fois du dispositif et de l’activité mise en oeuvre par l’enseignante ou l’enseignant établit par son action des liens et des passages entre les différentes composantes didactiques.
2.2.2 Soi et l’autre: les interrelations dans l’activité
La construction de soi par l’activité des élèves est favorisée par leur engagement dans la pratique et l’ouverture à autrui, elle l’est aussi par une relation interne à la situation didactique entre la personne enseignante et l’élève (Sensevy, 2011; Sensevy et Mercier, 2007). Nous faisons référence à la théorie de l’action conjointe en didactique qui considère le cours comme une situation de jeu dans laquelle les différents acteurs engagés ont un rôle à remplir afin d’avancer ensemble vers un objectif partagé. Si, en arts plastiques, l’élève apprend de son expérience, il ne peut le faire que dans l’échange avec l’autre, y compris l’enseignante ou l’enseignant qui ne peuvent construire une situation d’apprentissage efficiente qu’en considérant les élèves qui sont face à eux en tant qu’individus. Comme nous l’avons développé supra, cette activité s’inscrit en arts plastiques dans un ensemble plus large d’interrelations avec l’autre et les oeuvres. Cette dimension de partage avec autrui pour apprendre nous semble fondamentale dans la construction de soi, elle est une prise en considération de la collaboration participant à la création d’une nouvelle valeur sociale et culturelle (OCDE, 2018). En ce sens, nous souhaitons convoquer les propos de Ingold (2018) qui, dans un premier temps, explique que l’enseignante ou l’enseignant n’est pas là pour transmettre un savoir hors-sol à un public ignorant par principe, mais pour fournir les conditions nécessaires pour «les guider vers la vérité» (p. 10). On apprend avec les autres, pour cela, il s’agit de penser en agissant et faire une différence entre ce qu’il décrit comme travailler avec et travailler sur. Il n’y aurait pas d’opposition par nature entre faire et penser. Nous retrouvons à travers cette approche des résonances avec la place du faire [making] tel que défini par Dewey (2010) dont nous avons vu qu’il occupait une place centrale en arts plastiques. Dans un second temps, en établissant cette relation étroite entre anthropologie et éducation, Ingold expose comment l’apprentissage se fait au contact des autres. En cela, nous pensons que son propos vient appuyer notre positionnement sur l’affirmation de la construction de soi par l’activité en arts plastiques. Ainsi, il écrit qu’il faut «faire germer le savoir (knowledge) à partir d’interactions directes, pratiques et factuelles avec les personnes et les choses qui nous entourent» (Ingold, 2018, p. 11). Il faudrait reconsidérer les relations entre savoir et méthodes de l’enquête en anthropologie ce qui correspondrait en arts plastiques aux relations dynamiques présentes dans le schéma didactique entre les composantes pratique, théorique et culturelle. Mais il y a également ici une forte présence de la relation à l’autre comme constituant de la situation d’apprentissage. Si l’auteur parle de l’étude anthropologique comme étant active, nous pouvons établir à sa suite un parallèle avec la situation d’apprentissage en arts plastiques. Elle est, elle aussi, active en ce sens qu’elle «structure et justifie les tests que nous réalisons et sert à nous faire grandir de l’ignorance aux Lumières» (p. 65). Plusieurs points sont à relever, la corrélation entre enquête, test et expérimentations, pratique en arts plastiques d’une part. Et d’autre part, la relation étroite avec son environnement (Brière-Guenoun, 2017): on apprend avec les choses plutôt que des choses. L’apprentissage en arts plastiques est dynamique, car il permet dans un mouvement ascendant de partir du concret et du vécu pour aller vers des connaissances et des savoirs en acte. L’autrice déclare d’ailleurs que ce partage avec l’autre pour s’élever est ce qui relie anthropologie et pratiques artistiques, nous pourrions ajouter également l’enseignement des arts plastiques.
3. Se construire par l’activité «et» avec l’autre
L’approche de la relation à l’autre comme constituant fort du processus d’apprentissage dépasse le périmètre du cours d’arts plastiques pour être partagée par toutes les sphères (inter)disciplinaires, dans les cours ordinaires mais également dans les dispositifs culturels dont la mise en oeuvre est considérée comme un moyen «de réconcilier des élèves en difficulté, de les motiver et de combler un présupposé manque socio-culturel» (Marx et Réverdy, 2020, p. 29). Les apports de la conception historico-développementale de l’activité individuelle et collective (Vygotski, 1985) ont contribué à appréhender la conscience comme une activité sous-tendue par une coordination collective dans laquelle les phases de médiations sociales jouent un rôle moteur. Cette primauté de l’élément social et des circonstances concrètes de l’activité sur le développement de la conscience concerne l’élève engagé dans son milieu-classe (Chevallard, 1992) mais également le corps enseignant évoluant dans son milieu de travail (Amigues, 2009).
Prenant appui sur la question de recherche énoncée supra, nous allons tenter de montrer: i) comment la mise en dialogue de deux équipes (l’une disciplinaire, d’arts plastiques, et l’autre interdisciplinaire) impliquées dans une intervention-recherche (Bonnemain, 2019) va permettre aux membres de l’équipe interdisciplinaire de revisiter, grâce à une attention portée à la relation établie en cours d’arts plastiques entre pratique et ouverture à l’autre, leurs modalités de travail lors de la mise en oeuvre d’un programme d’action culturelle consacré à l’analyse filmique et ii) comment cet infléchissement de leurs pratiques d’enseignement va optimiser chez les élèves le développement d’un regard sensible et d’une posture critique. En caractérisant ainsi la nature de la dynamique qui a permis à l’enseignement des arts plastiques de jouer un rôle moteur au-delà du périmètre de la classe, nous souhaitons montrer l’intérêt de (re)penser la place de cette discipline artistique dans l’écosystème éducatif dès lors qu’il s’agit d’encourager les élèves à développer leur pensée personnelle, à échanger des arguments et à confronter leurs idées avec les autres pour faire face à la nouveauté (OCDE, 2018).
3.1 Présentation contextualisée de l’intervention-recherche
Le dispositif scientifique déployé découle d’une demande émanant du proviseur d’un lycée d’enseignement général et technologique à coloration artistique. Le chef d’établissement exprime le souhait i) d’engager le personnel enseignant à construire un continuum culturel lors d’un temps de formation consacré à la mise en place du dispositif Lycéens et apprentis au cinéma (DLAC) ii) tout en interrogeant le rôle que pourrait jouer l’enseignant d’arts plastiques titulaire de l’établissement dans l’élaboration de ce continuum. Deux collectifs, l’un interdisciplinaire composé de 11 enseignantes et enseignants en charge de la mise en oeuvre du DLAC et l’autre disciplinaire composé de 5 enseignantes et enseignants d’arts plastiques, ont été constitués, avec dans les deux collectifs la présence d’un même professeur d’arts plastiques (JPR).
3.1.1 Cadre théorique et méthodologique
Pour étudier la façon dont les enseignantes et les enseignants parviennent à construire et conduire des séquences autour de savoirs non disciplinaires venant se superposer aux programmes et aux modalités de cours ordinaires, nous inscrivons notre démarche dans le prolongement des travaux de Brière-Guenoun (2017), au croisement des approches didactiques (disciplinaires ou comparatistes) et ergonomique de l’activité. Plus précisément, nous prenons appui sur la théorie de l’action conjointe en didactique (Sensevy et Mercier, 2007) pour saisir la dynamique et la portée des interactions élèves-enseignant en situation d’enseignement-apprentissage ainsi que sur l’ergonomie de l’activité enseignante (Amigues, 2002) pour capter le vivant du métier et le développement de l’activité des actrices et acteurs de terrain dans leur milieu de travail.
Notre intervention-recherche s’inscrit dans la filiation des recherches participatives (Roy, 2019) dans lesquelles le personnel enseignant contribue activement au développement de connaissances liées à sa pratique et au développement de sa pratique elle-même de sorte qu’il puisse en retour améliorer l’apprentissage des élèves et contribuer à développer leurs compétences transformatives. Elle relève de la démarche d’autoconfrontation (Clot et al., 2000) qui consiste à élaborer un dispositif de collecte des traces de l’activité enseignante invitant les participantes et participants à reconsidérer leur activité via des phases de co-analyse de leur pratique. L’appareillage technique et discursif mis en oeuvre a exploité l’enregistrement filmique pour capter les différentes étapes du protocole de recherche auxquelles ont participé les deux collectifs[1]:
-
un entretien préalable faisant ressortir les intentionnalités des différents acteurs;
-
des réunions de binômes témoignant d’une situation constitutive du travail enseignant;
-
des captations de cours rendant visibles les modalités de co-construction des savoirs;
-
des autoconfrontations simples (ACS) mettant en question les pratiques incorporées;
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des autoconfrontations croisées (ACC) mettant en tension les manières de dire, de penser et d’agir de chacune et chacun;
-
un retour au collectif reposant sur un processus de comparaison visant à (re)mettre en discussion les différentes manières de faire et de penser;
-
un temps de remise au travail ouvrant des perspectives de restructuration des pratiques;
-
un entretien semi-directif mené auprès d’un groupe d’élèves ayant participé au DLAC.
À l’issue de cette phase de recueil de données, deux types de corpus ont été constitués: un corpus d’entretiens et un corpus de séances de cours. Chaque corpus a donné lieu à des modalités de traitement distinctes. Pour le corpus d’entretien, une analyse du matériau verbal, éclairée par les apports de la théorie langagière (Faïta, 2007) a été menée. Pour le corpus de séances de cours, une analyse mésodidactique a été menée au moyen des analyseurs de l’action conjointe (Sensevy et Mercier, 2007). La circulation établie entre corpus a relevé d’une démarche d’analyse de type indiciaire (Ginzburg, 1980) au fondement d’une montée en généralité de résultats référés aux questions de recherche.
3.2 Résultats
Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons plus particulièrement aux principaux temps du protocole de recherche qui ont amené le collectif interdisciplinaire à remanier les règles du jeu didactique ordinaire pour engager les élèves – lors de séquences consacrées au DLAC visant à développer un regard sensible et une posture critique face à l’image – dans de nouvelles stratégies discursives (Jaubert et Rebière, 2021).
3.2.1 Retour sur la dimension expérimentale de la praxis artistique
Lors de l’étape (6) du collectif disciplinaire, les échanges entre les collègues d’arts plastiques vont porter sur la nature de la relation spécifique qui s’instaure dans leurs cours entre le geste et la parole des élèves pour leur permettre d’«avoir la mainmise sur leurs savoirs» (JPR). Leurs réflexions portent plus précisément sur le rôle joué par la pratique dans la construction des connaissances théoriques:
MD: Ce qui est important c’est de les rendre acteurs de leurs apprentissages, de les mettre en activité par rapport à ce qu’on, à ce qu’ils ont vu, et essayer de leur faire dire eux-mêmes ce qu’ils comprennent, et s’écouter entre eux pour arriver à construire quelque chose eux-mêmes.
SV: C’est ce qu’ils disent, qu’en construisant ils s’approprient mieux les connaissances.
JPR: Oui, moi je le vois, ça c’est très fort en arts plastiques, quand je fais des cours de théorie en histoire de l’art, si j’ai pas, à côté, un lien avec la pratique, je m’aperçois que ça rentre pas, le cours magistral sur la théorie ou sur l’histoire de l’art, s’il y a pas, quelque chose, un lien avec une praxis, qu’ils vont mettre en oeuvre avec leurs corps, leurs sens, etc. S’il y a pas un lien entre les deux, s’ils sont pas acteurs, ils peuvent pas être récepteurs. Il faut qu’ils soient créateurs pour être récepteurs.
VR: Là, ils peuvent pas construire un sens uniquement parce que le sens est imposé. Ils le construisent pas à ce moment-là. Ils le reçoivent, ils l’assimilent ou pas, mais ils le construisent pas.
Les membres du collectif en viennent ensuite à s’interroger sur la spécificité de cette praxis artistique, définie comme articulation entre le faire et le dire, selon une conception de «pratique-théorie» (Pélissier, 1998), et plus particulièrement sur l’intérêt de sa dimension prospective dans la dynamique d’apprentissage:
SV: Dans ce terme de praxis, il y a l’idée de processus et de tâtonnement.
JPR: Ça c’est des concepts qu’on partage tous en arts plastiques. Les élèves en pratique ils expérimentent, ils tâtonnent, ils se trompent, ils repartent, ils cherchent.
VR: Et ils trouvent.
Alors que le collectif met en avant le déficit de prise de parole de la plupart des élèves lors des temps d’analyse d’oeuvres – «L’élève il ne parle pas, ou très peu, ou il lève main, il dit trois phrases, parfois juste un mot: bleu» (ASGR), un questionnement est mis en avant:
VR: Mais en fait la pratique, la pratique langagière, pourquoi est-ce qu’elle ne pourrait pas prendre appui sur le même type de registre, de tâtonnement?
JPR: Moi je me dis qu’en arts plastiques on pourrait profiter de ce que l’on connaît de la pratique artistique, de la praxis, pour voir, au niveau de la parole des élèves, c’est la même chose, comment pratiquer l’oral, pratiquer le dialogue, non?
SV: Ça pourrait prendre appui sur le même type de registre, oui, on expérimente.
3.2.2 Co-constitution d’un problème autour de la parole des élèves
Lors de l’étape (6) du collectif interdisciplinaire, ponctuée par la projection d’extraits des traces de l’activité enseignante, le rôle de la prise de parole des élèves dans les séances du DLAC devient un objet de dialogue central engageant les membres du collectif à s’interroger la nature de leur activité. Ils réalisent que le jeu de questions ciblées par la parole enseignante et les réponses brèves apportées par les élèves ferment le dialogue entre pairs et brident la capacité d’expression y compris critique du groupe-classe. Une grande partie des échanges va revenir sur la question de l’émancipation de la prise de parole des élèves. C’est ainsi qu’au fil des échanges, les membres du collectif vont co-constituer un problème: comment déployer la parole des élèves? Ils s’interrogent sur la possibilité d’une mise en retrait de la position enseignante dans les échanges, qualifiée par Moussi (2016) de procédé de décentration, pour favoriser une mise en relais de la parole des élèves. La nature du degré de guidance de cette parole est questionnée: comment conduire et réguler les phases d’ouverture et de fermeture du dialogue dans le temps des interactions verbales?
3.2.3 Repenser l’activité discursive au regard de la praxis artistique
Lors de l’étape (7) de remise au travail, le collectif interdisciplinaire va se saisir de ce problème pour tenter d’envisager des modalités de travail nouvelles, impliquant les élèves dans une activité discursive élargie par rapport à l’accoutumée.
Au cours d’un de ces échanges, le professeur d’arts plastiques (JPR) va importer dans la discussion le temps de réflexion menée avec ses collègues d’arts plastiques lors de l’étape (6) en revenant sur la correspondance établie entre la dimension tâtonnante de la pratique artistique propre au cours d’arts plastiques et l’activation d’une possible pratique langagière intégrant cette même dimension tâtonnante. Les perméabilités ainsi instaurées entre collectifs, marquées par un déplacement de la réflexion du geste vers la parole, apportent une amorce de réponse à la question que se posait l’équipe interdisciplinaire: comment déployer la parole des élèves et entre les élèves lors des séances d’analyse filmique?
La participation du professeur d’arts plastiques aux deux collectifs a ainsi enclenché un processus de conversion du regard porté sur leurs séances de cours. Les membres du DLAC se sont approprié le contenu des échanges du collectif d’arts plastiques sur le statut expérimental et tâtonnant de la pratique artistique. À la suite de ce temps d’échange, l’équipe enseignante interdisciplinaire va s’interroger sur la manière opérante d’intégrer dans l’activité de la parole des élèves cette part de prospection langagière minimisée dans les scénarios de cours ordinaires.
C’est dans ce contexte de partage des pratiques qu’une enseignante de français va expérimenter après cette étape (7) une modulation du cadre de travail ainsi que des interactions avec et entre les élèves en alternant travail collectif et travail en petits groupes. Puisant dans les modalités de fonctionnement instaurées par ses pairs, elle va inventer un dispositif spatial qui «déconstruit un type de relations établies qui est vertical pour permettre une horizontalité du propos – entre élèves» (CHB).
3.2.4 Du côté du corps enseignant
Les résultats de notre intervention-recherche montrent comment l’activité de la parole des élèves a été questionnée et expérimentée de façon à tendre vers une forme de praxis langagière favorisant le passage du registre pragmatique au registre épistémique. Si les membres participant au DLAC font preuve d’une écoute de la parole de chaque élève plus prononcée que lors des cours ordinaires, c’est dans le même temps pour mieux relier la parole individuelle à la dynamique socio-discursive du groupe-classe et lui faire jouer un rôle contributif à l’avancée du temps didactique.
La focale portée sur trois temps forts du protocole de recherche montre également, au-delà de la résolution partielle du problème co-constitué par le collectif interdisciplinaire, le rôle que peut jouer l’enseignement des arts plastiques dans le développement d’une posture critique définie par le projet Éducation 2030 de l’OCDE comme l’une des compétences clés pour répondre aux défis du 21e siècle. Les membres de l’équipe enseignante engagés dans l’intervention-recherche en viennent à interroger leurs pratiques d’enseignement existantes pour concevoir de nouvelles activités visant à encourager la posture critique des élèves.
3.2.5 Du côté des élèves
Comment ce renouvellement du format et de la nature des interactions a-t-il été perçu par les élèves concernés? Pour répondre à cette question, nous prendrons appui sur un entretien semi-directif mené auprès d’un groupe d’élèves volontaires d’une classe de première à l’issue des trois séances dévolues au DLAC, après que le collectif enseignant interdisciplinaire ait cherché à remodeler le jeu didactique ordinaire. Au cours de cet entretien, l’essentiel des échanges a concerné l’impact qu’a eu ce nouvel espace-temps d’activité sur leur apprentissage ainsi que sur leur construction identitaire. Nous proposons ici un extrait de l’entretien au cours duquel les élèves reviennent sur l’incidence de ce type de séquence sur les relations élève(s)-corps professoral, mais également sur les effets que la participation active peut avoir sur le développement de leur pensée critique et sur la nature des interrelations entre pairs:
Élève 1: Un cours c’est le cours du prof, c’est lui qui l’a pensé, c’est lui qui l’a fait, c’est sa réflexion à lui alors que là du coup ben
Élève 2: C’est au fur et à mesure
Élève 3: Oui voilà, ce qu’on dit ça peut changer un peu le cours
Élève 4: Ça amène à réfléchir ou à développer sa //
Élève 5: Son esprit critique un peu
Élève 3: Son esprit critique oui c’est ça, sa pensée – sa réflexion personnelle
Élève 1: En plus il y a la participation de tout le monde et du coup ben voilà comme on n’est pas habitués on retient plus facilement
Élève 2: Moi je pense que ça a été intéressant et ça a été bénéfique pour tout le monde. Je trouve que ça change le mode d’apprentissage
Élève 4: Ça change du scolaire classique
Élève 5: Et c’est bien pour l’ouverture d’esprit – savoir qu’il y a d’autres personnes qui pensent différemment
Les expérimentations menées par le personnel enseignant pour permettre aux élèves de participer activement aux opérations de chronogenèse en prenant en charge «une part plus grande de l’avancée des discussions» (Millon-Fauré et al., 2018, p. 55) amènent les élèves à (re)penser leur place et leur rôle. Les personnes apprenantes mettent en avant l’importance de l’expérience collective vécue qui engage à apprendre en échangeant et montrent comment les rapports interindividuels activés autour de l’objet filmique participent d’une culture du débat inhérente à l’histoire des ciné-clubs. Le fait énoncé par l’un des élèves que ce type de cours repose sur «la participation de tout le monde» (élève 1) montre comment les élèves parviennent à développer des stratégies gagnantes contribuant à optimiser la valeur sociale de chacun dans le cadre de sa classe (Tambone et Mercier, 2003).
4. Conclusion
Nous avons exposé dans cet article la contribution des arts plastiques au développement de la pratique réflexive et à la construction de soi par et dans l’activité en permettant aux élèves d’adopter une posture critique indissociable de l’acceptation de l’autre (Gaillot, 1997). Pour cela, nous avons fait le choix d’aborder la question sous un angle double: celui de la didactique des arts plastiques qui place les élèves en situation d’exploration et celui du travail enseignant qui repose sur des pratiques d’enseignement collaboratives visant à renforcer l’activité discursive des élèves par une action coordonnée. Dans les deux cas, l’objectif commun est d’encourager l’expression personnelle et de favoriser l’émergence de compétences transformatives permettant à chaque élève de s’ouvrir aux autres et de comprendre le monde.
Nous avons exposé dans une première partie comment la dynamique interne au cours d’arts plastiques induite par la place centrale de la praxis favorisait chez l’élève une position de prise de décision tout au long de l’apprentissage. Il s’agit bien pour chaque élève d’être présent au monde par et dans le temps de l’activité, ce processus d’enquête nécessitant de s’engager dans une posture de recherche. Nous retrouvons dans ces caractéristiques spécifiques à la didactique des arts plastiques un terrain d’action privilégié qui offre la possibilité pour les élèves de créer de nouvelles valeurs humaines par la pratique réflexive liées aux compétences transformatives, comme la prise de décision. Apprendre à faire face aux imprévus et s’adapter dans l’activité de la pratique est une compétence considérée comme transférable et exclusivement humaine par l’OCDE (2018). Dans le prolongement des travaux initiaux relatifs à cet enseignement artistique (Gaillot, 1997; Ardouin, 1997), nous pouvons dès lors envisager la pratique des arts plastiques en classe comme une activité hautement humaine dont le caractère transférable de ses spécificités peut être un atout dans le milieu professionnel comme la recherche exposée ici le démontre. L’activité discursive et la pratique langagière sont intimement reliées par et dans l’activité de l’élève dans le contexte de la classe mais c’est aussi une relation constructive dans un collectif de travail. C’est d’ailleurs cette relation qui a permis de réunir dans une même dynamique un groupe interdisciplinaire.
Dans une deuxième partie, nous avons mis en exergue la manière dont le collectif interdisciplinaire avait été amené à opérer un transfert de la praxis artistique vers une praxis langagière dans le cadre de séances d’analyse filmique. L’identification de ces jeux de transferts potentiels entre la dimension tâtonnante de la pratique propre à la phase de pratique dans le cours d’arts plastiques et la mise en oeuvre d’une dynamique exploratoire de la prise de parole des élèves dans le cadre d’un dispositif d’action culturelle vient éclairer sous un jour nouveau la nature des interactions langagières activées en situation d’enseignement-apprentissage. Nos résultats entrent ici en résonance avec les études portant sur les dimensions discursives de l’enseignement ainsi que sur la mise en relation des pratiques langagières et des processus de construction des savoirs dans différentes disciplines (Bronckart, 2019; Coulange et al., 2018; Jaubert et al., 2004; Jaubert et Rebière, 2021). Notre recherche prolonge ces travaux dans la compréhension du processus discursif en y adjoignant un constituant singulier qu’est la praxis langagière. Le déplacement ainsi opéré entre praxis artistique et mise en expérimentation d’une praxis langagière innovante engageant les élèves dans un autre rapport à la parole vient étayer les travaux considérant les productions orales en classe non comme un «codage transparent» mais comme «une élaboration parfois difficile et tâtonnante à travers les ressources et contraintes du langage» (Nonnon, 2017, p. 17).
Nous avons pointé la manière dont la circulation entre les étapes du protocole de l’intervention-recherche a provoqué une transformation de la réflexion du collectif interdisciplinaire. Les perméabilités entre les collectifs déclenchées par notre intervention-recherche ont été portées par une dynamique dont la pratique professionnelle a été le moteur. En cela, des correspondances peuvent être établies avec la mise en mouvement des différentes composantes activées au sein du modèle dit hybridé présenté supra (Vieaux, 2022). Dans les deux cas, l’activité générée par la pratique dans le milieu-classe et la pratique enseignante dans le milieu de travail a permis aux élèves et aux enseignantes et enseignants d’entrer dans un processus d’actions favorisant «le développement de compétences liées entre elles et nécessaires pour prendre pleinement part au monde moderne» (OCDE, 2018, p. 8). Le fait que le professeur d’arts plastiques se soit retrouvé à la croisée des deux collectifs a eu une incidence majeure sur cette dynamique non seulement de conversion du regard et de la réflexion du collectif interdisciplinaire mais également de reconversion de la pratique d’enseignement. Nous avons caractérisé la manière dont l’ouverture ainsi ménagée sur les caractéristiques d’un agir productif reliant dans les séquences d’arts plastiques le faire et le dire dans une dynamique prospective nouvelle a poussé l’équipe enseignante à visiter les autres versants possibles de l’action (Simonet, 2011) en dénouant et renouant différemment les formats d’interaction ordinaires. Nous avons montré comment les infléchissements générés par les apports de la didactique des arts plastiques ont amené le collectif interdisciplinaire à reconsidérer la nature des opérations de topogenèse répartissant le rôle de chacune et chacun ainsi que son évolution en fonction du savoir et des tâches en jeu à l’intérieur du processus d’enseignement-apprentissage. Le déplacement des modalités de travail induit par cette phase de réappropriation de certains constituants de la didactique des arts plastiques a donné plus d’ampleur aux réflexions des élèves engagés dans ces séances d’analyse filmique, avec une mise en perspective partagée: réinvestir les apports d’une telle expérience dans les cours ordinaires.
In fine, qu’elle prenne place dans des situations de cours renvoyant à l’ordinaire de la classe ou dans des dispositifs culturels relevant de projets interdisciplinaires, la (co)contribution de l’enseignement des arts plastiques à la construction progressive des sujets par et dans leurs activités et interactivités joue un rôle essentiel pour répondre aux défis du monde de demain.
Appendices
Note
-
[1]
Exception faite pour les étapes (2) et (7) concernant le seul collectif DLAC.
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