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1. Introduction

Cette contribution, à visée principalement théorique, poursuit un triple but: dialoguer, cela semble opportun de le dire, avec les travaux de Frédéric François, auquel le présent dossier contribue à rendre hommage, et montrer ainsi quelque chose de leur actualité; partager le cheminement qui nous a conduit à envisager les inégalités scolaires d’accès au savoir comme inégalités d’accès au questionnement; montrer le continuum qui peut exister dans le rapport au savoir incertain d’élèves du scolaire et d’étudiants du supérieur, en lien avec les usages langagiers requis, oraux ou écrits, tant à l’école qu’à l’université.

Elle s’organise comme suit: nous décrirons rapidement le contexte français, au sein duquel l’institution scolaire associe maîtrise de la langue et réussite scolaire, et montrerons qu’une autre conception des usages langagiers scolaires, centrée sur les discours (c’est-à-dire sur les usages contextualisés de la langue plutôt que sur la langue elle-même), permet de mieux comprendre les inégalités d’apprentissage. Nous présenterons ensuite les travaux que nous avons conduits depuis une quinzaine d’années sur la notion de dialogisme, à la suite des travaux de Frédéric François.

Nous nous intéresserons d’une part au dialogisme du dialogue scolaire, abordé aussi bien dans sa dimension interlocutive (qui renvoie aux interactions entre locuteurs dans le temps même de l’échange), que dans sa dimension interdiscursive (qui concerne les effets d’échos entre énoncés disjoints). Utilisé ainsi, ce concept permet de mieux comprendre l’hétérogénéité des significations produites au sein du dialogue scolaire, et par conséquent mieux comprendre comment s’y co-construisent les inégalités.

Nous montrerons d’autre part que la notion de dialogisme interdiscursif, qui rend possible l’étude dialogique de données autres que celles issues du dialogue oral, a permis de mettre au jour des phénomènes de continuité entre rapport au langage et au savoir peu porteur pour les apprentissages d’élèves du primaire, du secondaire et d’étudiants du supérieur. Nous ferons valoir notamment en quoi il peut être utile de penser les inégalités d’accès au savoir des élèves et étudiants en termes d’inégalités d’accès au questionnement, inégalités qui traversent les cursus, et en quoi un rapport questionnant au savoir et au langage, où les savoirs sont perçus aussi bien comme des réponses à des questions que comme les points de départ de questions qu’ils suscitent en retour, peut – et doit – se construire à l’école et à l’université; nous mettons ainsi en cause une conception implicite de la fatalité des inégalités socialement situées.

2. Le rapport langue/discours/apprentissage dans le contexte français

Paradoxalement, l’institution scolaire française, qui met en avant – et pour partie à juste titre – la question de la maîtrise de la langue pour expliquer les difficultés ou les réussites des élèves, s’empare encore trop peu, notamment dans les documents de cadrage qu’elle propose aux enseignantes et enseignants, du rôle des pratiques langagières dans les apprentissages, qui va bien au-delà de la maîtrise de la langue. Ces distinctions entre maîtrise de la langue et pratiques langagières, et leur rôle dans les apprentissages, sont pourtant connus depuis plus de vingt ans, et font valoir que «la catégorie “langue” est insuffisante pour penser la complexité de phénomènes et processus qui sont en fait porteurs d’enjeux politiques et sociaux, subjectifs et cognitifs, bien au-delà donc de ce que certains identifient simplement à des manques […]» (Bautier, 2001, p. 118). Ces difficultés ont été rappelées plus récemment par Bucheton (2014), qui parle pour désigner la maîtrise de la langue de «paradigme archaïque, inadapté au développement des compétences langagières des élèves dans tous les domaines et qui, déjà latent dans les pratiques pédagogiques, est devenu patent à partir des instructions officielles de 2008» (p. 11-12). Parce que la langue, objet fétiche, vient y occulter la question de ses usages discursifs scolaires, et en particulier de ses usages conceptuels, l’élève est confronté à travers ce paradigme à un objet réifié, déconnecté de ses enjeux sociaux. Dans le même ordre d’idées, Frédéric François fait valoir que

ce qui va caractériser l’entrée d’un enfant dans le langage, cela ne va pas être tant ce qu’on peut évaluer de son lexique ou de sa phonologie que de savoir ce qui agit en lui comme argument, comme récit, les mots, les façons de faire sens qui le frappent ou qui le laissent indifférents.

François, 2003, p. 62

Le but que nous avons poursuivi pendant plus de 15 ans a été d’abord de tenter d’élaborer un modèle d’étude des usages langagiers scolaires qui permette de tenir ensemble langue et discours, et regarder la manière dont l’une et l’autre interagissent.

D’un côté, il s’est agi de prendre en compte aussi bien les questions d’appropriation de la langue, qu’il s’agisse du domaine de l’oral ou du domaine de l’écrit, entendue comme apprentissage de ses normes structurelles, morphologiques, syntaxiques, lexicales, au sens donc de la maîtrise de la langue prônée par les instructions officielles[1], que les questions liées aux conduites discursives spécifiques attendues en contexte scolaire, parce qu’elles permettent les apprentissages dans les disciplines. Argumenter, montrer, expliquer ou décrire, par exemple, sont des compétences situées, qui varient entre les disciplines, en matière de modalités discursives (modes verbaux, postures énonciatives distantes ou impliquées, etc.) comme en termes d’enjeux discursifs (résoudre un problème, s’approprier une procédure, etc.). La description attendue d’un lieu dans un texte de français ne présente pas les mêmes propriétés discursives que la description d’une figure géométrique en mathématiques, pour des raisons épistémiques, et non pour des raisons de convenance arbitraire. Dans un cas, il s’agit ainsi d’entremêler les registres objectifs et subjectifs afin de planter le décor d’une scène, de créer un horizon d’attente ou de distraire le lecteur, voire de le tromper; dans l’autre, il s’agit au contraire de décrire l’objet à partir des propriétés qui permettent de le caractériser, en convoquant seulement les propriétés à la fois nécessaires et suffisantes pour cela.

Il s’est agi d’autre part de ne pas cliver les objets d’apprentissage langagiers précédemment cités, et les interactions langagières au sein desquelles ces objets se déploient.

Ainsi, nous nous sommes évertuée à ne pas séparer apprentissage de la langue et apprentissage des discours, et à ne pas séparer non plus langage comme objet d’apprentissage et langage comme moyen d’apprentissage. Ces clivages nous semblent en effet établir des ruptures précisément là où se situent les enjeux d’apprentissage langagiers les plus sensibles pour les élèves.

Nous avons alors, à la suite de François, choisi de travailler les questions relatives aux échanges langagiers scolaires et à leurs visées d’apprentissage à partir de la notion théorique de dialogue, plutôt qu’à travers celles de conversation, de pratiques langagières, d’interactions langagières ou encore de polylogue, pour n’en citer que quelques-unes.

Mais l’étude des propriétés spécifiques du dialogue, et plus particulièrement de sa figure centrale, le dialogisme, longuement décrite et interrogée dans les travaux de François, qui fait l’objet de ce texte, nous a conduit à explorer d’autres genres discursifs que le dialogue. Nous avons ainsi recueilli et étudié d’autres types de données empiriques que des échanges langagiers oraux scolaires observés, enregistrés et transcrits, et dans d’autres contextes que celui de l’école primaire, et notamment des productions discursives écrites universitaires, à savoir des mémoires de master en formation d’enseignant.

Nous avons ainsi cheminé de l’étude du dialogisme du dialogue scolaire à l’étude de l’activité dialogique des élèves et des étudiants, et en sommes venue à constituer le dialogisme non plus seulement comme outil d’analyse des différents plans du discours, mais comme objet d’étude[2]; c’est ce cheminement théorique et réflexif que nous présentons ci-après, de manière synthétique.

Nous avons déjà exposé ailleurs, et à de multiples reprises, mais séparément, dans des publications distinctes, les analyses de données empiriques que nous avons conduites concernant tantôt le dialogisme du dialogue, tantôt l’activité dialogique des auteurs de mémoires de master; nous ne les présenterons donc pas ici à nouveau, et nous contenterons d’illustrer nos propos par quelques exemples. Notre objectif pour ce texte est en effet de faire la synthèse de ces analyses et des questionnements qui les sous-tendent, et de donner à voir leur convergence. Notamment, nous souhaitons montrer comment la figure du dialogisme nous a permis, en augmentant notre corpus empirique, d’une part de renouveler notre questionnement scientifique, d’autre part de mieux comprendre comment certains élèves progressent de manière exponentielle dans leur cursus scolaire et universitaire, tandis que d’autres cumulent les difficultés.

3. La notion de dialogue: du côté de l’interlocutif

Jacques Bres (2017), pour résumer brièvement les travaux ayant conduit à l’émergence de la notion de dialogisme, rappelle que la réalité des pratiques langagières trouve son ancrage dans les interactions verbales, dont la forme prototypique est le dialogue de la conversation, autrement dit le dialogue entendu dans sa dimension de situation d’interlocution. Or, Frédéric François considère que la caractéristique la plus générale de tout dialogue est le mouvement, qu’il entend comme un déplacement par rapport à ce qui précède (François, 2014). Il a schématisé ce mouvement près de 25 ans auparavant, sous la forme «conditions premières + déplacement» (François, 1990, p. 36), et conteste, à travers cette conception dynamique du dialogue, la traditionnelle opposition langue versus langage (entendu ici au sens de production langagière, et non de faculté humaine), autrement dit langue versus utilisation de la langue, opposition qui suggère, d’une certaine manière, que la langue préexisterait à son utilisation.

3.1 Spécificité du dialogue scolaire

C’est précisément cette notion de dynamique du dialogue qui nous intéresse, dans la mesure où elle permet de mieux comprendre en quoi le paradigme de la maîtrise de la langue, qui repose sur une conception non située de ses usages, occulte pour une grande part les dimensions langagières de l’échec scolaire.

Le dialogue se présente ainsi comme un espace discursif qui progresse par reprises/modifications (François, 1998), ou continuité/ruptures, au sein duquel des significations se dessinent (François, 1990). À l’école, on peut considérer que ces significations sont plus ou moins pertinentes pour apprendre, autrement dit pour s’approprier un corps commun de catégories de pensée (Bourdieu, 1967/2007), entendues comme instruments de compréhension du monde autant qu’instruments de communication. De ce point de vue, la notion de signification ne renvoie pas à des éléments qui résident tout entier dans la langue, et qu’il suffirait d’aller y chercher, mais bien à des éléments élaborés dans le dialogue par l’élève aux prises avec des énoncés divers. La posture de la chercheuse ou du chercheur qui tente de comprendre le cheminement de l’élève consiste dès lors à étudier comment l’élève élabore du sens, le construit avec ces énoncés (et avec les situations qui lui sont proposées: objets, dispositifs, etc.), et non seulement comment il le puise dans les énoncés. Cela suppose de prendre en considération le jeu constant des significations que le dialogue implique entre les interlocuteurs et l’objet de l’échange (ce que François nomme le pourquoi dire), jeu qui constitue la marge de manoeuvre du locuteur, l’espace discursif qui permet les mouvements de pensée, les déplacements et reconfigurations nécessaires à l’apprentissage, mais aussi le réservoir des possibles malentendus et autres équivoques susceptibles de contrevenir à une production de significations pertinente pour apprendre.

Ce dialogue peut cependant s’analyser selon deux plans (Bres, 2005), le plan dialogal, qui consiste à observer dans le fil du propos la manière dont les énoncés se répondent, et dont on a pu montrer qu’ils se répondent de manière non pas linéaire mais récursive, et le plan dialogique, qui consiste à repérer des effets d’échos entre des énoncés disjoints. Ces énoncés peuvent être disjoints, c’est-à-dire non contigus, au sein même du temps didactique, et s’inscrire dans le temps de la séance elle-même, ou au contraire dans des temporalités plus distendues, d’une séance à l’autre, voire d’un moment à un autre, en lien avec l’expérience extrascolaire.

3.2 Le dialogisme du dialogue: le sujet ressuscité

Pour Sophie Moirand (2004) – et nous la suivons sur ce point –, l’intérêt du cadre dialogique pour penser les relations entre les discours va bien au-delà du seul outil descriptif de la constitution des énoncés, même si, à notre avis, sa puissance réside dans le fait qu’il est aussi cela. L’interaction que désigne le dialogisme n’est en effet pas celle des locuteurs ou des participants de l’interaction verbale, qu’il s’agisse de dialogue au sens classique du terme, ou d’autres contextes énonciatifs, comme le commentaire littéraire ou l’article de journal, mais une interaction entre «les discours, les énoncés et les mots eux-mêmes» (par. 16). L’orientation dialogique d’un énoncé est de ce fait pour l’auteure multidirectionnelle, et peut s’inscrire, au-delà des énoncés autres qu’appelle l’objet du dialogue (Bakhtine [1984] parle pour sa part de «l’intérieur d’une sphère donnée» [cité par Moirand, 2004, par. 16]), dans les énoncés antérieurs comme dans ceux que le locuteur est amené à produire en réponse anticipée à ceux qu’il reçoit.

Cette conception dense du dialogisme conduit selon nous à revisiter la place du sujet du discours, ou plutôt du sujet dans le discours, et à en repenser la définition même. Irina Tylkowski rappelle en effet que si Julia Kristeva a pu rapprocher, dans Une poétique ruinée (1970), l’éclatement du sujet parlant ou écoutant tel qu’elle le perçoit dans l’oeuvre de Bakhtine, de la notion de mort du sujet présente chez Foucault ou chez Barthes, pour autant, cette notion de mort du sujet «est absente des textes de Bakhtine» (Tylkowski, 2011, par. 3). Nous l’admettons tout à fait. Cependant, si une réflexion peut être conduite sur cette question du sujet discursif (que ce soit un sujet parlant, écoutant, ou dialoguant), nous considérons que loin d’être mort, ce sujet se voit au contraire revigoré par une définition autre, qui engage elle-même une conception autre du discours, voire du langage dans son ensemble. Les travaux de Jacqueline Authier-Revuz ont permis en effet de rompre, depuis près de 40 ans, avec le modèle de l’unité imaginaire du sujet parlant (Authier-Revuz, 1984) et, par voie de conséquence, avec celui de la transparence illusoire du langage. Selon nous, le sujet ne meurt pas dans son éclatement ou sa pluralité, mais se déploie au contraire dans son hétérogénéité même. Le sujet, rappelle Bres, n’est pas un sujet «maître de sa parole comme de l’univers» (celui-ci serait plutôt un sujet polyphonique que dialogique), ce qui l’amène à avancer que l’interdiscours est la condition du discours, et que le sujet est parlé autant qu’il parle, traversé par de multiples voix à son corps défendant (Bres, 2005, p. 58-59).

Cette conception hétérogène du sujet va de pair avec une conception hétérogène du langage et du discours, où les phénomènes de non-coïncidence non seulement des mots et des choses, mais aussi des mots à eux-mêmes et du discours à lui-même (Authier-Revuz, 1984), loin d’apparaître comme des défauts de la langue, peuvent être considérés comme les marges de manoeuvre des sujets parlants (Delarue-Breton, 2019), autrement dit comme l’espace discursif dans lequel se déploie le dialogue de soi à soi. Cette conception fait écho à celle de François (1989), qui propose de poser un sujet du discours qui se déploie en différents mouvements, notamment l’un qui assigne une différence entre le discours de soi et celui d’autrui, l’autre un mouvement discursif de soi à soi; cette conception du sujet s’assortit pour l’auteur également d’une conception du discours, dont les différents types «se caractérisent par les différences qu’ils subissent dans leur circulation» (François, 1989, p. 44). Là aussi, la dichotomie entre énonciation active et compréhension passive (de ce qui se trouve dans l’énoncé) se désagrège, au profit de la notion de «circulation active entre les discours» (p. 44), qui conforte elle aussi l’idée que le sujet se déploie dans l’hétérogénéité.

Cette conception est loin d’être anodine quand il s’agit de parler d’apprentissage, où il s’agit de converser et faire converser les élèves avec des savoirs, déjà présents dans des énoncés autres, mais nouveaux pour les élèves. L’étude du dialogue scolaire selon ce double plan dialogal (dans le fil du propos) et dialogique (dans les effets d’écho entre énoncés discontinus) permet en effet de ne pas limiter l’étude de la production de significations au sein du dialogue scolaire à l’ici et maintenant du propos, et de rétablir le fil dialogique (Delarue-Breton, 2017a), autrement dit de rétablir, à travers des énoncés disjoints, une continuité dans la production de significations par les élèves, qui paraît pourtant parfois très éclatée. L’étude des phénomènes dialogiques permet ainsi de rendre compte de ruptures dialogales, liées à la formulation par les élèves d’énoncés parfois très incongrus dans certains contextes, et pourtant très pertinents dans d’autres.

4. De l’interlocutif à l’interdiscursif

L’étude des énoncés selon ce double plan nous a progressivement amenée à passer de l’étude du dialogue entre les locuteurs (dialogisme interlocutif) à l’étude du dialogue entre les discours (dialogisme inter-discursif), et donc à pouvoir envisager le recueil de données autres que celles du dialogue oral – entre les interlocuteurs en présence – ou du dialogue de la conversation, pour reprendre la formule de Bres, d’autant plus envisageable que Bakhtine lui-même, dans son approche du dialogisme, ne l’a pas considéré comme une spécificité de l’oral, mais bien comme un phénomène traversant toutes formes langagières.

Cette ouverture vers l’analyse d’autres données a entraîné une reconfiguration de notre questionnement, qui s’est déplacé de l’étude des figures du dialogisme dans les discours des locuteurs à l’étude de l’activité dialogique des auteurs de ces discours. Nous avons donc étudié, au-delà de l’activité dialogique des élèves en classe, l’activité dialogique d’auteurs de mémoire de master.

La comparaison entre productions orales d’élèves en classe et mémoires de master d’étudiants peut sembler un peu hardie; cependant, les formes du dialogisme qui s’y rencontrent sont pour partie comparables.

Au niveau universitaire, l’étude de la migration des concepts théoriques (c’est-à-dire de leur progression dans les différentes parties du mémoire) et des déplacements sémantiques dont ils font l’objet montre en effet des manières de procéder différentes d’un auteur à l’autre. Si certains auteurs utilisent les termes conceptuels pour secondariser leurs discours (on le verra plus bas, avec l’exemple de la notion de compréhension en lecture), autrement dit pour le doter de propriétés théoriques, qui serviront d’instruments de pensée pour mieux comprendre les situations étudiées, d’autres utilisent les termes désignant des concepts indépendamment des propriétés qu’ils recouvrent, dans une acception qui relève de l’usage ordinaire.

Au niveau primaire, certains élèves font de même: ils «rabattent» les savoirs vers des objets du monde (quand par exemple un cercle mathématique est considéré comme un rond mais qu’il faut nommer cercle pour des raisons de «langage soutenu», et non de propriétés épistémiques). Ainsi, pour les élèves comme pour les étudiants (qui sont, dans notre corpus, des enseignants en formation), le dialogue aux prises avec les savoirs peut se développer dans un sens ou dans l’autre: pour les uns, les objets du monde se transforment en objet de savoir, tandis que pour les autres, ce dialogue se développe à rebours, et les objets de savoirs sont assimilés à des objets du monde, dans un mouvement visant à réduire l’inconnu au connu, et non rapporter l’inconnu au connu. On peut parler de dialogisme dans un cas comme dans l’autre; mais dans le premier, ce dialogisme permet le développement d’un corps commun de catégories de pensées, tandis qu’il ne le permet pas dans le second.

4.1 L’activité dialogique des apprenants: interdiscursif et intralocutif, ou autodialogisme

Si la principale propriété du dialogisme est de postuler, d’une manière générale, que tout discours est orienté vers d’autres discours, l’activité dialogique des apprenants se caractérise par sa double dimension, simultanément interdiscursive (quand il s’agit de mettre en relation des objets de savoir de provenances diverses et inscrits dans des énoncés discontinus), et intralocutive (quand il s’agit de dialoguer de soi à soi).

Cette forme de dialogisation interne, que Bres (2005, 2017) nomme dialogisme intralocutif, et que Authier-Revuz (1984) ou Rabatel (2013) nomment autodialogisme, est susceptible de contribuer à la reconfiguration des conceptions antérieures, qui fait précisément le propre de l’apprentissage. Cependant, si l’école au sens large permet aux apprenants, quel que soit leur niveau dans le cursus, d’être mis en présence de savoirs ou de propriétés théoriques plus ou moins transposés didactiquement parlant, elle ne garantit pas pour autant que les apprenants sauront les utiliser, c’est-à-dire les investir dans un contexte donné, mais également les réinvestir dans un autre contexte, une autre situation, ou, pour reprendre la formule de Carette (2009), une situation inédite.

Du côté des élèves du primaire, nous avons pu montrer par exemple (Delarue-Breton, 2019) que lorsqu’un élève est en mesure de redire les propriétés typographiques d’une liste telles qu’elles ont été définies en classe (mots en colonne, tirets, etc.), mais ne sait pas reconnaître une liste par ailleurs, les propriétés évoquées ne sont pas utilisées, mais simplement restituées verbalement. En revanche, quand un ou une élève est en mesure de reconnaître une liste qui présente des variantes par rapport aux propriétés typographiques connues (des chiffres à la place de tirets), il y a lieu de penser qu’il s’est approprié l’objet conceptuel liste, entendu comme ensemble de propriétés, au-delà de sa formulation verbale. La liste peut ainsi être perçue comme un objet réifié, défini formellement, ou au contraire comme un outil conceptuel, qui permet de distinguer des types d’énoncés (liste/phrase/texte, par exemple), qui peut être questionné (quelle différence entre chiffres et tirets? les chiffres permettant une hiérarchisation plus stable que les tirets par exemple) et ainsi contribuer à favoriser la compréhension de l’écrit.

Analyser l’activité cognitive de l’élève, ou plus exactement de l’apprenant, en matière d’activité dialogique, permet de tenir ensemble différents moments du cursus, et de mettre au jour la possibilité d’un continuum dans les difficultés liées à l’appropriation de propriétés conceptuelles, entre formation primaire, secondaire, supérieure. La problématique que nous soulevons ici est ainsi celle du statut conféré aux savoirs en classe, quel que soit le niveau dans le cursus, pris comme savoirs en soi, déconnectés des questions qui les environnent et donc réifiés, ou au contraire comme éléments pivots ou jalons d’un questionnement réitéré, autrement dit comme instruments de pensée, les savoirs conceptuels étant dans ce dernier cas des savoirs pour comprendre autant que des savoirs à comprendre (Delarue-Breton et Dolignier, 2016).

4.2 L’exemple des enseignants en formation initiale ou en reprise d’études

La visée du mémoire de master MEEF[3] est, pour leurs auteurs qui relèvent de la formation d’enseignant, de s’approprier les instruments de pensée scientifiques (contenus, démarches) leur permettant de produire des analyses robustes des situations professionnelles. Pour que ce but puisse être atteint, nous considérons qu’il est nécessaire dans ce temps spécifique de formation de mettre les étudiantes et étudiants en situation de construire les problèmes étudiés (c’est-à-dire de s’approprier un certain nombre de savoirs scientifiques déjà disponibles sur le problème concerné, de formuler un questionnement pertinent et prenant en compte l’état de l’art, de penser les situations de terrain comme des données à analyser, de se doter de catégories d’analyse) et non de chercher à résoudre les problèmes concernés, au risque de s’inscrire dans ce que Bryck (2017) nomme solutionnisme.

L’analyse[4] de plus d’une soixantaine de documents produits par les enseignantes et enseignants en formation pour la rédaction de leur mémoire fait apparaître deux tendances, qui sont les extrêmes d’un continuum (ces deux pôles ne sont pas à entendre en termes dichotomiques), tendant l’un vers ce que Donahue (2004) nomme négociation dialogique, quand l’auteur ou l’autrice du mémoire parvient à tenir ensemble les différentes voix qui le traversent (par exemple la voix du chercheur, la voix de l’enseignant, la voix de l’étudiant), l’autre vers ce que nous avons nommé pour faire pendant à la notion de négociation dialogique, hésitation dialogique, lorsque l’auteur ou ou l’autrice du mémoire est traversé par des conflits de représentations entre des voix non maîtrisées.

En matière de négociation dialogique, on note ainsi dans un mémoire un propos de l’auteure sur l’obligation dans laquelle elle se trouve de revisiter son point de vue sur l’origine des inégalités, antérieurement considérées comme relevant de l’élève seulement, et considérées par la suite comme relevant d’une construction impliquant les pratiques pédagogiques autant que les dispositions de départ des élèves. De même, on note dans un autre mémoire, un déplacement du questionnement de recherche, centré au départ sur l’action pédagogique (comment faire pour que…?) et réorienté ensuite sur la compréhension de phénomène (comment expliquer que…?), qui traduit ici une double préoccupation négociée, entre posture enseignante et posture chercheuse.

À l’opposé, on peut observer qu’une auteure de mémoire, après avoir détaillé dans son cadre théorique les propriétés de la compréhension en lecture à partir des travaux de Goigoux notamment, n’utilise pas ces propriétés dans l’analyse pour mieux comprendre ce qui différencie les données de son corpus, mais pour décrire ce que devrait faire un bon enseignant. Le passage de la posture enseignante à la posture chercheuse est de l’ordre de la juxtaposition ou du ballotage, non du dialogue, ce qui nous a conduite à parler ici d’hésitation dialogique[5].

La différence majeure que nous avons pu mettre au jour concernant ces différences de posture du côté des auteurs et autrices de mémoire tient à la place accordée au questionnement, colonne vertébrale du mémoire. Lorsque celui-ci se voit investi, et que les savoirs convoqués dans le cadre théorique sont eux-mêmes réinvestis dans l’analyse des données, autrement dit lorsqu’ils sont pris ici aussi comme savoirs pour comprendre, et non savoirs à comprendre, l’activité dialogique des auteurs et des autrices s’apparente davantage à la négociation dialogique et peut conduire à une reconfiguration de leurs propres savoirs concernant le problème étudié. Dans le cas inverse, quand le cadre théorique, notamment, constitue en quelque sorte une partie détachable du mémoire, l’activité dialogique des auteurs et des autrices s’apparente davantage à l’hésitation dialogique; dans ce cas, les savoirs convoqués tendent à se réifier, autrement dit à se figer en doxas, ou en normes pédagogiques.

L’étude dialogique des mémoires de master des enseignantes et enseignants en formation initiale ou en poste en reprise d’étude nous a permis de mieux comprendre ce lien que peu d’espaces discursifs donnent à voir aussi bien que le mémoire, qui impose à son auteur de dialoguer avec des auteurs sources (les auteurs du cadre théorique), et de réinvestir sitôt appris les objets de savoirs convoqués (les propriétés conceptuelles notamment) dans l’analyse des données, autrement dit de les utiliser. On peut parvenir ainsi à lever un peu le voile sur la manière dont les savoirs convoqués sont réinvestis au sens fort du terme (ce qui est plus difficile dans les dialogues en présence) c’est-à-dire utilisés comme instruments de pensée pour mieux comprendre les situations analysées.

Le genre discursif mémoire de master nous semble ainsi, au-delà même de la spécialité MEEF, un espace discursif particulièrement porteur pour étudier l’activité dialogique de toute étudiante et étudiant, dans la mesure où il impose une utilisation des savoirs, et non une simple restitution. L’étude de ces différents documents nous a amenée à revisiter la question de l’inégalité d’accès au savoir, centrale dans nos travaux, et à considérer que celle-ci relevait tout autant d’une inégalité d’accès au questionnement.

5. Conclusion

Les travaux que nous avons conduits d’abord séparément, concernant d’une part l’accès au savoir des élèves de l’école primaire, concernant d’autre part l’utilisation des savoirs théoriques par des étudiantes ou étudiants de niveau master, nous permettent de mettre au jour l’existence d’un continuum dans les modes diversifiés d’appropriation des propriétés conceptuelles des uns et des autres, bien que les contextes d’études soient très distendus. C’est la manière dont ce continuum a été pensé que nous avons souhaité partager ici, ainsi que les reconfigurations théoriques que ce rapprochement a permises.

Penser les inégalités d’accès au savoir des étudiants comme des inégalités d’accès au questionnement nous a amenée en effet à reconfigurer notre réflexion sur les inégalités scolaires, indépendamment du niveau dans le cursus. Il nous apparaît indispensable d’affirmer que questionnement et savoir ont partie liée, ce qui invite à interroger la manière dont les élèves et les étudiants sont amenés pour leur part à se questionner en classe, à mettre le savoir en question, autrement dit à connecter les savoirs transmis avec les questions qui les ont suscités ou qu’ils suscitent en retour. Cela veut dire que faire dialoguer les élèves et les étudiants avec les savoirs, dans un enjeu de restitution, ne suffit pas; ce dialogue doit contribuer à alimenter un autre dialogue, autodialogique celui-ci.

On observe en effet des modes différenciés d’appropriation des savoirs, et surtout d’utilisation des savoirs, à l’école comme à l’université, et si un nombre non négligeable d’entre eux, que nous aurions cependant peine à quantifier, est en mesure de restituer les propriétés des savoirs conceptuels appris, seulement un petit nombre d’entre eux est en mesure de les utiliser, dans le primaire, comme dans le secondaire et dans le supérieur. La question de l’utilité des savoirs enseignés, des activités langagières attendues en classe, et en particulier l’utilité du mémoire en formation d’enseignant sont des questions récurrentes. Il nous semble possible de répondre que savoir se questionner est utile, et même nécessaire pour apprendre; du côté des enseignantes et enseignants en formation, il nous semble possible d’affirmer que le mémoire vise, au-delà d’apprendre à questionner les situations, à mieux les comprendre, et que si comprendre n’est pas solutionner, comprendre est nécessaire, néanmoins, pour trouver des solutions, a fortiori pour les créer, quand elles ne sont pas disponibles.