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1. Le problème de l’enseignement des irrationnels

Durant tout le parcours scolaire que font les élèves – du primaire jusqu’au secondaire pour les écoles québécoises – le concept de nombre est en construction. Les élèves acquièrent d’abord une compréhension des nombres naturels pour en arriver quelques années plus tard à un concept de nombre plus complet et mature qui devrait comprendre les nombres rationnels et irrationnels. Il est important que les élèves se construisent une image cohérente de l’ensemble des nombres réels afin que leur compréhension du nombre ne soit pas déficiente par la suite (Kolmogorov, dans Davydov, 1975).

Sans aucun doute pour les enseignantes et les enseignants de mathématiques, les nombres réels constituent un objet central du savoir mathématique qu’ils ont choisi d’enseigner. Cet objet peut être considéré comme l’un des plus significatifs sur lequel s’appuient plusieurs constructions théoriques. C’est un axe qui structure l’avancement du savoir mathématique, une sorte de colonne vertébrale qui supporte l’édifice de l’algèbre et de l’analyse.

Berdot, Blanchard-Laville et Bronner, 2001, p. 9

En d’autres mots, une compréhension de la notion de nombre réel devrait constituer une finalité de l’enseignement des mathématiques au secondaire (Voskoglou et Kosyvas, 2012; National Council of Teachers of Mathematics, 2000; Davydov et Tsvetkovich, 1991).

Contrairement aux nombres rationnels pour lesquels de nombreuses études ont permis de mettre en lumière les difficultés que représente leur enseignement (Ni, 1998, 2000; Harrison, Brindley et Bye, 1989; Bright, Behr, Post et Wachsmuth, 1988; Lesh, Bei-Iii et Post, 1987; Bednarz et Dufour-Janvier, 1984), peu de recherches nous guident quant à l’enseignement des nombres irrationnels (Voskoglou et Kosyvas, 2011, 2012; Zazkis et Sirotic, 2004, 2007b, 2010). Au Québec, les programmes d’études d’hier comme ceux d’aujourd’hui les abordent peu dans leur spécificité (Gouvernement du Québec, 1993, 1994, 1995, 1996, 1997, 2000, 2004) et les manuels scolaires n’en donnent que des définitions qui les opposent aux nombres rationnels sans pour autant mettre en valeur leur nature et leurs caractéristiques (Vinner, 1991). Bednarz et Dufour-Janvier (1984) soulignent qu’un enseignement du concept de nombre se limitant à une conception de l’écriture en termes de découpage et de séquence «conduit à de nombreuses erreurs stables, prévisibles […] et constitue donc un obstacle épistémologique que l’enfant devra franchir s’il veut avancer dans son processus de construction de connaissance» (p. 23). Nous sommes donc en présence du phénomène que Bronner (1997a) décrit comme étant un «vide didactique institutionnel» (p. 59).

Sans nécessairement justifier ce vide, Fischbein, Jehiam et Cohen (1995, p. 30) mentionnent deux grandes difficultés «intuitives» au regard du nombre irrationnel. La première se résume par le fait que les nombres rationnels ne couvrent pas la droite numérique, et ce, malgré le fait qu’il y en ait une infinité. Quant à la deuxième difficulté, elle se situe sur le plan de l’incommensurabilité. Deux grandeurs sont incommensurables lorsque le rapport des mesures est un nombre irrationnel. C’est la réalisation de l’existence de grandeurs incommensurables qui a amené le débat concernant l’irrationalité de certains rapports. Ainsi, comme le suggèrent Voskoglou et Kosyvas (2011), c’est par la notion d’incommensurabilité que nous définissons le nombre irrationnel: rapport entre deux grandeurs incommensurables. En fait, l’incommensurabilité constitue ce que Zazkis et Sirotic (2010) identifient comme le lien manquant entre les différentes descriptions traditionnelles du nombre irrationnel:

  • Nombre qui «ne peut s’écrire sous la forme a/b où a, b ε Ζ et b ≠ 0».

Maurier, 1995, p. 196
  • «Nombre dont la suite de décimales est illimitée et non périodique».

Guay et Lemay, 1995, p. 390
  • Nombres réels qui «ne peuvent pas être considérés comme des nombres rationnels».

Ibid. p. 389

Tel que mentionné, l’étude de Fischbein, Jehiam et Cohen (1995) avait comme hypothèse que l’incommensurabilité constituait une difficulté intuitive à la compréhension de la notion de nombre irrationnel. Toutefois, leur hypothèse s’est révélée fausse, car ils mentionnent que les élèves interrogés ne sont pas étonnés du fait que des grandeurs peuvent être incommensurables. Il est donc possible de croire qu’un enseignement adéquat permettrait de surmonter cette difficulté dite intuitive du nombre irrationnel qu’est l’incommensurabilité.

Or, pour que des notions telles que le nombre irrationnel et l’incommensurabilité soient bien abordées en classe, il faut que le personnel enseignant comprenne bien celles-ci. Malheureusement, la confusion est grande chez les futures enseignantes et les futurs enseignants, car leur compréhension du nombre irrationnel semble se limiter à sa représentation sous forme de nombre à virgule (Zazkis et Sirotic, 2004, 2007a, 2007b, 2010). Voskoglou et Kosyvas (2011) voient une autre difficulté intuitive dans cette façon d’écrire les nombres irrationnels.

Arcavi, Bruckheimer et Ben-Zvi (1987, p. 18) mentionnent que plusieurs enseignantes et enseignants de mathématiques en formation pensent à tort que la découverte des nombres à virgule précède la découverte du concept de nombre irrationnel. Le fait de ne pas connaitre parfaitement le développement historique du nombre irrationnel ne constitue pas un problème majeur. Toutefois, dans ce cas-ci, l’ignorance du développement historique de ce concept soulève l’incompréhension de celui-ci. Que de futures enseignantes et de futurs enseignants pensent que la découverte des nombres à virgule précède la découverte de la notion de nombre irrationnel ne fait qu’intensifier le problème que représente l’enseignement du nombre irrationnel au secondaire. Nous pouvons imaginer que si plusieurs enseignantes et enseignants en formation ne connaissent pas ce qui est au coeur du concept de nombre irrationnel, il est vraisemblable que leurs élèves soient tous aussi dans le noir. À cet égard, Bronner (1997b) mentionne que l’opposition décimal/non décimal a supplanté celle entre rationnel et irrationnel dans l’esprit des élèves. Cela ne fait qu’accentuer cette confusion.

Dans le cadre d’une étude, Berdot, Blanchard-Laville et Bronner (2001) ont interrogé plusieurs enseignantes et enseignants de mathématiques sur leur enseignement des nombres réels. Cette phrase résume bien l’opinion la plus répandue face aux nombres irrationnels: «Ils aimeraient être les représentants d’une science exacte, mais ces nombres ‘bizarres’ viennent tout gâcher» (p. 8). Comme le mentionne Führer (1991), le personnel enseignant doit se libérer de cette responsabilité d’exactitude, car enseigner les mathématiques représente beaucoup plus que l’indication d’une certaine vérité. À cet égard, la découverte du nombre irrationnel fut un évènement de grande importance autant pour les mathématiques que pour la philosophie.

S’intéresser à l’évolution du concept de nombre irrationnel permet de mieux saisir le rôle qu’il a joué dans l’histoire des mathématiques et de repenser son enseignement. Ainsi, notre cadre conceptuel découle du contexte historique du nombre irrationnel.

2. Un éclairage historique

On accorde aux Grecs la découverte de l’incommensurabilité, un phénomène géométrique qu’ils auraient qualifié d’irrationnel dès le départ. Or, le mot «irrationnel» est polysémique. On pense parfois qu’il porte la nature insensée de ces nombres, mais il proviendrait, en fait, du contraire du «ratio» (rapport) qui était à la source des nombres pour les Grecs.

Pour les mathématiciens de cette période de l’histoire (environ 500 ans avant notre ère), il semble qu’il paraissait impossible que des mesures ne puissent pas admettre une unité de mesure commune. Les livres d’histoire des mathématiques décrivent cet épisode comme le «scandale des irrationnelles (sous-entendu: des grandeurs irrationnelles)» (Baruk, 1992, p. 641).

Pour les pythagoriciens, cette idée d’irrationalité amenée par Hippase de Métaponte, un disciple immédiat de Pythagore (569-475 avant notre ère), semble avoir été scandaleuse, car leur vision du monde venait de s’écrouler (Mankiewicz, 2000; Guedj, 1998; Le Lionnais,  1983, Guillen, 1983; Kline, 1972; Desanti, 1967). Certains écrits parlent même d’une «trahison criminelle envers la doctrine de Pythagore» (Szabo, 1977, p. 32).

Davis et Hersh (1982, p. 180) mentionnent que les Babyloniens avaient trouvé, vers le XVIIe siècle avant notre ère, une excellente approximation de √2, équivalent à 1,414232963. Toutefois, il fallut attendre quelques siècles avant d’en arriver à la démonstration de l’irrationalité de √2, identifiée par le mathématicien anglais Godfrey Hardy (1877-1947) comme un exemple important de la beauté des mathématiques (Papert, 1980). Cette démonstration par l’absurde était courante à l’époque d’Aristote (384-322 avant notre ère) et elle se retrouve dans un des livres des Éléments d’Euclide (325-265 avant notre ère). Ces écrits comportaient plusieurs définitions importantes, dont celles des segments commensurables et incommensurables, ce qui a grandement aidé à légitimer l’incommensurabilité en géométrie.

Par la suite, l’absence d’écrits mathématiques sur une longue période à propos des nombres irrationnels laisse penser qu’il a fallu attendre plusieurs années pour que ce concept subisse une certaine évolution. Il y a tout de même π qui a beaucoup intéressé les mathématiciens durant une longue période. L’évolution de la compréhension de ce nombre est assez bien documentée (Sykes, 2000; Tent, 2001).

De nos jours, le nombre irrationnel est souvent associé au nombre à virgule. Tel que mentionné plus tôt, l’arrivée des nombres à virgule se situe beaucoup plus tard au cours de l’histoire, soit en 1585. Cela s’est fait grâce à Simon Stevin (1548-1620) qui a réussi à imposer sa disme, qui veut dire «dixième». Il est intéressant de constater que l’écriture en base 10 proposée par Stevin tient compte de la notion d’incommensurabilité. Les nombres à virgule ont donc joué un rôle dans l’évolution du concept de nombre irrationnel. Comme le mentionnent Arcavi, Bruckheimer et Ben-Zvi (1987), l’intérêt pour la nature de ces nombres est devenu beaucoup plus répandu à ce moment. Malgré tout, des mathématiciens de cette époque continuaient de banaliser l’utilité des irrationnels (Ifrah, 1994). Ceux-ci hésitaient même à les considérer comme des nombres.

C’est Richard Dedekind (1831-1916) qui viendra légitimer les nombres irrationnels en proposant des définitions et des règles pour leur utilisation. Son raisonnement se réfère à la droite numérique et se base, entre autres, sur le fait que des segments de droites peuvent avoir un rapport incommensurable. En effet, sans les nombres irrationnels, la droite numérique est pleine de «trous» (Dedekind, 1963).

C’est à partir de cette époque que les nombres irrationnels sont devenus de plus en plus acceptés. Plus ils ont été acceptés, plus ils ont joué un rôle majeur en science.

La science a un réel besoin des nombres irrationnels. Et cela fait déjà bien plus d’un siècle que les scientifiques ont noté qu’un nombre croissant de quantités assez particulières faisait leur entrée dans presque chaque théorie scientifique, signifiant par là leur importance dans les descriptions modernes de l’espace-temps.

Guillen, 1983, p. 48

L’étude du contexte historique du nombre irrationnel donne un éclairage à notre étude en dégageant des enjeux de l’enseignement du nombre irrationnel au secondaire. Par ce survol, il apparait possible de réunir des concepts connexes, bien documentés par la recherche, dont celui de rapport (Gheverghese Joseph, 1997; Harrison et al., 1989; Lamon, 1993; Singh, 2000), de commensurabilité (Solomon, 1987), d’incommensurabilité (Crone, 1955; Kline, 1972; Rusnock et Thagard, 1995; Sfard, 1991), de périodicité (Shama, 1998), de mesure (Davydov et Tsvetkovich, 1991; Hiebert, 1984; Jensen et O’Neil, 1981; Sterling,  1998), d’approximation (Hall, 1984; Kawahara Lang, 2001; Menon, 2003; Montagne et Van Garderen, 2003; Ronau, 1988; Siegler et Booth, 2004; Thompson, 1979) et de droite numérique (Carr et Katterns, 1984; Ernest, 1985; Kennedy, 2000; Kurland, 1990).

3. L’enseignement des irrationnels: selon une perspective cognitiviste

L’enseignement stratégique encadre la préparation, le déroulement et l’analyse de notre étude. Fondamentalement, «l’enseignant stratégique poursuit […] l’objectif de montrer à l’élève comment traiter les informations d’une façon indépendante et efficace, comment penser d’une façon efficace et indépendante» (Tardif, 1992, p. 298-299). Cette façon d’entrevoir l’enseignement s’inscrit dans une perspective cognitiviste.

Les cognitivistes font souvent appel à la résolution de problèmes, car celle-ci nécessite le traitement d’informations ainsi que la prise de décisions. D’ailleurs, la résolution de problèmes est sans doute l’aspect le plus évident d’intérêt mutuel pour les cognitivistes et les mathématiciens (Greer, 1981). L’enseignement stratégique fait appel à la schématisation pour regrouper diverses connaissances. En ce sens, les connaissances antérieures des élèves exercent une fonction essentielle plus elles sont organisées, plus il est facile d’en ajouter de nouvelles (Fournier, 1999; Varela, 1989). Le personnel enseignant peut aider les élèves à organiser leurs connaissances (Legault, 1992; Knoll, 1987; Jones, Palinscar, Ogle et Carr,  1987). En ce sens, l’enseignement stratégique sous-tend six rôles joués par l’enseignant dans le cadre de cette étude: penseur, preneur de décisions, motivateur, modèle, médiateur et entraineur (Jones et al., 1987; Tardif, 1992).

Selon l’approche cognitiviste, l’enseignement des mathématiques doit mettre l’accent sur les stratégies d’apprentissage (cognitives et métacognitives) sans pour autant mettre de côté l’enseignement des connaissances (le contenu). Les connaissances sont de trois types: déclaratives (le quoi), procédurales (le comment) et conditionnelles (le quand et le pourquoi). Ces trois types de connaissances ont guidé certaines de nos décisions au cours de cette étude.

Si les différents évènements historiques de l’évolution du nombre irrationnel nous ont permis d’identifier les concepts connexes au nombre irrationnel, c’est une perception cognitiviste de l’enseignement qui a guidé la formulation de notre question de recherche qui se voulait assez générale pour favoriser la découverte des aspects importants du problème: quelles sont les principales caractéristiques d’un enseignement stratégique du nombre irrationnel destiné à des élèves de troisième secondaire? Des pistes de réponses ont pu être formulées grâce à deux objectifs étroitement liés: 1) décrire des connaissances antérieures d’élèves de troisième secondaire à l’égard du nombre irrationnel, et 2) construire des activités d’apprentissage du nombre irrationnel destinées à des élèves de troisième secondaire fondées sur des principes d’un enseignement stratégique. La prochaine section sur la méthodologie permet de clarifier la manière dont nous nous y sommes pris afin d’atteindre nos objectifs et par le fait même, répondre à notre question de recherche.

4. L’enseignement des irrationnels: par une expérimentation didactique

Partant de l’état du savoir dans le domaine, notre méthodologie est qualitative, de type exploratoire-descriptive. Elle repose essentiellement sur l’expérimentation didactique. Selon Steffe et Thompson (2000), celle-ci combine les avantages des méthodes cliniques à la flexibilité qu’offre la possibilité d’enseigner. L’expérimentation didactique se distingue de l’entrevue, car lors des séances, la personne chercheuse à la possibilité de jouer les différents rôles du personnel enseignant. Lesh et Kelly (2000) expliquent la création de l’expérimentation didactique par le besoin de développer et d’expérimenter des outils pour l’enseignement des mathématiques. Issue de la recherche en didactique (Balacheff, 1990; Cobb, 2000; Confrey et Lachance, 2000; Kantowski, 1978; Lesh et Kelly, 2000; Steffe et Thompson, 2000; ), cette méthode s’avérait un choix approprié, car nous voulions comprendre ce qui caractérise un enseignement stratégique du nombre irrationnel.

Notre expérimentation didactique s’articulait autour d’un test (Petit, 2014a) et d’une séquence de sept activités (Petit, 2014b) élaborés selon le guide de planification pour l’enseignement stratégique des mathématiques de Lindquist (1987) et validés par un comité d’experts composé d’un praticien, d’un mathématicien et d’un didacticien. Notre processus se voulant exploratoire, un nombre restreint de participants s’est imposé et l’échantillonnage s’est fait par choix raisonné afin de réunir des sujets présentant un caractère typique (Fortin,  1996; Savoie-Zajc, 2000). La collecte de données se déroulant sur le temps de classe, le personnel enseignant de trois groupes d’une polyvalente du Québec a sélectionné trois élèves par groupe, selon leurs résultats en mathématiques (les élèves étaient considérés suffisamment forts pour rater quelques cours sans être pénalisés), leur participation en classe, et leur aisance à communiquer.

La collecte de données a commencé par le test visant à établir les connaissances antérieures des élèves à l’égard des nombres irrationnels. Les élèves ont été informés que les activités étaient bâties en fonction de leur niveau et qu’ils étaient capables de les faire. Le seul critère de réussite était qu’ils fassent tout leur possible. Ils savaient qu’ils pouvaient s’entraider et poser toutes les questions qu’ils voulaient. Nous leur avons présenté les sept activités que nous allions faire au cours des séances. À la deuxième séance, nous activions les connaissances antérieures en leur présentant des réponses qu’ils avaient données lors du test. Nous les motivions constamment par divers encouragements. Pour les trois groupes de trois élèves, quatre séances de 60 minutes ont été nécessaires afin de compléter le test ainsi que les sept activités. Lors des séances didactiques, les élèves ont discuté, écrit, dessiné et schématisé. Nous avons utilisé tout ce matériel écrit pour l’analyse documentaire. Il y a eu enregistrement des séances par caméra vidéo et par magnétophone.

L’analyse des données s’est faite selon le modèle interactif proposé par Miles et Huberman (1991) qui propose une structure en quatre étapes: recueil des données, condensation des données, présentation des données, et élaboration/vérification.

Le recueil des données a mis en commun toute l’information contenue dans le test et les séances didactiques. Les enregistrements audio et vidéo ont permis une transcription intégrale bonifiée des différentes réactions non verbales des neuf participants. En plus des traces écrites par les élèves, l’analyse documentaire comprenait un journal de bord contenant nos notes méthodologiques, descriptives et théoriques.

Nous avons effectué la condensation des données par codage, à l’aide du logiciel NVivo. À l’aide d’un échantillon représentatif de nos documents, un procédé de codage multiple (ou interjuge) a permis de valider nos noyaux de sens. Une collègue en didactique des mathématiques a codé à l’aide de nos noeuds une série de nos documents. Nous avons utilisé la formule de Miles et Huberman (1991), soit le nombre d’accords divisé par le nombre d’accords plus le nombre de désaccords (A/(A+D)). Un seuil de 80 % a été fixé. Seules les données issues du codage validé par le procédé interjuge ont servi lors de l’analyse des résultats.

Notre présentation des données était de type mixte, ce qui a facilité une interprétation des données par élaboration et vérification, dernière étape du modèle interactif. Afin de nous assurer de la validation de nos conclusions, nous avons effectué deux types de triangulation: des triangulations méthodologiques, car nous confrontions des données recueillies à des moments différents ou encore à partir de techniques différentes de notre collecte de données, et des triangulations de sources de données par la confrontation d’informations de sources diverses (élèves différents, documents diversifiés…). Ces triangulations nous ont permis de formuler des propositions qui reflètent notre interprétation des résultats obtenus.

5. Propositions pour un enseignement stratégique des irrationnels

Notre collecte de données débutait par un test portant sur les différents ensembles de nombres afin de répondre à ce premier objectif: décrire des connaissances antérieures d’élèves de troisième secondaire à l’égard du nombre irrationnel. Plusieurs réponses du test se sont révélées pertinentes pour l’analyse finale. Toutefois, le processus de triangulation n’a permis que deux propositions à l’égard de cet objectif.

Les propos des élèves sont rapportés tels quels. Des pseudonymes sont donnés aux élèves: F ou G pour fille ou garçon; A, B ou C pour les trois groupes d’élèves; 1, 2 ou 3 pour les trois élèves par groupe. M désigne l’intervieweur. Le choix des extraits illustratifs s’est fait parmi ceux qui donnaient du sens à la proposition.

À la lecture des réponses d’élèves, une première tendance se dégage et nous a amenés à formuler la proposition suivante quant au premier objectif: les élèves semblent associer le concept de nombre irrationnel au concept d’infini.

L’élève FA1 identifie correctement que le nombre irrationnel implique l’infini en ce qui concerne le nombre de chiffres après la virgule: «Une fois sous forme de nombres à virgule, on voit que les nombres après la virgule se répètent infiniment et ce, jamais dans le même ordre.»

Toutefois, comme ces extraits du test en témoignent, six des neuf élèves donnent peu de détails quant au lien entre le nombre irrationnel et l’infini:

FA2

Ce sont des nombres qui vont à l’infini.

GA1

Des nombres qui peuvent se continuer à l’infini.

FB1

Ils sont infinis.

FB2

Ce sont des nombres qui ne se terminent jamais.

FB3

Ce sont des nombres sans fin, avec aucune suite de chiffres comme les périodiques.

FC3

Ce sont des nombres qui n’ont pas de fin. Exemple: 2,1783472… Ça ne finit jamais.

Lors de la réalisation de la première activité – les élèves devaient représenter différents ensembles de nombres par un diagramme de Venn – FB1 explique une partie de sa représentation en ces mots: «Et ici, j’ai mis les nombres infinis qui sont irrationnels sauf que pour 2/3, je n’étais pas sûre. C’est une fraction sauf que ça fait un périodique». Cette élève fait donc une différence entre «les nombres infinis» qui sont irrationnels et ceux qui ne le sont pas. Le lien demeure peu nuancé. Mentionner qu’un nombre irrationnel est infini, ou qu’il va jusqu’à l’infini, donne un message incomplet ou faux. Enseigner correctement ce genre de lien peut aider à mieux comprendre le nombre irrationnel.

Notre analyse nous amène à formuler une deuxième proposition quant au premier objectif: au début de l’expérimentation didactique, les élèves semblent ne pas connaitre la différence entre un nombre à virgule et un nombre décimal.

C’est lors de la toute première activité avec le diagramme de Venn que la tendance menant à cette proposition fut observée. L’ensemble de nombres décimaux faisait partie des ensembles à représenter (ceux-ci étaient tous écrits sur la première page de l’activité). Or, cinq élèves ont omis de représenter cet ensemble. Confrontés au fait que les nombres à virgule et les nombres décimaux sont deux concepts différents, les élèves se questionnent ou restent sans mot. Si les élèves faisaient la différence entre les deux concepts, l’approximation des nombres irrationnels (sous forme de nombre à virgule ou de fraction) aurait davantage de sens. Approximer un nombre irrationnel mène bien souvent à un nombre décimal et inévitablement à un nombre rationnel. Ces distinctions permettent de structurer l’opposition rationnel/irrationnel.

Le deuxième objectif de recherche consistait à construire des activités d’apprentissage du nombre irrationnel destinées à des élèves de troisième secondaire fondées sur des principes d’un enseignement stratégique. L’analyse du verbatim nous amène à formuler la proposition suivante: lors de la deuxième séance de l’expérimentation didactique, les élèves semblent se souvenir d’un rapport incommensurable qui donne π.

Ce nombre fait déjà partie de leurs connaissances antérieures en mathématique. Avant le début de l’étude, les élèves n’avaient pas abordé un nombre irrationnel en termes d’un rapport incommensurable. Ainsi, c’est à partir de ce qu’ils ont appris à la première séance qu’ils ont pu relier π aux termes d’un rapport incommensurable. En fait, il s’agit pour les élèves d’un point de référence. En voici un exemple:

M

Est-ce qu’il y a d’autres ensembles de nombres dans les irrationnels?

GA1

Non, c’est un ensemble de nombres à part, qui n’est pas avec les rationnels. Vraiment à part. Les nombres à virgule qui vont jusqu’à l’infini. Comme π.

Une autre proposition est très encourageante: les élèves semblent faire le lien entre rationnel et commensurable, ainsi qu’entre irrationnel et incommensurable. Ce lien est le suivant: un nombre rationnel provient d’un rapport de mesures commensurables, alors qu’un nombre irrationnel provient d’un rapport de mesures incommensurables. Comme il a été mentionné, la deuxième activité introduisait le concept d’incommensurabilité. Son opposé, le concept de commensurabilité a également été introduit lors de cette activité.

Dans les activités suivantes, les élèves étaient confrontés à nouveau aux deux concepts. Notre analyse nous permet de proposer qu’ils continuent de faire un parallèle entre le nombre rationnel et le rapport commensurable, ainsi qu’entre le nombre irrationnel et le rapport incommensurable.

Lors de la dernière séance, FA2 souligne à nouveau le lien très fort qui semble exister pour les élèves:

M

Qu’est-ce qui te permet de dire que c’est incommensurable?

FA2

Incommensurable… un rapport commensurable donne toujours un nombre rationnel, mais l’autre, incommensurable, donne toujours un nombre irrationnel.

Les réponses des élèves permettaient une autre proposition: les élèves ont tendance à expliquer que des grandeurs sont incommensurables entre elles lorsqu’il y a un nombre irrationnel d’impliqué dans le rapport. Cette tendance a pris naissance lors de la toute première séance de l’expérimentation didactique. La réponse de GA1 résume bien la pensée des élèves: «Les mesures incommensurables sont le rapport entre un nombre rationnel et un nombre irrationnel».

Notre enseignement proposait l’inverse: un rapport de deux grandeurs incommensurables mène à un nombre irrationnel. Mais GA1 n’a pas tort: si un des termes d’un rapport est un nombre irrationnel, ce rapport est incommensurable. Toutefois, cette logique ne permet pas d’identifier ce qui mène à un nombre irrationnel.

Ainsi, les élèves semblent avoir adopté cette logique (si un des termes d’un rapport est un nombre irrationnel, ce rapport est incommensurable). Cela indique que la définition que nous donnons au nombre irrationnel (rapport entre deux grandeurs incommensurables) est interprétée par les élèves.

Notre enseignement du nombre irrationnel impliquait le concept de mesure. Puisque l’incommensurabilité provient de l’impossibilité de trouver une même unité de mesure afin de mesurer deux grandeurs, les élèves allaient devoir utiliser ce concept dans leur discours entourant le nombre irrationnel. Nous en arrivons à la proposition suivante: les élèves semblent utiliser convenablement les concepts de mesure (unité de mesure) et de rapport en lien avec les concepts de commensurabilité et d’incommensurabilité.

L’introduction du concept de mesure s’est faite à la première séance d’expérimentation didactique et déjà le lien était établi. Une activité a permis aux élèves, dont GC1, d’établir à nouveau ce lien: «Les rapports incommensurables n’ont pas d’unité de mesure commune aux deux nombres comparés tandis que les rapports commensurables ont une unité de mesure commune aux deux nombres comparés.» L’utilisation du concept de mesure est à la base de l’enseignement du nombre irrationnel que nous avons proposé aux élèves.

Les élèves semblent également aptes à expliquer le concept de nombre réel en termes de rapport. Le nombre irrationnel provient d’un rapport incommensurable et le nombre rationnel d’un rapport commensurable. Les élèves y ont fait référence dans le verbatim de différentes séances. En voici un exemple:

M

Est-ce que vous avez une hypothèse à savoir quel est le lien entre le rapport et les nombres réels?

FC2

Les rapports sont des nombres réels.

Deux activités impliquaient l’utilisation de la droite numérique. Nos deux prochaines propositions concernent celle-ci. La droite numérique telle qu’on la connait se trouvait dans une de ces deux activités. Voici notre proposition provenant des réponses d’élèves pour cette activité: les élèves semblent expliquer le positionnement de nombres irrationnels sur la droite numérique de façon procédurale en utilisant le concept de mesure. Les élèves n’avaient jamais situé de nombres irrationnels sur la droite numérique avant la deuxième séance de l’expérimentation didactique. Ce sont les réponses à la première activité sur la droite numérique qui nous amènent à formuler la proposition. Voici celle de FC2: «Pour une racine carrée, faire la règle de Pythagore, dessiner le triangle et mesurer l’hypoténuse avec un compas puis mettre la mesure sur la droite. Pour π, faire le cercle avec D = 1. Circonférence. Puis avec un fil, prendre le périmètre du cercle et le situer sur la droite.»

Cette présence du concept de mesure dans le positionnement des nombres irrationnels semble être nécessaire afin d’aider les élèves à progresser dans leur compréhension du concept de nombre, car si nous regardons le positionnement de nombres rationnels que font les élèves, ceux-ci ont peu de considération pour la prise de mesures précises. Les élèves utilisent des unités de mesure qui sont très imprécises, voire inexactes. Ainsi, le positionnement de nombres rationnels ou irrationnels sur la droite numérique nécessite une précision que les élèves ne semblent pas appliquer naturellement.

L’utilisation de la droite numérique à la seconde activité n’est pas conventionnelle. Inspirée de l’article Rational Points on the Number Line de Mielke (1970), cette activité permet d’effectuer des rapports de longueurs d’une manière originale afin de situer des nombres réels sans l’aide de la règle et du compas, ou même de la calculatrice. Notre analyse nous amène à formuler cette proposition à son sujet: les élèves semblent expliquer le positionnement de nombres irrationnels sur la droite numérique de façon procédurale en utilisant le concept de rapport.

Dans leurs explications du positionnement des nombres irrationnels sur cette droite numérique, l’activité permet aux élèves d’inclure un concept autre que celui de la mesure, soit celui de rapport. Voici la réponse de GA1 qui sous-tend cette affirmation: «Tu utilises le rapport. Tu montes avec le numérateur et tu descends avec le dénominateur. Ensuite, tu relies les deux points qui ont été faits et ça place sur la droite l’endroit où le rapport se trouve».

Un enseignement utilisant les deux types de droites numériques ne semble aucunement répétitif, car l’utilisation de chacune est différente. La complémentarité des deux droites permet d’organiser, de comparer et de discuter des solutions ainsi que des procédés.

Une dernière proposition concerne les deux dernières activités («Approximer des nombres réels» et «Ordonner des nombres réels»): les élèves semblent utiliser le concept d’approximation lorsqu’ils doivent écrire un nombre irrationnel.

Lors de la dernière séance, les élèves devaient approximer des nombres irrationnels par des fractions. Nous abordions alors la précision que nécessite cet exercice. Voici un extrait:

M

Si vous trouvez une stratégie, vous pouvez l’expliquer à vos collègues.

FB3

…tu mets ton nombre irrationnel sur 100.

M

Et si tu veux plus de précision?

FB3

Tu le mets sur un plus gros nombre. Plus j’ajoute de zéros, plus ma virgule se tasse, plus j’ai de précision.

Par les réponses des élèves, il nous semble que les élèves saisissent l’inévitable approximation qu’implique l’écriture du nombre irrationnel. Voici celle de FA1: «Changer le nombre irrationnel en nombre à virgule, l’arrondir approximativement, le mettre sous forme de fraction et le diminuer en fraction irréductible».

La dernière activité consistait à ordonner une série de nombres présentés sous différentes formes (fraction, nombre à virgule, nombre irrationnel…). Dans sa réponse, FC2 mentionne la précision et GC1 utilise l’arrondissement:

FC2

Mettre toutes les fractions sous forme de nombre à virgule: avec le plus de précision possible ou mettre tous les nombres à virgule et les fractions sur le même dénominateur.

GC1

Je mets tous les nombres en nombres décimaux (arrondis à environ quatre chiffres après la virgule) et ensuite je les place.

L’approximation d’un nombre irrationnel par un nombre à virgule ou par une fraction semble être un processus réalisable afin que les élèves développent le concept de nombre réel. L’élève doit savoir qu’il effectue inévitablement une approximation lorsqu’il écrit le nombre irrationnel sous forme de nombre à virgule due à l’infinité de chiffres après la virgule.

Ces neuf propositions émises pour nos deux objectifs de recherche nous guident vers des pistes de réponse à notre question de recherche cherchant à identifier ce qui caractérise un enseignement stratégique du nombre irrationnel destiné à des élèves de troisième secondaire. Nous avons décomposé ces pistes en fonction des types de connaissances qui caractérisent l’enseignement stratégique: déclaratives, procédurales et conditionnelles.

Nos résultats révèlent cinq pistes de réponse visant la construction et la consolidation des connaissances déclaratives:

  • Enseigner ce qui relie le concept de nombre irrationnel à celui d’infini;

  • Enseigner la distinction entre un nombre à virgule et un nombre décimal;

  • Inclure l’approximation dans l’enseignement de l’écriture des nombres irrationnels sous forme de nombre à virgule;

  • Aborder le nombre pi (π) comme un nombre irrationnel clé dans l’enseignement stratégique du nombre irrationnel;

  • Placer les concepts de mesure (unité de mesure) et de rapport au coeur de l’enseignement stratégique des concepts de commensurabilité et d’incommensurabilité pour ainsi aider à la compréhension du nombre irrationnel.

Deux pistes de réponse provenant de nos résultats relèvent des connaissances procédurales et devraient aussi caractériser l’enseignement du nombre irrationnel destiné à des élèves de secondaire 3:

  • Relier le concept de mesure à l’enseignement des procédures du positionnement de nombres irrationnels sur la droite numérique;

  • Relier le concept de rapport à l’enseignement des procédures du positionnement de nombres irrationnels sur la droite numérique.

Finalement, nos résultats suggèrent deux dernières pistes de réponse pour les connaissances conditionnelles d’un enseignement stratégique du nombre irrationnel:

  • Enseigner les rapports commensurables et incommensurables afin de soutenir la compréhension du nombre rationnel et du nombre irrationnel;

  • Insister sur le fait que nous obtenons un nombre irrationnel à condition d’avoir un rapport de deux grandeurs incommensurables.

Nous percevons nos deux premières pistes de réponse (enseigner ce qui relie le concept de nombre irrationnel à celui d’infini, ainsi qu’enseigner la distinction entre un nombre à virgule et un nombre décimal) comme des préalables à la troisième piste (inclure l’approximation lors de l’enseignement de l’écriture des nombres irrationnels sous forme de nombre à virgule). Ces pistes permettent de distinguer des différences entre rationnel et irrationnel, ainsi qu’entre décimal et non décimal. L’infini se manifeste dans le développement non périodique des chiffres après la virgule du nombre irrationnel, mais il ne faut pas oublier qu’il est également présent dans celui du nombre rationnel par la période qui se répète infiniment. Notre analyse souligne que les élèves associent de manière confuse le concept d’infini au nombre irrationnel. Si nous pouvons enrayer cette confusion, les élèves comprendront peut-être le besoin d’approximer lors de l’écriture d’un nombre irrationnel sous forme de nombre à virgule. De plus, cette approximation ne correspond plus à un nombre irrationnel, mais bien souvent à un nombre décimal, soit un nombre rationnel.

Il est intéressant de constater que l’étape de triangulation des données souligne l’importance du nombre π pour la compréhension des élèves. Il est vrai que les élèves ont beaucoup côtoyé ce nombre irrationnel. Toutefois, nous croyons que √2, la racine carrée de  2, constitue un autre nombre irrationnel important pour les élèves. Ainsi, π et √2 peuvent constituer des portes d’entrée pour mettre en évidence les mesures qui mènent à des rapports incommensurables. L’utilisation concrète de la mesure pour former des rapports commensurables ainsi que des rapports incommensurables s’avère une de nos pistes de réponse pour l’enseignement du nombre irrationnel. Toutefois, tout comme le National Council of Teachers of Mathematics (2000), ainsi que Zazkis et Sirotic (2007a), nous pensons qu’il serait dangereux de se limiter aux mesures menant à π et √2. Expérimenter des rapports incommensurables menant à d’autres nombres irrationnels nous semble important afin que la compréhension des élèves s’applique pour tous les nombres irrationnels.

Non seulement la compréhension de la commensurabilité et de l’incommensurabilité ne pose pas vraiment de problème pour les élèves (Fishbein et al. 1995), mais ces concepts peuvent les aider à différencier les nombres rationnels des nombres irrationnels. Notre étude souligne que les élèves se souviennent du lien entre le nombre rationnel et la commensurabilité, ainsi qu’entre le nombre irrationnel et l’incommensurabilité, à la suite de notre enseignement. Toutefois, il semble important d’établir qu’un rapport incommensurable est la condition d’obtention du nombre irrationnel, et non l’inverse. L’irrationalité provient d’un phénomène géométrique, alors que l’incommensurabilité n’est pas un phénomène géométrique qui découle des nombres irrationnels. Si la mesure d’une longueur correspond à un nombre irrationnel, c’est que cette longueur forme un rapport incommensurable avec une unité de longueur choisie. De plus, un rapport incommensurable est formé s’il n’est pas possible de mesurer deux grandeurs à l’aide d’une seule unité de mesure et non pas lorsqu’il y a un nombre irrationnel impliqué dans le rapport. Cela serait un peu simpliste et le nombre irrationnel perdrait le sens qu’on tente de lui redonner.

La distinction entre l’ensemble des nombres rationnels et celui des nombres irrationnels est cruciale lors de l’enseignement du concept de nombre réel. Comme le mentionne Bronner (1997b), l’opposition décimal/non décimal a remplacé celle rationnel/irrationnel (commensurable/incommensurable). Or, toujours selon Bronner (Ibid.), cette opposition structure culturellement les connaissances sur le nombre. Par notre étude, nous allons dans le même sens que Zazkis et Sirotic (2007b) et percevons la droite numérique comme un bon modèle qui permet à l’élève d’expérimenter cette dualité. Toutefois, au coeur de l’utilisation de la droite, les concepts-clés que sont la mesure et le rapport devraient avoir une place de choix. Notre étude révèle que cela semble possible.

Toutes ces pistes de réponse sont le fruit de triangulations et constituent des caractéristiques qui donnent un nouvel éclairage quant à l’enseignement du nombre irrationnel. Par un enseignement stratégique et les différents concepts mathématiques impliqués, plusieurs options s’offrent à nous afin de renouveler l’enseignement de cet ensemble de nombres.

6. Conclusion

Par notre séquence d’activités élaborée à partir de dimensions historiques et culturelles du nombre irrationnel, la compréhension des élèves qui ont participé à l’étude s’est ouverte à davantage de notions issues de l’évolution du concept depuis la découverte de l’incommensurabilité. Les élèves avaient une compréhension initiale du nombre irrationnel qui était confuse (voire déficiente) et qui se limitait à l’écriture du nombre sous forme de nombre à virgule. Ainsi, même si nous n’avons pas axé notre expérimentation et notre analyse sur l’évolution de la compréhension qu’ont les élèves du nombre irrationnel, et par le fait même du nombre réel, il est à supposer qu’à la suite de l’étude, leur compréhension est plus solide, car celle-ci comprend davantage de concepts.

Bien évidemment, nous n’avons pas la prétention d’affirmer que les résultats de notre recherche sont sans faille. Cela est dû au fait que malgré toutes les mesures qui ont été prises, notre étude rencontre certaines limites. Les objectifs de notre étude ont fait en sorte que cette subjectivité était inévitable. Toutefois, des mesures furent prises pour limiter cette subjectivité. Nous sommes pleinement satisfaits du rendement de nos outils qui nous ont permis de recueillir des données pertinentes pour la conduite de notre étude.

Les neuf pistes de réponse identifiées précédemment donnent du souffle à un enseignement du nombre irrationnel qui, d’ailleurs, peut prendre différentes formes. L’étude d’Arcavi et al. (1987) souligne que la confusion à l’égard du nombre irrationnel se manifeste non seulement chez les élèves, mais également chez le personnel enseignant (dont celui en formation). Des travaux plus récents, dont ceux de Zazkis et Sirotic (2004, 2007a, 2007b) et de Voskoglou et Kosyvas (2011), abondent dans le même sens. Nous pensons donc qu’il faut fournir aux enseignantes et aux enseignants, les outils adéquats afin de ne plus contourner l’enseignement conceptuel du nombre irrationnel en raison de son caractère abstrait (Berdot  et al., 2001; Führer, 1991), car se limiter aux aspects concrets des mathématiques ne suffit pas à donner une image cohérente et complète de cette discipline qui permet de mieux appréhender le réel.