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S’il est une figure qui se détache des récits de Renée Dunan, c’est bien celle non pas du mâle, mais de la femelle alpha. Comme le notait Fabrice Mundzik : « Les femmes, chez Renée Dunan, sont souvent décrites comme des êtres supérieurs : affranchies, cultivées, rusées et séductrices, elles se montrent sans pitié pour la gent masculine […][1]. » Revêtant couramment les traits d’une aventurière, cette héritière de la « surfemelle » fin-de-siècle, de la « belle dame sans merci » telle qu’on la rencontrait chez d’Annunzio, Rachilde, Huysmans et Mirbeau[2], ne s’insère plus dans la logique féminicide qui était de rigueur dans ce contexte finiséculaire où pesaient de solides préjugés culturels contre la femme avide d’émancipation[3]. N’hésitant pas à déroger « aux principes redoutables de la supériorité mâle[4] », l’autrice vraisemblablement née en 1892 et morte en 1936[5] a renversé la misogynie ambiante en lui opposant une fin de non-recevoir. Comme l’a noté Florence de Chalonge : « Prônant les intentions les plus émancipatrices concernant la vie amoureuse et sexuelle des femmes, [Dunan] s’enorgueillit d’être “la seule femme écrivant des romans” à ne jamais sombrer ni “dans la sentimentalité ni dans la tendresse et autres ‘‘sensibleries[6]’’’’ ».

Bien qu’un rapport de forces soit généralement à l’oeuvre et que Dunan prenne fait et cause pour les femmes (n’a-t-elle pas intitulé l’un de ses textes La querelle des sexes – Essai sur la supériorité féminine en toutes les activités humaines[7] ?), son but n’est pourtant pas de constituer une rhétorique ou un imaginaire de la misandrie, mais plutôt de montrer de quoi la femme est capable. Elle lui octroie ainsi une liberté que l’époque rechignait encore à lui reconnaître. Pour en faire la démonstration, nous examinerons le traitement que l’écrivaine réserve à deux notions caractéristiques de l’exotisme littéraire[8] et lui permettant toutes deux de prouver le ressort exceptionnel de ses héroïnes : l’anthropophagie et la polyandrie. Nous fonderons notre étude sur deux récits d’aventures de Renée Dunan : la nouvelle « Uzcoque » et le roman Kaschmir. Jardin du bonheur[9].

Hommes au menu

L’idée d’associer l’anthropophagie au conflit entre les sexes était déjà présente à l’époque médiévale, au XIIe siècle, à travers le mythe du coeur mangé. Un mari jaloux se vengeait de sa femme infidèle en lui faisant avaler, à son insu, le coeur de son amant[10]. À l’époque de Renée Dunan, huit siècles plus tard, soit à l’ère des « Exotes » et des romans coloniaux, « l’habitude de manger sans répugnance la chair humaine[11] » suscitera, chez bon nombre d’écrivains, une curiosité nourrie par les enquêtes ou récits à caractère ethnographique. On peut penser aux reportages de Titaÿna[12] sur les tribus anthropophages des Nouvelles-Hébrides (l’actuel Vanuatu). Expliquant que le cannibalisme néo-hébridais était de l’ordre de la superstition plutôt qu’un acte de survie, la grande reporter affirmait qu’il « faudrait un livre entier pour noter les raisons profondes et les manifestations diverses de l’anthropophagie encore pratiquée aux Indes, en Afrique, en Malaisie, au Mexique et dans certaines régions de l’Amérique du Sud[13]. » Car si « la marche glorieuse de la race blanche » a fait reculer l’anthropophagie, celle-ci « est encore pratiquée beaucoup plus qu’on ne le croit et surtout dans un contact étonnant avec la civilisation[14] ».

On peut aussi penser aux Secrets de la jungle [Jungle Ways] de William Buehler Seabrook, résultat d’un voyage dans les colonies françaises d’Afrique dont Paul Morand avait tracé l’itinéraire. Seabrook avait tenu à séjourner parmi des cannibales, une expérience qu’il évoque avec humour – ses amis parisiens lui demandèrent à son retour quelles recettes il ramenait[15] – mais aussi avec sérieux : « they [les cannibales] are a highly interesting and wholly legitimate subject, whether for the adventurer or the learned anthropologist[16] ».

Un article publié en 1921 dans l’hebdomadaire Floréal nous renseigne sur l’intérêt de Renée Dunan pour la question. Intitulé « Les pêcheurs de perles polynésiens », le texte fait suite à la parution en 1920 de Dans le sud[17], traduction française du recueil d’essais posthumes de Robert Louis Stevenson, In the South Seas (1896), qui documente ses voyages dans le Pacifique et contient de nombreux passages consacrés aux mangeurs de gibier humain. Le ton de Stevenson est plus ferme que celui de Seabrook :

Rien n’éveille plus fortement notre dégoût que le cannibalisme, rien ne descelle plus sûrement la base d’une société ; rien, pourrait-on encore démontrer, n’endurcit et ne dégrade autant les esprits de ceux qui le pratiquent[18].

Pourtant, comme le constate l’auteur écossais à leur contact, les cannibales océaniens ne sont nullement malveillants :

Ils n’étaient pas cruels ; sauf cette coutume, leur race est des plus douces ; à parler franc, découper dans la chair d’un homme après sa mort est beaucoup moins odieux que l’opprimer durant sa vie ; et même les victimes de leur appétit étaient traitées avec douceur, de leur vivant, et, pour finir, dépêchées soudainement et sans douleur[19].

Dunan juge les comptes rendus de Stevenson fascinants :

Les voyages de Stevenson dans les mers du sud, c’est-à-dire dans toute cette zone du Pacifique qui réunit l’Australasie à l’Océanie, est [sic] le plus extraordinaire document que nous puissions lire. De fait, il est beaucoup de notions qui ne donnent en notre esprit aucune précision et aucune forme emplie de réalité. Que savons-nous, par exemple, sur les anthropophages ? L’idée des races qui mangent la chair humaine nous est familière, mais nous ne nous figurons pas du tout les hommes qui pratiquent cette abomination. […] Stevenson a vu, dans les mers du sud, d’authentiques anthropophages et ce qu’il raconte est prodigieusement curieux sur les rites alimentaires qui poussent certaines peuplades des îles australiennes à manger périodiquement ce qu’ils nomment du « cochon long[20] ».

La question intéressait suffisamment Dunan pour qu’elle en discute avec l’écrivain et administrateur colonial Robert Randau[21]. Elle rapporte que ce dernier l’étonna beaucoup en lui apprenant que plusieurs soldats, appelés « les Sénégalais », s’adonnaient à l’anthropophagie : « Il insistait sur cette idée que nous ignorons les peuples arriérés et que ceux-ci sont d’une telle habileté dissimulatrice qu’ils arrivent à cacher leurs actes aux troupes mêmes qui habitent leur pays[22]. »

Un autre texte de Dunan paru dans Floréal contient quelques remarques sur l’anthropophagie. Intitulé « La médecine du bon vieux temps[23] », cet article évoque d’anciens procédés médicaux qui, avec le recul, peuvent sembler extravagants, mais qui, en leur temps, passaient pour authentiques. Comme le rappelle Dunan, qui avait elle-même tâté de l’occultisme dans Baal ou la magicienne passionnée : « La médecine fut longtemps une branche de la magie et des sciences occultes en général : astrologie, kabbale, alchimie[24]. » Si l’on aborde le sujet avec l’esprit ouvert, croit-elle, on constate que la pratique cannibale n’est pas si éloignée de certaines manipulations d’organes à des fins médicales : « Les sauvages mangent le coeur et la cervelle des animaux nobles ; lion ou taureau. Ils mangent même, lorsque l’anthropophagie leur paraît congrue, le coeur de leurs ennemis. C’est de l’opothérapie avant la lettre[25]. »

En outre, de la consommation de la chair, Dunan en vient naturellement à traiter d’ingestion de sang. D’un ton qui annonce ses récits d’aventures[26], l’autrice évoque, quarante ans avant la surréaliste Valentine Penrose, la figure d’Élisabeth Báthory de Ecséd, qu’on surnomma « comtesse Dracula » :

Le sang humain ne pouvait faillir à de nombreux usages médicaux. De fait. Toutefois, s’il est des utilisations admissibles, celle qui consiste à boire le sang chaud et récent n’est pas sans faire apparaître d’atroces justifications criminelles. La comtesse Bathory de Scheuta, dont les descendants occupent en Hongrie des postes notoires, fut reconnue en 1590, coupable de trois cents assassinats d’enfants, pour emploi de leur sang frais pour bains, boissons et autres usages[27].

Incarnation de la cruauté au féminin – « Qu’elle ait été un Gilles de Rais féminin, tout le prouve[28] », notera Penrose –, l’ogresse des Carpathes avait tout pour fasciner Dunan. L’allusion n’a donc rien d’anodin.

Pour autant, on ne saurait soupçonner Dunan de faire l’éloge du cannibalisme. Dans sa nouvelle Le métal, histoire d’il y a vingt mille ans – récit préhistorique où perce l’influence des frères J.H. Rosny[29] –, elle associe le phénomène à une dégénération :

L’anthropophagie était, aux temps de la Magdeleine, assez rare en Occident. Non que nul souci moral arrêtât les humains. Mais l’homme n’est pas comestible de façon réelle. Les cannibales ont toujours été des dégénérés intellectuels. De plus, des maladies nombreuses accroissent leur virulence en passant d’homme à homme par cette voie. C’est une raison d’hygiène qui bannit l’anthropophagie, dès l’origine, dans les races à intellectualité relevée[30].

L’anthropophagie reste donc à bannir (il est rare qu’un auteur soutienne l’inverse !), et nous verrons que dans « Uzcoque », elle fait partie des dangers auxquels l’héroïne doit se soustraire. La situation se modifie dans Kaschmir. Jardin du bonheur, puisque ce récit ne fait pas intervenir le cannibalisme au sens propre, mais figuré, et que la menace, visant spécifiquement les mâles, émane d’une femme en position d’autorité, disposant à travers la polyandrie d’un droit de vie et de mort sur ses époux-victimes. Du « Prends garde à toi si elle t’aime » de « La Vénus d’Ille[31] », Dunan nous fait ainsi passer à un « Prends garde à toi si elle ne t’aime pas ».

Alice contre les ogres de Fiume

Nouvelle publiée dans Les Oeuvres libres en juin 1930[32], « Uzcoque » relate les démêlés d’une aventurière prénommée Alice avec deux membres d’une curieuse race de tueurs dalmates que l’on croit éteinte, les Uzcoques. Réputés cruels, ceux-ci passent notamment pour des mangeurs d’hommes.

Le récit se déroule à Fiume et ses environs peu après la Première Guerre mondiale et la dissolution de l’Autriche-Hongrie : « Je fus à Fiume, écrit la narratrice, peu avant que Gabriele d’Annunzio y vint régner et transformer en possession effective une conquête d’ailleurs judicieuse, mais à laquelle nul Italien ne songeait avant 1914. En tout cas, Fiume est une ville italienne[33]. » (RFH, 235) La narratrice se dirige vers la cité istrienne après en avoir eu « assez de Trieste », où elle avait vécu pendant un mois[34], et après avoir « décidé de promener [sa] mélancolie naturelle sur toute la côte dalmate, albanaise et grecque, jusqu’au Péloponèse [sic] » (RFH, 236). Capo d’Istria, Pirano, Umago, Cittanova, Parenzo, Rovigno, Pola, etc. : la saisie des lieux a son importance puisque la narratrice, « armée d’une puissante jumelle à prismes » (id.), se présente comme une amatrice de paysages. Une amatrice éclairée, s’entend, car elle « abomine l’admiration grégaire » et préfère « goûter solitairement les beautés istriennes » (id.). Les premières pages de la nouvelle prennent ainsi l’aspect d’un récit de voyage et la narratrice fait penser à une version féminine de l’esthète-voyageur, ce célibataire cultivé et neurasthénique que l’on retrouve chez Barrès, T. Mann et Proust notamment. Mais elle évoque encore davantage le type de l’aventurière du premier XXe siècle, telle qu’Alexandra David-Néel, Ella Maillart et Titaÿna en ont fourni le modèle[35]. De surcroît, Alice se targue d’être « agressive » ; vivant seule, elle « sai[t] [se] défendre, donc attaquer » (RFH, 250). Son type aventureux lui vient de son insubordination : « Je ne suis pas de ces femmes qui obéissent » (RFH, 251), fanfaronne-t-elle.

Dès l’embarquement[36], la narratrice a remarqué « un couple bizarre », qui lui paraît « peut-être intéressant et en tout cas curieux » (RFH, 236). L’homme et la femme attirent de nouveau son attention sur le vapeur, venant troubler sa contemplation des côtes de Pola : « On ne pouvait nier l’extraordinaire originalité de ces personnages et l’étrangeté séduisante de leur aspect », constate-t-elle (RFH, 237). Le couple, qui l’épie à la dérobée, éveille en elle « un trouble désir » (RFH, 238), surtout la femme, dont le « charme sapide » (RFH, 239) et la « merveilleuse bouche de déesse » (RFH, 241) soulèvent en la narratrice un désir confus. Outre l’attirance saphique, c’est la séduction du mal qui s’exprime : « J’y lisais le sadisme et l’affection du crime » (RFH, 240), déclare-t-elle.

Installée à son hôtel, la narratrice ne s’attend pas à revoir « le couple mystérieux et excitant » (RFH, 244), n’ayant pas cherché à connaître le lieu où ces gens sont descendus. Le souvenir de l’homme lui revient cependant au cours d’une promenade dans Fiume. La narratrice aperçoit deux soldats surveillant une femme – une Croate d’Agram – qui a assassiné son mari à la demande d’un inconnu. Ce dernier aurait été son amant jadis. La narratrice pense à l’homme du bateau, comme s’il était question de lui. La meurtrière, assise devant un panier contenant la tête de son mari, adresse alors cette mise en garde à la narratrice, qu’un soldat lui traduit du croate : « C’est un Uzcoque [qui a ordonné le crime]. Quand il commande, la femme doit obéir. Tu lui obéiras aussi, toi, l’étrangère. L’Uzcoque a des secrets pour tordre les nerfs des femmes. Il te fera tuer. […] Tue l’Uzcoque ou il te fera tuer. » (RFH, 247)

La menace que posent les Uzcoques, particulièrement en matière de domination de la femme par l’homme, est donc mise en place, bien qu’Alice ne sache encore rien à leur sujet. Le soldat qui lui a traduit les paroles de la meurtrière croate ignore lui aussi de quoi il en retourne. Pour élucider le mystère[37], elle fera deux rencontres significatives.

La première est plutôt de l’ordre des retrouvailles ou des présentations officielles : en errant dans Fiume, Alice tombe nez à nez avec la blonde « à la bouche agile, éloquente et autoritaire » (RFH, 249), l’intrigante inconnue aperçue à bord du vapeur, alors qu’elle sort d’une maison « verruqueuse » située en plein « quartier coupe-gorge » (RFH, 250). Alice découvre qu’elle s’appelle Lysa. La femme tente de la dominer, mais la narratrice a le dessus. « Vous êtes comme un homme » (RFH, 250), lui lance Lysa, ce dont la narratrice se défend vigoureusement : « Vraiment pas ! » (id.) Alice tente ensuite de lui faire expliquer ce qu’est un Uzcoque, mais la question paraît « l’électrocut[er] », « déchaîn[er] une terrible foudre » (RFH, 251). Au cours du dîner qui suit, la narratrice obtient quelques informations supplémentaires, mais au compte-gouttes. Elle apprend ainsi que Lysa est née à Venise d’un père américain de Philadelphie et d’une mère écossaise ; qu’elle a été élevée à Vérone et qu’elle est venue à Fiume quatorze ans plus tôt[38] (RFH, 253). Lysa révèle aussi à la narratrice que l’homme du bateau s’appelle « Dal, l’Uzcoque » (RFH, 255), que c’est bien lui qui a ordonné l’assassinat du mari de la Croate et que Lysa a été sa complice. Elle voudrait qu’Alice ait peur d’elle : « Je suis méchante » (RFH, 254), la prévient-elle. « J’ai fait mourir. » (RFH, 255) Elle obtient l’effet inverse : l’excitation d’Alice s’accroît d’un cran.

C’est la seconde rencontre qui permet à Alice de percer le mystère des Uzcoques. En se rendant consulter l’abbé Hischela, « l’homme le plus érudit que comptât Fiume » (RFH, 256), la narratrice apprend que les Uzcoques – dont le nom vient probablement du croate skok, qui signifie « évadé » (RFH, 259) – sont une caste de « hardis bandits » (id.) apparus vers l’an mille et installés, depuis le VIe ou le VIIe siècle, à Segna[39], non loin de Fiume. Au fil des siècles, ils ont survécu à de nombreux massacres – « le meurtre d’un Uzcoque resta longtemps le plus beau fait d’armes d’un Dalmate » (RFH, 260) –, mais le prêtre (qui en a lui-même éduqué deux) considère leur race éteinte. Leur extrême cruauté et leurs moeurs dépravées en font la lie du genre humain : « Ils furent ce que l’humanité a créé de plus démoniaque. » (RFH, 261) Non seulement « ils n’ont aucune religion » et « adorent la mort » (RFH, 260), mais « les horreurs qu’ils inventèrent pour mêler le crime à la débauche […] dépassai[ent] en ignominieuse saleté tout ce que conçurent le marquis de Sade et ses imitateurs » (RFH, 261). L’anthropophagie s’ajoute ainsi sans jurer à leur assortiment de vices : « Ils mangeaient le coeur et le foie de ceux qu’ils tuaient. Les quatre derniers enfants qui vivaient à Fiume ont été assassinés parce qu’ils avaient tué un de leurs petits camarades et s’étaient partagé son coeur, qu’ils dévorèrent cru. » (RFH, 261) Les femmes Uzcoques ne sont pas moins redoutables, puisqu’elles « se taillaient et affilaient l’ongle très long de l’index et savaient couper la viande avec, mais on cite des femmes qui, d’un coup d’ongle, ouvrirent l’artère carotide de leurs ennemis. » (id.) Un dernier détail vient accentuer, à l’intention des lecteurs qui ne l’auraient pas encore compris, le danger auquel Alice se voit exposée : « [les Uzcoques] aimaient passionnément les femmes étrangères à leur pays, les attiraient, les fascinaient et parfois les épousaient. Mais toujours, au bout d’un court délai, ils les faisaient mourir. Ils les empalaient la tête en bas, par la bouche. » (RFH, 262) La séduisante malveillance du couple aperçu sur le quai de Trieste et à bord du vapeur à destination de Fiume est donc tout à fait confirmée.

Tous les éléments sont maintenant en place pour le dénouement de la nouvelle, qui permettra à la narratrice-héroïne de montrer de quoi elle est capable. Car que lui reste-t-il à accomplir, sinon une excursion à Segna, au coeur du danger ? Munie d’« un petit revolver » (RFH, 262), Alice consacre sa dernière journée à Fiume (elle a déjà prévu de partir le lendemain à l’aube) à « une visite au repaire des Uzcoques » (id.). Buccari, Porto-Re[40], Segna : le trajet effectué à bord d’une barque de pêcheurs est narré à la façon d’un récit de voyage, la narratrice renouant avec l’impressionnisme des premières pages.

Comme dans toute bonne fiction populaire, l’intrigue d’« Uzcoque » se clôt par une confrontation avec l’ennemi – lequel va potentiellement dévoiler une facette jusque-là tenue cachée. S’immisçant au coeur du repaire uzcoque (une cavité naturelle où avaient été creusées des galeries d’accès), Alice retrace le couple au moment où il planifie de l’assassiner. « Maintenant il nous faut le sang de la Française » (RFH, 265), déclare Dal. Ce crime complétera la consécration de Lysa en tant qu’Uzcoque (elle en a déjà perpétré deux sur les cinq requis). Il s’agit donc d’un rituel initiatique. Dal explique à Lysa : « Tu dois, comme une Uzcoque, réussir tout ce que tu entreprends. » (RFH, 266) Mais un renversement de situation est sur le point de se produire. Au terme du duel de mots qui éclate au sein du couple, Lysa devient « insaisissable » et Dal pressent dans ses paroles « un sens double, une moquerie, un défi » (RFH, 267). Significativement comparée à « une Salomé[41] requérant qu’on lui vînt porter un chef haï coupé entre le sinciput et la pomme d’Adam et dont le sang dégoutterait » (RFH, 269), Lysa met fin à la « comédie meurtrière » (RFH, 270) à laquelle elle s’était jusque-là livrée et se retourne contre Dal : « Il m’avait appris à aimer le crime, expliquera-t-elle ensuite à Alice, cela me forçait aussi à ne plus désirer qu’un crime, celui dont il mourrait. Il a joué avec une force qui le dépassait… » (RFH, 270) En un geste violent, elle enfonce un coutelas dans la tête de l’Uzcoque. Le coup est bien entendu fatal, mais il est surtout chargé symboliquement. En frappant l’Uzcoque « à la naissance du cou, là où les vertèbres s’épanouissent, dont l’une sera le cerveau » (RFH, 269), elle l’atteint au centre de sa puissance. « L’homme maintenant était sacrifié » (RFH, 269) ; tel « un cheval abattu par un fauve qui, déjà, commence à le dévorer » (id.), l’Uzcoque n’a pas seulement été assassiné, il a été « aboli » (RFH, 270).

On croyait (seulement) lire le récit d’une aventurière aux prises avec un couple de tueurs ; c’est toujours le cas, mais on découvre qu’il s’agit en outre d’un nouvel épisode de la guerre perpétuelle que se livrent les deux sexes. Nous affirmions au début de la présente étude que les récits d’aventures de Renée Dunan viennent souvent illustrer la suprématie féminine. Nous voilà ici servis : « Uzcoque » se conclut par la démonstration de ce dont non pas une, mais deux femmes sont capables.

De l’Europe vers l’Asie

Une autre nouvelle de Renée Dunan prend le canevas d’une aventurière affrontant non plus un couple, mais une famille de tueurs. Intitulée « L’aubergiste[42] », celle-ci relate les efforts d’une voyageuse solitaire – une « nymphe en auto » – pour échapper à une famille d’assassins qui la retiennent prisonnière dans leur auberge de province où, comme dans Psycho (1960), le thriller classique d’Alfred Hitchcock, elle avait abouti au cours d’un orage. Le motif de l’anthropophagie est évoqué pour accentuer la dangerosité du lieu où l’héroïne se retrouve coincée : « Chez les pires bandits et au milieu des anthropophages, un huis verrouillé vous replace au coeur de la civilisation, c’est-à-dire en compagnie de vous-même[43]. » Le cadre n’est pas exotique comme dans « Uzcoque », mais on pourrait arguer qu’il s’agit d’exotisme intérieur, l’auteure s’intéressant à un cas de moeurs barbares observables en plein territoire français.

Du reste, plus le cadre de l’action est exotique et plus les moeurs versent dans la démesure et la cruauté. Nous avons vu dans la première partie de cet article que l’anthropophagie, sujet piquant la curiosité des romanciers d’aventures, s’avère, pour citer Titaÿna, « encore pratiquée beaucoup plus qu’on ne le croit[44] ». En plus d’imaginer une ancienne caste de tueurs anthropophages, Dunan avait situé sa nouvelle « Uzcoque » à la croisée des mondes latins et slaves, dans un contexte de métissage des « races » (comme on le disait encore en 1930[45]) et de cosmopolitisme. On ne sortait guère de l’Europe. Dans Kaschmir. Jardin du bonheur[46], Dunan entraîne le lecteur vers une partie du monde à l’exotisme exacerbé : en Asie[47], cet « immense et puissant continent » (KJB, 8), cette « terre barbare, redoutée, secrète et magnifique » (KJB, 18).

Polyandrie, mot honni

Voilà un autre texte ancré dans le XIXe siècle, période orientalisante s’il en fut, et dans le sillage d’auteurs comme Loti, Mirbeau et H. Rider Haggard[48]. On trouve au centre du texte une femme – Zenahab – dont Dunan montre de quoi elle est capable. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, ce personnage n’a pas été placé en position de sujet, pour employer la terminologie du modèle actantiel, mais d’opposant. Autre changement de perspective notable par rapport à « Uzcoque » : l’auteure n’exploite pas le motif de l’anthropophagie à strictement parler, mais celui de la polyandrie, qui lui est cependant complémentaire dans la mesure où il mène lui aussi au sacrifice de l’homme.

Comme l’observe Dunan, pour un romancier ou une romancière d’aventures, la polyandrie est un thème encore plus inusité et osé que l’anthropophagie :

Nul Kipling, pourtant, ne s’est avisé de conter – par pudeur peut-être – les moeurs du dernier coin terrestre où la gynocratie règne, où la femme possède plusieurs époux, où le mot honni : « polyandrie » reste encore celui des moeurs sociales. Ce vocable et la chose qu’il désigne sont au demeurant d’une moralité égale à celle qui règne aux pays où les rapports de sexes reposent sur la seule maîtrise des mâles. Il y a pourtant au fond un redoutable écart…

KJB, 9

Ce n’est pas seulement la pudeur qui retient les auteurs de décrire les moeurs polyandres. En Occident, une telle pratique contredit des a priori solidement ancrés dans le terreau du patriarcat. Qu’on s’en rapporte à la définition qu’en donnait l’Encyclopédie :

Concluons de-là que la polyandrie est une coutume encore plus impardonnable que la polygamie ; qu’elle ne peut avoir d’autre motif qu’une lubricité très-indécente de la part des femmes, à laquelle les législateurs n’ont point dû avoir égard ; que rien n’est plus propre à rompre ou du-moins à relâcher les liens qui doivent unir les époux ; enfin que cette coutume est propre à détruire l’amour mutuel des parens & des enfans[49].

Alors que les cas de polygynie sont relativement fréquents dans l’Ancien Testament (Abraham, Jacob, David et Salomon eurent tous plusieurs épouses et/ou concubines[50]), il en va tout autrement de la polygamie des femmes. D’un côté, la virginité de la future épouse fut longtemps un enjeu moral et symbolique en France. D’autre part, la législation qui se mit en place avec le Code civil de 1804 réprimait beaucoup plus sévèrement l’infidélité des femmes que celle des hommes.

En outre, le sujet est toujours tabou à l’époque de Dunan et il l’est resté encore longtemps. Ce n’est peut-être qu’avec l’apparition de la notion de polyamour[51] que le caractère scandaleux de cette pratique commence à s’estomper dans l’opinion publique. Pourtant, un début de théorisation du phénomène s’était effectué dès les années 1920 au sein des mouvements marxistes et libertaires avec les considérations d’Alexandra Kollontaï sur « l’amour-camaraderie[52] », que Dunan pouvait connaître.

Au demeurant, la pudeur n’empêcha pas l’anthropologue et aristocrate Pierre de Grèce (1908-1980) de faire de la polyandrie l’une de ses deux spécialités (avec le Tibet), comme en témoigne sa volumineuse thèse de doctorat, A Study of Polyandry, en 1963[53]. Son exploration recouvre diverses régions de l’Inde, du Sri Lanka et du Tibet. La polyandrie reste toutefois un phénomène si rare que Pierre de Grèce pose comme première question : « Does Polyandry really exist[54]? » Dans une étude plus récente, Gaspard Musabyimana conclut au sujet des Bashilélé et de leur usage du « Kumbu » (quartier spécialement réservé à une « femme commune » qu’un groupe de dix à trente jeunes hommes célibataires tentaient de charmer), que « [l’] arrivée de la religion chrétienne et de la colonisation ont considéré cette tradition de barbare et l’ont découragée jusqu’à sa disparition[55] ».

La polyandrie avait donc tout pour piquer la curiosité de Dunan. En plus de Kaschmir. Jardin du bonheur, l’écrivaine en fait le sujet d’une nouvelle, « Asie[56] ». Reliée à une gynocratie et à des rapports de sexes où une autre domination est envisagée que « la seule maîtrise des mâles », la polyandrie devient davantage qu’une simple polygamie de l’épouse. Elle constitue une anthropophagie symbolique ; elle suppose un art de croquer du mâle, à l’instar de la mante religieuse. Elle s’insère au coeur d’une logique menaçant d’être fatale à l’homme.

Cachemire mon amour

Publié en 1925 aux éditions Henry-Parville, Kaschmir. Jardin du bonheur relate l’aventure d’un Parisien qui « failli[t] – par une femme à époux multiples, – boire le Léthé » (KJB, 17). Le narrateur (son nom ne nous est jamais révélé[57]) est un ingénieur qui s’est retrouvé « attaché en 1920 […] aux sondages pétroliers effectués sur les bords de la Chandra » (KJB, 21) et dont les bonnes relations (il connaît Lord Reading[58]) lui ont valu « un tas de facilités dont nul de [sa] race n’a jamais profité » (id.). Comme dans « Uzcoque », le texte fait d’abord penser à un récit de voyage, le narrateur marchant en partie dans les pas du voyageur libertin François Bernier, avec son « fameux livre[59] » comme compagnon de route. Or même si la vallée cachemirienne « n’offre que des ressources esthétiques » (KJB, 24) et que Srinagar[60], la capitale, fascine par son aspect de « Venise des Indes » (KJB, 27), le narrateur n’est pas là pour admirer les paysages, mais pour explorer les richesses minières du pays. Préférant ne pas se mêler aux Européens, il évite les hôtels anglais et les pensions pour fonctionnaires britanniques en congé. Il occupe plutôt un pavillon en bordure du lac Dahal, « loin de la colonie blanche et fort isolé » (KJB, 30). Installé depuis peu dans ce cadre enchanteur, il reçoit un soir l’étonnante visite d’un adolescent gracieux et efféminé, qui l’exhorte à le suivre, sans lui révéler leur destination. C’est là qu’aura lieu l’aventure passant près de lui être fatale. Le narrateur est conduit à la mystérieuse demeure de « Celle qui commande aux mâles » (KJB, 75), Zenahab.

Le lieu est isolé, menaçant – le narrateur constate que l’on y « était en mesure, très facilement, de [l’]assassiner » (KJB, 47) –, mais luxueux ; la pièce où il est séquestré est « meublée quasi à l’européenne » (id.). Moins avisé que l’héroïne d’« Uzcoque », il s’est laissé entraîner par l’étrange adolescent sans emmener d’arme avec lui. Mais il possède comme Alice le goût de l’imprévu et du danger : « C’est une passion. Je raffole du risque, de l’aventure incertaine, des circonstances imprévisibles où j’aime à plonger. » (KJB, 37)

C’est d’abord une voix en dogra qui lui demande s’il a peur et lui annonce, découvrant sa nationalité : « Ah ! ah ! j’ai déjà épousé un français [sic]. […] Je l’ai donné à manger aux tigres. » (KJB, 49) D’entrée de jeu, l’inconnue présente un aspect autoritaire et inquiétant. « Tu es beau, je t’épouserai » (KJB, 50), tranche-t-elle.

Le narrateur a d’abord du mal à imaginer qu’une femme soit « seule maîtresse en cette somptueuse demeure » (KJB, 52). Sentant qu’il vient d’entrer dans un roman de Pierre Loti[61], il conclut à une femme « dont le mari était en voyage » et qui « se permettait d’enlever un homme blanc vu au passage et épié ensuite » (id.). Il redoute une réapparition soudaine du mari « jaloux et outragé » (KJB, 53), sans se douter que sa geôlière, si elle est effectivement mariée, est considérablement plus redoutable que non pas son, mais ses maris. Le narrateur n’a pas songé à la polyandrie car il croyait cette coutume « réservée au bas peuple » (id.).

La première fois qu’elle se présente à lui, Zenahab arrive chargée de charme et de mystère oriental. Conscient qu’« en Orient, il faut se méfier des apparences » (KJB, 62), le narrateur sait que l’allure voilée de sa geôlière – elle a le visage « couvert d’une gaze légère » et « le corps enveloppé dans des mille plis lourds d’innombrables écharpes » (id.) – dissimule une forte dangerosité. Aussi adopte-t-il spontanément une prudente obséquiosité lorsqu’elle lui adresse la parole. L’épousera-t-il ? Il se soumet à son désir, qu’elle choisisse. L’aime-t-il ? « Comment n’aimerait-on pas ce qui est parfait ? » (KJB, 66) Mais il n’est pas dupe. Il saisit, par-delà sa grande beauté, sa subtile cruauté. Celle-ci émane notamment de son regard. Zenahab a « d’étranges pupilles, d’un roux ocellé de mauve », qui ressemblent à des « yeux de fauves » (KJB, 65). Dunan use même d’une image surprenante pour qualifier l’inquiétante fixité de ce regard : il a « une insolente dureté de fille parisienne menant une auto et qui manque vous écraser » (KJB, 67). Si la peau de Zenahab « attir[e] les baisers », la minceur de son cou paraît « si tentante pour les cimeterres » (KJB, 65). Le motif de la décollation, que l’on trouvait dans « Uzcoque », est donc de nouveau présent. C’est d’ailleurs le titre que la romancière donne au VIe chapitre : « Les têtes coupées ». À la manière d’un Barbe-bleue en version féminine et orientale – « C’était une femme des Mille et une nuits » (KJB, 71), observe le narrateur –, Zenahab a pour habitude de conserver les chefs coupés de ses anciens époux.

La première « tête tronçonnée » (KJB, 68) que découvre le narrateur est particulièrement troublante pour deux raisons. Elle déconcerte d’abord par l’esthétique de la cruauté qu’elle sous-tend : « C’était une tête d’homme, parfaitement coupée et embaumée avec art. La peau avait gardé son lustre et les lèvres leur turgidité. Seuls les yeux étaient à la fois atones et vides. » (KJB, 67) Qui plus est, l’homme a péri en pleurant, et Zenahab a fait ajouter des gouttes afin d’imiter « ses dernières larmes » (KJB, 68). La lugubre relique décontenance d’autre part en raison du lien qui s’établit entre cette décollation toute récente et l’arrivée du narrateur. La décapitation a en effet eu lieu le jour où Zenahab a rencontré le narrateur. « Pour que tu vinsses à m’aimer, lui explique-t-elle, je l’ai sacrifié. Le sacrifice est un gage de bonheur… » (KJB, 68) On notera que Dunan se sert ici du mot bonheur, également présent dans le titre du roman, à la façon d’un euphémisme antiphrastique.

Les autres fétiches macabres – « six têtes coupées et embaumées » (KJB, 83) – reposent sur une table dans la chambre où Zenahab tient bientôt un singulier « concile des époux » (KJB, 84). Ce conciliabule a pour but de désigner lequel de ses quatre maris elle entraînera dans sa couche ; une faveur dont nul ne saurait se réjouir sachant qu’« il faut faire mourir le préféré » (KJB, 88). Car c’est à ce prix que « la redoutable meneuse de mâles » (KJB, 115) conserve sa liberté et son pouvoir. Elle s’en explique lorsqu’elle déclame de sinistres vers en kashmiri :

C’est que la préférence dégénère en amour

Et l’amour est un esclavage.

Le jour où je serai esclave,

Je serai bonne à faire un simple mâle.

KJB, 88

En vertu d’une règle qu’elle a sans doute elle-même édictée, Zenahab ne saurait avoir plus de quatre époux à la fois. « Si demain j’aime encore, annonce-t-elle, il me faudra de nouveau être veuve pour acquérir le droit d’aimer. » (KJB, 69)

Le narrateur devine en Zenahab « un sadisme féroce, toujours prêt à réaliser l’inattendu » (KJB, 90) ; la polyandrie, chez elle, est de nature vicieuse. « Un vice sacré, religieux, somptueux, marital… » (KJB, 74). Le nouvel époux a compris, d’instinct, que l’impassibilité et la politesse auxquelles il s’astreint devant elle sont ses meilleures chances de rester en vie. Zenahab lui sait gré de « maîtriser sa virilité » et de ne pas lui « demander d’être nue avant l’heure » (KJB, 70). Mais à la vue des six têtes coupées, le narrateur subodore aussi que la Cachemirienne est impossible à contenter :

Cette femme tuait qui manquait à la satisfaire, et qui la satisfaisait mal. C’étaient là deux injures. Qui l’eût réjouie au maximum ne pouvait manquer de lui inspirer le désir d’immobiliser un si doux moment. Mort encore ! Il me semblait même qu’elle dût goûter surtout l’âpre désir des regrets et connaître une jouissance aiguë à supprimer celui qu’elle aimait. En toutes voies, la mort apprêtait sa faux.

KJB, 95

Sauve qui peut : comme l’héroïne de « L’aubergiste », le narrateur doit dès lors tout mettre en oeuvre pour échapper à sa puissante et impitoyable ravisseuse. Il y parvient, de peine et de misère, avec les sbires de Zenahab sur les talons longtemps après la fin de son aventure. « Ce qui me sauve aussi, explique-t-il à un narrataire non identifié, c’est l’obligation où serait mon assassin de me couper la tête et de l’emporter. » (KJB, 120) Mais il n’est jamais complètement tiré d’affaire. L’explicit – « Y retourneras-tu quelque jour, dans ce pays perdu ? — Je repars demain… » (KJB, 121) – laisse entendre que Zenahab finira bien par lui mettre le grapin dessus et le punir de lui avoir échappé.

Kaschmir. Jardin du bonheur est raconté du point de vue d’un homme parvenant à échapper à une épouse polyandre qui prend un malin plaisir à tenir « ses amants en laisse, ou en prison, pour en jouir à son gré et selon ses caprices, mais rituellement » (KJB, 74). Pour autant, tout industrieux soit-il, ce n’est pas le personnage masculin qui domine le texte. C’est bel et bien son opposante, Zenahab, qui occupe l’avant-plan. Cruelle gynocrate, elle maintient « sa méprisante hauteur » sur les mâles grâce à une légion de serviteurs, d’« hommes armés dévoués et barbares, prêts à tuer » (KJB, 91). Le portrait aurait pu s’arrêter là, mais Dunan, comme elle l’avait fait à propos de Lysa dans « Uzcoque », termine le récit en dévoilant quelques informations sur le personnage. On apprend ainsi que Zenahab est la petite-fille d’une épouse de Rajah, brûlée vive à la mort de ce dernier (comme le veut une vieille coutume hindoue), et que sa mère fut polyandre avant elle ; elle « eut douze maris simultanés, qu’elle empoisonna, dit-on, jusqu’au dernier et devint riche » (KJB, 119). Le texte ne le dit peut-être pas explicitement, mais ce rapport de forces favorable à la femme doit bien venir de quelque part. « La femme est supérieure à l’homme » (KJB, 88), croit Zenahab. La fille poursuit l’oeuvre de la mère, qui à sa manière vengea la mort de toutes ces veuves immolées. La vengeance d’une femme : le roman de Renée Dunan aurait pu emprunter le titre de la nouvelle de Barbey d’Aurevilly, extraite des Diaboliques. Nous en restons donc à une dynamique de guerre des sexes et à un cadre d’inspiration finiséculaire – logique féminicide en moins. C’est au tour des hommes de mourir, sacrifiés à l’autel du désir féminin.

Figure méconnue mais majeure de la littérature de l’entre-deux-guerres[62], Renée Dunan a porté l’éternelle guerre des sexes vers de nouveaux sommets. Se réappropriant le très masculin imaginaire fin-de-siècle tout en le modernisant, en l’adaptant à la désinvolture des années 1920, elle a conféré aux femmes une liberté, si ce n’est une suprématie, qui leur avait jusque-là été obstinément refusée et qui continuerait de l’être par la suite (pensons à l’énorme pavé dans la mare patriarcale que serait Le deuxième sexe de Beauvoir près d’un quart de siècle plus tard). On l’a vu dans « Uzcoque » et dans Kaschmir. Jardin du bonheur : ces deux récits d’aventures ont pour issue de montrer de quelles ressources dispose le sexe injustement qualifié de « faible » dans notre Occident judéo-chrétien. Alice, protagoniste d’« Uzcoque », parvient à se tirer d’embarras alors que les derniers représentants d’une race de tueurs ont juré d’avoir sa peau. Parmi ceux-ci, on trouve le plus surprenant personnage de la nouvelle : Lysa, que l’on croyait subordonnée à l’homme qui l’a initiée aux rites des Uzcoques, alors qu’elle personnifie la séduction du mal. Elle a en effet appris à aimer le crime jusqu’à fantasmer l’assassinat de son amant. Zenahab, la tyranne polyandrique de Kaschmir. Jardin du bonheur, incarne elle aussi l’attractivité du danger et du sang. Le héros parvient peut-être à lui échapper, mais à la fin du roman, la menace de « Celle qui commande aux mâles » continue de planer sur lui. Ni Lysa ni Zenahab ne sont inquiétées à la fin des histoires, que Dunan a laissée ouverte. Les mangeuses d’hommes n’ont donc pas dit leurs derniers mots.