Abstracts
Mots-clés :
- Hélène,
- témoignage,
- apprentissage,
- mort,
- moi,
- exercice spirituel,
- littérature,
- négatif,
- pleureuse,
- Tout
Keywords:
- Helene,
- testimony,
- learning,
- death,
- ego,
- spiritual exercise,
- literature,
- negative,
- mourner,
- Whole
Ma grand-mère n’a jamais cessé de mourir. Même après l’enterrement. Même après les semaines que prit le rapatriement de ses affaires, de ses derniers livres. Même après les mois que cela me prit, un jour, pour ouvrir page 244 le second tome de sa bible hébraïque. Même lorsque je tombai là sur une feuille trois fois pliée, puis aplatie par soixante-dix ans de testament. Et même lorsque je la détachai de la reliure qu’elle avait fini par épouser, alors que je lisais ce bout de papier, ma grand-mère continuait de mourir. En date du 13 octobre 1950, alors jeune fille, elle écrivit : « toute sa vie il faut s’exercer à mourir ». Le fait de tomber sur cette pensée, inscrite dans l’éternité d’un texte qui l’a pliée, condensée, polie en une laconique promesse de mort, cela n’avait rien de prémédité. Jusqu’alors, j’avais gardé ce livre comme un artefact de ma grand-mère. Je le touchais, le contemplais par moment, l’ouvrant rarement, ne le lisant jamais d’une page à l’autre. Puis c’est arrivé comme ça, alors que je venais de boucler un mémoire de maîtrise en littérature et que, rapidement, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs, je venais de soumettre les contours d’un projet de doctorat sur la mortification du soi dans les exercices spirituels. À nouveau, et cette fois-ci résolument hors du temps, ma grand-mère, écrivaine devant l’éternel, se mettait à mort. Elle avait raison de tout. De l’Histoire, de l’histoire, de la philosophie, de la littérature, du religieux, de la Raison, d’elle, de moi, du Moi. Dans l’abîme du testament, elle m’apprit ce qu’il me reste encore à comprendre. Elle me montra, elle qui sa vie durant avait tout lu – tout, jusqu’aux moindres et moins « littéraires » témoignages de vie, de mort, de souffrance –, elle me montra ce qu’est la littérature. Portant sur la scène de sa vie, c’est-à-dire de sa mort, les promesses oubliées d’une philosophie qui ne l’était pas moins, perdue en cours de route par les concepts, celle qui rejouait devant moi le destin de la pensée humaine me montrait le poids dont se révélait chargé, après le sacre et le sac du religieux, puis après l’après-Histoire et ses ersatz de pacotilles, le littéraire. Lieu d’inscription de cette expérience troublante, difficile, vertigineuse que constitue la formation d’une vie à hauteur de mort, la littérature, me montrait-elle, implique de laisser des traces. Autant d’essais que de balises posées par une existence résolue à résister à la fixité des thèses, afin de trouver un jour à fondre dans le négatif. Écrire, lire, penser, contempler par-delà les abîmes du moi cette littérature qu’elle tirait pour moi du côté de l’expérience, c’était jouer une fois pour toutes l’une fois pour Tout. Ce jour, qui est devenu beaucoup plus qu’un jour, ce jour où je suis tombé sur ce mot, ce jour qui continue à se moquer éperdument des prescriptions du temps, repoussant toujours plus avant l’échéance de sa vingt-quatrième heure, ce jour qui inscrit dans la mienne le récit de la mort à laquelle elle donna vie, elle m’a appris tout ce qu’il me reste à comprendre. Que sans cela, que sans elle, qui n’est plus à force d’écrire, il n’y a pas de Weil, de Cixous, de Lispector, de Bolano, de Mbougar Sarr. Qu’il n’y a pas toutes celles et ceux qui sont nés de sa mort, sans celle qui cessa d’être « ma » grand-mère et devint Hélène B… Qu’ils n’existent pas, toutes celles et ceux qui se meurent dans l’écriture de ce qui les dépasse, sans ce nom de jeune fille que tait aujourd’hui …