Abstracts
Mots-clés :
- Émotion,
- critique littéraire,
- épistémologie,
- tournant affectif,
- masculinité hégémonique,
- domination,
- vulnérabilité,
- autoréflexion
Keywords:
- Emotion,
- literary criticism,
- epistemology,
- affective turn,
- hegemonic masculinity,
- domination,
- vulnerability,
- self-reflection
Ce texte a/est un problème. Il veut faire aller ensemble deux démarches irréconciliables : allier la production d’un discours rationnel à l’expression des émotions. Ça ne marche pas. Ça claudique. Étymologiquement, c’est un projet imbécile (du préfixe im qui veut dire sans, et du radical baculum, le bâton : littéralement sans bâton, sans support) : soit je fais le récit de mes émotions, avec tout ce que cela comporte d’écriture, de mouvement, de poétique, soit j’écris un texte analytique avec tout ce que cela sous-entend de distance entre mon objet et moi. De quelque manière que je tente de l’écrire, quel que soit l’endroit par lequel j’essaie d’entrer ou de sortir des méandres qu’il constitue, je reviens à son point de départ : un texte que je ne sais écrire. Il y a cet embarras, plus tenace encore, de partager ici cette émotion, par écrit, dans un contexte académique. Je relis mes propres mots, et je ressens une sorte de dégoût à étaler mes sentiments, y compris ma répulsion elle-même. Tel est le point de départ de ma réflexion. Je suis ému, je sens en moi monter des larmes. Mais je les juge. Je veux écrire sur cette émotion qui me saisit dans ma lecture, la prendre avec moi dans l’étude du texte. Je veux écrire avec mon émotion, à ses côtés, qu’elle m’accompagne dans mon travail, qu’elle s’expose dans le texte que je produis. Mais je la relègue. Pourquoi mon émotion est-elle si peu présente dans mon travail de recherche ? En tant qu’individu cissexuel masculin et homosexuel, certains passages de The Will to Change m’ont touché. Ils mettaient des mots sur des situations que j’avais vécues, que je vis encore, mais que je ne m’étais jamais représentées sous une forme conceptuelle. bell hooks, en parlant de ces adolescents qui souffrent du « lack of communication with their fathers », de ces garçons qui « learn to cover up grief », qui doivent afficher un « mask of indifference », parlait de moi. À travers ses mots, où ceux d’auteurs·rices avec qui elle dialogue, hooks m’a fait réaliser que je n’avais jamais porté un regard suffisamment prolongé sur ma manière de vivre et de négocier les impératifs de la masculinité patriarcale. Je connais les violences du patriarcat, que les récits et théories féministes et queers exposent. En tant que gay j’ai aussi souvent eu affaire à cette violence à travers l’homophobie directe ou latente qui tapisse mon quotidien d’une toile toujours présente. Jamais cependant je n’avais perçu aussi clairement que la masculinité patriarcale était un processus qui heurte les hommes eux-mêmes. Le livre a réveillé en moi des souvenirs enfouis de cette violence et de la manière dont je me suis soumis à elle à travers l’anesthésie, l’atrophie, voire l’amputation de ce qui a trait chez les hommes à l’émotion, à l’intimité, à la vulnérabilité. À la lecture des mots de hooks, j’ai senti un poids se lever, celui qui me faisait atténuer mes émotions et m’empêchait de pleinement vivre la sensibilité qui m’est pourtant si chère, d’embrasser une fragilité que je crois n’avoir jamais voulu cacher. C’est le trajet émotif né de ma lecture du Fil et de The Will to Change que je souhaitais investir d’un regard objectif : m’expliquer pourquoi j’avais pleuré à la lecture du texte, pourquoi j’ai eu ce moment de décalage où je me suis vu pleurer, où j’ai eu honte de mes pleurs, comment enfin ne plus avoir honte de cette émotion. Mais ce trajet émotif n’est pas allé où je le pensais, il m’a emmené ailleurs. Rapidement, je me …