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Phénomène plusieurs fois souligné par la critique, les changements dans l’écriture d’Andrée A. Michaud surprennent. Si ses premières oeuvres se teintent du style du nouveau roman[1], plusieurs de celles qui suivent proposent un intertexte biblique[2], tandis que d’autres sont catégorisées en tant que récits fantastiques ou policiers[3]. Mais cette diversité n’empêche en rien l’autrice de construire un imaginaire d’une étonnante cohérence. Cette unité s’explique, entre autres, par le fait que les univers présentés dans ses romans s’avèrent particulièrement riches sur le plan symbolique, notamment parce qu’ils comportent une dimension mythique indéniable[4]. Dans sa démarche d’écriture, Michaud cherche d’ailleurs consciemment à « exploiter certains archétypes, certains mythes en appelant à nos peurs fondamentales[5] » dans le but avoué « de créer un malaise[6] ». Rien n’importe davantage pour elle que l’élaboration d’une ambiance ou d’un décor. Ses intrigues baignent dans des atmosphères « étrange[s][7] », « troubles[,] qui sont en quelque sorte devenues [s]a marque distinctive[8] ». Le Ravissement est exemplaire en ce sens[9]. Ce cinquième roman de Michaud propose un espace antithétique, une sorte de paradis infernal au sein duquel certains éléments semblent tout droit sortis d’un conte de fées.

Dans le cadre de cet article, nous interrogeons principalement la figure mythique de la fée qui, à l’instar de l’environnement défini dans Le Ravissement, présente un visage double, voire multiple. Traditionnellement, dans les contes de Charles Perrault ou ceux des frères Grimm par exemple, cette figure féminine est associée à l’accompagnement bienveillant, la fée Carabosse mise à part. De façon générale, les fées marraines guident, conseillent, orientent et protègent les « élus » depuis le berceau. Nous verrons toutefois que Michaud, pour sa part, infléchit la signification de la fée, car si elle « accompagne » les protagonistes, c’est uniquement dans une lente descente aux enfers qui les mène à la folie. Sur ce point, l’anthropologue Gilbert Durand rappelle la menace inhérente à la descente : elle « risque à tout instant de se confondre et de se transformer en chute[10] ». Liée à l’égarement – entendu notamment comme une déviation du droit chemin de la morale et de la raison – la fée, chez Michaud, convoque effectivement le symbole de la chute : celle du corps, qui se compromet dans le péché charnel, et celle de l’esprit, qui embrasse le mal en sombrant dans la folie. La fée, en s’associant à la transgression de certains interdits – dont l’inceste et le meurtre – emprunte tour à tour les traits de la sorcière et ceux de la sirène. Fée, sorcière, sirène, nous le verrons, peuvent s’interpréter comme des figures intermédiaires qui s’agrègent autour du symbolisme de la frontière. Les schèmes[11] unir/séparer, inhérents aux images de seuil, permettent à l’écrivaine de confondre les tensions entre deux pôles contraires, et ainsi d’entretenir plusieurs ambivalences. Déjà pressentie par la critique littéraire québécoise contemporaine, la frontière semble seulement, jusqu’ici, avoir été analysée au prisme des études sur l’américanité du roman québécois[12]. Nous nous intéresserons, pour notre part, à son influence sur les dynamismes de l’imaginaire, surtout quant à la spatiotemporalité et aux figures mythiques déployées chez Michaud.

Il était… deux fois aux Bois noirs : émergence[13] des figures mythiques et spatiotemporalité sacrée

Bien que Le Ravissement emprunte les voies complexes d’une écriture labyrinthique, l’intrigue, elle, se résume en toute simplicité. L’oeuvre se divise en deux parties. Dans la première, la narration est assurée par Mary, qui arrive dans le mystérieux village des « Bois noirs », afin de se reposer pour l’été. Au mois d’août, Talia, dix ans, une petite fille de la communauté, disparaît pendant un violent orage. C’est Mary, envoûtée par l’apparente perfection des lieux et par le personnage de Hank, son futur amant, qui commet cet acte qui conduira à l’irréparable. Dans un moment de pure folie qu’elle supprime aussitôt de sa mémoire, elle enlève Talia et la cache sous la trappe de la cuisine, dans la maison d’invités qu’elle loue pour l’été. La fillette y meurt asphyxiée. Dix ans plus tard, jour pour jour, l’inspecteur Harry, le narrateur de la seconde partie, est dépêché aux Bois noirs pour enquêter sur la disparition de la jeune Alicia, dix ans, sorte de double anachronique de Talia. À l’instar de cette dernière, Alicia sera retrouvée ensuite, elle aussi, sous la trappe de la cuisine de la maison louée par Harry. Ensorcelé également par les lieux et par un personnage du nom d’Élisabeth, le policier finira par sembler responsable du décès de la jeune fille.

Nous l’avons évoqué d’entrée de jeu, l’atmosphère de l’oeuvre Le Ravissement rappelle celle des contes de fées. Dès l’incipit s’instaure un rapport de distanciation, voire de confusion, entre le réel et l’imaginaire. Au commencement du récit, avant son premier contact avec l’une des habitantes des Bois noirs, Mary est seule sous les arbres, en train de feuilleter un livre[14]. Elle constate après coup que si elle n’avait pas répondu à l’appel de cette femme, elle « aurait observé les autres personnages de cette étrange communauté comme des êtres lointains, quasi irréels, avec lesquels [elle] n’aurai[t] eu que des liens fictifs, issus des rêveries que les arbres [lui] inspiraient » (R, 16 ; nous soulignons). Les gens de la communauté sont présentés non pas comme des individus, mais bien comme des « personnages » (R, 13) et l’environnement dans lequel ils se meuvent, comme un « décor » (R, 13), des dénominations reprises, puis exploitées, tout au long du roman. À cause de l’apparente immobilité des individus, la description du village des Bois noirs faite par Mary ressemble davantage à une scène de conte plutôt qu’à une manifestation du réel, en raison notamment de son caractère onirique. Dans le tableau idyllique formé par les êtres et la nature, une fillette coiffée d’un bonnet bleu retient plus particulièrement l’attention de Mary, une enfant qu’elle compare à « une petite fée qui aurait fait pousser les fleurs au-dessus de sa tête » (R, 13). D’autres personnages sont décrits comme appartenant à un monde fictif. Parmi ceux-ci se trouve Élisabeth, cette jeune femme à la beauté époustouflante, ce « semblant de princesse droit sorti des livres d’images » (R, 29). La narratrice précise également que les papillons aux Bois noirs volent « de fleur en fleur et de fée en princesse » (R, 30). En plus du personnage de la fée, celui de la sorcière se révèle constamment à Mary, contribuant au déploiement de l’univers féérique des Bois noirs. Par exemple, le pommier de la sorcière apparaît subitement dans la cour de la maison d’hôtes, où vit Mary. Il semble maléfique mais la jeune femme ira s’installer sous cet arbre à quelques reprises, « sans savoir qui il était ni comment sa beauté [l]‘envoûterait » (R, 26). Harry, le narrateur de la seconde partie, attribue lui aussi des vertus magiques à la nature des Bois noirs. Il affirme à ce sujet que la beauté d’Élisabeth l’ensorcelle « de la même manière que les arbres entourant la maison » (R, 114). Mary et Harry ont « vécu le même drame » (R, 171) et ils sont « victimes du même ensorcellement » (R, 171), à une décennie d’intervalle. Ils ont été choisis afin d’accomplir le « sacrifice » (R, 88) – le meurtre des fillettes – destiné à annuler les effets du temps qui passe dans ce mystérieux village où rien ne semble avoir « bougé depuis dix ans » (R, 137). Le temps n’a pas davantage de prise sur les « habitants, dont le processus de vieillissement sembl[e] s’être arrêté à un certain stade » (R, 137). Le lecteur comprend rapidement qu’en mettant le pied dans le village enchanté, les narrateurs basculent dans une spatiotemporalité autre.

Dans ce village, les mêmes événements tragiques se reproduisent toujours dans le même ordre. La fatalité règne sur cet endroit où aucun « élément n’échapp[e] au réseau de correspondances [qui se tissent] entre chaque personnage, chaque mouvement, chaque objet habitant ce lieu où nul hasard n’[est] possible » (R, 82). La temporalité des Bois noirs n’est pas linéaire, mais bien cyclique et elle prend « cette forme sphérique au centre de laquelle présent et passé s’enroulent » (R, 101). L’inspecteur Harry conclut même que les disparitions sont « inéluctables » (R, 137) et qu’elles sont « nécessaires pour que le temps puisse s’incurver de nouveau et reprendre sa course à son point de départ » (R, 137). Plusieurs stratégies se déploient dans Le Ravissement afin d’assurer la cyclicité du temps. Les événements et les expressions qui se répètent, de même que les nombreux personnages qui présentent un, voire des doubles, accentuent l’impression d’un temps qui revient.

Dans la pensée mythique, le recours au temps cyclique permet d’une certaine façon de combattre le temps, par le fait même, d’éloigner la mort. Selon Mircea Eliade, « [l’]homme religieux vit ainsi dans deux espèces de Temps, dont la plus importante, le Temps sacré, se présente sous l’aspect paradoxal d’un temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d’éternel présent mythique que l’on réintègre périodiquement par le truchement de rites[15] ». Dans cette optique, le sacrifice des fillettes permet aux habitants des Bois noirs d’assurer leur immortalité dans un mouvement de retour en arrière, de retour à l’origine. Le caractère sacré[16] de cet endroit est renforcé par le sentiment commun aux deux narrateurs de se trouver exactement là où ils le doivent, d’arriver « à destination » (R, 16 ; 115), dans une mise en ordre du monde. Au contact des habitants et de l’environnement des Bois noirs, les narrateurs se rapprochent de cet espace-temps rêvé, idyllique, que représente pour eux l’enfance, mais pour un temps seulement. Les étrangers, bien qu’essentiels pour assurer l’équilibre du lieu, importent peu sur le plan individuel : ils sont interchangeables, tels des pions dont on se débarrasse sitôt la sale besogne accomplie, soit l’enlèvement et le meurtre des fillettes. Ayant goûté du bout des lèvres ce qui se rapproche pour eux du bonheur, Mary et Harry se retrouvent exsangues, dès lors que les Bois noirs les rejettent. Après le meurtre rituel des jeunes filles, les narrateurs, véritables boucs émissaires au sens girardien du terme[17], se verront chassés, expulsés de la communauté. Rappelons que Mary devient partiellement amnésique après l’enlèvement et le meurtre de la petite Talia et qu’elle termine ses jours à l’asile psychiatrique, tandis que Harry se voit contraint de fuir lorsqu’il comprend qu’il est lui-même à l’origine du meurtre d’Alicia sur lequel il enquête.

La traversée initiatique que représente le passage aux Bois noirs, au lieu de les transformer positivement, de les enrichir, dépouille Harry et Mary d’une grande partie de leur identité, de leur raison et de leur humanité, en plus de les éloigner de la sphère sacrée que représente le village des Bois noirs. Pour eux, le retour s’avère désormais impossible.

Flexibilité des figures mythiques : ambivalence et tentation

Dans Le Ravissement, l’enfance, tout comme la figure de la fée qui l’incarne, renvoie à une dualité. D’une part, la narratrice de la première partie laisse transparaître une forme d’ambiguïté dans son rapport à l’enfance. Enfermée à l’asile, elle repense à l’état d’extase, de « ravissement » qui s’empare d’elle lorsqu’elle débarque aux Bois noirs, et elle établit immédiatement un lien avec sa jeunesse : « Les souvenirs d’enfance étaient permis puisque c’était l’été. Puisque c’était l’été, ils ne me blesseraient pas. La maison était grande et je ne m’y perdrais pas » (R, 16). D’autre part, Harry entretient lui aussi une idéalisation teintée d’appréhension en ce qui concerne sa prime jeunesse : « L’enfance était pour moi le seul lieu idyllique qui existât sur terre et, aussi souvent que cela m’avait été possible, je m’étais tenu à une certaine distance de tout ce qui s’en rapprochait, pour ne pas avoir à entendre que je m’illusionnais » (R, 116). Il ajoute un peu plus loin que ce moment passé coïncide avec le bonheur et la confiance en la vie : « [L’]enfance […] représentait pour moi le seul lieu où j’avais connu la paix, la douceur de ne pas appréhender le lendemain » (R, 140). Pour les deux protagonistes, l’enfance réfère donc à un espace-temps exemplaire, investi de sens, qu’ils cherchent à protéger, mais avec lequel ils maintiennent une distance[18]. L’enfance se pense en termes de douceur et de douleur. Ainsi, pour Mary, une forme de désenchantement suit l’enfance :

Moi qui n’avais jamais connu d’autre enfant que moi-même et qui avais toujours préféré me tenir à une certaine distance de tout ce qui touchait à l’enfance, de crainte que le vent qui soulevait les rideaux de ma chambre d’enfant ne fasse resurgir l’ivresse douloureuse ressentie alors, puis la désillusion, la déception lui succédant, qui me collerait à la peau plus sûrement que la fumée des villes, à laquelle elles se mélangeraient pour former une substance poisseuse qui m’empêcherait de respirer et me ferait tomber en loques.

R, 78

La liberté et la légèreté de l’enfance sont remplacées par la lourdeur et la grisaille de la vie adulte, que l’être porte comme un fardeau. La « substance poisseuse » de la déception paralyse l’individu jusqu’à la stagnation. Ce poids rend impossible toute ascension et finit par l’étouffer. Si l’innocence et la pureté qualifient l’enfance, ce sont bel et bien la culpabilité, la faute et l’impureté qui définissent le monde adulte.

Toutefois, dans Le Ravissement, la fée qui symbolise l’enfance est intimement liée à la perte et à l’égarement. À l’instar de la fée traditionnelle, la fée michaudienne « accompagne » toujours, mais en entraînant les narrateurs dans une lente descente qui les conduit au péché, puis qui les condamne à la folie. En effet, les fillettes à la robe jaune (que deviennent les petites fées au bonnet bleu) incarnent le symbole de la tentation et contribuent à la chute de Mary et de Harry. À plusieurs reprises, au cours du récit, les Bois noirs sont représentés comme un paradis terrestre. Mary revient souvent sur ce pommier qui surgit soudainement dès les premiers jours de son arrivée, dans la cour de la maison d’hôte, et sur sa perfection presque irréelle :

Au premier abord, il ne présentait rien de particulier. C’était un tout petit arbre, plus petit que les autres pommiers du verger, mais d’une beauté étrange, chargé de pommes énormes bien qu’il fût tôt dans la saison. Cette profusion de rouge lui donnait un air gai d’arbre de Noël, mais il était trop beau pour que son apparence ne cache pas quelques vices. J’en déduisis que ses fruits devaient être empoisonnés, comme dans les contes à faire peur aux enfants ou comme les fruits de l’arbre du jardin d’Éden dont la convoitise n’effrayait plus qui que ce soit.

R, 26

Dans ce passage, la référence à la féérie se double d’un intertexte biblique. Au pommier empoisonné des contes de fées se superpose celui de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal de la Genèse, celui dont Ève et Adam goûtent les fruits défendus. Mary et Harry seront eux aussi expulsés du paradis qu’incarnent à leurs yeux les Bois noirs. C’est d’ailleurs par l’entremise du motif de la pomme qu’intertextes religieux et féérique s’entrelacent. Talia cueille une pomme[19] pour Mary, qu’elle lui tend « comme un autre gage de [leur] union » (R, 81). Dix ans plus tard, jour pour jour, Alicia offre, elle aussi, une pomme à l’inspecteur Harry[20] peu avant d’être assassinée par lui. En plus de sceller une alliance entre les victimes et leur meurtrier respectif, ce fruit renvoie également à l’immortalité par son lien avec « les pommes d’or du jardin des Hespérides[21] ». Paradoxalement, c’est dans la mort que les petites fées expriment une puissance de vie indéniable. En effet, le cadavre de la petite Alicia est associé à une force vitale éclatante :

Ce n’est pas l’odeur de putréfaction du corps d’Alicia qui m’amena à soulever la trappe du plancher de la cuisine. Sa dépouille semblait au contraire curieusement privée des relents associés à la mort et ne dégageait qu’un faible parfum de sous-bois et de feuilles mouillées. On eût dit que la force qui lui avait enlevé la vie lui avait aussi retiré sa substance et son sang, pour ne lui laisser que cet inaltérable sourire dont la couleur bleutée aurait pu faire croire qu’elle s’était gavée de mûres ou de myrtilles, de fruits ne pouvant avoir la fétidité de la mort.

R, 118-119

Lié au monde végétal, le corps ne semble pas se dégrader. Même la couleur bleutée du visage et des lèvres, conséquence de l’asphyxie, renvoie plutôt à la gourmandise enfantine, et donc au fait de se nourrir pour vivre, mais aussi de se gaver par pur plaisir. Qui plus est, le manque d’oxygène n’est pas évoqué, mais c’est plutôt l’excès et l’abondance des fruits de la terre qui sont mis de l’avant. La mort ne semble avoir aucune prise sur la petite fée[22]. La fillette atteint un statut sacré en devenant intouchable. Son sourire, signe de candeur, est qualifié d’« inaltérable », signalant au passage un lien avec l’immortalité : son sourire ne s’éteindra jamais. Au demeurant, un renversement singulier se produit entre les petites fées mortes sous la trappe et les jeux sexuels auxquels se livrent Harry et Élisabeth sur la trappe du plancher de la cuisine[23]. Harry remarque après coup que « les mouches […] bourdonnaient au-dessus [d’eux], alléchées par les odeurs émanant de [leur] corps » (R, 125). La chair décomposable, putrescible appartient au monde des adultes, à la sexualité débridée à laquelle ils se livrent, et non aux corps des fillettes, qui disparaissant peu à peu, lentement, en dessous de la trappe, mais qui, en même temps, deviennent immuables.

De la fée/sorcière à la sirène ou les désirs monstrueux

Par ailleurs, la multiplication des doubles[24] qui se déploient dans le récit ainsi que la dualité de la figure de la fée conduisent à examiner la figure de la sorcière dans un rapport dialectique[25]. Il y a, chez Michaud, un peu de la sorcière en la fée et un peu de la fée en la sorcière, si bien qu’il devient impossible de penser l’une sans penser l’autre. Mary affirme se situer « du côté de la sorcière » (R, 30) et, selon elle, les sorcières n’entretiennent de liens avec les princesses et les fées « que pour les abîmer » (R, 30). Mais la narratrice ne se transforme pas uniquement sur le plan psychologique lors de son séjour aux Bois noirs, elle se modifie également dans son apparence. Ses cheveux blondissent pour prendre la teinte exacte de la chevelure des petites fées et ses yeux bleus s’illuminent jusqu’à devenir « pervenche », à l’instar de la plupart des habitants des Bois noirs[26]. Au cours de l’été, la métamorphose achevée, Mary se contemple dans son miroir :

Après avoir pris possession de mes sens, cet endroit s’appropriait maintenant de mon image. Fascinée par cette constatation, je traçai une raie au milieu de ma tête et nouai mes cheveux blonds en deux petites tresses que j’attachai avec ce qui me tomba sous la main. La similitude était frappante. Ce n’était pas une autre femme qui se tenait devant moi, mais une copie conforme de la fillette à la robe jaune, qui était elle-même une copie conforme de Hank. »

R, 86

Mary ne se rapproche donc pas uniquement de la sorcière comme elle le prétend, puisqu’elle se transforme également à l’image de la petite fée. Elle se demande ce qui a pu modifier ses traits pour qu’à la fois son amant, Talia et elle-même « paraissent issus du même sang » (R, 87). Plutôt que de lui inspirer de la peur ou du dégoût, la transfiguration pousse Mary à devancer de quelques heures son rendez-vous avec son amant « [s]ous le coup de l’excitation » (R, 86), pour accomplir « ce qui ne pouvait être autre chose qu’un inceste » (R, 86). Si la première expérience d’inceste de la narratrice n’est que « pure volupté » (R, 92), les rencontres suivantes avec son amant devenu jumeau sont « marquées par l’odeur » (R, 92) du péché. Mary, sous les traits de la fée, s’égare : elle descend dans les abîmes du péché et transgresse les limites, jusqu’à la faute fatale, celle du meurtre, qui entraîne non seulement son expulsion des Bois noirs, à l’instar d’Ève chassée hors de l’Éden, mais le bannissement de sa propre vie. Mary soutient à cet effet qu’on lui a « ravi ce dont [elle] avai[t] [elle]-même dépossédé Talia, à savoir le pouvoir de [s’]enfuir pour réintégrer [s]a vie » (R, 98). Des années après le drame, Mary, du fond de l’asile psychiatrique, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle pense « que ce lieu, après s’être emparé de [s]es sens et de [s]on corps, s’empar[e] de [s]on esprit » (R, 87). Mary n’est plus qu’une enveloppe vide, une carcasse abandonnée. Elle entretient « cette perpétuelle sensation d’avoir perdu toute forme d’identité et de n’avoir plus de visage, qu’une face lisse dont rien ne trouble la rigidité » (R, 94). Les figures de la fée et de la sorcière sont donc, chez Michaud, associées à la dépossession, à la perte, et elles sont toutes deux à l’origine d’une crise identitaire déclenchée chez les étrangers qui croisent leur chemin.

De son côté, en plus d’entretenir des liens avec la figure de la princesse, la sublime Élisabeth revêt elle aussi le visage de la fée, puisqu’elle « sembl[e] elle-même une petite fille dont les jambes [ont] seulement poussé pour ne pas que sa chevelure touche le sol » (R, 116). Elle est présentée d’entrée de jeu comme la copie conforme des petites fées, puis rapidement placée au centre de nombreux rapprochements avec le monde aquatique. Lorsque Mary rencontre pour la première fois Élisabeth, leur espace est comparé à « un aquarium teinté de vert, où l’oxygène manque, aspiré par tout ce vert » (R, 30) et les jeunes femmes à « deux poissons qui s’effleurent » (R, 30). La métaphore aquatique se retrouve également au coeur du discours de Harry. Lorsque l’inspecteur rencontre Élisabeth sur le bord de la route, elle lui fait « l’effet d’une eau fraîche par cet après-midi torride » (R, 116), et il se « laisse couler comme un idiot, convaincu que [s]a place se trouvait là, dans cet aquarium teinté de vert par l’arrière-plan de la forêt où les longs cheveux d’Élisabeth ondulaient lentement derrière son inaltérable et irrésistible sourire » (R, 116). Il se retrouve quelques heures plus tard « dans la chevelure d’Élisabeth, qui sentait les algues » (R, 116). Il pense alors que « l’enfance n’est pas le seul lieu idyllique en ce monde » (R, 116). Il espère remonter jusqu’à son origine, par le biais du corps d’Élisabeth qui se superpose à l’espace-temps mythique que représente l’enfance. Mais ce moment de bonheur temporaire s’avère trompeur, tout comme le « chant léger » (R, 116) qui s’élève des arbres pendant que Harry fait l’amour à Élisabeth. Le chant des pleureuses est destiné à le perdre. Le rapprochement entre Élisabeth et la figure de la sirène se précise peu à peu. Complètement ensorcelé, Harry est convaincu qu’Élisabeth représente son salut, mais elle incarne plutôt la cause de sa damnation. La conception qu’il se fait d’elle se transforme au fil de l’intrigue. Après s’être enfui loin des Bois noirs, il se désole de sa « léthargie, dont la source se trouve […] à la racine des longs cheveux d’Élisabeth, […] [qui] cherch[ent] à étrangler [s]a vigilance » (R, 124). Élisabeth représente une menace et le symbole de la chevelure illustre le pouvoir qu’elle exerce sur le narrateur. Ses charmes féminins se transforment en une véritable arme. Harry affirme d’ailleurs un peu plus loin qu’Élisabeth tente de le séduire pour qu’il s’« enroule dans sa chevelure et [s]e noie dans son odeur d’algues » (R, 129). Élisabeth se définit donc à l’image de la sirène, tant par sa description physique que dans la fonction qu’elle remplit, c’est-à-dire désorienter Harry afin qu’il se perde dans les labyrinthes de sa propre folie.

Dans l’imaginaire michaudien, fée, sorcière et sirène partagent donc des traits communs quant à leur pouvoir d’envoûtement associé à la fois au sacré et à la folie. Toutefois, force est de constater que les trois figures sont également interreliées par la notion de désir. Dans une perspective psychanalytique, la sorcière représente les « refoulements, elle incarne les désirs, les craintes et les autres tendances de [la] psyché qui sont incompatibles avec [le] moi […]. [Elle est le] symbole des énergies créatrices instinctuelles non disciplinées, non domestiquées[27] » La sorcière devient la « “projection d’un matériel sexuel refoulé et inconscient” où prédominent les désirs incestueux[28] », tandis que la sirène « symbolise l’autodestruction du désir[29] ». Dans la tentation et dans les pulsions qui s’incarnent en la fée, la sorcière et la sirène, c’est la violence du désir, quel qu’il soit, qui transparaît et qui s’impose. Pour affirmer ce désir dévorant[30], voire destructeur, les trois figures convoquées dans cette étude se présentent, dans l’imaginaire michaudien, sous leur visage monstrueux, dans une sorte de féminité terrible, pour reprendre l’expression de Durand[31]. Figures de désorientation, elles mettent également en évidence la solitude du sujet contemporain. Les narrateurs, condamnés à errer seuls, deviennent des êtres ravagés par leurs désirs impossibles à assouvir : désir de remonter à l’origine, désir d’éternité, désir de l’autre, désir d’être l’autre, désir d’être soi, désir de soi à travers l’autre.

Le paradis infernal ou le désir nostalgique de l’origine

En somme, dans Le Ravissement, Michaud amène à penser la fée dans ses multiples facettes en soulignant son caractère double, notamment par le biais des rapports qu’elle entretient avec la sorcière et la sirène. Par son lien privilégié avec l’enfance, ce moment qui se rapporte à une forme de perfection de l’origine chez Michaud, la fée en circonscrit les contours nostalgiques. Car en exécutant les petites fées par le biais de meurtres rituels, les narrateurs transforment l’enfance en une sorte de paradis perdu. Dévorés par le désir du retour et par la réintégration d’un espace-temps sacré, les deux narrateurs errent dans une espèce d’entre-deux nostalgique, ressassant jusqu’à l’obsession les événements qui se sont produits depuis leur passage aux Bois noirs. Nous avons voulu montrer, dans le cadre de cet article, que le recours aux éléments opposés s’avère l’un des enjeux de l’écriture michaudienne. Nous en arrivons à la conclusion que l’autrice pense les contraires dans leur dynamique, en mettant l’accent sur le rapprochement des concepts, plutôt que sur leur exclusion. Autrement dit, la fée michaudienne devient cet espace de l’entre-deux qui ne sépare pas les tensions symboliques, mais plutôt qui les intègre en les faisant cohabiter (la vie et la mort, le paradis et l’enfer, le monde des enfants et celui des adultes, la raison et la folie, la pureté et le péché, la bienveillance et le mal). La fée michaudienne permet ainsi le passage entre deux pôles d'abord inconciliables, et peut dès lors s’envisager comme une figure intermédiaire, double, qui assure le lien entre l’innocence et la culpabilité, entre le sacré et le profane. Daniel Sibony met en évidence qu’entre deux extrêmes, il n’y a pas « que des abîmes, il y a des tentatives de passage, des espaces frontaliers et précaires, des lieux de vie et d’invivable[32] ». La fée apparaît tel un seuil, une frontière, puisqu’elle sépare autant qu’elle réunit[33]. Durand le rappelle également, toute représentation de l’imaginaire, que l’on se penche sur le symbole ou sur le mythe, contient une certaine opposition, une tension, un paradoxe. À la suite d’Eliade, l’anthropologue utilise le terme de coïncidentia oppositorum pour référer à cette complicité d’éléments qui ne peuvent exister qu’ensemble. La pensée symbolique se nourrit justement de cette connivence des contraires, de l’harmonie tensionnelle d’opposés réunis dans un seul et même élément, ou encore de l’oscillation entre deux pôles perçus de prime abord comme antithétiques, mais se définissant et se redéfinissant sans cesse dans et par le mouvement de l’un à l’autre. Il apparaît, chez Michaud, que les frontières n’existent que dans le but d’être traversées, et les limites, dans le but d’être transgressées (folie, inceste, meurtre). Dans le monde actuel, « l’idée de la différence ne suffit plus pour comprendre ce qui se passe […]. Non que l’idée de différence soit fausse : elle est juste mais limitée [34] ». Les figures intermédiaires identifiées chez Michaud, comme l’enfant, la fée, la sorcière ou la sirène se déploient comme de véritables espaces à la fois contradictoires et complémentaires. L’image de la frontière permet à l’autrice de dire la complexité d’un monde dont les frontières et les limites sont de plus en plus incertaines[35] et de montrer « une réalité plus complexe où le manichéisme ne fonctionne plus[36] ». Dans Le Ravissement, l’écrivaine fait plus que « créer un malaise » : elle offre une réflexion métaphysique sur le mal et la violence qui se présentent comme inhérents à l’homme. Le Ravissement « nous contrai[nt] à faire le deuil de cette mince frontière à jamais perdue ou emportée qui sépare le bien du mal ou l’innocence insoutenable de l’insupportable culpabilité[37] ». La nature qui constitue le monde et qui régit les êtres se place chez elle sous le signe de l’inquiétant freudien, dans le sens où le mal, qui émerge lentement des personnages principaux, apparaît, au lecteur, dans un même mouvement extrêmement familier et radicalement autre.