En septembre 2005, le service d’expertise collective de l’Inserm publie un rapport préparé à la demande de la CANAM (Caisse nationale d’assurance-maladie des professions indépendantes) sur Les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent [1]. Ce rapport complète une expertise faite en 2002 sur les troubles de l’enfant et de l’adolescent, mais qui n’avait pas inclus ce syndrome. Aussitôt publié, il déclenche un séisme polémique au moins aussi virulent que celui provoqué par l’évaluation des psychothérapies paru en 2004, dans le contexte d’une réforme des professions de psychothérapeute et de l’établissement d’un statut juridique pour exercer [2, 3]. Ces deux rapports ont des objets différents (l’efficacité des psychothérapies, d’une part, un trouble touchant entre 3 et 9 % des 13-18 ans, d’autre part), mais les polémiques se situent sur un même registre, celui d’une guerre qui a explosé depuis quelques années entre les approches dynamiques inspirées par la psychanalyse, qui défendent une conception du sujet humain socialisé et parlant, et les thérapies comportementalo-cognitivistes, qui défendent une conception du sujet naturel et cérébral. Cela veut dire que les manières de considérer les pathologies, leurs causes, leurs indications de traitements, l’évaluation de la façon dont un patient va mieux sont différentes. Disons tout de suite qu’il est des plus difficiles de sortir de la querelle parce que la psychiatrie avive à un point inégalé une tension qui existe dans tous les domaines pathologiques entre une perspective holiste ou globale et une perspective physiopathologique ou réductionniste (en un sens neutre) [4, 5]. Il est néanmoins possible de clarifier le débat en précisant en quoi consiste cette expertise en santé mentale et ce qu’elle devrait être. Après avoir rapidement passé en revue la teneur de la polémique, je proposerai un abord différent de l’analyse produite par l’Inserm, car au-delà des excès en tout genre, elle suscite un malaise dont il convient de rendre compte en le rendant explicite. Il faut aussi préciser que j’interviens dans ce débat à deux titres : en tant que sociologue dont l’expertise scientifique consiste à clarifier les choix qui s’offrent en termes sociaux pour décider entre ce qui est préférable et ce qui l’est moins ; en tant que directeur d’une unité de recherche en sciences sociales associée à l’Inserm (ainsi qu’au CNRS et à l’université Paris 5) et spécialisée dans les questions de santé mentale. Le lecteur doit noter que nous n’avons pas été consultés sur la façon dont on pourrait ou devrait poser les problèmes en fonction d’objectifs qui auraient dû être clarifiés. Les sciences sociales sont-elles une cerise sur le gâteau de la recherche en santé publique ? Les réactions à la publication sont immédiates. « L’Inserm sème le trouble », écrivent quatre pédopsychiatres dans Le Monde début octobre 2005 [6]. « Un monde d’apocalypse a envahi le courrier adressé au Nouvel Observateur depuis la parution » de ce dernier rapport, poursuit l’hebdomadaire trois semaines plus tard [7]. Une pétition (pas de zéro de conduite pour les enfants), lancée à la fin de l’année 2005 et qui a réuni en mars 2006 plus de 100 000 signatures, s’insurge à la fois contre la méthode du rapport et ses recommandations : « Les enfants dépistés seraient soumis à une batterie de tests élaborés sur la base des théories neuropsychologie comportementaliste qui permettent de repérer toute déviance. À une norme établie selon les critères de la littérature scientifique anglo-saxonne. Avec une telle approche déterministe et suivant un principe de linéarité, le moindre geste, les premières bêtises d’enfants risquent d’être interprétées comme l’expression d’une personnalité pathologique qu’il conviendrait de neutraliser au plus vite ». Une lettre ouverte a été …
Appendices
Références
- 1. Expertise Collective Inserm. Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent. Paris : Éditions Inserm, 2005 : 430 p.
- 2. Castel PH. Psychanalyse et psychothérapies : que sait-on des professions sur lesquelles on veut légiférer ? Esprit mai 2004.
- 3. Castel PH, Perret B, Thurin JM. Psychothérapies : quelle évaluation ? Esprit novembre 2004.
- 4. Aronowitz R. Les maladies ont-elles un sens ? traduction française (titre anglais : Making sense of illness). Paris : Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1997.
- 5. Lawrence C, Weisz G (eds). Greater than parts : holism in biomedicine 1920-1950. New York : Oxford University Press, 1998.
- 6. Lenoble E, Bergès-Bounes M, Calmettes S, Forget JM. L’Inserm sème le trouble. Le Monde 3 octobre 2005.
- 7. Fohr A, Petitjean G. Les enfants terribles. Le Nouvel Observateur semaine du 27 octobre 2005.
- 8. Lettre ouverte au directeur général de l’Inserm suite à la publication fin septembre 2005 d’une expertise collective sur le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent. www.pratiquesensante, 20 décembre 2005.
- 9. Wajcman G. Voici le bébé délinquant. Le Monde 3 mars 2006.
- 10. Ameisen JC, Sicard D. L’expertise médicale, otage de l’obsession sécuritaire. Le Monde 23 mars 2006.
- 11. Ehrenberg C. Prévention des comportements psychopathiques et prise en charge précoces au sein d’une unité de soins à temps partiel. In : Prise en charge de la psychopathie. Paris : Haute Autorité de Santé, 15-16 décembre 2005 (http://www.anaes.fr)
- 12. Favereau E. L’appel contre le dépistage de la violence chez l’enfant rallie professionnels et parents. Libération 16 mars 2006.
- 13. Ehrenberg A. Introduction au dossier « Les guerres du sujet », ainsi que « Le sujet cérébral ». Esprit novembre 2004.
- 14. Putnam H. Raison, vérité, histoire, traduction française. Paris : Éditions de Minuit, 1981 : 156.
- 15. Putnam H. Fait/valeur : la fin d’un dogme et autres essais, traduction française. Paris/Tel-Aviv : L’éclat, 2004 : 54.
- 16. Unsofort H & Tchetera. KGB Shout and Yell. Yale J Med 1 973 ; 9 : 9-19.
- 17. Perec G. Experimental demonstration of the tomatotopic organization in the soprano. In : Cantatrix Sopranica L. et autres récits scientifiques. Paris : Seuil, 1991 : 15.
- 18. Clerget-Darpoux F. La folle course au gène de la folie. La Recherche avril 2002.
- 19. Rose S. Le cerveau conscient (The conscious brain, 1973). Paris : Seuil, 1975 : 336.
- 20. Berlivet L. Exigence scientifique et isolement institutionnel : l’essor contrarié de l’épidémiologie française dans la seconde moitié du XXe siècle. In : Jorland G, Opinel A, Weisz G, eds (sous la direction de). Body counts : medical quantification in historical and sociological perspective/La quantification médicale, perspectives historiques et sociologiques. Kingston, Ontario : McGill-Queen’s UP, 2005.
- 21. Lovell AM. Étude sur la surveillance dans le champ de la santé mentale, chapitre 4. Saint-Maurice : Institut National de Veille Sanitaire, 2004 : 13-5.
- 22. Misès R. À propos de l’expertise Inserm relative au « trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». Neuropsychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent 2006 ; 54 : 78.
- 23. Wallerstein RS, Auchincloss EL, Gabbard GO, Gunderson JG, Fonagy P. Psychoanalytic treatments within psychiatry : an expanding view. Arch Gen Psychiatry 2003 ; 59 : 499-510.
- 24. Golse B. On ne peut pas prédire qu’un enfant de 3 ans sera délinquant. Libération, 28 février 2002.
- 25. Fassin D, Grandjean H, Lang T, Leclerc A (sous la direction de). Les inégalités sociales de santé. Paris : Éditions Inserm/La Découverte, 2000.