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La dermatologie est une des spécialités médicales les moins bien identifiées. Les raisons en sont nombreuses : plus de 1 200 maladies différentes, une sémiologie complexe, des noms de maladies mal choisis et conduisant souvent à la confusion, des stratégies thérapeutiques alliant un empirisme validé par la tradition aux techniques les plus innovantes. Mais la raison principale de l’image floue de la dermatologie ne réside pas dans sa complexité. Depuis que l’homme a pris conscience de sa propre image, les maladies de la peau mènent à l’exclusion : on parle volontiers en société de ses problèmes de coeur, d’hypertension, de cholestérol ou de rhumatismes, on ne parle jamais des maladies de sa peau. Depuis toujours, les maladies de la peau sont associées à la contagion ou à la lèpre, et mènent à l’exclusion. Et la peau est le premier organe touché par la pauvreté.
En fait, la responsabilité du dermatologue est double : il doit prendre en charge un organe et ses maladies, mais cet organe n’est pas un organe comme les autres. Lorsque l’on se regarde dans la glace, on regarde certes l’organe peau, mais on se regarde surtout soi-même, et les dermatologues doivent ainsi prendre également en charge l’ensemble des conséquences sociales et psychologiques des atteintes de l’image de soi. Ce numéro consacré à la peau cherche à la présenter sous des éclairages variés et complémentaires.
Tout d’abord, une présentation du décor : la peau est un organe où interagissent en périphérie de l’individu des cellules provenant de l’ectoderme, de l’endoderme, du mésoderme, de la crête neurale, de la moelle osseuse et du système nerveux central. Ces interactions ont un double but : protéger et communiquer. Cette organogenèse cutanée est très spectaculairement illustrée par la genèse et le fonctionnement des follicules pileux.
Les fonctions de protection de la peau, et notamment les collaborations entre les systèmes de défense innés et acquis, font l’objet de découvertes récentes passionnantes : l’expression et les fonctions des récepteurs Toll like, la sécrétion par la peau de peptides antimicrobiens, le fonctionnement toujours mieux compris des cellules de Langerhans, les plus performantes dans la présentation d’antigènes, ou encore le déséquilibre entre l’apprentissage de la tolérance et le rejet immunologique, au coeur de la physiopathologie de l’eczéma de contact, sont autant d’illustrations des fonctions de défense de la peau.
Le psoriasis, quant à lui, est la maladie de la réponse excessive des cellules de la peau et des cellules inflammatoires aux agressions de la vie quotidienne. Ces agressions peuvent être mécaniques, bien sûr, le psoriasis ressemblant à une cicatrisation qui n’en finit pas, mais elles peuvent également être bactériennes, médicamenteuses ou psychologiques. Le psoriasis n’est pas une maladie psychosomatique, mais les cellules cutanées réagissent si facilement en sécrétant des cytokines pro-inflammatoire que des émotions, qui accélèrent le renouvellement cutané chez tous les humains, vont aboutir, chez les sujets psoriasiques, à une poussée de la maladie. Dans le psoriasis, la peau se comporte dont comme un véritable révélateur, particulièrement sensible, et l’on ne peut soigner au mieux cette maladie sans que le malade ne réfléchisse, avec l’aide de son médecin, à son mode de vie, et sans qu’il participe à un choix thérapeutique dont le but est d’améliorer sa qualité de vie. On comprend, à travers la prise en charge du psoriasis, que l’éducation des malades est un objectif essentiel en médecine pour tout ce qui concerne les maladies chroniques.
Si beaucoup de maladies cutanées sont spécifiques, beaucoup d’autres ne sont que l’expression cutanée de processus atteignant d’autres organes ; la peau, facile à observer et à explorer, devient alors un modèle unique pour étudier la pathologie générale. La fibrose cutanée est exemplaire à cet égard, puisque sa modélisation apporte des informations importantes pour l’étude des fibroses d’autres organes comme le poumon, le rein ou le foie.
Si bon nombre de maladies cutanées ont comme caractéristique principale d’empoisonner la vie sans en raccourcir la durée, il existe malheureusement de nombreuses maladies cutanées mortelles pour lesquelles nous manquons cruellement de moyens thérapeutiques, malgré des progrès rapides, actuellement. Le mélanome malin est bien sûr notre principal souci quotidien. L’hypervariabilité génotypique de ce cancer aboutit au fait que la tumeur primitive et chacune de ses métastases évoluent comme autant de cancers différents : il est alors courant d’observer, sous traitement, la régression de certaines métastases et le développement d’autres. Une des stratégies thérapeutiques porteuses d’espoir réside dans des manipulations du système immunitaire destinées à renforcer l’immunité antitumorale, tandis que différentes stratégies vaccinales sont en cours d’évaluation. Malheureusement, pour des raisons réglementaires, elles sont le plus souvent évaluées chez des malades porteurs de métastases mesurables, alors que leur efficacité portera avant tout sur le contrôle d’une éventuelle maladie résiduelle chez des malades libres de toute tumeur décelable.
Les lymphomes T épidermotropes sont un des modèles les mieux identifiés de progression tumorale, avec tous les intermédiaires existant d’un simple état d’activation polyclonale des lymphocytes T dans l’épiderme jusqu’au développement de lésions de lymphome agressif, monoclonal et indifférencié. À chacune de ces étapes du développement de la maladie correspondent des approches thérapeutiques de mieux en mieux évaluées, qui commencent à offrir l’espoir d’un contrôle permanent de ces maladies lorsqu’elles sont prises en charge suffisamment précocement.
Enfin, les réactions cutanées sont les effets secondaires des médicaments les plus fréquents. On commence à comprendre de façon plus précise la physiopathologie de certaines d’entre elles, et les efforts ont bien sûr porté tout particulièrement sur la réaction la plus grave, et heureusement la plus rare, le syndrome de Lyell, ou nécrolyse épidermique. Les mécanismes menant à la mise en apoptose brutale de tous les kératinocytes commence à être mieux compris, ce qui devrait rendre possibles de nouvelles approches thérapeutiques.
Quels que soient les développements passionnants de la recherche en dermatologie aujourd’hui, dont quelques aspects sont illustrés dans ce numéro de médecine/sciences, le panorama ne serait pas complet sans une introduction au rôle majeur que joue l’organe peau dans les relations de chaque individu avec lui-même et avec les autres. Tout le fonctionnement de la peau est en effet orchestré par les émotions. À travers un double regard sur les neurokines et leur rôle dans le contrôle de toutes les fonctions cutanées, et sur l’utilisation de notre image dans nos relations avec nous-même et avec les autres, on arrive progressivement à une compression réellement médicale de l’être humain non comme un corps d’une part et un esprit de l’autre, mais comme un être animé en perpétuelle recréation.