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Les poissons habitant les eaux polaires se sont adaptés à un environnement particulièrement hostile. Non seulement ils doivent maintenir une activité métabolique à des températures inférieures à zéro degré Celsius et contrôler leur osmolarité dans un environnement contenant près de 0,5 M de sels, mais ils doivent aussi se protéger contre le gel. L’eau de mer, dont la concentration en sels est près de 2,5 fois plus élevée que celle du plasma sanguin, gèle à une température de – 1,9 oC, température qu’elle atteint régulièrement pendant la saison hivernale. Puisque le plasma sanguin gèle à une température de –0,8 oC, les organismes inadaptés gèleraient rapidement dans cette eau contenant d’innombrables minuscules germes de cristaux de glace pouvant servir à tout moment comme centre de nucléation de la glace. Afin de se protéger contre ce phénomène, de nombreux poissons produisent des protéines antigel (PAG) [1], qui se fixent à la surface des cristaux de glace empêchant ainsi la croissance de ces cristaux (effet Kelvin). La présence de PAG abaisse le point de congélation d’une solution en dessous de son point de fusion colligatif et la différence, appelée « hystérésis thermale » (HT), est une propriété de la solution qui peut être mesurée en laboratoire.
Les poissons du nord de l’Atlantique, incluant les limandes (flets), les éperlans, les harengs, les lycodes, les chaboisseaux et les morues, fabriquent des PAG ainsi que des glycoprotéines antigel de cinq types différents, qui sont non homologues et remarquablement diverses en terme de séquence et de structure [1].
Les limandes plie rouge (Pleuronectes americanus) fabriquent une PAG découverte il y a plus de 30 ans [2]. Cette PAG (de « type I ») est composée d’une simple hélice α amphipatique de 33 acides aminés [3] qui se lie à la face pyramidale de la glace [4] via une surface riche en résidus alanine et complémentaire de celle du réseau cristallin de la glace. Cette protéine est fabriquée en grande quantité par le foie, d’où elle est exportée dans le sang à une concentration de 10-15 mg/ml [5], qui devrait résulter en une hystérésis thermale de 0,7 oC [6]. Cette activité antigel, lorsqu’elle est combinée à l’effet colligatif des solutés sanguins, pourrait contribuer à protéger les limandes jusqu’à une température de ‑ 1,5 oC, mais les laisseraient vulnérables à la température de ‑ 1,9 oC des eaux du nord de l’Atlantique dans lesquelles elles vivent.
Afin de déterminer si la résistance des limandes au gel était due à des facteurs antigel supplémentaires, nous avons mesuré le degré de HT dans un échantillon de plasma soigneusement maintenu à basse température. Contre toute attente, le degré de HT était supérieur à 2 oC [7], soit plus de deux fois l’activité maximale de la PAG de « type I ». De plus, les cristaux de glace présents dans le plasma étaient d’une forme fuselée complexe alors que les cristaux très particuliers dus à la présence de PAG de « type I » ont une forme de bipyramide hexagonale (Figure 1). Au contraire, lorsqu’un aliquot de l’échantillon était préalablement réchauffé à température ambiante, le degré de HT était largement réduit et les cristaux avaient alors une forme de bipyramide hexagonale. Ces observations suggèrent la présence dans les limandes, en plus de la PAG de « type I », d’une PAG thermolabile.
Cette nouvelle PAG a été purifiée à basse température grâce à des techniques chromatographiques conventionnelles ainsi qu’à une technique de purification développée par notre groupe utilisant l’affinité des PAG pour la glace [8]. Puisqu’une masse de glace grossissant très lentement exclut les solutés et la plupart des protéines tandis que les PAG s’adsorbent à la surface de la glace et sont incorporées à l’intérieur de la masse, celle-ci, une fois fondue, contient une concentration fortement enrichie de PAG.
Cette nouvelle PAG est extraordinairement active puisqu’elle produit, à concentrations égales, une HT plus de 10 fois plus grande que la PAG de « type I » (Figure 1) [7]. En dépit de sa faible concentration de ~ 0,2 mg/ml dans le plasma de la limande, elle est responsable à elle seule d’une HT de 1,5 oC offrant ainsi grâce à sa remarquable activité spécifique une protection adaptée aux conditions hivernales [7]. En fait, son activité est équivalente à celle très élevée retrouvée dans certains insectes [7], qui doivent survivre dans des conditions très ardues et produisent des PAG très puissantes composées de repliements d’hélices β leur donnant une complémentarité presque parfaite avec la surface de la glace [9].
Cette nouvelle PAG, parce qu’elle est thermolabile, a été ignorée pendant trois décennies de recherche sur les PAG dans la limande et sa découverte remet maintenant en cause le paradigme établissant que les insectes produisent des PAG beaucoup plus actives que celles des poissons. Nous explorons actuellement les liens entre les PAG de « type I » et cette nouvelle PAG au cours de l’évolution et examinons aussi d’autres espèces afin de déterminer si des PAG similaires auraient été oubliées chez d’autres poissons.
Les protéines antigel ont un grand nombre d’applications dans le domaine médical. Elles ont, entre autres, été testées pour leur utilisation lors de la conservation d’organes [10] ou de produits sanguins à des fins de transplantation. En effet, étant donné leur effet protecteur contre la congélation, elles améliorent la viabilité et prolongent la période maximale de conservation. Paradoxalement, les PAG présentent aussi un intérêt pour la cryochirurgie, une technique dont l’objectif est de détruire les cellules tumorales par congélation. L’influence des PAG sur la morphologie des cristaux de glace cause une rapide croissance de la glace en formant des spicules extrêmement efficaces pour la destruction des cellules tumorales. Ces différentes applications pourraient maintenant être réalisées avec cette nouvelle PAG hyperactive en utilisant des concentrations 10 à 100 fois plus faibles que celles préalablement nécessaires de PAG de poissons.
Appendices
Références
- 1. Fletcher GL, Hew CL, Davies PL. Antifreeze proteins of teleost fishes. Annu Rev Physiol 2001 ; 63 : 359-90.
- 2. Duman JG, DeVries AL. Freezing resistance in winter flounder. Nature 1974 ; 274 : 237-8.
- 3. Sicheri F, Yang DS. Ice-binding structure and mechanism of an antifreeze protein from winter flounder. Nature 1995 ; 375 : 427-31.
- 4. Knight CA, Cheng CC, DeVries AL. Adsorption of alpha-helical antifreeze peptides on specific ice crystal surface planes. Biophys J 1991 ; 59 : 409-18.
- 5. Slaughter D, Hew CL. Radioimmunoassay for the antifreeze polypeptides of the winter flounder : seasonal profile and immunological cross-reactivity with other fish antifreezes. Can J Biochem 1982 ; 60 : 824-9.
- 6. Hew CL, Wang NC, Yan S, et al. Biosynthesis of antifreeze polypeptides in the winter flounder. Characterization and seasonal occurrence of precursor polypeptides. Eur J Biochem 1986 ; 160 : 267-72.
- 7. Marshall CB, Fletcher GL, Davies PL. Hyperactive antifreeze protein in a fish. Nature 2004 ; 429 : 153.
- 8. Kuiper MJ, Lankin C, Gauthier SY, et al. Purification of antifreeze proteins by adsorption to ice. Biochem Biophys Res Commun 2003 ; 300 : 645-8.
- 9. Jia Z, Davies PL. Antifreeze proteins : an unusual receptor-ligand interaction. Trends Biochem Sci 2002 ; 27 : 101-6.
- 10. Amir G, Rubinsky B, Horowitz L, et al. Prolonged 24-hour subzero preservation of heterotopically transplanted rat hearts using antifreeze proteins derived from arctic fish. Ann Thorac Surg 2004 ; 77 : 1648-55.