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Quant aux sons divers qui composent le langage, c’est la nature qui poussa les hommes à les former; c’est le besoin qui leur fit attribuer des noms aux choses. Ainsi voyons-nous la toute petite enfance, encore incapable de parler, s’agiter pour montrer du doigt les objets qui sont devant elle : chaque être prend conscience de ses facultés naturelles et de leur étendue. Avant même que de voir pousser ses cornes, le veau irrité fonce tête baissée contre un adversaire ; les petits de la panthère ou du lion se battent à coups de griffes, de pattes et de crocs quand crocs et griffes sont à peine en train de pousser; la race ailée des oiseaux, elle aussi, nous le voyons, se confie sans attendre à ses ailes, et demande à sa plume une aide encore tremblante.
Ainsi, penser qu’on doit à un homme en particulier la désignation des choses par des noms, qu’un homme a transmis aux autres les premiers vocables, c’est pure déraison. Comment un homme aurait-il pu mettre des noms sur les choses, quand on pense qu’au même moment les autres étaient loin de pouvoir le faire ? Comment aurait-il pu émettre les sons variés qui forment le langage ? D’où lui serait venue l’idée de son utilité, si l’usage des mots ne s’était pas déjà répandu ? Qu’est-ce qui aurait pu lui donner la claire conscience de son projet ? Un homme seul n’eût pas davantage été capable de contraindre la foule de ses semblables, à supposer qu’il l’eût rendue à ses arguments et domptée, à bien vouloir apprendre les noms des choses: il est très difficile de faire entendre raison aux sourds, de les persuader d’agir selon leur intérêt ! Non, les hommes n’auraient absolument pas supporté qu’une voix leur écorchât les oreilles d’accents inconnus qu’ils ne pouvaient comprendre.
Est-elle donc si difficile à admettre, l’idée que le genre humain, naturellement doué de la langue et de la voix, ait été capable de désigner par des mots précis les différentes impressions dont les objets l’affectaient ? Les troupeaux eux-mêmes, les bêtes sauvages ne poussent-ils pas des cris bien reconnaissables et fort différents selon que les étreint peur ou douleur, que le plaisir les envahit ? Et bien d’autres exemples familiers peuvent nous en convaincre; quand les molosses menaçants, montrant leurs terribles crocs, retroussent leurs babines molles et toutes frémissantes, la rage qui les étreint produit bien d’autres sons que ceux des aboiements dont ils emplissent ensuite l’espace. Quand ils s’efforcent de lécher doucement leurs chiots, ou qu’ils les jettent par jeu à leurs pieds, feignant de vouloir les mordre alors qu’ils les effleurent délicatement, prenant garde à leurs crocs, les tendres grognements qu’ils poussent alors ne ressemblent guère aux longs hurlements dont ces gardiens solitaires font résonner les demeures, ni à ces geignements implorants par lesquels, l’échine basse, ils cherchent à éviter les coups. Le hennissement du jeune étalon dans la fleur de l’âge, qui caracole éperdument au milieu des juments, éperonné par son cavalier ailé, l’Amour, n’est-il pas sensiblement différent de ce hennissement affolé que la guerre lui arrache, quand, les naseaux largement retroussés, l’émotion fait trembler tous ses membres ? Quant à la race ailée, si diverse, des oiseaux - éperviers, orfraies, plongeons qui vont chercher dans les flots salés de l’océan leur subsistance -, quand elle lutte pour sa pâture et se dispute une proie, elle a des cris tout autres que ceux qu’elle pousse en d’autres circonstances; certains oiseaux font même varier selon les saisons leur chant rauque - ainsi les corneilles à la vie si longue, ainsi les bandes de corbeaux - selon, dit-on, qu’ils appellent la venue des pluies ou annoncent, comme c’est parfois le cas, vents et tempêtes. Si donc des sensations diverses poussent des animaux privés de la parole à varier leurs cris, combien plus naturelle encore l’incomparable diversité du langage humain, capable de rendre compte de la diversité des choses !
Appendices
Note
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[*]
Lucrèce
La nature des choses
Éditions Arléa, 1992
Extraits choisis par Gérard Friedlander