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La maladie des chaînes lourdes α ou IPSID : un lymphome du MALT intestinal
La maladie des chaînes lourdes α est aujourd’hui plus volontiers appelée « maladie immunoproliférative de l’intestin grêle » (d’où l’acronyme anglo-saxon IPSID pour immunoproliferative small intestinal disease). Cette pathologie, individualisée par B. Ramot en 1965 puis précisément décrite par M. Seligmann en 1968, constitue un sous-type de lymphome du MALT (voir encadré) et a été initialement décrite chez des patients vivant autour du bassin méditerranéen et au Moyen-Orient (d’où le nom de lymphome méditerranéen qui lui a aussi été donné) [1, 2]. Des cas ont aussi été rapportés chez des patients originaires de la plupart des pays en voie de développement, notamment d’Afrique noire [1-3]. Il semble qu’il s’agisse du lymphome extra-ganglionnaire le plus fréquent dans ces pays, même si sa prévalence semble avoir décru ces dernières décennies [4]. L’IPSID atteint préférentiellement les adultes jeunes et correspond à une infiltration de l’intestin grêle par une population mixte de cellules d’aspect centrocytique et de plasmocytes qui sécrètent une chaîne lourde alpha d’immunoglobuline monotypique tronquée qui n’est pas associée à une chaîne légère. L’infiltration de la muqueuse intestinale conduit à une entéropathie exsudative et une malabsorption.
Hormis le site principal de la lymphoprolifération, les caractéristiques histologiques sont similaires à celles du lymphome gastrique du MALT, à l’exception d’une différenciation plasmocytaire plus marquée au niveau intestinal [5]. La chaîne lourde alpha tronquée est en général détectable dans le sérum. La prolifération est initialement localisée au tube digestif et l’évolution se fait vers le décès par malabsorption sévère en l’absence de traitement, ou par transformation en lymphome de haut grade de malignité. Au stade initial, une efficacité spectaculaire des antibiotiques à large spectre est fréquente [6]. Il a donc logiquement été proposé que cette prolifération traduise l’élimination d’un antigène bactérien qui jouerait un rôle dans la genèse de ce type de lymphome [7]. Cette possibilité apparaît d’autant plus plausible que la quasi-totalité des lymphomes du MALT semble se développer dans un contexte de stimulation antigénique chronique [7].
Des études microbiologiques reposant sur des méthodes de culture classique n’avaient cependant pas permis de mettre en évidence une association avec un pathogène bactérien, parasitaire ou viral spécifique [8] ; de plus, l’absence de région Fab au sein de la paraprotéine rend impossible l’identification de la cible de la réponse immune.
Mise en évidence d’une association entre C. jejuni et IPSID
L’hypothèse selon laquelle une espèce bactérienne pourrait jouer un rôle causal au cours de l’IPSID s’est trouvée renforcée par trois constatations faites depuis l’observation de la sensibilité aux antibiotiques de la maladie des chaînes alpha : (1) la description de l’entité « lymphome du MALT », ayant permis de classer dans une même catégorie histopathologique les lymphomes du MALT gastrique et intestinal (IPSID) [5, 9] ; (2) l’association entre lymphome du MALT gastrique et Helicobacter pylori [10] ; et (3) la régression des lymphomes du MALT gastrique après antibiothérapie éradiquant l’infection chronique à H. pylori [11, 12].
Afin d’identifier une espèce bactérienne éventuelle au sein du tissu intestinal siège d’IPSID, nous avons choisi d’utiliser une méthode alternative aux méthodes microbiologiques classiques qui avaient précédemment échoué [13]. Cette méthode devait pouvoir contourner la difficulté que créerait le caractère « non cultivable » éventuel de l’espèce en question et ne privilégier aucune espèce bactérienne a priori. Nous avons donc utilisé une stratégie fondée sur la mise en évidence et l’identification de séquences du gène codant pour l’ARN ribosomal (ADNr 16S) dans des échantillons biologiques congelés non fixés obtenus chez une patiente africaine atteinte d’IPSID n’ayant pas reçu précédemment d’antibiothérapie [12, 13]. Cette méthode offre l’avantage d’allier la sensibilité de la PCR à l’outil phylogénétique qu’est la détermination de la séquence de l’ADNr. En effet, le pourcentage d’identité entre deux séquences d’ADNr 16S n’est corrélé qu’à la distance évolutive séparant les isolats bactériens dont ils sont issus. La variabilité intraspécifique des séquences d’ADNr 16S est en règle inférieure à 1 %. On considère donc qu’un isolat bactérien appartient à une espèce bactérienne donnée si son ADNr 16S partage plus de 99 % d’identité avec la séquence de la souche de référence de l’espèce considérée. L’existence de régions très conservées au sein des séquences d’ADNr 16S identifiées à ce jour permet de définir des couples d’oligonucléotides qualifiés d’« universels » hybridant avec les ADNr 16S de toutes les espèces bactériennes connues. Ces couples d’oligonucléotides permettent donc théoriquement d’amplifier par PCR l’ADNr 16S de tout isolat bactérien. La séquence ainsi amplifiée peut être comparée aux séquences publiées et l’espèce bactérienne dont elle provient déterminée. En l’absence d’identité significative avec les espèces bactériennes déjà recensées, une nouvelle espèce bactérienne peut être décrite et positionnée dans l’arbre phylogénétique construit à partir des séquences d’ADNr 16S connues. La puissance de cette approche a été illustrée par l’identification de Tropheryma whippelii, espèce bactérienne associée à la maladie de Whipple [14], et alors non cultivable, ou de Bartonella henselae, associée à l’angiomatose bacillaire [15].
L’utilisation de cette technique à partir des échantillons intestinaux congelés de cette patiente a conduit à la mise en évidence de séquences appartenant à l’espèce Campylobacterjejuni [13]. Ces résultats ont été confirmés par hybridation in situ et par immunohistochimie. Une étude rétrospective de six autres cas nous a permis de visualiser des bactéries du genre Campylobacter chez quatre autres patients [13].
Discussion
La pertinence de l’association entre C. jejuni et IPSID se fonde sur les observations suivantes. Premièrement, une analyse par PCR et séquençage a permis d’identifier des séquences appartenant à cette espèce bactérienne alors qu’aucune autre espèce entéropathogène n’a été détectée. Deuxièmement, les analyses par hybridation in situ et immunohistochimie ont permis de visualiser C. jejuni au sein du tissu pathologique. Troisièmement, l’éradication de C. jejuni par l’antibiothérapie a été associée à la régression rapide de l’IPSID chez le cas index. La signification de cette association est renforcée par quatre arguments supplémentaires. Notre étude rétrospective de six cas d’IPSID a permis d’identifier quatre autres cas associés à Campylobacter. D’autre part, d’autres auteurs ont rapporté le cas d’un patient ayant développé une diarrhée à C. jejuni quelques jours après l’administration d’une chimiothérapie antinéoplasique pour IPSID, ce qui plaide pour une exacerbation d’une infection préexistante à C. jejuni déclenchée par la chimiothérapie. De plus, l’IPSID est observée quasi-exclusivement chez des patients originaires de pays en voie de développement, où l’infection à C. jejuni est hyperendémique, souvent chronique et asymptomatique. Enfin, les antibiotiques actifs au cours de l’IPSID ont une activité contre C. jejuni.
Si l’existence d’une association n’implique pas nécessairement un lien causal, elle constitue néanmoins la première étape permettant de prouver l’étiologie microbienne d’une maladie. Pour ce qui concerne l’association entre H. pylori et le lymphome gastrique du MALT, des arguments pour incriminer H. pylori dans la genèse du lymphome ont été fournis par la corrélation entre l’éradication de H. pylori et la régression du lymphome, et par la mise en évidence que des lymphocytes T spécifiques d’H.pylori stimulaient la prolifération des cellules lymphoïdes tumorales B. Concernant l’association entre C. jejuni et IPSID, plusieurs éléments sont en faveur d’un lien causal entre Campylobacter et IPSID (voir plus haut). Cependant, pour démontrer de façon irréfutable que Campylobacter est la cause de l’IPSID (c’est-à-dire vérifier le postulat de Koch) il faudrait répondre aux questions suivantes : (1) C. jejuni est-il présent chez l’hôte infecté dans les formes précoces de la maladie, au stade asymptomatique ? (2) Est-il possible de cultiver C. jejuni à partir du tissu d’IPSID ? (3) C. jejuni peut-il déclencher une IPSID dans un modèle animal approprié ? (4) Et dans l’affirmative, C. jejuni peut-il être à nouveau isolé chez l’animal malade ? Nous essayons actuellement de répondre à ces questions.
Il a été démontré que C. jejuni peut persister dans les plaques de Peyer et les ganglions lymphatiques mésentériques dans un modèle murin gnotobiotique[1], et sécrète une toxine, CdtB, qui possède une activité génotoxique. Ces propriétés pourraient être impliquées dans la pathogénie de l’IPSID. C. jejuni peut induire une réponse humorale de type IgA muqueuse forte, et l’infection chronique à C. jejuni est associée à une stimulation soutenue du système immunitaire mucosal. Cette stimulation persistante pourrait conduire à l’expansion de clones sécrétant une IgA, puis à la sélection d’un clone sécrétant une chaîne lourde tronquée échappant au contrôle Fc-dépendant du pontage anticorps-antigène. L’éradication de la source antigénique par le traitement antimicrobien rendrait compte de son efficacité pour enrayer la prolifération tumorale.
Il est important de souligner que les résultats de notre étude ne nous permettent pas de conclure que C. jejuni est la seule espèce bactérienne associée à l’IPSID. Cependant, en accord avec une étude récente d’une série de 21 cas d’IPSID, nous n’avons trouvé aucun élément qui incrimine H. pylori dans le développement de l’IPSID.
Conclusions
Comme pour les lymphomes gastriques du MALT associés à H. pylori, la compréhension du rôle du C. jejuni dans la pathogénie de l’IPSID nécessitera des analyses mécanistiques, et le développement des modèles animaux appropriés. La mise en évidence de l’association entre C. jejuni et IPSID pourrait conduire à l’amélioration du diagnostic, du traitement, et de la prévention de cette maladie.
Appendices
Remerciements
Nous remercions très sincèrement Eric Abachin, Antoine Martin, Claire Poyart, Philippe Pochart, Djaouida Bengoufa, Jean Feuillard, Anne Lavergne, Patrick Berche et Loïc Guillevin, pour leur contribution à cette étude.
Note
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[1]
Animaux axéniques (sans flore bactérienne) chez lesquels on peut introduire une flore définie.
Références
- 1. Ramot B, Shahin N, Bubis JJ. Malabsorption syndrome in lymphoma of small intestine. A study of 13 cases. Isr J Med Sci 1965 ; 1 :221-6.
- 2. Seligmann M, Danon F, Hurez D, et al. Alpha-chain disease: a new immunoglobulin abnormality. Science 1968 ; 162 :1396-7.
- 3. Anonymous. WHO Meeting Report. Alpha chain disease and related lymphomas. Arch Fr Mal App Dig 1976 ; 54 : 615-24.
- 4. Salem P, Anaissie E, Allam C, et al. Non-Hodgkin’s lymphomas in the Middle East. A study of 417 patients with emphasis on special features. Cancer 1986 ; 58 :1162-6.
- 5. Isaacson PG, Dogan A, Price SK, Spencer J. Immunoproliferative small-intestinal disease. An immunohistochemical study. Am J Surg Pathol 1989 ; 13 :1023-33.
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- 7. Isaacson PG. Extranodal lymphoma. In: Isaacson PG, Norton AJ, eds. London: Churchill Livingstone, 1994 : 340.
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