La légende raconte qu’Héraclès, marchant sur une plage des côtes du Liban, observa la gueule colorée de violet d’un chien ayant croqué un mollusque. La découverte de la « pourpre royale » qui allait faire la réputation et la fortune des Phéniciens était faite. Pendant de nombreux siècles, les Phéniciens allaient en effet récolter Murex brandaris et Hexaplex trunculus jusqu’à entraîner leur extinction presque complète (on trouve en divers endroits de la côte du Levant, des collines de plusieurs mètres d’épaisseur faites de coquilles brisées de ces deux gastéropodes !) afin d’en extraire la précieuse « pourpre de Méditerranée » dont la couleur unique était un luxe réservé aux plus hauts dignitaires [1]. Il fallut attendre 1909 pour que P. Friedlander isole 1,4 g du colorant à partir de 12 000 Murex, et qu’il identifie la molécule colorée principale comme le 6,6’-dibromoindigo [2]. L’indigo était déjà bien connu, comme un bis-indole naturel obtenu par macération de diverses plantes et utilisé comme colorant bleu par l’homme depuis des millénaires [3]. Tout comme l’indigo extrait de plantes est contaminé par l’indirubine, un autre bis-indole isomère de l’indigo, la pourpre tirée des Mollusques s’est révélée contenir, outre le 6,6’-dibromoindigo dominant, différentes indirubines bromées (Figure 1). Dans les années 1960, l’Académie de Médecine Chinoise étudiait le Danggui Longhui Wan, un mélange de plantes efficace contre diverses affections dont la leucémie myéloïde chronique, afin d’en purifier le principe actif. Par élimination séparée de chacun des 11 ingrédients qui constituent cette préparation, suivie de tests directs chez l’homme, elle démontra clairement qu’un seul ingrédient, le Xing Dai, portait l’activité thérapeutique. Cet ingrédient était justement une poudre bleu sombre, extraite de plantes produisant de l’indigo ! Il ne fallut guère de temps aux chercheurs pour se rendre compte que l’indigo était inactif mais qu’un contaminant mineur, l’indirubine, était responsable de l’activité anti-leucémique. L’histoire aurait pu en rester là car l’indirubine est un composé vraiment peu soluble et, malgré les efforts des chimistes chinois, peu de dérivés présentèrent une pharmacologie plus favorable. De plus, le mécanisme d’action de l’indirubine était totalement inconnu, ce qui contribua encore davantage à réduire l’intérêt du monde occidental pour ce produit pourtant actif sur les leucémies. En 1999, au cours de criblages de composés issus de la pharmacopée chinoise sur une cible enzymatique bien définie, nous avons découvert que l’indirubine et ses dérivés étaient des inhibiteurs de certaines kinases, dont l’activité dépendait des cyclines (CDK), et qui étaient impliquées directement dans le contrôle de la division cellulaire, ce qui pouvait expliquer en partie l’effet antiprolifératif des indirubines [4, 5]. La cocristallisation de diverses indirubines avec CDK2 [4], CDK2/cycline A [6] et une kinase de Plasmodium falciparum, PfPK5 [7], a montré que ces petites molécules s’insèrent dans la poche de fixation de l’ATP des kinases, bloquant ainsi directement leur activité catalytique. En 2001, nous avons observé que les indirubines sont également des inhibiteurs puissants de la glycogène synthase kinase-3 (GSK-3) [8], une kinase aux multiples implications, intervenant dans la voie de signalisation Wnt, la mort cellulaire, la formation des axes pendant le développement, la maladie d’Alzheimer, la voie de signalisation de l’insuline… Dans notre recherche de nouvelles indirubines plus puissantes et plus sélectives, nous nous sommes tournés vers les Mollusques marins. À partir de 60 kg d’H. trunculus récoltés en Grèce, notre collaborateur L. Skaltsounis est parvenu à extraire suffisamment de pourpre pour en purifier les différents constituants [9]. En plus du 6,6’-dibromoindigo attendu, la pourpre se révéla contenir diverses indirubines plus ou moins bromées (Figure 1). Elles ont toutes été synthétisées et complémentées d’une petite …
Appendices
Références
- 1. Cooksey CJ. Tyrian purple : 6,6’-dibromoindigo and related compounds. Molecules 2001 ; 6 : 736-69.
- 2. Friedlander P. Uber den Farstoff des antikeen Purpurs aus Murex brandaris. 1909 ; 765-70.
- 3. Balfour-Paul J. Indigo. British Museum Press. 1998 : 264 p.
- 4. Hoessel R, Leclerc S, Endicott J, et al. Indirubin, the active constituent of a Chinese antileukaemia medicine, inhibits cyclin-dependent kinases. Nat Cell Biol 1999 ; 1 : 60-7.
- 5. Damiens E, Baratte B, Marie D, et al. Anti-mitotic properties of indirubin-3’-monoxime, a CDK/GSK-3 inhibitor : induction of endoreplication following prophase arrest. Oncogene 2001 ; 20 : 3786-97.
- 6. Davies TG, Tunnah P, Meijer L, et al. Inhibitor binding to active and inactive CDK2. The crystal structure of a CDK2-cyclin A/indirubin-5-sulphonate. Structure 2001 ; 9 : 389-97.
- 7. Holton S, Merckx A, Burgess D, et al. Structures of P. falciparum PfPK5 test the CDK regulation paradigm and suggest mechanisms of small molecule inhibition. Structure 2003 ; 11 : 1329-37.
- 8. Leclerc S, Garnier M, Hoessel R, et al. Indirubins inhibit glycogen synthase kinase-3β and CDK5/p25, two kinases involved in abnormal tau phosphorylation in Alzheimer’s disease - a property common to most CDK inhibitors ? J Biol Chem 2001 ; 276 : 251-60.
- 9. Meijer L, Skaltsounis AL, Magiatis P, et al. GSK-3 selective inhibitors derived from Tyrian purple indirubins. Chem Biol 2003 ; 10 : 1255-66.
- 10. Polychronopoulos P, Magiatis P, Skaltsounis L, et al. Structural basis for the synthesis of indirubins as potent and selective inhibitors of glycogen synthase kinase-3 and cyclin-dependent kinases. J Med Chem 2004 ; 47 : 935-46.
- 11. Fischer PM. CDK versus GSK-3 inhibition : a purple haze no longer ? Chem Biol 2003 ; 10 : 1144-6.
- 12. Sato N, Meijer L, Skaltsounis L, et al. Maintenance of pluripotency in human and mouse embryonic stem cells through activation of Wnt signaling by a pharmacological GSK-3 specific inhibitor. Nat Med 2004 ; 10 : 55-63.
- 13. Dolique R. Balard, sa vie, son oeuvre à Montpellier de 1802 à 1840. Rev Hist Pharm 1977 ; 232 : 13-27.
- 14. Lacaze-Duthiers H. Mémoire sur la Pourpre. An Sci Nat Zool 1859 ; 12 : 5-84.