Les gènes, tels que nous les connaissons aujourd’hui, porteurs de l’information permettant de reproduire la structure des agents actifs du vivant, sont une invention tardive de l’évolution : la vie a existé sans eux. Leur invention fut pour les êtres vivants l’équivalent de celle de l’écriture pour les civilisations humaines : celle d’une forme de mémoire stable, se substituant aux mécanismes peu fidèles de reproduction qui l’avaient précédée. Les gènes ne sont donc, ni à l’origine de la vie au sens historique du terme, ni à son origine au sens de « principes organisateurs ». Les fonctions et les structures complexes des organismes vivants ne sont pas contenues en germe dans les gènes, mais émergent du fonctionnement intégré de l’ensemble des produits de ces gènes. On peut rétrospectivement s’interroger sur les raisons d’une vision aussi naïve du pouvoir des gènes; d’autant que, comme nous l’avons vu, les premiers généticiens avaient eux-mêmes suggéré les limites de cette vision simpliste. C’est seulement à partir du moment où cette conception de l’action des gènes a pu être mise directement à l’épreuve des faits, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, qu’elle a dû céder la place à la vision actuelle. La conception « un gène - un caractère» était, par sa simplicité, attrayante. Elle renvoyait inconsciemment à l’idée que, quelque part, étaient inscrites les caractéristiques du vivant et de l’homme. Aux généticiens, elle apportait une valorisation de leur discipline : les gènes étaient, selon l’expression largement diffusée par Jean Rostand, les atomes de la biologie, et en les étudiant, les généticiens montraient qu’ils avaient acquis le même niveau de scientificité que les physiciens. La première conséquence de cette déconstruction du gène aurait pu être de susciter chez les biologistes une réaction visant à restaurer ce concept, quitte à le faire éclater en un ensemble de notions distinctes. De telles tentatives ont bien existé - dès les années 1950, avec la proposition de Seymour Benzer de substituer à la notion unique de gène les trois notions distinctes de recon, muton et cistron (c’est-à-dire de distinguer les trois propriétés de recombinaison, de mutation et de fonction attachées au terme de gène) - jusqu’à des tentatives plus récentes visant à abandonner la notion de gène pour celle de génome, autrement dit l’ensemble des gènes d’un individu ou d’une espèce. Force est de constater que toutes ces tentatives ont échoué. Pis, le terme de gène n’a jamais été autant utilisé qu’aujourd’hui : il est largement fait appel à lui pour décrire les résultats du séquençage du génome humain, sans que cet usage ne s’accompagne d’une quelconque référence à ses limites. Les concepts scientifiques n’ont pas pour but de décrire correctement la réalité du monde, mais de rendre compte le mieux possible d’une pratique expérimentale. Et, en cela, le concept de gène n’a jamais failli dans son rôle : ni à l’époque de la génétique classique de Morgan, ni à celle, plus récente, de sa version moléculaire. Il permet de rendre compte du séquençage des génomes, de la thérapie génique, de la création d’espèces animales ou végétales transgéniques, aussi bien que de nombre de pathologies humaines même si c’est probablement le domaine où ses limites apparaissent les plus évidentes, et aussi les plus préoccupantes. Vouloir le durcir ou le préciser serait, n’en déplaise à ceux qui soutiennent une telle option, un acte de foi dans la « rationalité du monde », pas une démarche scientifique. Car qui nous dit que cela est possible ? En être sûr serait faire preuve d’un réalisme particulièrement naïf. Le gène n’existe pas : c’est une construction bancale …