Abstracts
Résumé
En 1868, le Japon rétablit un régime impérial et se dote progressivement des structures d’un État moderne. Relativement préservé des épidémies comme le choléra en raison d’une longue période de fermeture, le pays doit faire face à des flambées de choléra et d’autres maladies épidémiques qui troublent l’ordre public. Dans cet article, nous analysons les circonstances qui ont conduit à la mise en place d’un système moderne d’hygiène et les difficultés rencontrées dans le contexte du Japon de Meiji. Nous étudions en particulier les principaux modèles et tentons de replacer les choix qui ont été faits dans le contexte international de l’époque. Il est en effet bien établi que l’accent a été mis sur les maladies infectieuses aiguës qui troublaient l’ordre social plutôt que sur la lutte contre des maladies plus chroniques ou l’amélioration des conditions de vie. Nous souhaitons illustrer dans le contexte du Japon la tension permanente qui a existé dans tous les pays entre la nécessité de mesures coercitives et l’idée de bien-être et d’un droit des individus à la santé.
Summary
We present here the beginnings of public health politics in Meiji Japan (1868-1912). Due to a two century isolation of Japan, public health concepts developed in the West from the end of the 18th century were foreign in premodern Japan. Due to its isolation, Japan was also relatively preserved from some acute infectious diseases such as cholera. In this paper, we investigate the role of cholera epidemics in the emergence of public health concepts in the peculiar context of Meiji Japan. We show that chronic diseases such as tuberculosis and leprosy were neglected for a long time and that the Meiji governement set priority on acute infectious diseases that were considered as long as they disturbed public order. Nevertheless, some physicians and government officials considered issues of welfare and poverty. We also review some emerging concepts of social medicine. We try to show, that in Japan as well as in Western nations, public health politics were not exempt of contradictions and paradoxes and a permanent tension existed between coercitive policies and conceptions of welfare and rights to health.
Article body
Diversité des modèles et des enjeux de la santé publique au xixe siècle
La mise en place d’un système de santé publique constitue l’une des préoccupations majeures des pays en voie d’industrialisation. Si en Europe, plusieurs pays comme l’Italie ont développé des systèmes de quarantaine dès le xiiie siècle pour lutter contre la peste et qu’un projet de police sanitaire est apparu à l’époque des lumières en Allemagne [1], c’est surtout au xixesiècle que l’on voit émerger les mouvements hygiénistes [2, 3]. Le développement des moyens de transport internationaux, l’industrialisation et l’urbanisation favorisent les épidémies et grèvent l’état de santé d’une population en majorité pauvre [3]. Des maladies nouvelles comme le choléra émergent et une maladie déjà connue comme la tuberculose prend des proportions épidémiques. Le choléra est notamment appelé la mère de l’hygiène dans la mesure où les flambées épidémiques auraient stimulé la mise en oeuvre de mesures d’hygiène publique et notamment l’introduction de systèmes de drainage des eaux. S’il est exagéré de dire que le choléra incarne à lui seul le développement de la pensée hygiénique, il n’en demeure pas moins qu’il a servi de catalyseur, voire de révélateur, des problèmes de la société comme en témoignent les nombreuses émeutes qui ont suivi les épidémies un peu partout en Europe [4]. Les travaux de Villermé en France, Farr et Chadwick en Angleterre et de Virchow en Prusse ont mis en évidence le lien entre les maladies et les conditions de vie [2, 3, 5]. Ultérieurement, les progrès de la bactériologie ont précisé l’étiologie des maladies en insistant sur le rôle de la transmission par l’homme malade, même si certains contestent le rôle des microbes et continuent à utiliser le concept de miasme. Ainsi, tout au moins en Occident, le xixe siècle marque la grande époque de l’hygiène publique. Dans la pratique, l’histoire du développement de l’hygiène est loin d’être linéaire et les réalisations restent très inégales. On constate en effet une grande diversité de modèles [5], en particulier de grandes divergences quant au degré d’intervention de l’État, de la liberté à accorder aux collectivités locales et au caractère coercitif ou non des mesures d’hygiène. Faut-il imposer des restrictions à la circulation des biens et des personnes ? Dans quelle mesure faut-il restreindre les libertés individuelles ? La santé des individus doit-elle être considérée comme un droit personnel ou comme un moyen d’accroître le bien de l’État ? Toutes ces questions ont fait l’objet d’âpres débats tout au long du xixe siècle et ne sont d’ailleurs pas tout à fait résolues. Les décisions prises ne furent pas toujours appliquées et des considérations politiques ou des intérêts commerciaux en freinèrent l’application. Des résistances furent observées de la part des masses populaires : des émeutes éclatèrent au cours des épidémies de choléra et des résistances à la vaccination se manifestèrent dans l’Angleterre victorienne [2].
Malgré ces divergences, on peut considérer qu’un modèle européen de santé publique a pu émerger. Ce modèle a été transposé avec plus ou moins de succès dans les pays moins développés et les colonies. Ainsi, des travaux d’assainissement des eaux et des marais et la création d’instituts de microbiologie sur le modèle pastorien ont été menés à bien au Mexique et au Brésil sous l’influence d’élites formées sur le continent européen. En Égypte, des élites nationalistes tentèrent de changer des mentalités mais se heurtèrent aux résistances des traditions paysannes et au manque de moyens [5].
La situation du Japon est particulière à plusieurs égards. Ce pays insulaire s’est trouvé isolé de l’Occident pendant plus de deux siècles et son ouverture en 1853, imposée par les Américains, a déclenché des problèmes inconnus auparavant [6-8]. Si les maladies comme la variole existaient à l’état d’endémie, une nouvelle maladie, le choléra, a fait son apparition dès l’ouverture du Japon à la circulation internationale et a entraîné des perturbations sociales similaires à celles observées en Occident. L’époque de Meiji est caractérisée par l’accélération d’un processus de modernisation et d’industrialisation en partie amorcé après 1853 [8, 10]. Ce processus culmine en 1868 avec le rétablissement du régime impérial. Le Japon s’efforce de ressembler aux pays occidentaux et cherche à construire un pays riche et une armée forte. Les nombreuses réformes agraires et économiques ont pour conséquence des phénomènes de concentration urbaine de populations en majorité pauvres et en mauvaise santé où des problèmes d’épidémies et de maladies chroniques comme la tuberculose se posent avec plus d’acuité [9].
Cet article analyse les circonstances de la mise en place d’un appareil de santé publique entre la moitié du xixesiècle et le début du xxe siècle, le rôle des flambées du choléra entre 1877 et 1895 et les conceptions en matière d’hygiène des cadres du régime de Meiji, leurs points forts et leurs limites.
Le choléra, maladie sociale
Le choléra est une maladie relativement récente en Occident. Le développement de la navigation internationale au début du xixe siècle a radicalement bouleversé la géographie de l’infection, qui a pris la forme de six pandémies entre 1817 et 1926 [4, 8, 11].
Alors que le choléra se propage partout ailleurs à une vitesse effrayante, le Japon est atteint relativement tardivement. On observe en 1822 une épidémie relativement limitée dans le temps et l’espace à la fin de la première pandémie [12]. Les registres des temples font état d’une surmortalité à la fin de l’été en rapport avec une maladie nouvelle mortelle en trois jours. Les symptômes en sont bien décrits et la maladie est désignée par le terme Korori, un adverbe qui exprime le caractère foudroyant et brutal de la maladie. Les caractères chinois utilisés pour transcrire ce terme comportent la graphie du tigre et du loup, comparant la maladie à l’agression par une bête sauvage.
C’est en 1858 que l’on assiste à une nouvelle flambée à la fin de la troisième pandémie qui fait simultanément des ravages en Chine. Le Japon a dû s’ouvrir à l’étranger 4 ans auparavant et l’ironie du sort a voulu que le choléra fît son apparition à Nagasaki, apporté par le même navire américain à bord duquel Perry avait imposé l’ouverture du pays. Dans ce contexte politique déjà troublé, la maladie crée une véritable panique et les étrangers sont la cible de l’hostilité populaire. La maladie est en effet perçue par les masses comme un châtiment des dieux pour avoir ouvert le pays aux étrangers. Nous ne disposons pas de chiffres précis en dehors des registres de mortalité des temples qui tenaient un état civil. Ces registres livrent, pour la seule ville d’Edo, le chiffre effrayant de 260 000 décès, soit plus du quart de la population [7, 12]! Les épidémies troublent l’ordre et le gouvernement interdit à plusieurs reprises les processions religieuses destinées à apaiser les divinités. D’emblée, le choléra se présente comme un problème politique international. Sur les conseils de médecins hollandais, le gouvernement tente d’imposer des quarantaines et interdit l’accès de son territoire aux navires étrangers transportant des malades, mais se heurte au cynisme des puissances occidentales qui s’opposent à l’inspection des bateaux du choléra en invoquant la clause d’extraterritorialité stipulée dans les traités dits inégaux que le Japon avait signés avec les puissances occidentales [7, 10, 12, 13]. L’ouverture du Japon marquait la fin de la protection relative dont il avait bénéficié face aux épidémies [6, 12, 13].
Entre 1877 et 1895, le Japon connut plusieurs épidémies de choléra. Les plus significatives furent observées en 1877, 1879, 1882, 1886 et 1895. Le Tableau I montre un taux de mortalité de l’ordre de 70 à 80 %, très supérieur à celui qui est observé en Europe à la même époque. L’épidémie de 1877 ne fut pas la plus meurtrière mais laissa des marques profondes en raison du contexte politique troublé dans lequel elle s’inscrivait, au retour d’un corps expéditionnaire armé envoyé dans le Sud du Japon pour réprimer la révolte fomentée à l’époque d’Edo, par l’ancien chef du fief de Satsuma, mécontent du régime de Meiji. Le refus des puissances occidentales de respecter les quarantaines imposées par le gouvernement japonais a joué un grand rôle dans l’extension rapide de l’épidémie et sa persistance ultérieure [7, 13]. Après une brève accalmie, l’épidémie reprit de plus belle en 1879. Aucun département ne fut épargné et l’on recensa au total 105 786 décès selon les registres de mortalité et de morbidité du choléra tenus à partir de 1877. Une telle flambée créa un climat de panique au sein de la population et l’incompréhension des directives de prévention constitua un facteur aggravant. Les tentatives du gouvernement japonais pour obtenir la coopération des puissances occidentales demeurèrent infructueuses. L’année 1886, avec 108 405 décès [7, 8, 13], fut marquée par un climat d‘épouvante. Les médecins étaient débordés et les interventions de la police, particulièrement coercitives, furent mal vécues [7, 8, 12] comme en France et en Russie à la même époque [2, 4].
La dernière flambée cholérique fut observée en 1895 à l’issue de la guerre sino-japonaise. Les années qui suivirent la révision des traités inégaux obtenue à l’issue de 40 ans de négociations furent marquées par un net recul du choléra [10, 13]. À la même époque, la maladie recula dans les pays occidentaux, en raison notamment de la mise en place de systèmes de drainage des eaux [2, 3]. Surtout, le Japon fut désormais libre d’instaurer des cordons sanitaires.
Les épidémies de choléra constituèrent un problème majeur dans le Japon de Meiji, d’ordre à la fois sanitaire et politique. Pour être à la hauteur des pays occidentaux et créer un État fort, le Japon de Meiji se devait de définir une politique de santé de l’État. Le concept de santé publique était alors une notion nouvelle. Il se distinguait radicalement des anciens concepts de Yôjô qui prévalaient à l’époque d’Edo. Il s’agissait alors de pratiques individuelles destinées à préserver la vie, la graphie chinoise du terme Yôjô exprimant l’idée d’entretenir la vie. Le nouveau concept empruntait largement aux modèles médicaux et politiques occidentaux. Nous ne détaillerons pas les circonstances qui ont permis l’adoption d’un système de médecine occidental (pour revue, voir [10]). Plusieurs médecins allèrent se former auprès des grands maîtres de l’hygiène et de la bactériologie comme Koch ou Pettenkoffer et prendre conscience de la spécificité des nouveaux concepts hygiéniques.
Les idées à la source d’une pensée hygiénique au Japon s’expriment à travers l’oeuvre de Nagayo Sensai et Gotô Shinpei qui font figure de pionniers au Japon [7].
Les fondateurs de l’hygiène moderne au Japon
Nagayo Sensai (1838-1902) pourrait être appelé le père de l’hygiène. On lui doit en particulier la traduction du concept par le terme Eisei et un travail monumental à la tête du Bureau d’Hygiène qu’il contribua à créer en 1875 et dirigea jusqu’en 1892 [7, 13].
Né dans une famille de médecins de rang modeste, il manifeste très précocement un vif intérêt pour la médecine. Malgré les réticences de sa famille très attachée à la tradition chinoise, il s’oriente vers les études dites hollandaises et étudie en particulier auprès de Pompe et Ogata Kôan. Il s’intéresse à la médecine préventive en participant activement à la mise en place d’un système de vaccination contre la variole dans son village avant Meiji. Lors de l’avènement de Meiji, il se voit confier la mission de réformer l’enseignement de la médecine. En 1871, il effectue un voyage en Europe et aux États-Unis dans le cadre de la mission dite Iwakura. Iwakura Tomomi, ministre de l’intérieur, organisa en effet un grand voyage d’étude à l’étranger dont le but était d’observer les usages en matière de science, d’enseignement, de politique et de culture [13]. Le rôle de Nagayo fut d’observer les différents modes d’organisation de l’enseignement médical en Occident. Nagayo visite en particulier les États-Unis et a l’occasion d’étudier sur place les hôpitaux et les infrastructures. Il comprend très vite que les termes anglais de public health ou allemand de Gesundheitspflege recouvrent une réalité qui dépasse de loin le cadre de la santé individuelle. Nous citons ici le récit qu’il donne dans ses mémoires [13] de cette prise de conscience : «Lorsqu’au cours de mes visites en Angleterre et aux États-Unis, je me renseignais sur le système de soins, j’entendais un nombre incalculable de fois les termes de sanitary,public health ou Gesunheitspflege. Je pensais alors que ces termes devaient être compris dans leur sens premier, mais en avançant dans mes recherches et à force de poser des questions, je compris qu’il s’agissait d’un appareil administratif particulier dont le but était d’assurer la protection de la santé dans son ensemble. Cet appareil trouve ses bases dans la médecine et doit intégrer les données de la physique, la chimie, les statistiques et la météorologie pour mettre toutes ces sciences au service de l’administration. Cet appareil doit traiter tous les facteurs importants ou non susceptibles de menacer la vie humaine et s’occupe aussi bien de la prévention des maladies infectieuses que des questions de pauvreté ou de salubrité des sols, de l’alimentation en eau et de leur drainage ou encore de la construction des rues ou de la réglementation des produits pharmaceutiques, colorants ou des produits alimentaires».
Nagayo concevait ainsi un projet ambitieux qui visait à instaurer un contrôle de l’État sur tout ce qui pouvait menacer la vie humaine. Il souhaitait créer un organisme monumental qui, transposé à notre époque, couvrirait l’activité de plusieurs ministères. La base d’un tel organisme devait être la médecine. Toutefois, de son propre aveu, le concept restait difficilement compréhensible pour l’époque et lui-même ne savait pas très bien comment mener à bien un tel projet. Pour lui, l’action des médecins devait être relayée par celle de la police et d’un appareil administratif, mais le rôle relatif des différents éléments restait à définir. Nagayo était conscient du caractère révolutionnaire de ce concept et évoque dans ses mémoires les difficultés qu’il eut à convaincre le peuple, l’administration et même les médecins [13].
Pour bien marquer la spécificité du nouveau concept, il renonça à traduire les termes anglais ou allemands et eut recours à un composé chinois Eisei [7, 13, 14]. Ce terme était déjà utilisé dans les écrits taoistes. Il était souvent employé avec le sens de Yôjô dans les traités d’hygiène individuelle du xive siècle. Le terme faisait chez Nagayo l’objet d’une totale réinterprétation et se référait à la notion de policer la vie, celle de police, de garde et de surveillance et traduisait l’idée d’intervention d’une autorité dans la santé des individus, par opposition au terme Yôjô qui exprime la notion de cultiver ou soigner la vie et fait plutôt référence à des pratiques personnelles d’entretien du corps. En sous-entendant la mise en place d’un appareil de surveillance extérieure, le terme Eisei, dans sa nouvelle acception, sortait du domaine réservé des taoistes et l’hygiène ainsi définie devait pénétrer tous les domaines de la vie quotidienne. Il s’agissait, au moyen d’un appareil d’État, d’être en mesure de tout voir, de tout mesurer et de prévoir tous les risques. Désormais, rien ne devait plus être laissé au hasard. Nagayo va jusqu’à comparer l’hygiène à une religion comme le montre l’extrait suivant du discours qu’il prononça lors de l’inauguration de la Société d’Hygiène en 1883 sur laquelle nous reviendrons : «Les méthodes pour maintenir la santé publique relèvent pour une grande part des règlements gouvernementaux. Mais l’essence de l’hygiène consiste à faire reculer la maladie et prolonger la vie et relève donc de l’estime de soi. Il s’agit donc d’une religion née de la médecine et de la physiologie… L’incapacité de suivre les règles de la santé publique est une forme d’autodestruction et une telle attitude est comparable à celle de quelqu’un qui mettrait le feu à sa propre maison, ce que la société ne peut admettre» [15].
Nagayo insiste ainsi sur la nécessité conjointe d’un appareil de contrôle d’État et d’un effort éducatif des masses. La notion d’un contrôle de l’État sur la santé des individus s’appuie sur le concept de police sanitaire introduit en Allemagne et en Autriche à l’époque des lumières [1, 5]. Dans sa forme la plus systématique chez Franck, la vie sociale et économique doit être placée au service de l’État. Le contrôle de la santé de l’individu a pour but de garantir l’éducation d’un citoyen utile, productif et quantifiable. Les individus étaient ainsi les composants d’un État dont la santé dépendait de la leur. L’hôpital devenait un instrument central de surveillance. Pour Michel Foucault [16], cette idée de surveillance se trouve au centre des réformes des systèmes de santé avec institution d’une surveillance policière qui ont lieu en Europe au temps des lumières et qui se sont poursuivies durant plusieurs siècles. Le concept de police sanitaire a joué un rôle important dans la pensée des dirigeants de Meiji qui avaient pour ambition de créer un État fort et centralisé inspiré de l’Allemagne de Bismarck. Nagayo ne fondait cependant pas toute son argumentation sur la répression et le contrôle. Il insistait beaucoup sur la nécessité d’éduquer et d’informer inlassablement. Avec un zèle missionnaire, il multiplia, tout au long de sa carrière, conférences et publications [14]. Il n’excluait pas pour autant d’imposer les règles hygiéniques quand elles n’étaient pas respectées et admettait que l’on puisse limiter les droits des individus dans l’intérêt de la collectivité. Ce modèle de police sanitaire allait encore s’accentuer dans la pensée de Gotô Shinpei (1857-1929).
Gotô Shinpei allait succéder en 1892 à Nagayo à la tête du bureau d’hygiène. Né en 1857 à Mizuzawa au foyer d’un guerrier de rang modeste du Tôhoku (région encore défavorisée du nord du Japon), il s’intéresse très précocement à la médecine [18]. En 1878, âgé à peine de 21ans, il exerce les fonctions de médecin chef de l’hôpital d’Aichi et met en place avec succès une police sanitaire pour la ville de Nagoya. Il joue aussi un rôle important dans la mise en place de quarantaines durant les épidémies de choléra. La qualité de son travail lui vaut d’être remarqué par Nagayo et il intègre le bureau d’hygiène. Une de ses premières missions consiste à publier une enquête sur les conditions sanitaires dans les préfectures de Niigata, Nagano et Gunma. En 1887, il publie Kokkaeiseigenri (Principes d’une hygiène d’État) où il expose de façon systématique ses conceptions en matière d’hygiène publique. Entre 1890 et 1893, il obtient une bourse pour effectuer sa thèse de doctorat dans le laboratoire de Pettenkoffer à Münich, intitulée : «Vergleichende Darstellung der Medizinischen Polizei und Medizinalverwaltung in Japan und anderen Staaten» (Présentation comparée des polices sanitaires et de l’administration médicale au Japon et dans d’autres États). Gotô compare les administrations sanitaires du Japon et des pays européens mais le concept de police sanitaire ne résume pas toute sa pensée [17]. Il reprend à son compte les visions organiques de l’État comme organisme vivant et s’inspire du darwinisme social qui trouve un écho important auprès des dirigeants et des universitaires de Meiji.
Selon Gotô, l’évolution des individus, comme celle des États, est régie par les principes de la sélection naturelle qui s’appliquent aux êtres vivants. Les individus sont ainsi les composants d’un organisme vivant. L’État, qui est la forme la plus achevée du vivant, doit être placé au-dessus des individus. À la différence des autres espèces, l’homme ne dispose à l’échelon individuel que de faibles capacités d’adaptation et ses énergies doivent être canalisées au niveau de l’État dont il est une molécule (bunshi) selon la terminologie employée par Gotô [18]. C’est l’hygiène qui garantit la santé de l’État et il est permis de limiter les libertés individuelles. Gotô accorde une place importante à la police sanitaire et s’inspire du modèle centralisé de l’Allemagne de Bismarck. Néanmoins, il se préoccupe aussi de la pauvreté et de la santé des ouvriers, conscient de l’impossibilité d’imposer durablement des règles d’hygiène à une population en majorité pauvre. Il propose en particulier, au lendemain de la guerre sino-japonaise de 1895, d’affecter une partie des réparations payées par la Chine vaincue, à la création d’un fond d’assistance aux pauvres et d’un système d’assurance maladie, selon le modèle développé par Bismarck en 1883. Malheureusement, ses projets resteront lettre morte et seule une infime partie des indemnités sera affectée à des mesures d’aide, plus de la moitié étant investie dans des dépenses militaires qui représentent 40 % du budget de l’État [10]. Un embryon de législation d’assurance maladie ne verra le jour qu’en 1927 [10] ! Si Gotô s’inspirait du modèle allemand, il accordait également une place importante à la création d’organismes sanitaires autonomes au niveau des collectivités locales empruntés au mouvement sanitaire anglais de Chadwick avec le Public Health Act en 1848 et le Sanitary Act en 1866 [2, 3, 7]. Ces actes avaient pour but la création d’un réseau régional d’hygiène reposant en partie sur le volontarisme. Ainsi, Gotô emprunte simultanément aux modèles allemand et anglais et ne néglige pas le rôle des administrations locales [18].
Ces deux exemples illustrent la même diversité d’approches de la santé publique qu’en Occident. Ces différentes conceptions se reflétent dans les institutions de santé publique mises en place par le gouvernement de Meiji.
À suivre...
Appendices
Références
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