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Malgré les apparences, l’animal représenté sur la Figure 1A n’est ni une éponge ni un corail, ni même un mollusque, comme on l’a un temps pensé, mais un représentant de l’un des groupes parmi les plus proches cousins de celui des vertébrés: les tuniciers. Cette conception, pour le moins inattendue, s’est imposée à la suite des remarquables travaux de l’embryologiste russe Kowalewski, dans la seconde moitié du XIXe siècle. En suivant minutieusement le cycle de développement des tuniciers, Kowalewski a découvert que la plupart des espèces passent par un stade larvaire dont l’organisation générale est très proche de celle des vertébrés. De fait, leurs larves, d’ailleurs communément qualifiées de têtards (Figure 1B), possèdent à la fois une chorde (confinée dans la partie caudale) et un tube nerveux dorsal. Chez de nombreuses espèces de tuniciers toutefois, qui, comme celle présentée ici, mènent une vie fixée à l’état adulte, la chorde et le tube nerveux involuent de façon presque complète lors de la métamorphose. Comme les vertébrés, les tuniciers sont donc des chordés. On estime que la divergence des deux lignées s’est amorcée il y a environ 550 millions d’années.

Figure 1

La cione intestinale, Ciona intestinalis.

La cione intestinale, Ciona intestinalis.

La cione est un invertébré marin, très répandu sur nos côtes. A l’état adulte (A), elle se présente sous la forme d’une petite outre longue d’une dizaine de cm environ, percée par deux orifices ou siphons (flèches). Ces siphons lui permettent d’établir un courant d’eau qu’elle filtre pour se nourrir et respirer. A l’état larvaire (B), la cione ressemble à un minuscule têtard de quelques mm qui se caractérise par la présence d’une chorde caudale (flèche) et d’un tube nerveux dorsal. Pour cette raison, la cione et, d’une manière plus générale, le groupe des tuniciers auquel elle appartient, sont considérés comme de très proches cousins des vertébrés. Aussi, le séquençage récent du génome de la cione ouvre-t-il des perspectives nouvelles pour tenter de comprendre l’origine des vertébrés. Photographies aimablement fournies par A. Gittenberger (www.ascidians.com) et B.J. Swalla (faculty.washington.edu/bjswalla).

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En raison de leur position phylogénétique particulière, à la jonction entre les invertébrés et les vertébrés (Figure 2), les tuniciers constituent un modèle particulièrement intéressant pour tenter de comprendre l’origine de ces derniers, c’est-à-dire, en définitive, la nôtre [1]. Dans cette perspective, la publication en fin d’année dernière par la revue Science de la séquence presque complète du génome de la cione intestinale [2], l’une des espèces de tuniciers les plus étudiées, constitue une formidable avancée.

Figure 2

Phylogramme simplifié des animaux à symétrie bilatérale (bilatériens).

Phylogramme simplifié des animaux à symétrie bilatérale (bilatériens).

Les espèces dont le génome a été séquencé sont en rouge. 1. Bilatériens; 2. Protostomiens; 3. Deutérostomiens; 4. Chordés; 5. Vertébrés; 6. Mammifères.

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La séquence du génome de la cione aujourd’hui disponible (www.jgi.doe. gov/ciona) a été établie par une approche de type shotgun, déjà utilisée avec succès chez la drosophile [3], l’homme [4, 5] et plus récemment le poisson fugu [6]. Elle couvre environ 80 % de l’ensemble des 14 chromosomes, dont la taille cumulée est légèrement supérieure à 150 Mb, et plus de 95 % des séquences codantes. Le nombre total des gènes de la cione est estimé à 15852 (dont les trois quarts sont déjà matérialisés par des EST), ce qui la situe à un niveau à peu près équivalent à celui des autres invertébrés étudiés jusqu’à présent (environ 14000 chez la drosophile [3] et 19000 chez Caenorhabditis elegans [7]), mais deux fois plus faible que celui des vertébrés [4-6]. Le génome de la cione s’avère relativement compact avec une densité moyenne d’un gène tous les 7,5 kb, contre un pour 9 kb chez la drosophile et un pour 100 kb chez l’homme.

Les gènes de la cione peuvent être classés en trois grandes catégories. La première regroupe des gènes (60 % du génome total) qui ont un équivalent à la fois chez la drosophile, C. elegans et, pour la majorité d’entre eux, chez les vertébrés. Ils constituent vraisemblablement le fonds génétique de l’ensemble des animaux à symétrie bilatérale, les bilatériens (Figure 2). Citons parmi eux les gènes hox, avec cette particularité chez la cione que contrairement à la plupart des bilatériens étudiés à ce jour, ils apparaissent dispersés en plusieurs petits groupes au lieu d’être rassemblés en complexes.

La deuxième catégorie rassemble des gènes sans équivalent chez les protostomiens mais avec un homologue avéré chez les vertébrés. Bien que moins nombreux (environ 16 %), ils sont d’une importance capitale car vraisemblablement spécifiques du phylum des chordés (Figure 2). À cette catégorie appartiennent par exemple les gènes impliqués dans l’apoptose, dont les deux voies de déclenchement - intrinsèque et extrinsèque - semblent exister, ainsi que ceux participant à la morphogenèse du coeur et à la photoréception. La cione possède également des récepteurs pour la plupart des hormones protéiques et peptidiques connues chez les vertébrés (insuline, GnRH, hormones glycoprotéiques, etc.) à l’exception notable de celles apparentées à l’hormone de croissance et aux cytokines. On retrouve aussi dans cette catégorie des homologues des gènes qui participent à la biosynthèse des hormones thyroïdiennes chez les vertébrés, ce qui laisse penser que, chez la cione comme chez les amphibiens, la triiodothyronine (T3) pourrait jouer un rôle crucial dans la métamorphose. Enfin, un exemple intéressant concerne les gènes connus pour s’exprimer au niveau de l’organisateur de Spemann chez les vertébrés. Si la plupart d’entre eux ont bien été identifiés chez la cione, il est toutefois encore impossible de savoir si un tel organisateur est réellement fonctionnel chez les tuniciers. En effet, ces gènes ne sont pas spécifiques de la gastrulation car ils sont souvent réexprimés à différentes étapes du développement.

Une grande partie des gènes appartenant à ces deux premières catégories sont le plus souvent présents en un seul exemplaire dans le génome de la cione, alors qu’on en retrouve plusieurs copies chez les vertébrés. Cette observation est bien sûr à mettre en parallèle avec le nombre de gènes globalement deux fois plus élevé chez les vertébrés que chez les invertébrés. Elle reflèterait les différentes vagues de duplications géniques subies par les premiers au moment de leur individualisation [8].

Enfin, la troisième catégorie (environ 20 %) réunit des gènes apparemment caractéristiques des tuniciers et donc vraisemblablement apparus après l’émergence de cette espèce. Dans cette catégorie figurent par exemple ceux qui sont impliqués dans l’élaboration de la tunique à base de cellulose dont est revêtu le corps de tous les tuniciers. Certains d’entre eux, qui ont clairement une parenté avec des gènes bactériens, pourraient provenir d’échanges horizontaux aux dépens de micro-organismes auxquels les ancêtres des tuniciers actuels auraient été exposés au cours de l’évolution.

À l’inverse, on remarque que le génome de la cione est dépourvu de nombreux gènes identifiés chez les vertébrés, qui seraient donc apparus après la divergence des deux lignées. Parmi ces gènes figurent notamment tous ceux codant pour les acteurs de l’immunité spécifique, les gènes des enzymes de biosynthèse de l’adrénaline, de l’histamine, de la mélatonine, ainsi que ceux codant pour les enzymes de la voie de synthèse des stéroïdes et les récepteurs des hormones stéroïdes des vertébrés. L’absence de ces derniers est d’autant plus surprenante que la cione possède un large éventail de gènes codant pour des récepteurs nucléaires dont les récepteurs de l’ecdysone (hormone stéroïde typique des invertébrés). Bien sûr, une certaine prudence s’impose dans la mesure où des gènes importants pourraient se trouver parmi les cinq pour cent de séquences codantes qui n’ont pas été encore caractérisées.

Les retombées de ce travail seront à n’en pas douter considérables. L’inventaire des gènes de la cione permettra d’une part de préciser l’origine du génome des vertébrés en distinguant les gènes qu’ils ont hérité de leur ancêtre commun, de ceux représentant d’authentiques innovations. Il devrait d’autre part favoriser l’étude de leurs fonctions, notamment pour les gènes présents en un seul exemplaire chez la cione au lieu des multiples copies plus ou moins redondantes existant chez les vertébrés. Dans cette perspective, un programme d’analyse systématique du profil d’expression des gènes de la cione au cours du développement est actuellement entrepris, en complément d’un autre programme visant quant à lui à préciser les conséquences de leur inactivation.