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Soudain, la nourriture disparut des magasins. Pas simplement les denrées rares ou exotiques, comme l’étaient les oranges ou les cacahuètes, qui ne firent leur réapparition que bien plus tard… Non, les denrées de première nécessité, la farine, le sucre, le beurre. Les épiceries s’étaient vidées d’un coup, aidées en cela par quelques malins qui, pour l’engranger égoïstement dans des caches, avaient raflé le reste. C’était le temps des restrictions. Il était arrivé avec l’occupation allemande, très vite après la défaite et l’exode, et s’incrusta dans la vie des Français. On créa même pour le gérer un ministère du Ravitaillement. Les restrictions durèrent bien au-delà des années noires puisque les cartes de rationnement, instaurées en 1941, furent prorogées jusqu’en 1949. Rationnés, contingentés, les gens faisaient des queues interminables pour obtenir, en échange de leurs tickets, un pain noir, des rutabagas, ou quelques rations d’ersatz rappelant vaguement le chocolat. Et si par hasard, sur leur chemin, ils voyaient une queue devant une échoppe, ils venaient l’allonger aussitôt: sans même savoir pourquoi, puisqu’ils étaient démunis de tout, ils attendaient. Chacun s’était souvenu fort à propos de ces cousins qu’il avait à la campagne. Parentèle instantanément réhabilitée qu’on allait visiter le plus souvent possible, pour revenir avec de lourdes valises pleines de victuailles qui devaient à tout prix, à la sortie des gares, échapper aux contrôles. Temps de pénurie, les « restrictions » avec leurs cartes, pour les moindres besoins de la vie, finirent par mourir en douceur à l’orée des années 1950. Mais on se souvint de tout ce vocabulaire du manque et de ce qu’il avait signifié.
À peine deux décennies plus tard, les cartes de restriction réapparaissaient… Mais elles avaient subi une extraordinaire métamorphose. Avec elles s’instaurait l’ère opulente du génie génétique. C’est à un Suisse, Werner Arber, que nous les devons. Né dans le canton d’Aargau en 1929, il avait un peu plus de trente ans lorsqu’il découvrit les singuliers pouvoirs de ces biocatalyseurs: les enzymes dites de restriction, ce qui lui valut le prix Nobel de médecine en 1977. Pendant qu’il était assistant au laboratoire de biophysique de Genève, non seulement il prenait soin du microscope électronique, instrument magique à l’époque, mais il s’initiait aussi aux phages, et aux bactéries qu’ils étaient capables de coloniser. Il a sans doute initialement bénéficié de ses contacts avec Jean Weigle, un ancien professeur de physique expérimentale à l’Université de Genève qui, après un accident cardiaque, avait quitté la Suisse pour le California Institute of Technology de Pasadena, aux États-Unis, et qui, sous l’influence de Max Delbrück (prix Nobel 1969), avait choisi d’étudier le bactériophage lambda. On savait que ce phage, cultivé sur une souche B d’E. coli, a des difficultés à se développer sur une autre souche, comme la souche K12 de cette même bactérie. On savait aussi, grâce à Salvador Luria (prix Nobel 1969), qu’il ne s’agissait pas d’une mutation classique, mais d’une « restriction » du phage à se développer chez son hôte. W. Arber démontra que ce phénomène dépendait d’une série d’événements affectant sa molécule d’ADN: le colibacille synthétise des enzymes qui coupent le double-brin d’ADN du phage. On connaît la suite. Ces endonucléases forment aujourd’hui une très nombreuse famille à plusieurs branches, selon qu’elles sont spécifiques de l’ADN double-brin, simple-brin ou de l’ARN. Il en existe plusieurs centaines qui clivent l’ADN en des sites spécifiques. Ces sites de coupure sont extrêmement fidèles. Sur un ADN connu, ils ont permis d’établir des cartes de restriction qui ont rendu bien des services… en attendant les minicartes grâce aux nanotechnologies.
Dans cette histoire, le terme « restriction » a glissé du phage aux enzymes et aux cartes sans bien les définir. Mais restriction des années noires ou restriction des phages, dans les deux cas, ne s’agit-il pas toujours de stratégies de guerre et de lutte pour la vie?