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Introduction

Les sombres océans ont été la matrice de la vie: des océans protecteurs, la vie a surgi. Nous portons encore dans nos corps – dans notre sang, dans l’amertume de nos larmes – les marques de ce passé lointain. Revenant à son passé, l’homme, dominateur actuel de la terre émergée, retourne maintenant aux profondeurs de l’océan. Sa descente dans les profondeurs marquera peut-être le commencement de la fin de l’homme, et même de la vie telle que nous la connaissons sur cette terre : cela pourrait être aussi une occasion unique de poser des fondations solides pour un avenir pacifique et une prospérité croissante pour tous les peuples.

Arvid Pardo, représentant permanent de Malte auprès de l’Organisation des Nations Unies, Assemblée générale des Nations Unies, 22e session, point no 92 de l’ordre du jour, 1er novembre 1967.

On peut douter aujourd’hui que l’établissement de l’Autorité internationale des fonds marins (l’« Autorité ») ait effectivement représenté une opportunité de poser des fondations solides pour un avenir plus prospère et pacifique pour l’humanité. L’Autorité a été conceptualisée pendant la période de décolonisation, soit celle où ont été affirmés et développés les principes du droit à l’autodétermination, les principes du droit au développement ou encore les principes du nouvel ordre économique international, afin d’agir dans l’intérêt de l’humanité tout entière en tenant particulièrement compte des intérêts et des besoins des États en développement[1]. Ces notions ont aujourd’hui perdu de leur splendeur. Le processus de décolonisation semble enrayé. Les inégalités n’ont cessé de s’accroître. Le réchauffement climatique provoqué par les activités humaines illustre d’ailleurs bien ces inégalités, puisque ses conséquences menacent précisément les petits États insulaires en développement, dont la survie même est engagée, alors que leurs habitants n’y contribuent que de manière très marginale[2]. Le désarmement n’est plus une priorité. Comme un symbole, le mandat de l’Autorité, institution censée incarner le patrimoine commun de l’humanité et donc agir pour le compte et dans l’intérêt d’une humanité transcendant les frontières et les intérêts nationaux, a été largement revu à la baisse.

Pour autant, il serait excessivement simpliste de prêcher la disparition pure et simple du patrimoine commun de l’humanité et d’envisager l’Autorité uniquement comme une institution cherchant à favoriser l’exploitation des ressources minérales au service des nations les plus puissantes. En effet, au terme de mon analyse, une position plus nuancée me paraît appropriée. Le patrimoine commun de l’humanité a certes perdu une partie de son essence lorsque l’Accord relatif à l’application de la partie XI de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (l’« Accord ») — la partie relative à la Zone internationale des fonds marins (la « Zone ») — a été conclu en 1994[3]. Les recherches que j’ai entreprises démontrent cependant que, puisque le droit fait continuellement l’objet de nouvelles interprétations, l’Autorité a également joué un rôle prépondérant dans la détermination du contenu du patrimoine commun de l’humanité. Effectivement, au cours de son bref mandat, qui a débuté en 1994, l’Autorité a notamment mis de l’avant la dimension environnementale de ce concept, bien que ses actions restent encore limitées dans ce domaine. D’un côté, les différents organes de l’Autorité se félicitent régulièrement de la position avant-gardiste qu’occupe cette dernière en matière de protection et de l’adoption d’approches modernes de gestion de l’environnement marin. D’un autre côté, cependant, les intérêts des entreprises patronnées par certains États membres de l’Autorité ont déjà poussé celle-ci à réduire — voire à supprimer — la protection accordée à certains espaces. Cette protection était pourtant fondée sur des procédés scientifiques mettant en oeuvre les mêmes approches modernes évoquées plus haut.

L’Autorité a par ailleurs adopté une attitude tout aussi ambivalente dans le cadre des négociations qui ont mené à la récente conclusion de l’Accord se rapportant à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et portant sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale. En effet, au cours de ces négociations, le Secrétaire général de l’Autorité n’a eu de cesse d’encourager les participants et les participantes à adopter une approche holistique, rappelant que c’était là l’approche privilégiée par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (la « Convention »), dont le préambule affirme que les problèmes des espaces marins sont étroitement liés entre eux et doivent être envisagés dans leur ensemble. Le même représentant de l’Autorité n’a toutefois pas cessé de réaffirmer que les frontières juridictionnelles devaient tout de même être respectées et que seule l’Autorité était compétente afin de réglementer l’accès à la Zone et l’utilisation durable des ressources minérales des fonds marins internationaux.

Ce sont ces atermoiements, voire ces contradictions, qui sont au coeur de la présente étude. Le changement climatique amplifie les événements climatiques extrêmes et fait les gros titres de manière quotidienne. L’impact des activités anthropiques dans l’amplification de ce changement est attesté par des études scientifiques d’une précision croissante et inégalée[4]. Les différentes dimensions du rôle des océans, qu’il s’agisse de permettre aux populations d’assurer leur subsistance ou d’agir en tant que principal puits de carbone de notre planète, sont elles aussi dorénavant extrêmement bien documentées[5], tout comme la fragilité des écosystèmes qui les composent[6]. Ne serait-il pas, alors, temps pour l’Autorité de satisfaire pleinement à son mandat environnemental, au détriment nécessaire de son mandat relatif à l’organisation de l’exploitation des ressources minérales de la Zone ? Cette question, bien que légitime, ne peut malheureusement apporter qu’une réponse très manichéenne, et donc forcément incomplète, incapable de refléter les complexités de la situation internationale actuelle. Dès lors, il convient plutôt de poser la question sous un angle différent. En me fondant sur ce qu’on peut qualifier de mandat environnemental de l’Autorité, j’offre une analyse plus nuancée de la pratique de cette institution dans le but de séparer ce qui relève uniquement du discours de l’Autorité de ce qui relève effectivement de ses actions. L’analyse proposée permet in fine de déterminer si la pratique de l’Autorité relève davantage d’un mandat de conservation de l’environnement, somme toute classique pour une institution minière au XXIe siècle, ou d’un mandat de protection de l’environnement, lequel serait davantage disruptif et pourrait ainsi entrer en conflit avec le mandat relatif à l’organisation des activités minières menées dans la Zone initialement confié à l’Autorité.

Cette distinction appelle certaines précisions. Au sein de la Convention, les termes de conservation, de préservation et de protection de l’environnement sont utilisés. L’article 192 de la Convention impose, par exemple, aux États « l’obligation de protéger et de préserver le milieu marin »[7]. Ces termes de protection et de préservation, auxquels je me réfère indifféremment, indiquent donc la préservation d’un espace contre les atteintes à son intégrité, non pas dans le cadre d’une approche non anthropocentrique qui accorderait au milieu marin une valeur intrinsèque, mais dans le cadre d’une approche de préservation biocentrée qui vise à protéger le milieu marin ou certaines de ses composantes, afin de favoriser l’existence de communautés humaines. Le terme de conservation est, quant à lui, plutôt lié au concept de développement durable et à une utilisation rationnelle des ressources[8]. On en trouve un exemple à l’article 150 de la Convention qui dispose que les activités menées dans la Zone le sont en vue « de gérer de façon méthodique, sûre et rationnelle les ressources de la Zone [...] conformément à de sains principes de conservation »[9]. Lorsque je me réfère à ce terme, celui-ci sous-tend donc une protection relativement limitée de l’environnement, puisqu’en l’espèce, la conservation a une visée utilisatrice, et ce, même si cette extraction est encadrée. L’analyse du mandat environnemental de l’Autorité consiste précisément à étudier le socle juridique ainsi que la pratique de cette organisation afin de définir s’il s’agit d’une institution minière au mandat particulier et dont les pouvoirs se limitent à une forme de conservation de l’environnement, ou bien si son rôle est plus large et comprend une fonction de protection de l’environnement, et ce, quitte à exclure les opérations minières sous certaines conditions.

Pour être complète, l’analyse d’une évolution ou l’évaluation d’un rapport de force doit, à mon avis, passer par l’étude du contexte historique préalable qui offre souvent certaines clés de lecture pertinentes. Ainsi, dans une première partie, l’analyse que je mène se concentre sur la genèse et les fondements du régime des fonds marins internationaux. Je cherche ici à souligner le lien entre les raisons ayant mené à la proposition de créer un régime pour la Zone et l’évolution du régime proposé au cours des négociations jusqu’à la conclusion de l’Accord de 1994. Il me paraît ensuite nécessaire de me pencher sur les éléments constitutifs du mandat confié à l’Autorité lors de sa création en 1994 et sur l’évolution de ce mandat à travers la pratique de cette institution. Dans cette partie de l’analyse, j’insiste en particulier sur deux approches empruntées et mises en place par l’Autorité : l’approche de précaution et l’approche écosystémique. Là encore, il est intéressant d’observer l’évolution du mandat environnemental de l’Autorité et de comparer celui-ci à la volonté des négociateurs de la Convention afin d’observer si, et dans quelle mesure, l’Autorité a pris certaines libertés. Finalement, la dernière partie est consacrée aux travaux récents de l’Autorité, à l’analyse critique de ces derniers et aux débats qui traversent actuellement cette institution. Dans cette section, je cherche à démontrer l’ambivalence de l’Autorité quant à son discours et à ses actions, pour en conclure que, même si les outils permettant une réelle évolution existent bien, pour l’instant, les actions de l’Autorité ne démontrent pas un départ manifeste de son mandat initial.

I. La genèse du régime des fonds marins internationaux et la place limitée de l’environnement dans la notion de patrimoine commun de l’humanité

Certains acteurs de la communauté internationale, dont les États sont au premier rang, ont redoublé d’efforts durant la seconde moitié du XXe siècle afin d’établir une nouvelle typologie des espaces maritimes. Différentes dates fondatrices marquant le début de cette tendance pourraient être avancées. En ce qui concerne le plateau continental, il est commun de lire que ce mouvement a pris son essor en 1945, à la suite de la proclamation Truman dans laquelle le gouvernement des États-Unis a affirmé sa volonté de s’assurer l’exclusivité des ressources des fonds marins adjacents à leurs côtes[10]. Cette doctrine a ensuite été rapidement consolidée par la pratique des États et a été définie dans un premier instrument international dès 1958 : la Convention sur le plateau continental[11]. Son fondement coutumier a, par ailleurs, été consacré quelques années plus tard par la Cour internationale de justice dans un arrêt largement commenté[12]. Dans cet arrêt, les juges de la cour évoquent principalement cet espace au regard des droits souverains concernant son exploration et l’exploitation de ses ressources naturelles[13]. Le même constat peut par ailleurs être dressé si on observe la teneur de la Convention sur le plateau continental de 1958, qu’il s’agisse des droits souverains cités par la cour ou du critère de définition du champ d’application spatial du plateau continental. Renvoyant à l’exploitabilité de l’espace, ce champ d’application s’étend « jusqu’à une profondeur de 200 mètres ou, au-delà de cette limite, jusqu’au point où la profondeur des eaux surjacentes permet l’exploitation des ressources naturelles desdites régions »[14]. Sans qu’il soit nécessaire de s’intéresser davantage à cet espace maritime, on peut affirmer que l’un de ses principaux facteurs de développement est l’exploitation de ses ressources naturelles, une caractéristique également partagée par la zone économique exclusive[15].

C’est finalement l’adoption de la Convention en 1982 qui a permis de préciser la typologie actuelle des espaces maritimes, qu’il s’agisse du plateau continental, au régime modifié et précisé, ou des autres espaces aujourd’hui reconnus. Si le critère de l’exploitabilité du plateau continental est alors abandonné pour être remplacé par certaines formules scientifiques[16] et que l’obligation de protéger et de préserver l’environnement marin est introduite dans cette convention[17], il n’en reste pas moins que le principe fondamental qui guide ces dispositions est celui de la primauté des droits accordés à l’État côtier sur les ressources des espaces maritimes adjacents à ses littoraux[18]. Les juges de la Cour internationale de justice ont affirmé à plusieurs reprises que « la terre domine la mer »[19] et les espaces établis par cette convention confirment et renforcent même ce principe : désormais, la terre domine de plus en plus la mer. C’est d’ailleurs l’application de ce même principe qui fait l’objet de débats dans de nombreux litiges contemporains, notamment ceux liés à l’interprétation des dispositions de la Convention concernant la désignation par certains gouvernements d’espaces maritimes au large de formations insulaires dont la capacité à générer de tels espaces est contestée[20].

Dans un mouvement de réaction vis-à-vis de ce que différents commentateurs ont qualifié de « juridiction rampante des États côtiers »[21] et dans le but revendiqué d’assurer une répartition équitable des ressources aux États nouvellement indépendants, un nouvel espace maritime a été imaginé pendant la période de décolonisation. Il s’agit de la Zone, dont la genèse peut être attribuée à l’ambassadeur de Malte auprès des Nations Unies alors en fonction, Arvid Pardo[22].

A. Les balbutiements de la Zone internationale des fonds marins

Le 1er novembre 1967, lors de sa prise de parole devant l’Assemblée générale des Nations Unies (l’« AGNU »), Arvid Pardo souligne les retombées économiques potentielles de l’exploration et de l’exploitation des fonds marins situés au-delà des limites de la juridiction nationale[23]. Il insiste également sur les risques encourus par la communauté internationale dans le cas où celle-ci déciderait de ne pas agir et de laisser cet espace librement appropriable. Lors de son allocution, l’ambassadeur maltais milite alors en faveur de la création d’un nouvel espace maritime : la Zone. Ce dernier préconise que le régime de cet espace soit fondé sur certains principes fondamentaux, parmi lesquels on compte la non-appropriation des fonds marins internationaux, leur utilisation de manière exclusivement pacifique et l’exploitation des ressources de ces fonds marins dans l’intérêt de l’humanité, en particulier de ceux des États en voie de développement. Bien que l’absence d’atteinte grave à l’environnement figure parmi ces principes, cette mention reste alors isolée dans son discours qui est résolument axé autour des notions d’utilisation des ressources et de partage équitable des bénéfices.

Aux termes de la Déclaration sur les principes régissant le fond des mers et des océans, ainsi que leur sous-sol, au-delà des limites de la juridiction nationale, des mesures devront être prises afin de « prévenir la pollution, la contamination et les autres risques pour le milieu marin, y compris les rivages, ainsi que l’ingérence dans l’équilibre écologique du milieu marin [afin de] protéger et conserver les ressources naturelles de la [Z]one et [afin de] prévenir les dommages à la flore et à la faune du milieu marin »[24]. Là aussi cependant, l’AGNU s’intéresse avant tout aux ressources de cet espace, à leur exploration, leur exploitation, leur utilisation rationnelle, et à la manière dont ces activités devront être entreprises afin de répartir équitablement les bénéfices qui en résulteront.

Si la recherche d’un équilibre entre l’exploitation des ressources des fonds marins et la préservation du milieu marin a été discutée dès cette époque[25], les mesures envisagées visaient principalement à encadrer la pollution résultant des activités menées dans cet espace. Il s’agissait par conséquent d’une prise en compte limitée de l’environnement, car la conservation y était préconisée uniquement dans une optique d’exploitation[26].

Les progrès effectués par le Comité des fonds des mers – mis en place dès l’issue des premiers débats, en 1967, afin d’élaborer un régime pour les fonds marins internationaux[27] – dans l’élaboration du patrimoine commun de l’humanité ont finalement mené à la convocation, en 1973, de la Troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer dont l’objectif était, entre autres, d’élaborer un régime pour les fonds marins internationaux[28].

B. L’élaboration du régime des fonds marins internationaux

Les négociations débutèrent le 3 décembre 1973 à New York et s’achevèrent près d’une décennie plus tard, le 10 décembre 1982, lors de la signature de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer à Montego Bay[29]. Le mandat de la conférence dépassait de loin la définition du régime de la Zone internationale des fonds marins.

En dépit de l’affirmation de ce mandat très large, cependant et de manière cruciale, une part non négligeable des négociations de la Troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer a été consacrée à la définition du régime des fonds marins internationaux[30]. En fin de compte, c’est bien l’absence de consensus final qui a fait vaciller l’édifice pourtant patiemment construit pendant douze années supplémentaires[31]. C’est en effet le délai qui a été nécessaire à la Commission préparatoire, mise en place dès 1982, pour accommoder les différentes parties prenantes et sortir de l’impasse qui avait jusque-là empêché l’obtention du nombre de ratifications requises pour l’entrée en vigueur de la Convention.

Les modifications apportées ont été insérées dans un instrument complémentaire à la Convention : l’Accord relatif à l’application de la Partie XI de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982[32]. Cet accord modifie l’équilibre du patrimoine commun de l’humanité, celui-ci étant alors amputé d’une partie des obligations concernant la redistribution des bénéfices et du principal mécanisme à travers lequel l’Autorité devait assurer la gestion de ce patrimoine : le système d’exploitation parallèle initialement conçu comme la pierre angulaire du patrimoine commun de l’humanité[33].

Loin de signifier l’exclusion de la notion d’exploitation du régime de la Zone, cette modification la reformule et la fonde sur les principes du capitalisme et de l’économie de marché « modifiant ainsi profondément la philosophie du nouvel ordre économique qui sous-tendait le régime de l’exploitation des ressources minérales des fonds marins élaboré dans la Convention »[34]. En novembre 1994, alors que la Convention ainsi amendée entrait en vigueur, une nouvelle version du patrimoine commun de l’humanité naissait donc également, fondée sur des principes changés, mais au sein de laquelle l’objectif d’exploitation était renforcé[35], tandis que la préservation de l’environnement occupait toujours une place marginale.

C. Le patrimoine commun de l’humanité aux termes de la Convention de Montego Bay et de l’Accord de 1994

La Convention de 1982 et l’Accord de 1994 ont permis l’opérationnalisation de la notion de patrimoine commun de l’humanité, en la déclinant en différents principes. Bien que cette notion soit fondamentale, aux termes de l’article 311(6) de la Convention[36], et que son existence ne soit donc pas remise en question, l’étendue de son contenu est encore largement débattue[37]. À la lecture des articles 137 et suivants de la Convention, le concept réfère à divers éléments cumulatifs[38] desquels émergent cinq principaux éléments.

Le premier de ces éléments est le principe de non-appropriation. Aucun acte d’appropriation privé ne peut être exercé et une revendication étatique individuelle ou collective ne peut être formulée ni sur une partie de la Zone ni sur ses ressources. Cet espace appartient à l’humanité tout entière, de manière indivisible[39].

Le second élément est le principe de partage équitable des bénéfices qui résulteraient de l’exploitation des ressources de la Zone. L’article 140 de la Convention indique en effet que « l’Autorité assure le partage équitable, sur une base non discriminatoire, des avantages financiers et [des] autres avantages économiques tirés des activités menées dans la Zone »[40]. Il est par ailleurs précisé dans la Convention que le terme d’« activités menées dans la Zone » renvoie à « toutes les activités d’exploration et d’exploitation des ressources de la Zone »[41], et qu’il faut entendre le terme « ressources » comme faisant référence à « toutes les ressources minérales solides, liquides ou gazeuses in situ qui, dans la Zone, se trouvent sur les fonds marins ou dans leur sous-sol »[42], lesquelles « une fois extraites de la Zone, sont dénommées “minéraux” »[43]. Ce dernier élément fait l’objet de nombreuses discussions doctrinales[44]. En effet, si Jean-Pierre Lévy, par exemple, estime que l’exploitation des ressources de la Zone est un élément fondamental du patrimoine commun de l’humanité, le diplomate français admet toutefois que le partage équitable concerne « les avantages » à tirer de la Zone, et pas uniquement les bénéfices financiers[45]. Ce n’est donc pas le principe du partage équitable qui suscite des discussions, mais la nature des bénéfices qui doivent être partagés. Certains auteurs considèrent que l’essence même du concept de patrimoine commun de l’humanité est de nature financière et que l’exploitation de la Zone dans le but de générer des gains économiques est, de ce fait, nécessaire et indisputable[46]. D’autres auteurs et autrices reconnaissent le rôle des perspectives d’exploitation dans l’élaboration du régime, mais formulent néanmoins une opinion plus nuancée, soulignant l’existence de bénéfices d’un autre type[47], notamment ceux résultant de la recherche scientifique marine[48] et, plus récemment, des services écologiques[49].

Vient ensuite le principe de la gestion commune, partagée par l’humanité tout entière, au nom de celle-ci et pour son bénéfice[50]. Ce principe est mis en place au moyen de la délégation de ces pouvoirs à l’Autorité[51]. La gestion commune par le biais cette institution est reconnue comme l’un des principes du patrimoine commun de l’humanité de manière univoque[52], et correspond à la vocation première du régime proposé par Arvid Pardo en 1967[53].

L’utilisation à des fins exclusivement pacifiques de la Zone forme également l’un des principes fondateurs de ce concept[54]. Cette exigence est à l’origine même de la création de ce régime[55] et, là encore, il s’agit d’un élément qui n’est pas remis en cause, même si son application, notamment en cas d’exploitation[56], peut s’avérer plus problématique[57], ou relever d’un voeu pieux, tant les applications de cette exploitation paraissent infinies.

Finalement, la préservation de la Zone et de ses ressources au bénéfice des générations futures, parfois qualifiée de principe d’équité intergénérationnelle[58], fait également partie des éléments fondateurs du patrimoine commun de l’humanité. La présence de ce principe parmi les éléments composant le concept de patrimoine commun de l’humanité n’est pas contestée[59]. Néanmoins, l’importance de ce principe, relativement à d’autres éléments du concept, et en particulier par rapport à l’exploitation qui peut être déduite de l’élément de partage équitable des bénéfices, n’a cessé de susciter des débats[60]. Une question se pose effectivement quant au niveau de conservation nécessaire lorsque les ressources considérées ne sont pas renouvelables[61]. C’est le cas des ressources minérales, par opposition aux ressources renouvelables, pour lesquelles l’exigence peut paraître plus facile à déterminer à première vue, puisqu’il s’agit de rechercher un rendement qui permette d’assurer aux générations futures des rendements d’exploitation identiques[62].

Le patrimoine commun de l’humanité, tel que défini par les diverses analyses fondées sur la rédaction de la Convention, sur celle de l’Accord et sur les négociations de ces instruments, est donc un concept à la géométrie apparemment variable et évolutive. Si cinq principes ressortent de ces analyses, leur agencement et leur importance relative sont quant à eux débattus. On peut cependant retenir que le principe de partage équitable des bénéfices est le principe le plus saillant du patrimoine commun de l’humanité[63], et qu’il oriente donc nécessairement ce régime vers l’exploitation, à terme, des ressources minérales des fonds marins situés au-delà des limites des juridictions nationales[64].

Toutefois, certaines dispositions liées à la conservation et à la préservation de l’environnement ont également été insérées dans ce régime, et la partie XII de la Convention – qui forme un tout cohérent – énonce diverses obligations en ce sens. Depuis la mise en place de l’Autorité en 1994, cependant, ce n’est plus uniquement dans les textes fondateurs et dans les discussions doctrinales qu’il faut chercher la teneur du patrimoine commun de l’humanité, mais bien dans la pratique de l’entité chargée de gérer la Zone et de mettre en oeuvre le régime de la partie XI de la Convention. C’est en effet là qu’on trouve l’essence même du patrimoine commun de l’humanité, dont l’évolution doit être analysée à l’aune du développement du mandat environnemental de l’Autorité.

II. Les éléments constitutifs du mandat environnemental de l’Autorité internationale des fonds marins

A. Le socle juridique du mandat environnemental de l’Autorité

Aux termes de l’article 145 de la Convention, « les mesures nécessaires doivent être prises conformément à la Convention pour protéger efficacement le milieu marin des effets nocifs » que pourraient avoir les activités menées dans la Zone. L’Autorité doit donc adopter des règles afin de « prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin », ainsi que « protéger et conserver les ressources naturelles de la Zone et prévenir les dommages à la flore et à la faune marines ». Ce mandat est précisé à l’article 17 de l’Annexe III de la Convention, cette disposition prévoyant que l’Autorité adopte des « normes et pratiques d’exploitation minière, y compris celles qui ont trait [...] à la conservation des ressources et à la protection du milieu marin »[65], et établit « des règles, règlements et procédures afin de protéger efficacement le milieu marin des effets nocifs résultant directement d’activités menées dans la Zone »[66]. En outre, la Convention prévoit la possibilité pour l’Autorité d’émettre des ordres en cas d’urgence afin de prévenir tout dommage grave pouvant être causé au milieu marin par des activités menées dans la Zone[67], ainsi que la possibilité d’exclure la mise en exploitation de certaines zones « lorsqu’il y a de sérieuses raisons de penser qu’il en résulterait un risque de dommage grave pour le milieu marin »[68]. La Commission juridique et technique de l’Autorité doit par ailleurs effectuer des recommandations sur la protection du milieu marin[69] et élaborer diverses règles « compte tenu de tous les facteurs pertinents, y compris l’évaluation des incidences écologiques des activités menées dans la Zone »[70]. Il faut enfin ajouter les obligations plus générales contenues dans la partie XII de la Convention qui concernent directement les États et qu’ils doivent mettre en oeuvre par l’entremise de leur participation aux travaux de l’Autorité. Il s’agit d’abord de l’obligation générale de protéger et préserver le milieu marin énoncée par l’article 192, mais aussi de l’obligation d’adopter des règles afin de « prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin résultant d’activités menées dans la Zone » énoncée par l’article 209[71]. Enfin, l’article 194 dispose que les États doivent prendre « séparément ou conjointement selon qu’il convient, toutes les mesures compatibles avec la Convention qui sont nécessaires pour prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin, quelle qu’en soit la source »[72].

L’Accord énonce dans son préambule que les États qui en font partie sont « conscients de l’importance que revêt la Convention pour la protection et la préservation du milieu marin, et la préoccupation croissante que suscite l’environnement mondial »[73]. L’Accord contient certaines dispositions qui complètent le mandat environnemental de l’Autorité. Celle-ci doit ainsi notamment se consacrer à « [a]dopter des règles, règlements et procédures incorporant les normes applicables de protection et de préservation du milieu marin »[74], à « [a]cquérir les connaissances scientifiques et suivre le développement des technologies marines en rapport avec les activités menées dans la Zone, et en particulier des technologies relatives à la protection et à la préservation du milieu marin »[75] et à « [é]laborer en temps voulu des règles, règlements et procédures applicables à l’exploitation, y compris en ce qui concerne la protection et la préservation du milieu marin »[76].

Ces différentes dispositions constituent le socle juridique du mandat environnemental de l’Autorité. Bien que certaines de ces dispositions soient générales et qu’elles puissent permettre une préservation de l’environnement marin de la Zone, il ressort clairement de leur rédaction que la plupart des pouvoirs conférés à l’Autorité par la Convention et l’Accord l’ont été dans le cadre des activités d’exploration et d’exploitation des ressources minérales de cet espace, et que ce socle est principalement fondé sur la conservation des ressources de la Zone. En effet, la plupart des pouvoirs qui sont confiés à l’Autorité ont pour finalité d’encadrer les activités menées dans la Zone[77], ou de réduire la pollution engendrée par celles-ci, et sont bien directement liés à un objectif utilitaire de conservation des ressources, et non de préservation de l’environnement marin. Le pouvoir d’émettre des ordres d’urgence dont dispose l’Autorité[78] illustre également l’objectif utilitaire de la conservation envisagée, puisque ces ordres peuvent être émis dans le cadre d’activités menées dans la Zone, de manière exceptionnelle et provisoire. Seules quelques rares dispositions peuvent être interprétées plus largement, et laissent donc également entrevoir un mandat de préservation de l’environnement marin. Lorsque c’est le cas, cependant, elles sont soit libellées de manière très large et donc difficiles à mettre en oeuvre (à l’image de l’article 192 précité) soit uniquement suggestives (c’est le cas des recommandations que la Commission technique et juridique peut adresser au Conseil de l’Autorité), ou encore simplement limitées. Ainsi, les conditions qui doivent être réunies pour exclure l’exploitation de certaines zones sont particulièrement difficiles à remplir, puisqu’il faut à la fois que le risque de dommage envisagé soit grave, mais également que les raisons qui poussent à envisager la concrétisation de ce risque soient sérieuses. Une fois ces deux seuils atteints, la protection en elle-même est spatialement limitée puisque seule l’exploitation de certaines zones peut être exclue.

Quoique principalement limités à la conservation des ressources de la Zone, ces pouvoirs ont néanmoins donné à l’Autorité l’opportunité de développer le régime gouvernant cet espace en y intégrant une dimension environnementale croissante, ainsi que d’accompagner l’évolution plus générale des règles du droit international de la mer vers une protection accrue du milieu marin, notamment grâce à l’insertion de deux éléments jusqu’alors absents : l’approche de précaution et l’approche écosystémique.

B. L’approche de précaution et son adaptation au régime de la Zone

L’approche de précaution, parfois également qualifiée de principe de précaution[79], est une approche d’ordre général des problématiques environnementales, qui requiert l’adoption de mesures préventives variées[80]. Elle est définie au sein de la Déclaration de Rio de 1992, qui énonce qu’« [e]n cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement »[81]. Comme le laisse entendre cette définition, la gamme de mesures pouvant être prises est très large, et c’est donc de son opérationnalisation que découle son efficacité[82]. La véritable innovation de l’adoption d’une telle approche réside — ou résiderait, selon les interprètes — dans le renversement du doute, qui bénéficie à l’environnement et qui fait peser l’obligation de démontrer l’absence de risque de dommages graves sur l’activité envisagée[83].

À titre d’exemple, dans le domaine de l’environnement marin, on trouve une définition de l’approche de précaution particulièrement développée à l’article 6 de l’accord de 1995 relatif à la conservation et à la gestion des stocks chevauchants et des stocks de poissons grands migrateurs[84], qui dispose que « les États prennent d’autant de précautions que les données sont incertaines, peu fiables ou inadéquates » et que « le manque de données scientifiques adéquates ne saurait être invoqué pour ne pas prendre de mesures de conservation et de gestion ou pour en différer l’adoption »[85]. L’article poursuit ensuite en détaillant différents éléments afin de mettre en oeuvre une telle approche, notamment la nécessité d’améliorer « la prise de décisions en matière de conservation et de gestion des ressources halieutiques en se procurant et en mettant en commun les informations scientifiques les plus fiables disponibles et en appliquant des techniques perfectionnées pour faire face aux risques et à l’incertitude »[86], mais également de tenir compte d’incertitudes variées spécifiques aux ressources halieutiques (importance numérique des stocks, rythme de reproduction, effort de pêche, impact des activités de pêche sur d’autres espèces, etc.)[87]. La même disposition enjoint finalement les États à mettre au point « des programmes de collecte de données et de recherche afin d’évaluer l’impact de la pêche sur les espèces non visées et les espèces associées ou dépendantes et sur leur environnement », et à élaborer « les plans nécessaires pour assurer la conservation de ces espèces et protéger les habitats particulièrement menacés »[88].

Dès les premières années de son fonctionnement, l’Autorité a rappelé qu’il lui revenait d’adopter « des règles, règlements et procédures incorporant les normes applicables de protection et de préservation du milieu marin »[89]. Ayant constaté les connaissances limitées dans le domaine de l’impact sur l’environnement des grands fonds marins de l’exploitation commerciale des ressources qu’ils recèlent, l’Autorité a chargé un groupe d’experts d’évaluer l’état des connaissances sur les conséquences écologiques de l’exploitation minière de la Zone[90]. Ce groupe avait également comme mandat de « formuler des recommandations touchant les meilleurs critères d’acceptation à retenir s’agissant d’arrêter des normes de protection de l’environnement contre les effets néfastes et de les modifier compte tenu de l’évolution des informations »[91].

L’Autorité a ensuite incorporé le vocabulaire de la précaution dans les premières versions des futurs règlements relatifs à l’exploration des ressources minérales des fonds marins internationaux[92], requérant notamment que les futurs contractants prennent « des mesures de précaution pour en prévoir, prévenir ou minimiser tout effet nocif sur le milieu marin dans toute la mesure raisonnablement possible »[93]. Ces considérations ressortent également de certains documents dans lesquels l’Autorité reconnait que les activités minières « peuvent avoir des impacts sur l’environnement durant la période d’exploration, encore qu’on n’en connaisse pas précisément les risques de dommages graves à l’environnement »[94]. L’Autorité a par la suite défini les mesures de précaution comme correspondant au « fait que lorsqu’il existe un risque de causer des dommages graves ou irréversibles au milieu marin, l’absence de certitude scientifique ne doit pas servir de prétexte à l’ajournement de mesures rationnelles destinées à prévenir la détérioration de l’environnement »[95]. Elle a aussi admis la possibilité de réévaluer et de compléter le régime de la Zone « sur la base des normes et des pratiques internationalement reconnues »[96], avant d’insérer une référence directe au principe 15 de la Déclaration de Rio dans le Règlement relatif à la prospection et à l’exploration des nodules polymétalliques adopté en 1999 et révisé en 2013[97].

Il ressort des différentes discussions relatives à l’adoption d’autres règlements que la nécessité d’agir avec précaution a ensuite été énoncée avec constance, l’Autorité reconnaissant que « les connaissances actuelles de l’environnement de l’océan profond et surtout des conséquences éventuelles d’une activité minière sont tout à fait incertaines » et qu’il est par conséquent « justifié de procéder avec précaution »[98]. Les modifications apportées à cette disposition dans les règlements successifs indiquent que cette considération n’a fait que se développer, avec notamment une révision du seuil à partir duquel certaines mesures de précaution doivent être prises. Ce seuil correspondait auparavant aux incidents « susceptibles de causer un dommage grave au milieu marin » et concerne maintenant tout incident qui fait peser « une menace de dommage grave au milieu marin », baissant ainsi le degré de certitude requis[99], mais laissant cependant le pouvoir d’interpréter cette menace aux contractants eux-mêmes.

Les travaux les plus récents de l’Autorité ont notamment pour objectif l’élaboration d’un règlement relatif à l’exploitation des ressources minérales, et non plus uniquement à leur exploration[100]. Ces activités, qui ne sont donc plus limitées à la recherche, l’analyse et les essais de procédés d’extraction, mais qui s’étendent à la collecte et à l’extraction à des fins commerciales, comportent évidemment des risques accrus. À l’occasion de ces travaux, l’Autorité a rappelé son attachement à l’approche de précaution, et sa consécration « au niveau stratégique, comme un des principes directeurs du plan stratégique de l’Autorité pour la période 2019-2023 »[101]. Cependant, d’après le Secrétariat de l’Autorité, l’approche de précaution

n’interdit pas de mener des activités dont les effets sont inconnus de la science, mais impose, pour que de telles activités puissent avoir lieu, la mise en place de mesures de contrôle et de réduction des risques adéquates, notamment le recours, tout au long du cycle d’exploitation minière, à de rigoureux mécanismes de prise de décisions fondées sur des données scientifiques[102].

Selon le Secrétariat, la précaution n’interdit donc pas d’envisager l’exploitation des ressources minérales de la Zone, mais doit être comprise

dans le contexte du développement durable et sa mise en oeuvre nécessite d’évaluer la rationalité économique et la proportionnalité de toute mesure de précaution : ainsi, on veillera à adopter des mesures permettant de garder une certaine proportionnalité entre le rapport coût-avantages et la réduction des risques[103].

Analysée individuellement, l’application de l’approche de précaution par l’Autorité s’inscrit donc davantage dans le cadre d’un objectif de gestion rationnelle des ressources — donc de conservation— que de préservation de l’environnement marin[104]. Parallèlement à celle-ci, l’Autorité a également introduit une seconde approche qui complète son mandat environnemental : l’approche écosystémique.

C. Vers une prise en compte des interactions biologiques : l’introduction de l’approche écosystémique

Le socle du mandat environnemental de l’Autorité précédemment évoqué est relativement large, puisque l’Autorité a entre autres l’obligation de veiller à empêcher « toute perturbation de l’équilibre écologique du milieu marin »[105] et de « prévenir les dommages à la flore et à la faune marines »[106]. Par conséquent, si l’approche écosystémique ne faisait pas initialement partie intégrante du régime de la Zone, l’Autorité disposait néanmoins de la latitude nécessaire à son application. On peut définir cette approche comme correspondant à la prise en compte des relations et des équilibres entre les différentes composantes de l’environnement, y compris les effets indirects des autres activités sur les écosystèmes, en l’occurrence les écosystèmes marins[107].

Cette approche apparaît dès les premiers travaux de l’Autorité et n’a eu de cesse d’être développée depuis. L’Autorité a ainsi décidé de participer à différents projets de recherche sur la biodiversité, considérant que ses fonctions n’étaient pas limitées à la réglementation des activités relatives aux ressources minérales et qu’elle devait également jouer « un rôle plus vaste en matière de protection et de préservation du milieu marin »[108]. Les références à la nécessité de comprendre et de protéger la diversité biologique de la Zone sont fréquentes dans les textes adoptés par l’Autorité. Ainsi, dans un rapport de 2004, le Secrétariat souligne que « la biodiversité des océans profonds est menacée par de nombreuses activités humaines, telles que la pollution, la pêche », et que dans la mesure où l’Autorité

est chargée de veiller à ce que des mesures soient prises pour protéger la flore et la faune du milieu marin contre les effets nocifs que peuvent produire les activités dans la Zone, il est évident que l’évaluation de l’écologie de l’océan profond [...] est une composante très importante du travail de l’Autorité[109].

Le rapport poursuit ensuite en affirmant que « [n]ous ne pourrons ni conserver ni gérer durablement l’écosystème marin si nous ne connaissons pas ou connaissons mal l’environnement marin », et que « [c]e n’est qu’ainsi que l’on parviendra, pour le bien de l’humanité tout entière, à protéger, conserver et gérer durablement l’écosystème marin et ses ressources »[110].

Cette volonté de comprendre les interactions sur lesquelles repose l’écosystème marin de la Zone est par ailleurs encouragée par différentes organisations internationales, au premier rang desquelles on retrouve l’Organisation des Nations Unies. En effet, l’AGNU, auprès de laquelle l’Autorité détient le statut d’observateur, a appelé dans une résolution de 2004 à une coopération internationale renforcée entre organisations compétentes concernant « la conservation et l’exploitation durable de la biodiversité marine dans les zones situées au-delà de la juridiction nationale »[111]. Ces appels ont été repris par l’Autorité, qui a décidé de mettre l’accent sur l’amélioration de « la gestion des risques auxquels est vulnérable la biodiversité marine », « conformément au droit international et aux principes de la gestion écosystémique intégrée »[112].

Cette considération ferait dorénavant partie intégrante du régime des fonds marins internationaux[113]. Elle est notamment énoncée dans le projet de règlement relatif à l’exploitation des ressources minérales de la Zone, dont l’article 2 mentionne « la protection et la conservation du milieu marin, notamment de la diversité biologique et de l’intégrité écologique, en tant que considération fondamentale présidant à l’élaboration d’objectifs environnementaux », ainsi que la nécessité d’appliquer une approche de précaution et une approche écosystémique[114]. On retrouve cette exigence dans un document issu de la session annuelle de l’Autorité datant de 2020, qui examine les plans régionaux de gestion de l’environnement, et juge que de tels plans doivent notamment servir à « maintenir la biodiversité, la connectivité, la structure des écosystèmes, les services écosystémiques et la résilience », « préserver les écosystèmes marins uniques », et « prévenir les effets sur les écosystèmes benthiques et pélagiques »[115].

Bien que les fonctions de l’Autorité ne se limitent pas à la protection de l’environnement marin de la Zone, elle dispose bel et bien d’un mandat environnemental, en vertu à la fois du socle juridique défini par la Convention et par l’Accord, mais également en vertu de l’introduction de l’approche de précaution et de l’approche écosystémique, qui complètent désormais ce mandat. Le constat de l’existence d’un mandat environnemental ne suffit cependant pas à affirmer que l’Autorité est prête à relever les défis environnementaux contemporains. Les deux approches mentionnées sont en effet souvent évoquées dans des textes de portée uniquement déclaratoire, et lorsqu’elles le sont dans des textes juridiquement contraignants, leur mention est trop générale pour constater la naissance d’une obligation précise. C’est donc finalement l’observation de sa pratique qui permet d’évaluer l’étendue réelle du mandat de l’Autorité.

III. Un mandat environnemental décevant dans la pratique

Le mandat environnemental de l’Autorité lui donne la possibilité d’appliquer un niveau de protection étendu aux fonds marins internationaux. L’Autorité s’est d’ailleurs fondée sur celui-ci, et notamment sur les deux approches complémentaires que j’ai évoquées[116], afin de justifier et d’appuyer le développement de différents outils[117]. Ces outils sont nombreux et ne feront pas l’objet d’une analyse individuelle approfondie ici. On peut simplement citer, entre autres, l’adoption d’un plan de travail stratégique, la mise en place d’évaluations stratégiques environnementales, les études globales et individuelles d’impact sur l’environnement, l’élaboration d’un plan de gestion environnementale régionale, ou encore l’organisation d’ateliers destinés à favoriser une meilleure connaissance des écosystèmes marins et par conséquent une protection adaptée de l’environnement marin[118]. Si l’existence de ces outils peut être saluée, leur mobilisation est en revanche très limitée. Le recours aux plans régionaux de gestion de l’environnement offre un exemple pertinent de cette faible utilisation et laisse plus largement entrevoir une volonté conservationniste de la part de l’Autorité qui ne serait que de façade.

A. Un plan régional de gestion de l’environnement peu ambitieux

Des ateliers destinés à promouvoir la diffusion de connaissances relatives à l’environnement marin de la Zone ont été organisés régulièrement par l’Autorité, dès les premières années de son fonctionnement[119]. Les résultats de ces ateliers ont notamment permis l’adoption d’un plan de gestion de l’environnement pour la zone de Clarion-Clipperton dans l’océan Pacifique[120]. Ce plan régional, le seul adopté par l’Autorité jusqu’ici, comporte différentes dimensions et inclut particulièrement la désignation de certains espaces dans lesquels les activités de prospection, d’exploration et d’exploitation sont exclues. Cet outil semble prometteur, du point de vue du développement de la protection de l’environnement de la Zone, pour différentes raisons.

D’abord, le cadre juridique sur lequel l’Autorité s’est appuyée pour l’élaboration de ce plan régional de gestion de l’environnement est à la fois vaste et bien étoffé, ce qui a pour effet de placer la protection de l’environnement marin de la Zone à l’abri d’une éventuelle remise en cause. Il est, en effet, mentionné dans le plan des obligations générales de protéger et de préserver le milieu marin qui pèsent sur les États parties à la Convention en vertu notamment des articles 192, 194, 204 et 206[121]. Les obligations de l’Autorité au titre des articles 145, 165, et de l’article 17 de l’Annexe III de cet instrument, mais aussi au titre de la section 1 de l’Accord, sont également mentionnées afin de justifier la compétence de l’Autorité d’adopter un tel plan[122]. Les objectifs du plan, qui consistent notamment à maintenir « la biodiversité régionale, la structure des écosystèmes et leur fonction », et à « rendre possible la préservation d’écosystèmes marins uniques et représentatifs », tout en facilitant « l’exploitation des ressources minières des fonds marins de façon écologiquement responsable »[123], correspondent bien au cadre juridique mentionné précédemment. Ces objectifs laissent penser que l’Autorité a conscience de son rôle de responsable de la conservation et de la préservation du patrimoine commun de l’humanité et que, de son propre aveu, elle n’est pas insensible à l’idée d’être « consacrée chef de file de l’application de principes modernes de conservation dans les eaux internationales »[124].

La désignation de « zones d’intérêt écologique particulier » est un des éléments importants de ce plan[125]. Le processus de désignation est largement décrit comme répondant à la fois à l’application du principe de précaution et à l’application d’une approche écosystémique[126]. En effet, l’établissement de ces zones fait suite à différentes études démontrant des niveaux de diversité biologique et des niveaux d’hétérogénéité élevés dans les grands fonds marins — en particulier dans la zone de Clarion-Clipperton — et nous rappelle donc la nécessité de préserver ces écosystèmes riches et uniques[127]. La détermination précise de l’emplacement de ces zones témoins de préservation du milieu représente elle-même une application des deux approches précitées, puisqu’elle répond à la nécessité de préserver ces espaces « des effets directs d’activités physiques et des effets indirects de l’exploitation minière »[128]. Cette détermination part « d’un examen précis des données environnementales, de la répartition de la faune ainsi que de ses capacités et distances de dispersion et d’autres variables écologiques » afin que ces zones présentent « toute la variété des habitats et de la biodiversité d’une sous-région »[129], conformément aux lignes directrices établies par la Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique[130].

Tant le cadre juridique mis de l’avant pour justifier la mise en place de ce plan de gestion que les mesures spécifiques adoptées dans le cadre de celui-ci, et en particulier la désignation d’un réseau de neuf zones d’intérêt écologique particulier, représentent une avancée notable dans l’endossement par l’Autorité de son rôle en matière de protection et de préservation de l’environnement marin de la Zone. Il faut cependant nuancer ce propos pour différentes raisons.

D’abord, ce plan n’a été adopté qu’en 2012, tandis que différents ateliers avaient été organisés dès 1998 et qu’un projet de recherche partiellement financé par l’Autorité avait déjà abouti à la recommandation, en 2007, de créer des zones protégées « pour préserver la diversité biologique dans la Zone au vu des activités d’extraction prévues »[131]. L’Autorité a certes adopté le plan en question et a défini ces zones protégées, mais a tardé à le faire, alors même que les activités d’exploration se poursuivaient dans cet espace, contrairement à l’objectif de l’approche de précaution[132].

Par ailleurs, la nécessité de tenir compte « des intérêts des détenteurs de permis miniers et autres parties prenantes dans la Zone » [133] est régulièrement rappelée dans le processus ayant mené à l’adoption du plan en 2012, et ce, notamment en évitant « tout recoupement avec les secteurs d’exploration actuellement approuvés » ou en les limitant « au maximum », et plus généralement en évitant « tout conflit avec les utilisations actuelles de la Zone »[134]. Cette considération a amené la Commission juridique et technique de l’Autorité à apporter des ajustements aux emplacements géographiques des neuf zones proposées, « compte tenu de la répartition actuelle des secteurs couverts par des contrats et secteurs réservés »[135]. Ainsi, bien que la démarche scientifique qui a mené à la désignation des neuf zones d’intérêt écologique particulier soit mise de l’avant par l’Autorité[136], celle-ci s’efface apparemment devant les intérêts des entités auxquelles des contrats d’exploration ont été accordés[137], de manière à « faciliter l’exploitation minière des fonds marins tout en y réduisant le plus possible l’impact des activités extractives »[138].

Finalement, il faut noter que toujours au nom des droits de ces entités et de la garantie du titre que leur assure leur contrat sur les zones d’exploration qui leur ont été attribuées, la Commission juridique et technique a refusé « de proposer au Conseil de l’Autorité d’utiliser les pouvoirs dont il est investi par la Convention pour instaurer la fermeture permanente des zones concernées »[139]. Elle a préféré une désignation provisoire de cinq années, et a relevé au passage que « le principe de précaution vaut pour l’exercice de la flexibilité et d’une gestion souple de l’environnement »[140]. Cette démarche a par ailleurs été reprise par le Conseil de l’Autorité, qui a demandé à la Commission juridique et technique « de lui adresser, le cas échéant, des recommandations au sujet des zones témoins de préservation du milieu [...], afin de lui permettre de redéfinir au besoin la taille, l’emplacement, et le nombre requis de telles zones »[141]. Cette application pour le moins prudente de l’approche de précaution va évidemment à l’encontre de l’esprit de cette approche.

Cette analyse de l’adoption du plan de gestion de l’environnement de la zone de Clarion-Clipperton et de sa mesure-phrase, soit la désignation d’un réseau de zones protégées, révèle donc que le bilan de l’Autorité sur le plan environnemental est plus mitigé qu’il n’y paraît. En dépit de l’avancée notable que représente cette étape pour le développement du mandat environnemental de l’Autorité, la mesure ne peut pas être entièrement détachée de la gestion des activités minières et lui est même partiellement inféodée, puisque ce plan a été modifié afin de satisfaire les intérêts de certains contractants. La position ambivalente de l’Autorité est par ailleurs restée inchangée au cours des dix dernières années, avec une nette distinction entre son discours et sa pratique.

B. Des atermoiements qui se poursuivent

Depuis l’adoption du plan régional en 2012, l’Autorité a pris l’habitude de s’y référer régulièrement[142], dans des termes relativement similaires, à savoir en tant que mesure adaptée et nécessaire « pour protéger efficacement le milieu marin de la zone de Clarion-Clipperton des effets nocifs potentiels des activités menées dans la Zone »[143]. En se fondant sur l’importante étape que représente l’adoption de ce plan, le Conseil de l’Autorité a d’abord « invité la Commission à envisager d’élaborer des plans de gestion de l’environnement dans d’autres zones internationales de fonds marins, en particulier là où existaient déjà des contrats d’exploration »[144]. Ce fut notamment le cas dans l’océan Atlantique, où « [l]es minéraux des fonds marins et les écosystèmes connexes [...] suscit[ai]ent un intérêt croissant », et où « l’Autorité a conclu deux contrats d’exploration »[145]. La Commission juridique et technique a quant à elle jugé que cet intérêt rendait « encore plus urgente l’élaboration d’un plan de gestion de l’environnement » et a annoncé la participation de l’Autorité à un atelier scientifique dans le but d’élaborer un tel plan[146].

Dans le plan stratégique pour la période 2019-2023, adopté en 2018 par l’Autorité, il est affirmé que l’enjeu « consiste à adopter des principes directeurs et un cadre réglementaire de gestion de l’environnement permettant de protéger efficacement le milieu marin, dans un contexte de grande incertitude sur les plans scientifique, technique et commercial »[147]. L’Autorité énonce ensuite sa volonté d’établir

des plans de gestion de l’environnement concernant toutes les provinces minéralifères de la Zone faisant l’objet d’activités d’exploration ou d’exploitation, en vue d’assurer une protection suffisante du milieu marin, comme l’exigent, entre autres, l’article 145 et la partie XII de la Convention[148].

Un objectif situé, d’après l’Autorité, « au coeur » de ce plan stratégique[149].

La Commission juridique et technique soulignait par ailleurs en 2020 que le Conseil avait « pris note de la stratégie préliminaire proposée par le Secrétaire général pour l’élaboration de plans régionaux de gestion de l’environnement pour la Zone dans des secteurs clefs couverts par des contrats d’exploration » et qu’il avait approuvé les secteurs prioritaires recensés dès 2018[150]. En 2016 pourtant, la Commission faisait elle-même remarquer que le plan de gestion de l’environnement pour la zone de Clarion-Clipperton était « jusqu’à présent le seul plan de gestion de l’environnement établi par l’Autorité »[151]; une affirmation régulièrement réitérée depuis lors, et qui reste d’actualité[152]. En 2018, le Conseil de l’Autorité notait quant à lui que, depuis 2012, il avait « demandé à plusieurs reprises au Secrétariat et à la Commission de progresser dans l’élaboration de plans régionaux de gestion de l’environnement du même type dans d’autres secteurs de la Zone, en particulier ceux couverts par des contrats d’exploration »[153]. Il déplorait ensuite le peu de progrès réalisés, tout en soulignant l’existence de contraintes budgétaires et en saluant les initiatives scientifiques extérieures. Cela ne l’a pourtant pas empêché de juger que la mise au point des plans régionaux de gestion de l’environnement devait avant tout se dérouler « sous les auspices de l’Autorité »[154].

Les différentes déclarations et décisions prises par l’Autorité manquent donc de clarté : le recours aux plans régionaux de gestion de l’environnement est annoncé comme une priorité, mais est régulièrement repoussé; la responsabilité de l’élaboration de ces plans est confiée au Secrétariat, mais sans pour autant s’assurer que cet organe dispose des moyens nécessaires à leur exécution; les collaborations scientifiques au moyen d’ateliers sont à la fois encouragées et freinées.

Concernant les zones d’intérêt écologique particulier, le discours de l’Autorité porte également à confusion. En effet, d’un côté l’Autorité affirme que ces espaces ont été sélectionnés « sur la base de critères scientifiques solides adoptés à l’issue d’un processus de collaboration entre parties prenantes »[155]. De l’autre, elle reconnait, dans un examen de la mise en oeuvre du plan de gestion, que « l’emplacement des neuf zones existantes peut ne pas être optimal dans certains cas, notamment lorsque celles-ci se situent principalement à l’extérieur de la zone de fracture de Clarion-Clipperton », et que ce choix peut avoir pour conséquence que certaines zones ne soient pas représentatives des zones destinées à l’extraction, qui abritent « une biocénose (communauté écologique) plutôt différente »[156]. L’Autorité en conclut pourtant qu’il « semble néanmoins recommandé de conserver l’emplacement actuel des neuf zones »[157].

Ces ambivalences peuvent être attribuées à différents facteurs. D’une part, il semble que les membres de l’Autorité, et en particulier du Conseil, ne partagent pas les mêmes visions. Cela ressort notamment d’une déclaration de la présidente du Conseil datant de 2019 et résumant les discussions en cours au sein du Conseil. Celle-ci affirmait alors que le recours aux plans régionaux de gestion de l’environnement avait à nouveau été mis de l’avant et qu’il était considéré comme une condition préalable à l’exploitation des ressources des fonds marins par certaines parties. D’autres estimaient au contraire que ces plans ne devaient pas faire obstacle à l’exploitation, et qu’il « fallait se garder de toute situation où l’on pourrait empêcher l’octroi de contrats d’exploitation simplement en bloquant l’élaboration et l’établissement des plans régionaux correspondants »[158]. D’autre part, il semble surtout que la volonté affichée par l’Autorité de préserver l’environnement ne serait que de façade, celle-ci restant avant tout concentrée sur son objectif d’exploitation des ressources de la Zone.

C. Une volonté conservationniste de façade ?

Le constat qui peut donc être dressé au terme de l’analyse qui précède est relativement contrasté. D’un côté, l’Autorité s’est servie du cadre juridique qui lui était offert pour développer son mandat environnemental, en particulier en insérant les deux approches complémentaires que sont l’approche de précaution et l’approche écosystémique dans l’intégralité des règles, règlements et procédures qu’elle a adoptés[159]. Le discours de l’Autorité qui transparait à travers ces documents ainsi qu’à travers les documents de travail officiels semble par ailleurs indiquer que le recours à ces approches est une préoccupation croissante. D’un autre côté cependant, le discours et la pratique de l’Autorité ne sont pas en adéquation. L’adoption de plans régionaux de gestion de l’environnement semble en cela l’exemple le plus flagrant. Malgré les nombreux encouragements au sein même de l’Autorité à organiser des ateliers et à recourir à des avis et à des critères scientifiques pour organiser la gestion de la Zone, l’activité de l’Autorité dans ce domaine reste limitée. L’adoption du plan pour la zone de Clarion-Clipperton n’a pas été suivie par l’adoption d’autres plans régionaux, malgré de nombreuses discussions à ce sujet, et ce premier plan a lui-même été le fruit d’un très long processus, engagé dès 1998. La mise en place, au sein de ce plan, des zones d’intérêt écologique particulier illustre également l’ambivalence de l’Autorité quant à l’étendue de son mandat environnemental. Les critères scientifiques avancés à l’appui de la création de ce réseau d’aires marines protégées, bien que précisément définis par l’Autorité, semblent malléables face aux contrats d’exploration déjà conclus, ainsi que face aux éventuelles demandes qui pourraient être déposées. En 2021, la Commission juridique et technique a proposé la création de quatre zones d’intérêt écologique supplémentaires, sélectionnées en tenant compte « des critères internationalement acceptés pour l’évaluation des réseaux d’aires marines protégées »[160]. En dépit des justifications scientifiques apportées au soutien de la création de ces zones, et malgré leur approbation par une décision en date du 10 décembre 2021, le Conseil s’est néanmoins empressé de préciser que l’emplacement exact de ces espaces, déjà conditionné par les contrats d’exploration, pourrait être revu[161]. Ce plan remanié est fondé sur une approche holistique, qui doit « faciliter l’exploitation des ressources minérales des fonds marins d’une manière qui soit écologiquement responsable, le maintien de la biodiversité régionale ainsi que de la structure et de la fonction des écosystèmes dans la zone, et la préservation des écosystèmes marins représentatifs et uniques »[162], s’est félicité le Conseil. En l’absence de seuils biologiques clairement définis, et en tenant compte des technologies aujourd’hui disponibles, ces objectifs paraissent non seulement difficilement conciliables, mais également peu réalistes, au regard de la pratique récente de l’Autorité.

Cette même ambivalence se retrouve par ailleurs dans la manière dont l’Autorité mobilise d’autres outils de gestion de l’environnement qui ont été analysés par d’autres autrices et auteurs, qu’il s’agisse des évaluations d’impact environnemental et de leur fondement scientifique[163], ou des procédures de participation publique et de transparence[164]. Même si le discours de l’Autorité laisse entendre que celle-ci est parée de bonnes intentions, sa pratique environnementale est réduite. Elle apparait partagée entre son mandat environnemental et son mandat de gestionnaire des ressources minérales des fonds marins internationaux et conditionne encore le premier au second dès qu’un risque de conflit apparait. Son programme de travail actuel risque d’ailleurs de ne pas favoriser un développement important à court terme de son mandat environnemental. En effet, l’Autorité est absorbée par l’annonce faite en 2021 par le gouvernement de Nauru de son intention de déposer une demande d’approbation d’un plan de travail relatif à l’exploitation de la Zone[165]. En vertu de l’Accord, l’Autorité doit adopter les règles, règlements et procédures nécessaires pour faciliter l’approbation des plans de travail relatifs à l’exploration ou l’exploitation de la Zone, et dispose d’un délai de deux années à partir de l’annonce du dépôt d’une demande pour élaborer et adopter les règles encadrant l’exploitation des fonds marins internationaux. À l’issue de ce délai, et même en l’absence de ce cadre réglementaire, l’Autorité devrait néanmoins examiner et approuver provisoirement le plan de travail mentionné[166]. Si les membres de l’Autorité se sont finalement entendus pour repousser l’échéance à 2025, les efforts déployés récemment ont été concentrés sur l’élaboration d’un règlement relatif à l’exploitation des ressources minérales[167]. Sans minimiser le rôle des garanties environnementales insérées dans les versions provisoires déjà parues de ce règlement, il apparaît que les prochaines sessions seront, elles aussi, uniquement consacrées à son adoption. La question des plans régionaux de gestion de l’environnement, non débattue lors des dernières sessions, ne semble pas non plus devoir être inscrite à l’ordre du jour de prochaines sessions. On peut y voir une illustration supplémentaire du contenu du mandat environnemental de l’Autorité, actuellement fondé sur une vision limitée à la conservation de l’environnement afin d’accompagner l’exploration et l’exploitation des fonds marins internationaux, et non à leur préservation.

Conclusion

« Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs » est une formule tristement célèbre[168], qui date déjà d’il y a deux décennies. Plus récemment, António Guterres, le Secrétaire général des Nations Unies, assénait dans un discours que « l’humanité est actuellement en guerre contre la nature et cette attitude est suicidaire [...]. Le temps est venu de transformer la relation entre l’être humain et le monde naturel et nous devons pour cela travailler ensemble [...] la survie dépend de notre solidarité » [ma traduction][169]. Ce discours, tout comme les rapports alarmants du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le soulignent : la lutte contre le réchauffement climatique passe par une protection accrue de l’environnement[170]. Le concept de patrimoine commun de l’humanité est né à une autre époque, celle de la décolonisation. Il repose largement sur l’idée de solidarité et sur la volonté d’abandonner « le schéma traditionnel selon lequel ce sont essentiellement les grands pays développés qui profitent de l’utilisation des ressources naturelles »[171]. Ces fondations n’ont pas disparu, comme en témoignent les développements du gouvernement de Nauru pour appuyer sa demande[172] ou les remarques effectuées à cette occasion par d’autres gouvernements[173]. Ces fondations pourraient-elles intégrer la protection de l’environnement marin de la Zone internationale des fonds marins ? L’analyse de la pratique récente de l’Autorité ne permet en tout cas pas d’affirmer qu’elle a désormais endossé un mandat environnemental déconnecté de sa fonction de régulation et d’organisation des activités minières dans la Zone.

Face aux atermoiements de cette institution, des collaborations externes pourraient contribuer à un futur développement. Diverses résolutions de l’AGNU encouragent celles-ci[174]. Le discours de l’Autorité répond à ces appels, puisqu’il reconnaît que « les activités réalisées en mer sont interdépendantes et doivent être considérées comme constituant un tout » et qu’il est « essentiel d’améliorer la coopération et la coordination entre les organisations internationales chargées de superviser les activités menées dans les océans non seulement pour assurer la cohérence des stratégies mises en oeuvre, mais aussi pour veiller à ce que le milieu marin soit entièrement protégé en tant qu’élément du développement durable »[175]. Cette coopération est d’ailleurs au coeur de l’Accord se rapportant à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et portant sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale conclu en juin 2023[176]. Là encore, il ne s’agit que du discours de l’Autorité. Actuellement, sa pratique n’est clairement pas à la hauteur du défi environnemental de notre siècle.