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En contrepartie de l’interdiction imposée aux justiciables de se faire justice à eux-mêmes — laquelle est essentielle afin d’assurer la paix et l’ordre social —, les États mettent à leur disposition des systèmes dont la finalité première est de répondre adéquatement à l’injustice dont ils s’estiment victimes. Bien que ces systèmes de justice civile intègrent et promeuvent de plus en plus les modes non juridictionnels de résolution des différends (comme la négociation et la médiation) ainsi que l’arbitrage, leur principale mission consiste toujours à trancher de manière définitive les prétentions litigieuses formulées par une partie demanderesse à l’encontre d’une partie défenderesse. Les justiciables capables, au sens juridique du terme, disposent donc d’un droit généralement considéré comme fondamental de faire trancher leurs litiges par un organe étatique exerçant un pouvoir juridictionnel. Ce droit d’agir en justice, pour reprendre une expression surtout utilisée par les juristes civilistes, est généralement assujetti à une série de conditions reflétant la pluralité des intérêts en cause.
La « compétence » internationale
L’accès au système de justice civile d’un État donné dépend au premier chef de l’existence d’un lien suffisant entre le litige et cet État. Cette exigence, qui prend toute son importance dans les litiges présentant un élément d’extranéité, sert à la fois l’intérêt public et l’intérêt privé. D’abord, la justice civile fait partie des services publics qu’on refuse généralement d’offrir à des personnes n’ayant aucun lien avec l’État concerné. Ensuite, on considère injuste qu’un organe juridictionnel exerce son pouvoir à l’endroit d’un défendeur n’ayant aucun lien avec l’État auquel cet organe est rattaché. Si cette exigence d’un lien suffisant entre le litige et l’État de l’organe juridictionnel saisi est universelle, elle n’est pas mise en oeuvre de manière uniforme d’un État à l’autre. Les États sont plus ou moins exigeants quant au lien minimal requis; par exemple, alors que dans certains pays une convention d’élection de for suffit à elle seule pour satisfaire l’exigence, on refuse ailleurs de lui donner effet en l’absence de rattachements matériels suffisants entre le litige et l’État concerné. Par ailleurs, les juristes civilistes continuent de privilégier des règles rigides favorisant la certitude et la prévisibilité des solutions, alors que les common lawyers préfèrent toujours recourir à des standards dans l’espoir d’aboutir à une solution mieux adaptée aux circonstances propres de chaque espèce.
Il est vrai qu’on a tendance à concevoir cette exigence non pas comme une condition du droit d’agir en justice, mais plutôt comme une condition de la compétence de l’organe juridictionnel saisi. Ainsi dira-t-on, lorsque cette exigence n’est pas satisfaite, que l’organe juridictionnel saisi par le demandeur n’est pas compétent sur le plan international. Cependant, raisonner de cette manière a pour effet d’obscurcir la notion de compétence, à laquelle on fait surtout appel dans un tout autre contexte. En effet, lorsqu’on se penche sur la compétence matérielle ou territoriale de l’organe juridictionnel saisi par le demandeur, on ne s’intéresse plus à la question — se posant en amont — de savoir si le demandeur peut exiger d’un organe juridictionnel de l’État concerné une décision tranchant de manière définitive sa prétention litigieuse; on s’intéresse plutôt à la question — se posant en aval — de savoir lequel des organes de cet État exerçant un pouvoir juridictionnel pourra connaître du litige.
L’intérêt pour agir
Une seconde exigence universellement reconnue, celle de l’intérêt pour agir — « standing to sue », pour les common lawyers —, témoigne de l’influence qu’ont sur les systèmes de justice civile des principes et valeurs empruntés à la fois au droit public et au droit privé.
Le principe politique selon lequel les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont indépendants les uns des autres explique en grande partie pourquoi une prétention se rapportant à un litige qui n’est qu’éventuel ou qui n’existe plus sera généralement considérée irrecevable; les systèmes de justice civile étant d’abord et avant tout des systèmes de résolution de différends, le pouvoir de clarifier et de développer le droit dont disposent les divers organes qui les constituent ne doit (sauf exception) être exercé qu’en marge de litiges réels.
Il ne suffit pas que la prétention du demandeur se rapporte à un litige existant : son intérêt doit également être personnel. Cette exigence est trop souvent confondue avec l’existence de la cause d’action sur laquelle s’appuie la prétention du demandeur sur le fond. Par exemple, on fait fausse route lorsqu’on affirme que, n’ayant personnellement subi aucun préjudice, le demandeur qui poursuit en responsabilité extracontractuelle n’a pas l’intérêt pour agir. Le droit d’agir en justice étant indépendant des droits revendiqués sur le fond, la question n’est pas de savoir si le demandeur a été personnellement affecté par les agissements du défendeur, mais plutôt s’il bénéficierait personnellement du jugement de l’organe juridictionnel saisi dans l’éventualité où sa prétention sur le fond s’avérerait bien fondée. Autrement dit, c’est l’intérêt du demandeur dans le jugement recherché qui doit être personnel.
Cette exigence d’un intérêt personnel a deux conséquences d’une grande importance en pratique. La première, dont les fondements résident dans le principe d’autonomie personnelle et dans le droit au respect de la vie privée, est qu’il n’est généralement pas possible d’agir en justice au bénéfice d’autrui. Certes, le droit accorde souvent à un justiciable la faculté — la qualité — d’agir en justice pour le compte et au bénéfice d’un ou plusieurs autres justiciables (mineurs, faillis, majeurs incapables, etc.). Mais il s’agit d’exceptions à une règle fondamentale laissant à la victime présumée d’une injustice le soin de décider de la manière d’y donner suite sur le plan civil.
La seconde conséquence est d’interdire à tout justiciable d’agir en justice dans l’intérêt public, c’est-à-dire de rechercher un jugement qui bénéficierait à l’ensemble de la société (ou du moins à un segment important de celle-ci) sans toutefois l’atteindre de manière suffisamment spécifique. L’idée sous-jacente est qu’il ne revient pas aux justiciables, mais à l’État lui-même, de répondre aux injustices portant atteinte à l’intérêt public plutôt qu’à des intérêts privés. L’interdiction est cependant moins sévère aujourd’hui qu’elle ne l’était autrefois, car on admet dans un nombre croissant d’États qu’il est parfois souhaitable de reconnaître à un justiciable la qualité d’agir en justice afin de défendre l’intérêt public.
La faculté de renonciation
Malgré son caractère fondamental, le droit d’agir en justice a, comme tant d’autres, subi l’influence du libéralisme économique et politique. L’époque où l’État voyait d’un mauvais oeil les dispositions contractuelles ayant vocation à bloquer l’accès d’un cocontractant à ses organes juridictionnels est révolue. On reconnaît désormais des effets juridiques à de telles dispositions, à condition qu’elles n’aillent pas jusqu’à priver de manière permanente les cocontractants de tout accès à quelque organe juridictionnel que ce soit. Ainsi ces derniers peuvent-ils, en principe, renoncer à agir en justice devant les organes juridictionnels d’un État donné en s’assujettissant à la compétence exclusive des organes juridictionnels d’un autre État ou d’un tribunal arbitral. De même, on reconnaît de plus en plus la validité de la renonciation au droit d’agir en justice — qui n’est que temporaire — qu’emporte une clause en vertu de laquelle les parties s’engagent à recourir à la médiation avant de saisir un organe juridictionnel.
De telles renonciations au droit d’agir en justice peuvent cependant devenir des instruments d’injustice lorsqu’elles se retrouvent dans des contrats opposant une partie économiquement forte à une partie vulnérable. Voilà pourquoi on assiste depuis quelques années à un retour du balancier salutaire, qui — sans aller jusqu’à remettre en cause la validité de principe des conventions d’élection de for, d’arbitrage et de médiation — trouve sa manifestation dans l’émergence de règles limitant l’effet juridique des renonciations au droit d’agir en justice sur certaines catégories de justiciables, tels que les consommateurs ou les salariés.
Les immunités juridictionnelles
Le droit d’agir en justice est également assujetti à d’autres limites, indépendantes de la volonté des parties. Certaines des plus importantes en pratique témoignent de l’influence qu’exercent sur les systèmes de justice étatiques deux principes fondamentaux du droit international public consacrant la souveraineté et l’égalité des États. Ces principes sous-tendent l’interdiction généralement imposée aux organes juridictionnels d’un État donné de juger un autre État, les organes le composant ainsi que certains de ses représentants.
On observe depuis quelques décennies une triple tendance à l’échelle mondiale. La première, qui reflète l’évolution du rôle de l’État (notamment en tant qu’opérateur du commerce international) ainsi que l’importance accrue des droits fondamentaux de la personne, se manifeste par l’abandon de la conception quasi absolue de l’immunité de l’État étranger au profit d’une conception beaucoup plus nuancée, consacrant l’existence d’un nombre croissant d’exceptions. La seconde, qui répond à un besoin d’accroître la certitude et la prévisibilité du cadre juridique applicable, favorise la codification de règles dont l’élaboration était autrefois principalement la responsabilité des juges. La troisième tendance se manifeste par l’harmonisation progressive des règles régissant la portée de l’immunité de l’État étranger et ses exceptions, harmonisation qui s’effectue notamment par l’entremise de conventions internationales multilatérales.
Prescription extinctive et droit d’agir en justice
Le droit d’agir en justice peut-il s’éteindre par le seul écoulement du temps? La question de savoir si la prescription éteint le droit d’agir en justice ou plutôt le droit substantiel revendiqué est notamment susceptible de revêtir une très grande importance dans les litiges présentant un élément d’extranéité. Cette question a toujours été fort épineuse. Traditionnellement, la plupart des juristes anglo-saxons y voyaient une institution procédurale, ce qui les conduisait tout naturellement à assujettir la prescription extinctive à la lex fori. Mais en raison des injustices qu’elle est susceptible d’engendrer, cette approche est aujourd’hui en net recul. On assiste donc à un rapprochement entre les pays de common law et les pays civilistes où l’on privilégie depuis plus longtemps la qualification substantielle, et ce, malgré le fait que les codes civils contiennent souvent des dispositions reliant expressément la prescription extinctive à l’action.
Le problème de l’ineffectivité du droit d’agir en justice
En terminant sur une note plus sociologique, il convient de souligner — et même de déplorer — le fait que les nombreux obstacles en matière d’accès à la justice auxquels font face la plupart des justiciables continuent de compromettre l’effectivité du droit d’agir en justice. Dans les pires cas, la confiance des justiciables dans les organes juridictionnels étatiques est minée par de graves problèmes de corruption. Ailleurs, ce sont des problèmes récurrents de coûts, de lenteur et de complexité qui incitent trop souvent les justiciables à capituler, à abandonner des droits, ou encore à répondre aux situations d’injustice auxquelles ils sont confrontés en se plaçant délibérément en marge du droit. Quelles que soient les causes d’ineffectivité du droit d’agir en justice, elles ont toutes en commun une conséquence dont la gravité peut difficilement être exagérée, soit celle de mettre en péril l’efficacité même du droit comme mode de régulation des rapports sociaux.