Abstracts
Résumé
Dans la tradition du droit civil, la réflexion sur les fondements du droit s’est scindée en deux catégories à partir du XIXe siècle : la philosophie du droit a dès lors été délaissée par les juristes au profit d’une théorie du droit, discipline fondée sur les prémisses du positivisme et consacrée à l’étude de la cohérence interne du droit. Ce faisant, la réflexion sur la conception de la justice véhiculée par les textes de droit s’est érodée. De nos jours, la philosophie du droit, une branche de la philosophie politique, connaît un essor spectaculaire dans la tradition anglo-saxonne. Les spécialistes de ce domaine utilisent les outils de la philosophie politique contemporaine pour évaluer les conséquences morales et éthiques du système juridique. Cet article cherche à démontrer la pertinence de l’analyse philosophique du droit civil, et plus particulièrement du Code civil. À titre d’exemple, l’auteure mène une analyse de la notion de patrimoine au sein du Code civil du Québec à travers le prisme des débats de philosophie politique contemporaine au sujet des différentes conceptions de la propriété.
Abstract
In the civil law tradition, starting in the nineteenth century, legal thought on the foundations of law was divided into two streams: jurists discarded philosophy of law in favour of legal theory. This latter discipline was founded on the principles of positivism and devoted to the study of the internal coherence of law. This preference for legal theory eroded the reflection on the conception of justice as conveyed by texts of law. In the Anglo-Saxon tradition today, philosophy of lawa branch of political philosophyis progressing at a remarkable rate. Specialists in this area of study use contemporary political philosophy’s tools to measure legal systems’ moral and ethical consequences. This article seeks to prove the relevance of a philosophical analysis of civil law, particularly the Civil Code. Namely, the author analyzes the notion of the patrimony in the Civil Code of Québec from the vista of contemporary political philosophy debates on various conceptions of property.
Article body
Introduction
Le droit touche de près ou de loin presque tous les phénomènes sociaux. Il a pourtant une relation conflictuelle avec les disciplines académiques qui lui sont externes et qui ont pour mission d’explorer divers angles des problématiques qui émergent en société. Même s’il les regarde avec méfiance, de peur de se faire contaminer et d’en perdre son autonomie, le droit trouve en elles des appuis, des justifications et des explications. La philosophie, et surtout les domaines de la philosophie politique et de l’éthique, ne fait pas exception. Jusqu’au XIXe siècle, le droit et la philosophie politique se sont confondus, puisque tous deux étaient considérés comme un discours rationnel ayant pour fin l’idée de la justice[1]. Aujourd’hui, si certains philosophes du droit réfléchissent encore sur le rôle des institutions juridiques dans la promotion d’un idéal de justice, les normes de droit positif reçoivent quant à elles peu de l’attention de ces derniers. De la même manière, les juristes sont généralement plus préoccupés par la cohérence interne du droit (dans laquelle on voit une forme de manifestation de la justice) que de l’impact du droit sur la justice sociale. L’approche philosophique permet pourtant de porter un regard critique nécessaire sur les normes juridiques et de les situer par rapport aux débats plus larges qui se déroulent en philosophie politique quant à savoir ce qu’est la justice, et ce que cela signifie de vivre ensemble en société.
Ce texte est un plaidoyer pour le développement d’un discours philosophique dans le contexte de l’univers juridique québécois. Malgré de nombreuses raisons historiques et culturelles pour lesquelles le droit civil s’est éloigné de la réflexion philosophique, tout droit demeure ancré dans des principes moraux qui sont sujets à des débats philosophiques. De telles discussions sur les fondements du droit ne doivent pas être confinées aux questions de légitimité du droit et de force contraignante des normes mais peuvent et doivent aussi s’intéresser au droit positif et aux concepts et idées qui le constituent. Car c’est à travers le droit positif que s’expriment les principes que nous considérons, comme société, justes. Et une compréhension approfondie des normes de justice actuelles nous permettrait non seulement de mieux nous connaître en tant que société, mais aussi de nous questionner sur ce que nous souhaitons devenir en tant que société.
Dans le Code civil du Québec (« CcQ »), de nombreux termes juridiques techniques participent à l’organisation structurelle des normes qui y sont énoncées, servant l’objectif de cohérence interne et d’unité de la codification. Ces notions deviennent des principes organisateurs du droit privé québécois puisque de grands pans du Code sont naturellement teintés des implications logiques qui en découlent. Or, le vocabulaire juridique n’est pas neutre, pas plus que les normes qu’il contribue à bâtir. Les notions de patrimoine, de propriété, de volonté, d’obligation et bien d’autres participent à la définition de nombreux principes de philosophie politique sur lesquels s’appuient nos règles juridiques. Il est pour le moins surprenant que le monde juridique ne s’attarde pas à essayer de comprendre les implications philosophiques et politiques des concepts qu’il emploie pour exprimer la justice. Pourtant, un travail de recherche philosophique portant sur le vocabulaire juridique et sur les principes fondamentaux du Code civil serait certainement riche d’enseignements, non seulement pour la communauté juridique, mais aussi pour la société dans son ensemble.
Afin d’explorer différentes facettes de cette problématique très vaste, ce texte sera divisé entre trois parties. La première s’intéressera à la relation (ou plutôt à l’absence de relation) entre la philosophie politique contemporaine — plus particulièrement celle à l’origine des débats sur les théories de la justice — et le droit civil québécois. Nous y verrons que l’univers académique du droit civil a une certaine réticence à s’intéresser aux principes philosophiques qui sous-tendent le droit. Bien que divers facteurs puissent expliquer la tension entre les deux disciplines, nous nous intéresserons à deux hypothèses en particulier. D’une part, la distinction entre philosophie du droit et théorie du droit, qui s’est cristallisée au cours du dernier siècle, a donné lieu à une division du travail entre philosophes et juristes, créant un certain vide quant à la réflexion spécifiquement politique sur la justice. D’autre part, la codification a tendance à figer les principes aux fondements du droit et, ainsi, à décourager la réflexion sur l’origine morale et éthique du droit. Nous verrons ensuite que, dans le contexte québécois, le processus de recodification qui a donné lieu au nouveau CcQ il y a plus d’une vingtaine d’années n’a pas donné lieu, comme on aurait pu l’espérer, à une réflexion approfondie sur la nature des normes juridiques qui fondent le Code, mais plutôt à une adaptation de ces normes à ce que l’on a considéré comme étant les valeurs sociales dominantes de l’époque. Il n’y a donc jamais vraiment eu de travail proprement philosophique portant sur les règles juridiques qui figurent au CcQ.
Parmi ces normes fondamentales du Code, le concept de patrimoine joue un rôle très particulier, puisqu’il vient s’accoler à la personnalité juridique et influence fortement nos conceptions de la propriété et des obligations. La deuxième partie sera donc consacrée à analyser la conception subjectiviste du patrimoine, qui domine encore aujourd’hui le droit civil québécois, de manière à faire ressortir l’ensemble des présupposés philosophiques qu’il porte en son sein. En effet, nous verrons que dans l’affirmation « [t]oute personne est titulaire d’un patrimoine » à l’article 2 du CcQ, il y a déjà les germes d’une conception de la personne, une conception des rapports interpersonnels et des obligations, ainsi qu’une conception de la propriété. Toutes ces perspectives figées par le Code peuvent être situées au coeur des débats de philosophie politique concernant les théories de la justice, c’est-à-dire qu’elles peuvent faire l’objet de critiques et de reformulations.
Enfin, la troisième partie portera sur un exemple d’un débat d’interprétation philosophique portant sur la propriété. Nous serons à même de constater que le concept de patrimoine tel qu’il se trouve actuellement dans le CcQ vient situer le droit civil québécois sur un spectre des positions possibles quant aux conceptions de la propriété (et aux conceptions de la personne qu’elles supposent). En l’occurrence, le droit civil québécois (tout comme les autres juridictions françaises, américaines et canadiennes de common law) est résolument libéral et est, par conséquent, sujet aux nombreuses critiques qui ont été formulées face à cette posture philosophique. Entre autres, puisqu’il valorise fortement l’indépendance, la volonté et la rationalité individuelles, il tend à ne pas rendre compte de manière adéquate de l’interdépendance entre les individus et la communauté. Une meilleure compréhension des implications de philosophie politique qu’entraîne l’usage des notions juridiques courantes en droit civil québécois nous permettrait de faire évoluer les concepts traditionnels de manière à mieux rendre compte de l’expérience vécue des personnes dans le droit et des objectifs de justice sociale que devraient entretenir toute société digne de ce nom.
I. La philosophie et le droit civil québécois
Dans cette première partie, nous nous intéresserons aux raisons générales pour lesquelles le droit civil a un rapport plus distant avec la philosophie du droit, en comparaison avec la common law, mais aussi en comparaison avec d’autres disciplines connexes, comme la théorie du droit. Nous nous pencherons ensuite plus spécifiquement sur le droit québécois afin de voir où en est la réflexion sur les principes qui le fondent et où elle peut espérer aller dans le futur. Nous espérons par cette partie convaincre de la pertinence de l’analyse philosophique des concepts juridiques civilistes, avant d’entreprendre notre étude de cas portant sur la notion de patrimoine.
A. La philosophie du droit dans le monde juridique civiliste
En terres civilistes, les réflexions sur les rapports entre la justice et le droit se font généralement en silo, indépendamment de l’analyse du droit positif. Cette division des tâches est particulièrement flagrante lorsque l’on considère le peu d’écrits philosophiques consacrés aux textes mêmes des codes civils. Ce constat est pour le moins étonnant. Pour le philosophe politique contemporain, un code civil devrait être une mine d’or. Voilà sur papier, sous forme d’articles de loi, une liste des principes qui régissent une société. À la fois plus précis et plus vaste qu’une constitution, un code civil a l’avantage de nous offrir un portrait complet et détaillé des règles qui encadrent les interactions entre les individus d’une société donnée, et ce, dans une multitude de situations. Il s’agit d’un objet précieux pour entreprendre une analyse plus concrète des conditions de possibilité de la justice et des façons dont ses principes se manifestent. Or, les auteurs qui ont jusqu’à présent mené une réflexion critique sur le contenu d’un code civil (qu’il soit français ou québécois) à partir des principes de philosophie politique sont très rares.
Une multiplicité de facteurs explique la quasi-absence d’une analyse philosophique du Code civil axée sur la justice. Nous n’en aborderons que deux, parce qu’ils nous semblent les plus cruciaux. D’abord, une distinction spécifique a marqué l’histoire de la pensée juridique civiliste, de manière à expliquer cette particularité : la distinction entre la théorie et la philosophie du droit. Ensuite, les effets secondaires dus aux finalités techniques, sociales et politiques de la codification tendent à affaiblir le débat sur la justice du droit.
1. Distinction entre théorie et philosophie du droit
Alors que, depuis l’Antiquité, la réflexion sur la justice a été intimement liée à celle sur le droit, une division entre les deux notions s’est progressivement installée depuis le XVIIIe siècle pour devenir dominante au XXe siècle[2]. Le monde civiliste se retrouve aujourd’hui avec deux types de penseurs : les philosophes du droit, qui se penchent surtout sur les questions de normativité et de légitimité, et les juristes, qui étudient la théorie du droit. La désignation « théorie du droit » adoptée par les juristes n’est pas neutre[3]. Elle fait référence au positivisme duquel se réclament les juristes contemporains, qui se confinent généralement aux questions techniques, par opposition aux philosophes du droit, auxquels échoue la tâche d’explorer les normes fondatrices du droit[4]. Selon Michel Troper, cette distinction traverse les cultures juridiques et est commune aux traditions française, allemande et anglo-saxonne[5]. Pourtant, la présence d’un dialogue très vivant entre les philosophes du droit et les juristes aux États-Unis tend plutôt à infirmer cette thèse. En effet, dans les milieux anglo-saxons, non seulement les philosophes sont plus nombreux au sein même des facultés de droit[6], mais ils entrent constamment en dialogue avec la pratique juridique, à travers des réflexions portant sur les jugements publiés[7]. Il est toutefois vrai que les cultures juridiques occidentales semblent toutes avoir adopté le positivisme juridique avec un enthousiasme marqué. Cette perspective a fait prospérer les théories du droit, études savantes sur la cohérence interne du droit et sur ses aspects techniques. Elle a surtout tracé une ligne étanche entre la théorie du droit, discipline essentiellement descriptive, et la philosophie du droit, son pendant normatif[8].
Or, comme l’explique bien Chazal, cette séparation n’est pas sans entraîner des difficultés profondes :
Le partage kantien des compétences entre le philosophe et le juriste a rapidement engendré une difficulté sérieuse, inhérente à toute spécialisation excessive du savoir : l’isolement et l’incompréhension mutuelle. Les philosophes privilégièrent généralement une étude du droit « dépouillé de son appareil technique, sous prétexte d’en mieux atteindre l’essence », une approche métaphysique, déconnectée de la réalité juridique, et donc inutile pour les juristes. Par une sorte de tropisme, ceux-ci ont tenté de se réapproprier la réflexion sur le droit. Mais ils ne pouvaient plus intégrer celle-ci directement dans leurs manuels dédiés presque exclusivement à la description du droit positif [notes omises][9].
Cette scission a mené à la création de deux types distincts de discours philosophiques sur le droit : la philosophie du droit des philosophes et la philosophie du droit des juristes[10]. Le problème, comme le laisse entendre Chazal, est que le philosophe qui réfléchit au droit de façon abstraite, sans vouloir (ni souvent pouvoir) se mouiller dans les détails techniques qui le constituent, se retrouve déconnecté des préoccupations des juristes. De leur côté, les juristes, qui tentent de faire de la philosophie du droit sans avoir le souci de replacer leurs investigations dans le contexte des courants philosophiques actuels, risquent fortement de perdre une certaine profondeur et recul critiques[11].
Il ne faudrait pas pour autant en conclure avec empressement que le positivisme juridique limite intrinsèquement notre capacité à penser simultanément au droit et à la justice. L’argumentaire de Kelsen à cet égard est convaincant, d’autant plus lorsqu’on le considère dans le contexte du paradigme du pluralisme politique[12]. Kelsen s’intéresse au rapport entre la morale et le droit. Ces notions se transposent aisément dans une réflexion sur le rôle des théories de la justice dans l’évaluation du bien-fondé des normes juridiques, puisque la question de la détermination de la notion de justice suppose forcément une prise de position morale et éthique sur ce qu’est l’individu et comment doivent s’articuler ses rapports aux autres et à l’entité qu’est la société.
La séparation de la morale (et donc de la question de la justice) et du droit découle, chez Kelsen, d’un combat contre l’idée selon laquelle il y aurait une seule vérité morale qui soit absolue. En effet, cette distinction suppose qu’il n’y a pas de droit naturel, donc pas de fondements moraux indépassables et universels qui justifieraient nos normes légales. Étant donné la multiplicité des théories de la justice ainsi qu’un consensus de plus en plus grand en philosophie politique contemporaine quant à la reconnaissance de la pluralité des conceptions du bien — un des fondements du libéralisme dominant —, la théorie de Kelsen est fondée sur le pluralisme axiologique qui a aujourd’hui un ancrage très solide dans la communauté des penseurs politiques. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’accepter le relativisme moral de Kelsen pour reconnaître le bien-fondé du positivisme qu’il propose : il suffit de dire que même s’il y avait une vérité morale, elle ne se dévoile pas à travers le droit et doit plutôt servir de mesure à l’aune de laquelle il nous est possible de juger la substance du droit.
Reconnaître que le droit ne découle pas d’une vérité morale absolue ne revient pas pour autant à renoncer à toute réflexion morale sur le droit. Au contraire, le positivisme kelsenien est la condition de la possibilité d’un engagement critique avec le contenu du droit. C’est en effet parce que le droit a des critères de validité interne indépendants de ses critères de légitimité que l’on peut en analyser le contenu de façon critique. Cette séparation nous permet de nous engager dans une discussion sur les principes de justice qui doivent fonder le contenu du droit, plutôt que de nous obliger à voir le droit comme l’expression d’une idée unique de la justice[13]. Comme le souligne Kelsen,
[s]i la théorie pure du droit rejette la thèse que le droit est par essence moral, c’est-à-dire que seul un ordre social moral peut être droit, ce n’est pas seulement pour la raison que cette thèse présuppose une morale absolue; c’est également pour la raison que, dans son application effective par la doctrine dominante dans une certaine collectivité juridique, elle tend à une légitimation acritique de l’ordre de contrainte étatique qui fonde cette collectivité. Car que « son » ordre de contrainte étatique — c’est-à-dire de son État national — soit droit, le juriste le suppose comme une chose évidente[14].
Kelsen continue en soulignant que le positivisme permet le dépassement de ce que l’on pourrait appeler (bien qu’il n’utilise pas ce terme) une forme d’ethnocentrisme juridique, c’est-à-dire une tendance à croire que, parce que notre ordre juridique est valide, il est nécessairement le seul ordre moral valable et que les autres droits, ceux des États ou des nations étrangères, sont moralement mauvais lorsqu’ils ne répondent pas à certaines exigences de notre propre culture juridique[15]. De façon qui peut paraître paradoxale, la théorie pure du droit de Kelsen ouvre la porte à une réflexion sur la moralité du droit en évacuant la dimension morale de l’analyse de la validité du droit. Il suit, ce faisant, le chemin emprunté bien avant lui par Kant, qui avait déjà séparé la question du juste et du droit[16].
Pourtant, il est difficile de nier que le droit conserve une part de dimension morale. En droit québécois, elle se retrouve de façon très explicite dans certaines notions juridiques extrêmement chargées : la bonne foi, l’équité, l’intégrité, le respect sont tous des termes à connotations morales. La présence continue de cette dimension morale n’est pas très étonnante, puisque bien que l’on puisse analyser le droit sans se soucier de ses fondements et conséquences morales, il demeure le produit d’une réflexion sur la justice[17]. C’est d’ailleurs en ce sens que Dworkin soutient que le droit dépend en grande partie d’une réflexion sur ce qu’il devrait être, parce que l’interprétation des concepts juridiques à connotation morale ne peut être épuisée que par une réflexion sur les règles de droit elles-mêmes et nécessite très souvent un retour sur les considérations morales qui les ont fondées[18]. C’était aussi le point de vue que défendait le doyen Ripert, pour qui le droit positif n’est pas une contradiction de l’idée que le sentiment de justice demeure une des « forces créatrices du droit »[19].
Pour les tenants d’une approche morale ou éthique du droit, comme Dworkin, la pertinence de s’interroger sur la justice dans le droit va de soi, puisque le droit s’inscrit dans des principes de justice. On pourrait penser que la perspective positiviste s’opposerait à ce type de constat et renierait la pertinence de réfléchir sur la justice dans le droit, autrement que de façon purement spéculative. Toutefois, même dans l’approche positiviste, l’analyse des principes de justice qui sous-tendent le droit civil a sa pertinence, ne serait-ce que pour juger sa légitimité et pour mieux comprendre ses effets sur la société qu’il organise. Il demeure donc important de répondre au problème soulevé par Chazal, c’est-à-dire la nécessité de construire un pont entre la philosophie et le droit des juristes, de façon à combler le fossé que le positivisme a creusé entre les deux disciplines.
2. Les caractéristiques de la codification
Cette distance est particulièrement flagrante en droit civil, en raison des caractéristiques propres à la codification des lois. Une comparaison avec la common law permet de voir que le mode de raisonnement propre au droit civil tend à l’éloigner de la question des principes fondamentaux du droit. Le droit civil et la common law ont des rapports très différents à la philosophie du droit. Par sa nature jurisprudentielle, et donc constamment en évolution, la common law est très clairement continuellement appelée à remettre en question les fondements des règles qui la constituent et l’impact de leur application. Il n’est donc pas étonnant que la common law ait une littérature contemporaine de philosophie du droit beaucoup plus foisonnante que le droit civil. Il demeure pourtant des différences profondes entre les modes de raisonnement employés par les juges et les avocats de common law et ceux des philosophes du droit qui s’y intéressent.
Si les juges font souvent appel à des principes généraux pour justifier leurs décisions (l’usage entre autres de l’argument de politique publique est très répandu dans les jugements en common law[20]), ils ne s’appuient pas pour autant sur un raisonnement à proprement dit philosophique, mais bien juridique[21]. L’argumentation en common law est d’abord basée sur les faits, sur la pratique passée et sur l’incidence de la décision sur la pratique future. Si cette méthode casuistique semble dépouillée de la logique rationnelle qui sous-tend le droit civil ainsi que la philosophie, elle ouvre malgré tout la porte à un travail similaire au travail philosophique, en ce sens qu’elle permet une remise en question répétée d’au moins certains principes de droit et qu’elle demande, à chaque cas qui est décidé, une prise en compte du rôle du droit dans l’univers social plus général[22]. Selon Bourdieu, la stare decisis, la règle selon laquelle les décisions juridiques actuelles sont liées par les décisions juridiques précédentes est l’expression de l’illusion de l’autonomie du droit[23]. On se réfère à un corpus de cas afin de justifier des choix qui, dans les faits, s’inspirent de bien d’autres types de principes que la stare decisis. Le raisonnement juridique est donc toujours un raisonnement mixte, faisant intervenir différentes considérations. Il demeure distinct du raisonnement philosophique, entre autres parce qu’il ne se considère pas lui-même et, par conséquent, il ne s’appuie pas sur des principes qu’il explicite et qu’il justifie avec rigueur. Dans les juridictions de common law, la philosophie demeure plutôt la tâche du monde académique, qui étudie les cas décidés par les cours pour nourrir une réflexion philosophique. Ainsi, en se plongeant régulièrement dans des analyses de la jurisprudence, la philosophie du droit anglo-saxonne crée un contact régulier avec le droit des juristes et prend pour objet d’analyse non seulement les finalités abstraites du droit ou son mode de fonctionnement, mais aussi son contenu[24]. En ce sens, la philosophie du droit anglo-saxonne est en dialogue réel avec les principes de justice qui fondent le droit qu’elle étudie.
La tradition de philosophie du droit dans le monde civiliste est très différente et beaucoup moins importante en termes de volume et d’influence[25]. Bien que le travail du monde académique ait un impact beaucoup plus direct sur les décisions juridiques (la doctrine est une source de droit beaucoup plus importante en droit civil qu’en common law), les facultés de droit civil sont exclusivement composées de juristes de profession, qui approchent les problèmes de droit en fonction de leur formation. Comme nous l’avons vu plus haut, en raison de la distinction entre théorie et philosophie du droit, les philosophes sont restés en marge de la discussion sur le contenu du droit et il est très difficile de trouver des réflexions sur la justice qui s’appliquent à un contenu déterminé de la loi.
Cette particularité est probablement liée aux effets de la codification. Cabrillac distingue trois types de finalités à la codification : des finalités techniques, sociales et politiques[26]. Les deux premiers types de finalités sont particulièrement pertinents à notre réflexion, puisqu’ils expliquent bien en quoi la discussion sur la justice tend à être évacuée du monde juridique par l’institution même d’un code civil. La finalité technique en est une de rationalisation, une manière de rendre le droit plus cohérent et, par conséquent (du moins c’en est le but), plus juste. Or, « [l]a rationalisation s’accompagne d’un effet de rupture qui coupe le droit de ses racines, compliquant sa compréhension plus qu’elle ne la facilite »[27]. Citant Hayek, Cabrillac oppose les systèmes de droit codifiés à la common law, où les juges doivent développer l’habileté de revenir régulièrement aux principes fondateurs du droit, n’ayant pas accès à « un catalogue supposé complet de règles applicables » pour trancher chaque cas qui se présente à eux[28]. François Ost souligne lui aussi le détachement du droit codifié de ses racines, qui fait « table rase du passé »[29]. Ce détachement participe aussi de la fonction sociale de la codification, soit celle d’instituer une vision unifiée des valeurs fondamentales de la société[30].
Or, ce déracinement jumelé à la promotion d’une conception arrêtée des valeurs sociales dominantes est l’expression de l’adoption ferme de certaines conceptions de la justice par le droit, dépouillée des débats que ces conceptions peuvent faire naître. Un code civil a bel et bien des éléments profonds de moralité, qui transparaissent dans le vocabulaire et dans les règles qui le constituent, mais l’institution même d’un code vient figer cette moralité dans le temps et tend à la figer pour l’avenir (ce que Ost appelle « une conception du temps orienté vers un futur maîtrisé »[31]). Cependant, ce n’est pas parce que le droit civil n’intègre pas dans sa propre structure la possibilité de remonter à ses principes fondamentaux qu’il empêche pour autant une réflexion sur la justice des règles qui le constituent. Au contraire, par la mise à l’écrit des valeurs qui fondent le droit commun, le Code civil nous permet de jeter un regard lucide sur les principes qui animent la société qu’il gouverne. Du point de vue du philosophe, le droit civil possède en ce sens un grand avantage sur la common law, dont les fondements sont beaucoup plus souvent implicites et doivent être retrouvés par un travail d’herméneutique de la jurisprudence.
B. La réflexion philosophique dans le contexte juridique québécois
La culture juridique québécoise a des traits qui lui sont propres, en témoignage de la dualité des traditions juridiques qui l’ont façonnée. Si, bien sûr, le droit québécois est d’abord et avant tout civiliste, il possède de nombreuses caractéristiques plus typiques de la common law, entre autres dans le ton plus personnel des jugements, la place assez large laissée à la jurisprudence, l’expression décomplexée par les juges de doutes et de nuances lorsqu’ils rendent jugement et la prise en compte modérée de la doctrine[32]. Étant malgré tout un droit civil inspiré par la France, il demeure, comme le droit français, un domaine d’études assez hermétique.
Mais, plus que tout, le droit québécois est jeune. Pour différentes raisons, la réflexion académique sur le droit québécois, surtout en droit privé, a une courte histoire. Avant le début du XXe siècle, la plupart des écrits sur le droit étaient de nature historique ou philosophique et non professionnelle[33]. Du début du siècle jusqu’aux années 1960, une littérature exégétique, analytique et professionnelle s’est développée[34]. Toutefois, malgré l’avènement des positions permanentes pour les professeurs de droit vers la moitié du XXe siècle, ce n’est seulement qu’à partir du milieu des années 1960 que le milieu universitaire du droit est devenu une véritable communauté académique[35]. Avec le projet de révision du Code civil[36], à partir de 1966, la doctrine s’est orientée vers la question de la cohérence du droit privé[37]. Toutefois, si à la suite de la Révolution tranquille les réflexions sur les enjeux politiques et sociaux du droit sont surtout le lot des domaines de droit public[38], la doctrine portant sur le droit privé reste dans une tendance descriptive et exégétique.
En plus des raisons théoriques que l’on a vues dans la partie précédente (I.A.), il y a un contexte historique propre au Québec qui a contribué à façonner le type de littérature académique portant sur le Code civil. Encore aujourd’hui, plus de vingt ans après l’entrée en vigueur du nouveau CcQ[39], la doctrine portant sur le droit privé est majoritairement constituée de commentaires au sujet de la cohérence interne du texte du Code civil, son arrimage avec les autres textes de loi et ses difficultés d’application. Il suffit de parcourir les tables des matières des volumes récents de revues juridiques québécoises pour s’en convaincre[40]. Il est extrêmement difficile de trouver des traces d’une analyse normative et proprement fondamentale des concepts philosophiques qui fondent le droit québécois privé, sur la conception de la justice distributive sous-tendue par la conception de propriété par exemple, ou encore sur les présupposés moraux du droit des obligations. Dans le sillon des théories du droit nées du cadre positiviste, lorsqu’une réflexion fondamentale sur le droit est menée, c’est souvent avec peu de références aux débats académiques hors du monde juridique[41].
Dans les six dernières décennies, les juristes québécois ont pourtant fait un travail de réflexion critique énorme sur le droit québécois. Le projet de recodification du droit civil québécois, amorcé en 1955 par la Loi concernant la révision du Code civil[42], a entraîné une remise en question substantielle des règles élémentaires du droit québécois. Alors qu’à l’époque de l’adoption de la Loi concernant la révision du Code civil en 1955, les juristes et le gouvernement envisageaient surtout une réforme structurelle, au milieu des années 1960, avec la création de l’Office de révision du Code civil et l’arrivée de Paul-André Crépeau à la tête de cette entreprise, la tâche de recodification est devenue une opération de révision substantielle des principes de droit commun[43].
Dès lors, l’entreprise de révision du Code fut fondée sur le présupposé selon lequel « le Code civil doit être le reflet des réalités sociales, morales et économiques d’une société » et que pour l’adapter à ces nouvelles réalités, les comités chargés de l’étudier devaient s’imposer « un effort de réflexion sur les fondements mêmes des institutions de droit privé du Québec »[44]. Ce constat découle d’un positivisme nuancé. Il faut d’abord reconnaître que l’entreprise de recodification demeure dans le paradigme positiviste. Deux des objectifs majeurs de la révision du Code impliquaient une consolidation du droit au niveau de sa forme, c’est-à-dire d’une part la résolution des conflits d’interprétation du Code, qu’ils soient doctrinaux ou judiciaires[45], et d’autre part, l’intégration de la législation statutaire en matière de droit civil[46]. Ces deux objectifs reflètent bien l’interprétation du positivisme à travers les codifications, c’est-à-dire la tentative d’unifier le droit, de l’ériger en système, de le rendre cohérent et autonome, de manière à ce que l’on puisse résoudre les problèmes juridiques à partir des sources acceptées et normalisées du droit. Cependant, le troisième objectif de la réforme du droit civil québécois en est un de « réflexion critique » sur ses fondements[47], ce qui présuppose que le droit demeure lié aux considérations de justice et à la façon dont la société interprète les principes de justice. Le professeur Paul-André Crépeau a d’ailleurs exposé avec beaucoup de lucidité cette réalité du droit :
On ne doit pas, pour autant, s’illusionner sur la fonction du droit dans la société. Il convient, en effet, de reconnaître que l’ordre juridique ne sera toujours qu’un pâle reflet de l’ordre moral; il est surtout essentiel de comprendre que, dans une société démocratique et pluraliste, le rôle du droit — et des juristes qui sont appelés à en proposer la reformulation — est de traduire aussi fidèlement que possible ce qu’un peuple, à un moment donné de son histoire, estime devoir être le bien, le juste[48].
Ce n’est donc pas parce que le droit aspire à être complet et autonome qu’il est pour autant indépendant des aspirations morales d’une société. Et c’est en partant du postulat selon lequel le droit doit être en phase avec les valeurs dominantes de la société que le projet de révision du Code civil a vraiment pris forme.
La position du professeur Crépeau est aux antipodes de la conception positiviste pure de la nature du Code civil. En effet, une perspective positiviste pure sur le Code considère les règles de droit commun qui y sont énoncées comme des normes apolitiques qui ne servent qu’à réguler les comportements — ce que l’on pourrait appeler une justice réparatrice. Un code civil, à l’image du pouvoir juridique, serait en ce sens apolitique, c’est-à-dire qu’il laisserait aux autres paliers de gouvernement (exécutif et législatif) le soin de mettre en oeuvre les différentes conceptions du bien. Cette position est bien représentée par les propos de Catherine Valcke, pour qui le Code civil n’est pas un outil juridique approprié pour répondre à des soucis de justice distributive; étant donné sa nature, le Code ne devrait contenir que des principes de justice réparatrice[49]. Son argument est étonnant puisque, selon elle, la justice réparatrice se définit par la protection des libertés négatives, lesquelles impliquent, d’après Valcke, la propriété[50].
Or, et nous le verrons dans la troisième partie de ce texte, aux yeux de la philosophie politique contemporaine (nous nous référons ici d’abord et avant tout à la tradition anglo-saxonne et aux débats entourant les théories de la justice), définir la propriété comme une extension des droits personnels est déjà une prise de position en faveur d’une conception spécifique (et contestable) de la personne et de la justice distributive. Un code civil est toujours l’expression d’une conception historique de la justice. Comme le souligne Crépeau,
le Code civil de 1866 n’était pas l’expression de la Justice éternelle, l’incarnation de la Raison naturelle, mais bien d’une certaine conception de la Justice traduisant certaines conceptions fondamentales : autoritarisme, individualisme et libéralisme. [...]
Ainsi comprise, la notion de Justice ne prend plus le visage d’une notion absolue, transcendante et abstraite; elle tend, au contraire, à se relativiser, à se temporaliser, à traduire une certaine manière de penser, une certaine façon de vivre à une époque déterminée de l’histoire d’un peuple[51].
Les artisans de la recodification du droit commun québécois ont donc tenu pour acquis l’ancrage du droit dans la morale, ce qui a fortement influencé le type de réforme qu’ils ont entreprise dans tous les domaines du droit privé. Cette prise de position n’est pas incompatible avec un positivisme kelsenien, dans la mesure où elle se fonde dans le relativisme (ou du moins, le pluralisme) moral.
Crépeau laisse aussi entendre qu’à chaque époque, les fondements moraux du droit sont définis par leur contexte historique. C’est d’ailleurs l’adéquation entre le droit et la conception actuelle de la justice qui, selon Crépeau, ancre l’autorité du droit sur les citoyens[52]. Si le droit est en contradiction trop prononcée avec les valeurs sociales de son époque, il risque de perdre son ascendant et de tomber en désuétude. Les exemples d’archaïsmes étaient nombreux dans le Code civil du Bas-Canada (« CcBC »), surtout dans les premières années du processus de révision du Code, ne serait-ce que par l’incapacité juridique de la femme mariée[53], l’autorité de la puissance paternelle[54] ou encore les règles strictes des contrats[55]. C’est d’abord et avant tout parce que la conception partagée au sein de la société québécoise de ce qui était juste avait profondément changé que le Code devait être réécrit, afin de l’ancrer aux principes de justice qui animaient la culture québécoise contemporaine. Somme toute, au centre de l’entreprise de recodification se retrouvait l’admission des limites du positivisme juridique et de l’ancrage nécessaire du droit dans la notion plus large de justice.
Parmi les plus gros changements nés des travaux sur la réforme du Code civil[56], la plupart reflètent des changements quant à la conception sociale de l’individu et de ses relations avec les autres. Par exemple, l’introduction de la notion d’autorité parentale en remplacement du concept de puissance paternelle est le produit d’une évolution de la conception de la femme et de la dynamique familiale. De la même manière, le retour de la notion de lésion dans les vices de consentement aux obligations contractuelles découle de la reconnaissance du fait « que le régime d’égalité juridique [qui préexistait] était fondé sur une notion assez abstraite de l’homme »[57]. Les règles qui entourent la constitution de la cellule familiale et les transactions entre les personnes ont toutes leurs racines dans une certaine conception des besoins et capacités de l’individu et, ce faisant, de ce qui est juste et bon pour lui. Ces conceptions évoluent avec la société et le droit se doit de refléter, à différents moments dans l’histoire d’une communauté, ces conceptions partagées. Ce processus est dialectique, dans la mesure où de nombreuses contradictions surgissent entre les règles en vigueur du droit et le vécu de ceux qui en sont sujets, poussant éventuellement le législateur et, par délégation, les juristes, à réécrire les normes de façon à résoudre la contradiction.
C’est cette nature incrémentale de l’évolution du droit qui explique que le travail de recodification n’a pas donné lieu à un grand débat philosophique sur les normes à inclure dans le nouveau Code. Il s’agit en fait d’un corollaire à l’argument selon lequel le droit doit être ancré dans les réalités sociales actuelles :
Il ne s’agit pas de tout bouleverser, mais de tout revoir; de se demander loyalement devant ces phénomènes nouveaux et aussi devant les transformations techniques et psychologiques de la société, ce qui, dans l’Ancien, garde sa force et, parfois, sa vertu, et ce qui gêne l’élaboration de règles et de techniques nouvelles qui pourraient mieux servir l’homme contemporain[58].
On touche ici à la différence fondamentale entre le rôle des juristes et celui des philosophes du droit. Alors que le philosophe recherche la meilleure règle en fonction de critères rationnels et logiques, généralement sans se soucier des contingences telles que le niveau d’approbation de cette règle au sein de la société, il y a dans le droit une obligation d’efficacité et d’applicabilité qui oblige le juriste à se poser la question : quelle est la meilleure règle dans les circonstances actuelles? Cela veut-il veut dire que le juriste doit être indifférent face à la recherche de la meilleure règle dans l’abstrait, ou que le philosophe ne doit pas tenir compte des circonstances historiques, sociales, politiques qui peuvent entrer en contradiction avec l’application de la règle? Au contraire. Chaque discipline gagnerait à dialoguer avec l’autre pour intégrer les considérations philosophiques ou empiriques à son raisonnement. C’est précisément cette étape qui ne semble pas avoir été prise en compte dans le processus de recodification.
Si les juristes québécois se sont livrés à un exercice de réappropriation du droit québécois dans les années 1950 à 1990 en adaptant les règles du passé aux réalités du Québec moderne, ils l’ont fait dans la perspective qui est la leur, c’est-à-dire celle du droit, de sa cohérence interne et de sa pratique. La tâche de tenter de comprendre dans quelle(s) conception(s) de la justice sociale s’ancrent les principes juridiques énoncés dans le droit commun québécois reste donc entière. La pertinence de se consacrer à une telle étude est double. D’une part, de mieux comprendre les raisons pour lesquelles le contenu de nos règles de droit valorise certains comportements ou attitudes plutôt que d’autres nous permet de mieux l’interpréter, et surtout de s’assurer qu’il évolue dans la cohérence. D’autre part, dans la mesure où l’on accepte que le droit soit autonome, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin de références externes à des principes moraux, mais qu’on puisse appliquer et interpréter la loi en ne faisant appel qu’aux principes juridiques, il devrait y avoir un devoir associé de s’assurer d’approfondir notre connaissance des fondements moraux du droit. En effet, il faut non seulement protéger la cohérence du droit avec l’histoire et la société, mais aussi comprendre les racines des conceptions morales qu’il exprime. Il faut s’assurer que, non seulement il reflète les aspirations de la société qu’il gouverne, mais que l’on puisse, au sein de cette société, débattre avec plus de clarté et de cohérence des principes de justice que l’on veut appliquer.
II. Le patrimoine : une conception de la personne et de la propriété
Afin d’initier cette réflexion sur les conceptions morales du droit, nous nous pencherons sur le concept de patrimoine en tant que coeur de la conception de la personne et de la propriété dans le CcQ. Comme tous les autres concepts juridiques qui structurent le Code, et malgré le fait qu’il ait fait couler beaucoup d’encre parmi les juristes, la notion juridique du patrimoine n’a pas reçu beaucoup d’attention de la part des philosophes du droit. Il s’agit pourtant d’un concept au coeur du droit civil privé, qui est intimement lié à une conception du sujet de droit. Nous nous proposons ici d’explorer différentes facettes de cette construction juridique, afin de montrer qu’elle véhicule une conception historiquement et philosophiquement chargée de l’être humain et de la société dans laquelle il évolue. Nous en viendrons ainsi à nous questionner sur les incidences de la notion de patrimoine sur la conception de la justice sociale telle qu’elle se manifeste dans le droit québécois. Notre analyse sera donc à la fois descriptive et normative : descriptive en ce sens qu’elle cherchera à expliciter le contenu de la notion étudiée pour en faire bien voir toutes les ramifications, et normative dans la mesure où, en tentant d’expliciter les racines et les conséquences d’un concept, on en viendra à dessiner l’ébauche d’une critique et à poser les bases d’une réflexion nécessaire sur ses limites, sa pertinence et, éventuellement, son avenir.
Les juristes ont l’habitude d’aborder les fondements du droit d’une perspective historique. Par contraste, notre entreprise ne se veut pas une enquête historique sur les principes qui ont mené à l’élaboration du droit québécois, mais bien des implications philosophiques de la loi telle qu’elle existe aujourd’hui. Bien sûr, le droit ne s’est pas construit sur des principes philosophiques abstraits et n’évolue pas en dehors des considérations sociohistoriques. Une histoire des notions juridiques usuelles peut certainement nous éclairer sur l’idéologie à leur origine et donc sur la théorie de la justice dans laquelle ils s’inscrivent. Cependant, ce serait le rôle d’un historien des idées ou du droit de faire une recherche des origines des concepts. Le rôle du philosophe du droit est plutôt d’évaluer les conséquences normatives de l’emploi de certains concepts plutôt que d’autres. La centralité de la notion de patrimoine dans le droit québécois est le produit de l’histoire du droit québécois, hérité du droit français, qui lui-même a des racines dans le droit romain. Mais le patrimoine est aussi une notion juridique actuelle qui a un impact sur la structure générale du CcQ, sur les sujets de droit auxquels il s’impose et, par extension, sur l’ensemble de la société québécoise.
La distinction entre droit privé et droit public tend à obscurcir les effets que produit l’emploi des concepts de droit privé sur la justice sociale. En effet, puisque le droit privé porte sur les relations entre personnes et que le droit public porte sur la relation entre l’État et les personnes, et étant donné la prédominance du paradigme actuel de l’État-providence[59], il existe une tendance qui considère que les questions de distribution des ressources, d’équité, de partage et de justice sociale se posent uniquement dans le contexte du droit public[60]. Les domaines du droit constitutionnel, du droit administratif et du droit du travail, par exemple, apparaissent plus naturellement comme les lieux où se jouent les enjeux de justice sociale[61]. Or, en ce sens, le qualificatif « privé » qui décrit les normes de droit contenues dans le CcQ est trompeur, tout autant que l’est la distinction typiquement civiliste entre le droit privé et le droit public.
C’est la position qu’a défendue Kelsen, pour qui la distinction entre droit privé et droit public est artificielle puisque l’utilisation du rôle de l’État dans la création des normes comme critère de délimitation n’est simplement pas pertinente. En effet, l’illusion selon laquelle le droit privé serait généré par la mise en oeuvre des volontés individuelles qui produisent de façon autonome les normes auxquelles elles se soumettent sert une fonction essentiellement idéologique, c’est-à-dire qu’elle entretient
l’idée que la domination politique n’existe que dans le seul domaine du droit public [...], qu’elle est au contraire tout à fait étrangère au droit privé. [...] Cette distinction radicale entre une sphère juridique publique, qui serait politique et une sphère juridique privée, qui serait apolitique, tend à empêcher que l’on s’aperçoive que le droit « privé » créé par voie de contrats entre particuliers est un théâtre de domination politique tout autant que le droit public créé par la législation et par l’administration[62].
Cette domination politique dans la sphère privée découle du fait que la création de ces normes juridiques individuelles demeure conforme au système économique capitaliste[63], c’est-à-dire qu’elles se créent dans le contexte de normes supérieures qui encadrent leur production et perpétuent l’organisation sociale et économique en place. La propriété privée, les contrats, la responsabilité civile sont tous autant de concepts de droit privé qui maintiennent en place un régime d’échanges socioéconomiques déterminé.
Par ailleurs, le droit privé résulte du même processus politique que le droit public : il est adopté par un pouvoir législatif gouvernemental. Ce faisant, les modifications au droit privé ont un impact politique réel. Par exemple, au Québec, l’acquisition de la capacité juridique par la femme mariée en 1966 a changé le droit privé, mais a aussi bouleversé la structure de la société québécoise. De la même manière, en matière d’obligations contractuelles, l’adoption de règles concernant la lésion pour majeurs dans le CcQ[64] sert à contrebalancer les inégalités de fait entre les acteurs juridiques qui concluent un contrat. Il s’agit clairement d’une mesure de justice sociale au sein du droit privé. Ces exemples montrent bien que la distinction entre droit privé et droit public est artificielle, puisqu’elle trace une limite entre le politique et le privé qui, dans les faits, est très difficile à justifier[65]. Si les concepts de droit privé structurent la sphère privée, il n’en demeure pas moins qu’ils façonnent de façon très concrète la société dans son ensemble. Les fondements du droit québécois, hérités du droit français, structurent en profondeur la façon dont l’individu évolue dans les institutions sociales et politiques normées par le droit, sur la distribution des ressources au sein de la société et sur la façon dont on conçoit les rapports sociaux et les devoirs qui leur correspondent. L’un de ces fondements est l’interprétation et l’usage du concept de patrimoine[66].
La notion de patrimoine est au coeur de l’édifice du Code civil et du droit civil en général. Elle définit en grande partie les principes qui fondent le sujet de droit et ses rapports avec le monde extérieur, qu’il s’agisse des objets qu’il s’approprie ou des liens qu’il tisse avec autrui[67]. Le concept de patrimoine est à la fois une définition de l’individu dans le droit (chaque personne possède un patrimoine, les droits sont soit patrimoniaux ou extrapatrimoniaux), un agrégat liens sociaux encadrés par le droit (les obligations, la succession, le patrimoine familial) et un cadre pour la conception de la distribution des biens matériels (il implique une conception de la propriété et du rapport aux biens). En ce sens, il est un élément clé pour comprendre les présupposés philosophiques au coeur du système civiliste. Nous nous intéresserons donc, dans un premier temps, à la façon dont le patrimoine structure la conception du sujet de droit au coeur du droit québécois (II.A.). Nous montrerons que le patrimoine est l’expression du droit subjectif, en révélant la dimension économique du sujet de droit (II.A.1.) ainsi qu’en permettant la reconnaissance de la puissance de sa volonté (II.A.2.). Dans un deuxième temps, nous nous questionnerons sur la façon dont la notion de patrimoine structure les rapports sociaux (II.B.), d’abord par la façon dont il introduit la propriété privée dans le droit (II.B.1.) et ensuite par le rôle qu’il joue dans les obligations entre personnes (II.B.II.). Enfin, nous offrirons un aperçu des critiques de la théorie subjectiviste du patrimoine, par le biais notamment de la notion de « patrimoine d’affectation » (II.C.).
A. Une conception du sujet de droit
La théorie classique du patrimoine a été marquée par le célèbre exposé de Aubry et Rau, qui en font un corollaire de la personnalité juridique[68]. C’est d’ailleurs sans doute cette conception qui a donné lieu à la structure actuelle des deux premiers articles du CcQ : alors que le premier article proclame que « [t]out être humain possède la personnalité juridique », le deuxième stipule que « [t]oute personne est titulaire d’un patrimoine »[69]. À de nombreuses reprises, Aubry et Rau identifient le patrimoine à la personnalité, spécifiant qu’il est un « bien inné » de la personne[70]. Ce patrimoine, c’est « l’ensemble des biens d’une personne, envisagé comme une universalité de droit »[71]. Il comprend un actif et un passif, c’est-à-dire qu’il tient compte de la personne en tant que créditeur et débiteur. Il s’agit donc d’une conception éminemment économique de l’individu. L’exposé logique d’Aubry et Rau, ancré dans la rationalité abstraite propre au droit français, est en fait une exposition des fondements moraux et philosophiques de la théorie générale du droit des biens et même, le point de départ de l’ensemble des relations juridiques qui figurent au Code[72]. Elle enracine le pouvoir individuel d’acquisition et de disposition des biens tout autant qu’elle permet de traduire en termes économiques les responsabilités morales, telles qu’elles sont traduites sur le plan juridique, encourues par la personne. La théorie du patrimoine est donc la charpente de la notion de sujet de droit dans le contexte civiliste, puisque, d’une part, elle crée une adéquation entre la personne et son pouvoir économique et, d’autre part, elle donne naissance aux moyens matériels de rendre compte de la volonté et de la responsabilité de la personne, en mettant au jour le concept de propriété. En ce sens, le patrimoine, ou du moins, l’interprétation qu’en font Aubry et Rau et qui demeure encore aujourd’hui la plus influente et répandue[73], consacre une conception individualiste et subjectiviste du droit, où la personne est au centre de l’édifice juridique, puisqu’elle est tout autant à l’origine des concepts primaires de biens et d’obligations qu’elle en est la finalité.
1. La nature économique du patrimoine : une combinaison de l’être et de l’avoir
Le patrimoine a deux principales fonctions théoriques dans la structure du droit civil : dans un premier temps, il explique la transmission universelle des biens aux héritiers après le décès de la personne et, dans un deuxième temps, il justifie la responsabilité générale et illimitée des débiteurs face à leurs créditeurs[74]. En associant l’être de la personne à son avoir, le patrimoine invente une histoire économique de la personne selon laquelle ses avoirs (ses biens) présents et futurs se combinent pour créer un symbole permanent de la capacité de l’individu à être propriétaire, débiteur ou créditeur, bref, à être un acteur économique. Ce faisant, le patrimoine donne la possibilité d’évaluer en tout temps les biens dont la personne est ou sera propriétaire. C’est ce qui explique que l’actif et le passif du patrimoine peuvent être transmis intégralement aux héritiers de la personne[75], ainsi que le fait que les créditeurs puissent aller puiser dans le patrimoine du débiteur afin qu’il réponde de ses dettes[76]. Cette construction unitaire permet de constituer un gage commun à même la personnalité juridique, puisque toute personne possède un patrimoine. Ce rôle de gage commun est fondamental : les biens dont la personne est propriétaire perdent, au sein du patrimoine, leur individualité pour constituer essentiellement une possibilité de contracter des dettes. C’est cette nécessité de permanence et d’unification des parties constituantes qui font du patrimoine une universalité indivisible et indestructible.
Aubry et Rau spécifient qu’« en théorie pure, le patrimoine comprend tous les biens indistinctement, et notamment les biens innés, et les biens à venir »[77]. Par « biens innés », les auteurs font référence aux droits tels que le droit à la vie privée, le droit à l’intégrité et autres droits reliés à la dignité de la personne, ce que l’on appelle maintenant les droits de la personnalité[78]. Ils spécifient d’ailleurs en note de bas de page que c’est cette inclusion théorique des droits innés dans le patrimoine qui justifie que leur violation appelle une réparation pécuniaire[79]. Cependant, le droit civil français (et à sa suite le droit québécois) a retiré ces droits de la personnalité du patrimoine, créant ainsi des droits extrapatrimoniaux, soit un ensemble vide au coeur du patrimoine. La raison en est que, même si leur lésion peut être monnayée, leur propriétaire n’a pas, comme c’est le cas avec les droits patrimoniaux, le pouvoir de les aliéner. Au Québec, les droits de la personnalité sont énumérés à l’article 3 du Code civil[80]. Le deuxième alinéa de l’article 3 précise que ces droits sont incessibles, d’où leur caractère extrapatrimonial.
La fiction de la distinction entre les droits patrimoniaux et les droits extrapatrimoniaux contribue à créer une idée dualiste de la personne, où l’être et l’avoir seraient deux volets complémentaires, mais moralement distincts du sujet de droit[81]. Tout se passe comme si on avait voulu retirer du monde économique certains attributs moraux que l’on reconnaît à la personne humaine et qui participent de sa dignité en tant que personne. Toutefois, cette origine morale des droits extrapatrimoniaux semble pervertie lorsque l’on constate qu’ils sont aussi attribués à la personne morale[82]. Il devient alors moins évident de comprendre sur quelle base certains droits échappent au patrimoine, puisqu’on ne peut plus fonder cette exception sur la spécificité morale de la nature humaine, à moins de comprendre la personne morale comme un calque de l’être humain, possédant une rationalité et donc une forme de « dignité » similaire[83]. La transmission des droits de la personnalité aux héritiers participe aussi à remettre en cause le fondement des droits extrapatrimoniaux, puisqu’ils suivent alors non pas la personne — qui est décédée —, mais bien le patrimoine qui, lui, est transmis aux héritiers.
Par ailleurs, de nombreux exemples viennent bouleverser la distinction entre droits patrimoniaux et droits extrapatrimoniaux, dans la mesure où plusieurs droits de la personnalité sont, dans les faits, susceptibles d’être aliénés au moins partiellement comme, par exemple, le droit à l’image[84]. De fait, ces exemples viennent confirmer, d’une certaine façon, la thèse d’Aubry et Rau selon laquelle, du moins sur le plan théorique, le patrimoine contient les droits de la personnalité. Malgré l’existence de droits dits extrapatrimoniaux, le patrimoine demeure une fiction qui unit entièrement l’être et l’avoir, l’un ne pouvant aller sans l’autre.
Le concept de patrimoine met donc au jour le sujet de droit en tant qu’individu naturellement et intrinsèquement économique. En effet, le patrimoine ne représente rien d’autre que la valeur pécuniaire associée à la personne[85]. Le sujet de droit au coeur du Code civil (autant québécois que français) est donc d’abord et avant tout le sujet d’une économie d’échanges, le propriétaire d’une quantité de biens et de droits monnayables. La présence de droits de la personnalité extrapatrimoniaux n’altère pas fondamentalement ce portrait : si la plupart des droits de la personnalité sont techniquement incessibles, leur violation a une conséquence sur le patrimoine, puisqu’ils engendrent la possibilité de réclamer des dommages-intérêts. La nature économique du sujet de droit titulaire d’un patrimoine est d’autant plus frappante que le patrimoine fonde l’idée de propriété privée en droit civil. Nous y reviendrons plus en détail sous peu, mais en unifiant la chose et la personne, en les fusionnant dans un ensemble qui consacre la propriété privée, le patrimoine pose les bases des attributs de la propriété[86]. De ce fait, il consacre un régime économique spécifique et fonde les institutions juridiques qui le rendront possible.
2. Le patrimoine comme volonté en puissance
Si la conception économique de l’individu joue un rôle si essentiel dans le Code civil, c’est parce que le pouvoir économique y est conçu comme l’expression d’un élément fondamental de la nature humaine : la volonté de la personne. La prédominance de la conception volontariste de la personne est cohérente avec l’approche individualiste et subjectiviste d’inspiration kantienne qui fonde les principes actuels du droit civil[87]. Par conséquent, le principe de l’autonomie de la volonté est l’un des éléments cruciaux de définition de la personne dans le Code[88]. Cette caractéristique est probablement la plus saillante dans le droit des contrats, où la création des normes juridiques privées se fonde sur l’accord des volontés des parties au contrat[89]. Elle se trouve aussi au fondement du droit des obligations extracontractuelles, où la persistance de la notion de faute exprime le lien logique entre la volonté et la responsabilité[90]. Règle générale, le fait qu’on ne puisse être civilement responsable que si l’on a commis une faute implique que la responsabilité ne peut qu’émaner d’une utilisation jugée moralement répréhensible sur le plan de la volonté individuelle. La possibilité d’une faute de négligence n’est pas, comme on pourrait le croire, un contre-exemple à cette conception volontariste de la faute. Si on peut commettre une faute sans en avoir l’intention (et donc sans acte positif de volonté), c’est que le droit présuppose que dans cette situation, une personne raisonnable aurait manifesté une certaine volonté morale et posé un acte qui aurait pu prévenir le préjudice. De même, la responsabilité civile pour les objets, les mineurs ou les employés n’a de sens que dans la mesure où l’on suppose que la personne a le pouvoir d’exercer sa volonté de manière à éviter le préjudice subi par le biais de la chose ou la personne sous son contrôle[91]. L’exception de la force majeure énoncée à l’ar-ticle 1470 CcQ montre bien que la notion de contrôle joue un rôle important dans la conception de la responsabilité civile. La volonté individuelle n’est donc pas uniquement un pouvoir de la personne, elle s’érige aussi parfois en devoir. Dans tous les cas, elle est la source des obligations juridiques[92].
La conception de la volonté qui traverse le Code est — à l’instar de la tradition philosophique qui l’a vu naître — rationaliste. En effet, l’autonomie de la volonté se justifie par l’idée kantienne selon laquelle le sens moral découle de l’aptitude à la rationalité. Cette domination du rationalisme apparaît autant dans la possibilité de se lier par contrat que dans l’évaluation de la faute qui mène à la responsabilité civile. Dans les deux cas, la rationalité individuelle est présupposée au sein de l’acte de volonté qui engendre l’obligation juridique. Une telle vision des actes juridiques laisse de côté le contexte social, politique, culturel ou simplement circonstanciel contre lequel la volonté s’exerce pour se concentrer sur la responsabilité individuelle, justifiée par l’aptitude à la rationalité que l’on présuppose chez la personne juridiquement capable. Cette conception rationaliste de la volonté est d’ailleurs confirmée par les limites de la capacité juridique. La capacité juridique est aujourd’hui présumée chez tous[93], mais la capacité d’exercice peut être restreinte pour les mineurs et les majeurs inaptes[94]. Cette restriction est due, entre autres, à la présomption que ces personnes ne possèdent pas les facultés de rationalité suffisantes pour exercer une volonté éclairée. Par exemple, le fait que le mineur soit en mesure d’exercer certains de ses droits selon les circonstances dépend entre autres de sa faculté de discernement[95]. L’inaptitude du majeur, elle, ne découle pas nécessairement de son état mental, puisque l’incapacité physique à exprimer sa volonté peut en être un motif[96]. Cependant, les suites « d’une maladie, d’une déficience ou d’un affaiblissement dû à l’âge qui altère [l]es facultés mentales » peuvent mener à l’inaptitude, dans la mesure où l’on suppose que ces événements inhibent la capacité à exprimer une volonté réelle[97]. La volonté n’est donc considérée authentique que lorsqu’elle est l’expression d’une conception historique de la rationalité « normale » humaine.
Le patrimoine est, dans le Code civil, le moyen d’expression de la volonté et, par conséquent, de la rationalité et de l’indépendance des individus. C’est par l’aliénation des biens (la capacité d’aliénation — l’abusus — liée à la propriété), et l’utilisation du patrimoine à titre de gage pour engager sa responsabilité contractuelle ou civile que la personne met juridiquement en oeuvre sa volonté. Parce que le patrimoine lui permet d’être propriétaire, de s’engager dans un contrat, de répondre de ses obligations civiles, le patrimoine donne au sujet de droit son pouvoir juridique effectif. Le fait que chaque personne soit titulaire d’un patrimoine est donc une façon de représenter la potentialité de la mise en oeuvre de sa volonté. La personne est engagée dans tous ses rapports juridiques par la médiation de son patrimoine. Comme l’explique Frédérique Cohet-Cordey, la personnalité juridique ne peut pas exister sans patrimoine, puisque c’est lui qui permet de s’approprier des biens autant que de répondre de ses actes : « [l]es biens et les obligations sont donc intimement liés à la personne, tout comme ils le sont au patrimoine, reflet de la capacité juridique de la personne »[98]. La capacité juridique et le patrimoine sont donc les deux facettes du sujet de droit décrit par le Code civil : la première lui reconnaît le droit d’agir selon sa volonté et la deuxième lui donne la possibilité de la mettre en oeuvre dans ses relations avec les choses et les autres personnes.
En ce sens, le patrimoine est une expression de la volonté en puissance de l’individu et, à travers lui, le droit civil reconnaît une valeur morale au principe de rationalité qui fonde la conception de la capacité juridique. Il participe donc d’une conception de la propriété comme expression de l’indépendance individuelle, c’est-à-dire que, comme concept juridique, il permet à l’individu d’affirmer sa volonté individuelle et donc d’être un agent pouvant poser des actes indépendamment de la volonté des autres.
B. Le patrimoine comme conception des liens sociaux
Si le patrimoine est au fondement d’une conception de la propriété comme capacité d’exercer sa volonté et donc de mettre en oeuvre un idéal d’indépendance individuelle, il trace aussi par le fait même une carte des liens sociaux. Puisque le patrimoine est le moyen par lequel le droit civil conceptualise le rapport de la personne aux choses et à autrui, il façonne d’une manière déterminante les paramètres qui encadrent les rapports sociaux. La conception de l’individu qui est véhiculée par la prédominance du concept de patrimoine dans le droit civil québécois a donc des ramifications importantes dans la façon de considérer le partage des richesses, la distribution des biens et, conséquemment, la justice sociale. Dans la tradition juridique civiliste, deux types de droits patrimoniaux sont distingués : les droits réels, qui font référence au rapport entre la personne et les objets matériels (qui inclut la propriété et ses démembrements) et les droits personnels, qui réfèrent au rapport d’obligation entre deux personnes. Nous suivrons donc la division classique entre droit des biens et droit des obligations, en évaluant d’abord le rapport entre patrimoine et propriété, pour comprendre les liens entre le patrimoine et la propriété privée en droit civil et, ensuite, en s’attardant au rôle du patrimoine dans les obligations contractuelles et extracontractuelles, afin de comprendre comment la notion juridique du patrimoine définit la conception des rapports sociaux.
1. Le patrimoine et la propriété privée
Le droit de propriété est au coeur de la notion de patrimoine. L’article 2 du CcQ, qui consacre le lien entre la personnalité juridique et le patrimoine, ne définit pas ce dernier. En fait, le patrimoine ne figurait pas au Code civil du Bas-Canada. Les rapports du patrimoine aux biens et au droit de propriété demeurent donc des constructions de la doctrine, et ne sont reconnus dans le droit positif que de façon indirecte. Si le patrimoine est « l’ensemble des biens d’une personne »[99], il faut comprendre par cela que le patrimoine est la collection de droits de propriété qu’une personne détient sur des choses. Le terme « bien » suppose la propriété des choses[100], alors que le patrimoine, par l’adéquation des biens à la personne, implique la propriété privée. Une telle conception suppose que, contrairement à ce qu’ont avancé plusieurs auteurs, l’actif du patrimoine n’est pas composé indifféremment de droits et de biens, mais plutôt uniquement de biens[101]. Comme le souligne Muriel Fabre-Magnan, le droit de propriété ne figure pas dans le patrimoine, mais explique la relation au sein du patrimoine entre la personne et la chose[102]. De la même manière, l’actif du patrimoine ne contient pas indistinctement des biens et des droits, mais plutôt, il contient les objets attendus de l’exercice des droits détenus par la personne, qui sont potentiellement des biens[103]. Par exemple, si j’ai conclu un contrat de service pour lequel je dois être rémunérée, une fois que j’ai accompli le geste de service prévu au contrat, mon patrimoine est enrichi de la rémunération attendue pour mon acte. De la même manière, si quelqu’un me porte préjudice en engageant sa responsabilité civile, alors mon patrimoine contiendra l’objet potentiel du droit de réparation que je possède, soit les dommages-intérêts qui me sont dus. Tel que l’explique Fabre-Magnan :
En réalité, l’objet attendu de l’exercice des droits n’est [...] lui-même qu’une chose (de l’argent par exemple), mais seulement en puissance, potentiellement. Ce produit sera réellement une chose lorsque le droit sera réalisé par son titulaire. En attendant sa réalisation, un droit ne figure dans le patrimoine qu’en tant que valeur représentant le produit attendu de ce droit. Ainsi, on peut conclure que le patrimoine ne comprend que des choses, même si ces choses peuvent être de nature et d’origine fort diverses[104].
Le droit de propriété entre donc dans la définition juridique du patrimoine en tant que lien juridique qui unit la personne aux biens qui constituent son patrimoine.
Dans le CcQ, le droit de propriété est défini à l’article 947 : « [l]a propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien, sous réserve des limites et des conditions d’exercice fixées par la loi »[105]. Si l’on comprend le patrimoine comme étant la somme des liens de propriété entre une personne et des biens, cette définition de la propriété nous aide à préciser notre compréhension du patrimoine, puisque ce dernier ne trouve pas de définition dans le Code. Par comparaison avec le CcBC, qui proclamait que la jouissance de la propriété était la « plus absolue » (dans un contexte idéologique hérité de l’histoire du Code Napoléon[106]), la définition actuelle de la propriété est plus ouvertement technique et plus clairement limitée par les règles de droit, bien que la structure même du droit de propriété, notamment dans sa division tripartite entre usus, fructus et abusus, n’ait pas fondamentalement changé depuis la codification de 1866. Le changement de formulation entre le CcBC et le CcQ actuel concernant la propriété est plutôt cosmétique et sert surtout à souligner un état de fait juridique. La propriété n’a en effet jamais été réellement absolue[107], puisqu’elle résulte toujours d’un système juridique qui nécessairement oblige à certaines contraintes sociales pour coordonner les droits de propriété de chacun. Aujourd’hui, l’abus de droit, codifié à l’article 7 CcQ, est une des limites les plus importantes à la propriété[108]. Parmi les restrictions à la jouissance du droit de propriété dans le Code, citons aussi la nuisance, l’expropriation, le droit de passage et le tour d’échelle[109]. Si la propriété n’est pas absolue, malgré tout, elle conserve les caractéristiques de l’exclusivité, puisque la propriété est privée dans la mesure où elle l’est à l’exclusion de toute autre personne[110], et de la perpétuité, dans la mesure où elle n’est pas atteinte par la prescription extinctive[111]. Ce sont ces deux caractéristiques qui consacrent le caractère privé de la propriété dans le système civiliste[112]. La propriété étant exclusive et perpétuelle, elle est donc à l’image du patrimoine unitaire et indestructible. À l’inverse, le patrimoine, dans son interprétation classique subjectiviste, ne laisse de place que pour une conception privée de la propriété, dans la mesure où il la présuppose.
Les modes d’acquisition de la propriété sont aussi instructifs quant à la façon dont se constitue le patrimoine et surtout, le rapport social qui est créé par la propriété privée. La propriété peut être acquise par contrat, par occupation, par possession ou par succession. Nous passerons rapidement sur le contrat, puisque l’on verra plus en détail le rapport entre patrimoine et obligation à la partie suivante. Notons toutefois que le contrat de vente, qui scelle le transfert de propriété par la voie contractuelle, implique l’accord des deux parties au transfert du droit de propriété[113]. Par ailleurs, le contrat de vente présuppose bien sûr qu’il y ait déjà propriété de la part du vendeur, sans quoi la vente est frappée de nullité[114].
Les autres modes d’acquisition de la propriété ont, quant à eux, leurs racines dans la conception jus naturalis de la propriété privée. L’occupa-tion est le mode le plus primaire d’acquisition de la propriété. Pour les res nullius, c’est-à-dire les biens sans maître ou les biens abandonnés, il y a droit de propriété dès l’occupation[115]. Notons que seuls les biens meubles peuvent être acquis par occupation.
La possession, quant à elle, fait aussi appel à la notion de droit naturel d’appropriation. Lorsqu’il y a possession, le délai de prescription acquisitive commence à courir, et à son terme s’acquiert le droit de propriété[116]. En ce sens, le droit québécois garde des traces de l’idée, dans la tradition du droit naturel, selon laquelle l’appropriation passe par l’usage des choses. Pour reprendre les mots du doyen Carbonnier, « [l]’idée générale est que, la propriété étant le droit, la possession est le fait »[117]. Le pouvoir de fait qu’est la possession ne coïncide toutefois pas toujours avec le pouvoir de droit, soit la propriété. La règle générale énoncée par le doyen Carbonnier doit être nuancée, puisque la possession crée elle-même des effets juridiques distincts de la propriété, dont le droit de jouir des fruits et revenus du bien et un droit d’action en cas de dépossession[118]. La protection de la possession par le droit a deux intérêts principaux : un intérêt économique, afin d’éviter la multiplication des biens improductifs délaissés par leurs propriétaires, et un intérêt pour la sécurité des transactions, de manière à protéger les tiers qui entrent en échange avec un possesseur, le croyant propriétaire[119].
Dans la conception civiliste, la possession se divise en deux éléments : le corpus et l’animus. Le corpus réfère au pouvoir physique du sujet sur la chose, son emprise sur l’objet. L’animus, quant à lui, fait référence à l’intention de se comporter en propriétaire de l’objet. Sans cette deuxième composante, si la personne reconnaît l’existence d’un propriétaire (par exemple lors de la location d’un bien), on ne parle plus de possession, mais uniquement de détention. Or, seule la possession enclenche le délai de prescription acquisitive qui mène à la propriété[120]. Pour produire ses effets, la possession doit être « paisible, continue, publique et non équivoque »[121]. Ces critères servent à orienter notre évaluation de la situation de fait qu’est la possession afin de prévoir les conséquences juridiques qui lui sont attachées. La bonne foi peut aussi devenir un critère influençant les règles d’acquisition du bien au terme du délai de prescription[122]. Cette caractéristique morale sert à préserver la domination du droit de propriété. Le possesseur de bonne foi est celui « qui a cru acquérir du véritable propriétaire »[123]. Le possesseur de bonne foi est récompensé par l’acquisi-tion au terme du délai de prescription[124].
Enfin, le moyen d’acquisition qu’est la succession est une des justifications de la notion de patrimoine et, en ce sens, participe de façon incontournable à la compréhension du rapport entre la personne et la propriété. En raison de l’article 625 CcQ, les héritiers sont saisis du patrimoine du défunt. Ce faisant, ils héritent de tous les droits de propriété dont le défunt était titulaire, ainsi que des obligations auxquelles il était tenu — dans les limites de la valeur des biens qui figurent au patrimoine. La survivance du patrimoine à la personnalité juridique découle d’un prolongement du droit de propriété après le décès. En effet, le propriétaire peut faire part par testament de ses volontés quant à la disposition de ses biens après son décès. En ce sens, on reconnaît son pouvoir d’abusus au-delà de sa capacité à jouir du bien. Il y a une certaine dimension de respect de la dignité du propriétaire dans la conception juridique de la succession, autant dans la reconnaissance des dernières volontés que dans l’instauration de règles telles que celles déclarant indigne à succéder quiconque aurait eu un « comportement hautement répréhensible » auprès du défunt[125]. Comme nous l’avons vu plus haut, même les droits d’action découlant des droits de personnalité du défunt sont transmis par le legs. Il y a donc une certaine forme de prolongement de la personnalité juridique du défunt à travers la transmission de son patrimoine.
Si les modes d’acquisition de la propriété définissent les circonstances de la naissance du droit de propriété, encore faut-il savoir quel est son objet. Comme nous l’avons vu plus haut, selon l’interprétation de Fabre-Magnan, le droit de propriété réfère à la relation entre le bien et son propriétaire. Il est donc le lien qui unit le bien à la personne à travers le patrimoine. Toutefois, s’il est généralement accepté que le patrimoine est constitué de tous les biens d’une personne, la définition du terme « bien », quant à elle, porte à confusion. Selon Madeleine Cantin Cumyn et Michelle Cumyn, les rédacteurs du CcQ l’ont utilisé dans trois sens distincts. Le premier est l’emploi comme synonyme de droits patrimoniaux[126]. Il s’agirait, selon elles, du sens juridiquement le plus exact[127]. En effet, il s’agit de la seule définition cohérente avec celle du patrimoine, même si dans ce cas, les deux définitions, celle du patrimoine et des biens, deviennent circulaires. La deuxième acception est celle de droits réels dits principaux, c’est-à-dire de la propriété et de ses démembrements. Les biens seraient donc confondus avec leur droit de propriété[128]. Enfin, dans sa troisième définition, les biens désignent l’objet des droits réels principaux, c’est-à-dire les choses qui peuvent être appropriées. Cette confusion participe aux difficultés de compréhension des effets de l’emploi et de la centralité de la notion de patrimoine. Entre autres, elle laisse ouverte la question de savoir si les droits de créances (ou droits personnels) sont des biens et si, dans ce cas, on peut être titulaire d’un droit de propriété sur un droit personnel[129].
Somme toute, le droit civil définit à travers tous ces concepts une articulation très précise de l’exercice du droit de propriété et de ses objets. La propriété privée est essentielle à la structure du Code et est présupposée par la notion même de patrimoine. L’analyse du droit des biens montre que le droit civil prend position par rapport aux modes d’acquisition de la propriété et aux effets de cette propriété.
2. Le patrimoine et les obligations
Nous avons affirmé plus haut que la notion de patrimoine détermine une conception des liens sociaux. Une des façons les plus évidentes à travers lesquelles cette définition se développe est par l’intermédiaire du concept d’obligation. La relation de la notion de patrimoine à la notion d’obligation peut être considérée selon deux perspectives, puisque le droit personnel implique deux rôles distincts : celui du créditeur et celui du débiteur. De la perspective du créditeur, le lien d’obligation est un droit de créance et un élément constitutif du patrimoine (selon l’idée du droit personnel comme bien). De la perspective du débiteur, l’obligation est la mise sous gage de son patrimoine. Dans les deux cas, l’obligation est toujours nécessairement une situation de tension entre deux patrimoines, puisqu’au moment où elle prend forme, le patrimoine est déjà modifié, bien qu’aucun bien matériel n’ait été ajouté ou retiré de l’un ou l’autre des patrimoines en cause.
Nous avons vu plus haut que la conception rationaliste de la volonté est à l’origine de la théorie des obligations. Outre l’expression de l’autonomie personnelle qu’elle représente, la contraction d’une obligation est aussi une façon de concevoir les rapports sociaux et économiques fondés sur l’idée d’une succession de dettes mutuelles. L’obligation naît du contrat ou de la loi. Dans les deux cas, elle implique l’engagement de la responsabilité du débiteur. Cette responsabilité est mesurée en termes économiques, puisqu’en dernier recours, c’est le patrimoine qui répond de la responsabilité de son titulaire.
Bien qu’en ce sens le droit civil n’aille pas aussi loin que la common law en exigeant une contrepartie (consideration) pour reconnaître la validité d’un contrat, à l’exception du contrat de don, l’obligation contractuelle implique au moins implicitement un échange de biens (« bien » étant ici employé au sens juridique). Le Code civil prévoit qu’une obligation implique au moins une prestation et une cause[130]. Or, la prestation doit porter sur un bien « déterminé quant à son espèce et déterminable quant à sa quotité »[131]. La quantification des obligations demeure donc un prérequis dans le cadre du régime contractuel[132]. Par ailleurs, autant les obligations de nature contractuelle que celles de nature extracontractuelle peuvent donner lieu à la réclamation en dommages-intérêts[133]. Les obligations ont donc toujours une nature pécuniaire. Cette affirmation peut paraître triviale dans la société actuelle, mais les choses n’ont pas toujours été ainsi. Tel que le fait remarquer René Sève, dans l’ancien droit, « la peine même du condamné offrait une certaine satisfaction à la victime, considérait d’une certaine manière que le droit pouvait “accéder” à la personne concrète sans passer par la médiation patrimoniale »[134]. Le fait que les obligations nécessitent toujours l’engagement du patrimoine des parties est une construction juridique, au même titre que la fiction de la rencontre des volontés crée l’obligation contractuelle ou que la faute, combinée au préjudice et à la causalité, détermine la responsabilité civile. La conception subjectiviste du patrimoine sert d’explication à cette quantification des obligations.
Les relations entre les individus et les devoirs qu’ils ont les uns envers les autres sont donc fortement régis par la notion du patrimoine. En effet, en posant les obligations dans une perspective pécuniaire, les obligations viennent figer les rapports de droit dans une relation purement économique. Or, on pourrait imaginer par exemple qu’une conception moins radicalement économique de l’individu permette d’entrevoir les conflits interpersonnels autrement qu’en termes de débiteur et créditeur. En ce sens, le nouveau Code de procédure civile[135], par sa promotion des moyens alternatifs de règlement de conflits, vient déjà poser les bases d’une critique possible de la conception économique des obligations. En effet, on peut imaginer par exemple que, dans une dispute concernant des obligations extracontractuelles, les parties en viennent à une entente satisfaisante qui dépasse la répartition des coûts selon les rôles de débiteur et créditeur. L’importance pour une partie, par exemple, de la reconnaissance de la faute commise par l’autre, peut devenir un facteur majeur — et non pécuniaire — de résolution du conflit.
C. Les critiques objectivistes de la théorie traditionnelle du patrimoine et le patrimoine d’affectation
La notion classique du patrimoine telle que l’ont définie Aubry et Rau ne correspond plus parfaitement au droit québécois. En effet, l’article 2 CcQ spécifie que, contrairement à la théorie classique selon laquelle le patrimoine est indivisible et chaque personne ne possède qu’un patrimoine, « [c]elui-ci peut faire l’objet d’une division ou d’une affectation »[136]. Ce faisant, cet article ouvre la porte à l’introduction de la fiducie (ou « patrimoine d’affectation ») à l’article 1260 CcQ. La fiducie est l’équivalent civiliste du trust en common law. Alors que la fiducie est une nouveauté dans le paysage du droit civil, le trust est partie prenante du droit des biens depuis les origines de la common law. Une des différences majeures qui explique cet écart est que la conception de la propriété en common law diffère grandement de celle du droit civil, la première n’ayant jamais subi de rupture avec ses racines féodales. Alors que le principe de base de la propriété en common law est que tout appartient d’abord à la Couronne, le droit civil a érigé la propriété privée et individuelle en droit fondamental suite à la Révolution française. C’est entre autres ce qui a donné lieu à la particularité de la position subjectiviste qu’a adoptée le droit civil. Dans le contexte du droit civil, la fiducie est donc une dérogation importante à la conception subjectiviste du patrimoine.
Aujourd’hui, dans le CcQ autant que sous le Code civil des Français, la fiducie a trouvé sa place dans le droit civil[137]. Cette intégration ne s’est toutefois pas faite sans heurts conceptuels. Le statut juridique de la fiducie est encore sujet à controverse. Alors que certains considèrent la fiducie comme une obligation sans débiteur, d’autres suggèrent de la « personnifier », « c’est-à-dire d’en faire le sujet des droits et obligations qui la composent »[138]. Dans tous les cas, la fiducie et les autres formes de patrimoines d’affectation ne demeurent que des exceptions à la règle générale, comme le démontre le libellé de l’article 2 CcQ, puisqu’ils sont restreints à « la seule mesure prévue à la loi ». L’étude de la conception classique du patrimoine n’en demeure donc pas moins pertinente et même essentielle pour comprendre le droit québécois actuel. En effet, bien que des remises en question aient eu lieu dans les dernières décennies quant à la pertinence de la notion subjectiviste du patrimoine[139], et bien que ces réflexions aient donné lieu à des changements substantiels du droit positif, la conception subjectiviste du patrimoine n’en demeure pas moins la charpente de l’édifice du droit civil. Son impact est toujours très fort sur la conception des rapports juridiques et a par conséquent une incidence majeure sur les normes sociales qui sont structurées par le droit et qui participent à la conception sociétalede la justice sociale.
III. Les problématiques philosophiques qui émanent de la conception subjectiviste du patrimoine
Le droit a besoin, pour opérer, d’employer des notions, des concepts, qui le définissent. Chacun de ces concepts a une force normative, dans la mesure où il sert à dire le droit. Or, si — du moins dans les juridictions de droit civil — les lois sont le produit d’un processus législatif[140], le vocabulaire du droit est surtout marqué par son histoire et la tradition dans laquelle il s’inscrit. Il n’est bien sûr techniquement pas exclu que le pouvoir législatif change le vocabulaire du droit, et il le fait lorsque ces changements sont nécessaires pour refléter l’évolution sociale[141]. Un des avantages de la codification est que les principes de base du droit doivent être adoptés par le pouvoir législatif et ne résultent pas uniquement, comme c’est le cas en common law, de la volonté et de la perception qu’ont les juges du rôle du droit. Mais, de façon générale, beaucoup des mots employés pour dire le droit ne sont pas le fruit de débats politiques et relèvent plutôt de la technique juridique. C’est le cas de nombreuses notions typiquement civilistes au coeur du CcQ sans lesquelles il serait difficile de penser le droit québécois. Le patrimoine est de ces concepts de droit civil qui est tiré du Code, qui résulte donc d’un processus législatif, mais dont l’utilisation limite l’actualisation des conceptions de la justice sociale sans pour autant avoir donné lieu, au préalable, à une délibération sur les principes de justice qu’il implique.
Nous avons vu en première partie que le droit civil avait tendance à occulter la réflexion proprement philosophique portant sur les concepts qu’elle employait, écartant du même fait la possibilité de porter un regard critique sur les effets normatifs qu’a le vocabulaire juridique sur la conception de la justice promue au sein de la société québécoise. Dans la deuxième partie, nous avons montré que le patrimoine est une notion qui implique de nombreux présupposés quant à la nature de l’être humain et à l’organisation de la société. Le patrimoine est intimement lié à une conception spécifique de propriété et de ses modes d’acquisitions, qui elle-même découle d’une certaine conception de la nature de la personne et de son autonomie. Dans les deux cas, le fait que la personne soit placée au coeur de l’édifice qu’est le Code civil joue un rôle primordial dans la compréhension qu’ont les juristes des enjeux sociopolitiques et moraux qui traversent les dispositions du Code.
Dans cette troisième partie, nous tenterons de situer les conceptions de l’individu et de la société qui sont associées à la notion de patrimoine dans le cadre d’un débat en philosophie politique au sujet de la nature de la propriété. Spécifions d’emblée que notre objectif n’est pas de montrer que le patrimoine doit être interprété d’une seule façon et qu’il a une affiliation philosophique claire; cela serait vain et inutile. Toutefois, il y a certainement lieu de prouver que l’usage du concept de patrimoine exclut certaines conceptions de l’individu et, par conséquent, de la propriété et de la justice. Récemment, dans son livre Property: Values and Institutions, Hanoch Dagan a bien résumé l’opposition entre deux conceptions concurrentes de la propriété, soit la propriété comme indépendance (qu’il qualifie de néokantienne) et la propriété comme interdépendance (celle-là néo-aristotélicienne)[142].
Dans un premier temps, nous exposerons de façon sommaire ces deux conceptions de la propriété, afin de donner une idée d’un des débats de philosophie politique qui a actuellement court concernant la définition et le rôle de la propriété privée. Dans la deuxième partie, nous verrons que la notion de patrimoine telle que l’envisage le CcQ s’inscrit dans une perspective qui considère la propriété comme vecteur de l’indépendance individuelle et que, comme nous l’aurons vu dans la partie précédente, cette approche pose certains problèmes.
A. Les multiples conceptions de la propriété
Nous avons vu dans la partie précédente que le patrimoine est intimement lié à la notion de propriété. En effet, la conception subjectiviste du patrimoine suppose une conception privée de la propriété, dans la mesure où chaque personne possède un patrimoine et où le patrimoine est « l’ensemble des biens d’une personne »[143]. Par ailleurs, la définition de la propriété à l’article 947 CcQ en consacre le caractère privé[144]. Or, la propriété privée telle que la décrit le Code et telle que la rend nécessaire le patrimoine n’est qu’une conception de la propriété parmi d’autres. La propriété est une institution sociale qui est fondée sur certains principes moraux et, par conséquent, elle peut non seulement être l’objet d’un discours juridique, mais aussi d’un discours philosophique. Elle est pourtant, de manière étonnante, le parent pauvre de la philosophie politique, peut-être en raison de la complexité des problématiques qu’elle soulève. Dans les dernières années, il y a toutefois eu un intérêt ravivé pour la justification du droit de propriété et de ses impacts. Entre autres, on peut constater que deux tendances se démarquent : l’une qui tend à concevoir la propriété comme l’expression de l’indépendance individuelle et l’autre qui y voit plutôt l’interdépendance entre les individus.
1. La propriété comme indépendance
C’est en s’inspirant de la philosophie politique de Kant qu’Arthur Ripstein et Ernest Weinrib défendent une conception de la propriété comme expression de l’indépendance personnelle. Ce faisant, ils s’inscrivent dans la tradition libérale qui a vu le jour avec des auteurs comme Locke et Kant et qui demeure vraisemblablement aujourd’hui la plus influente au sein des débats académiques en philosophie politique. La propriété privée est considérée par ces auteurs comme l’expression de la capacité individuelle à se fixer des objectifs et à travailler pour les atteindre : [t]he nature of a property right is structured by the basic requirement of a system of equal freedom in a world in which free persons can use things other than their bodies to set and pursue their purposes[145]. La perspective néokantienne adopte en ce sens une justification classique de la propriété privée. Cependant, elle n’est pas aveugle aux tensions conceptuelles qui naissent d’une telle conception. En effet, si le droit à la propriété privée est essentiel pour garantir l’exercice des libertés individuelles, le caractère intrinsèquement exclusif de ce droit limite nécessairement la possibilité pour les autres de s’approprier les mêmes objets. Ce faisant, il porte atteinte à la liberté d’autrui. En effet, l’acte d’appropriation originel étant unilatéral (excluons ici pour l’instant la façon dont la propriété se transmet aujourd’hui), il revient nécessairement à l’imposition d’une volonté sur celle des autres, de manière à miner l’égalité entre les libertés de chacun[146]. Le droit de propriété est donc aussi un droit de coercition envers les autres, dans la mesure où il donne au propriétaire le pouvoir d’exclure les autres de l’usage de son bien.
La propriété privée n’a pas seulement pour effet pervers de brimer la capacité d’autrui à remplir certains de leurs buts. Le caractère systémique de l’exclusion qu’elle crée asservit carrément les personnes qui y sont sujettes :
Poverty, as Kant conceives it, is systematic: a person cannot use his or her own body, or even so much as occupy space, without the permission of another. The problem is not that some particular purpose depends on the choices of others, but that the pursuit of any purpose does. If all purposiveness depends on the grace of others, the dependent person is in the juridical position of a slave or serf [notes omises][147].
La charité, par exemple, serait donc non seulement insuffisante pour répondre aux problèmes posés par les « effets secondaires » de la propriété privée, mais elle exacerbe la situation de dépendance dans laquelle se trouvent les pauvres. Par conséquent, Weinrib considère que la solution à cette impasse se trouve dans le devoir public d’assistance aux pauvres[148]. C’est à l’État que revient l’obligation de redistribution des biens afin de s’assurer que tous puissent exercer leur autonomie. En effet, d’après Ripstein, la légitimité de la taxation pour la redistribution des richesses est inhérente au droit même à la propriété privée. Ceux qui sont taxés le sont en contrepartie du droit qu’on leur octroie d’exclure les autres de l’usage des biens dont ils sont propriétaire, au nom de l’égale indépendance de chacun. Or, selon le même principe d’égale indépendance, il doit y avoir redistribution des richesses pour que tous puissent exercer leur autonomie[149]. Cette redistribution, selon Weinrib, doit suivre un standard qui n’est pas axé sur le bien-être ou la probabilité, mais bien sur les droits innés des individus, c’est-à-dire sur leur égalité innée ainsi que leur droit à la non-dépendance[150]. Il suit aussi sur ce point Ripstein, pour qui le devoir de l’État est intrinsèquement lié à la protection de l’indépendance de chacun[151]. Il faut voir ici qu’une interprétation large de ces principes autorise une redistribution très vaste des biens. Le tour de force des néokantiens est d’arriver à tirer d’un principe extrême de liberté négative des obligations de redistribution très contraignantes. Ils demeurent malgré tout fidèles à la définition négative de la liberté qui émane de la philosophie morale de Kant dans leur interprétation du rôle de l’État.
Les néokantiens adoptent donc une perspective sur la propriété qui nécessite une « division du travail » entre le droit privé et le droit public[152]. En effet, le domaine du droit privé, qui s’érige sur la propriété privée, protège la liberté individuelle en assurant la possibilité pour les individus d’employer et de disposer de leurs biens et de créer leurs propres normes juridiques, entre autres par le biais du contrat. Le droit public — par le biais de la taxation — vient quant à lui pallier aux faiblesses du droit privé. Son rôle est de protéger l’égalité des libertés en rétablissant l’équilibre des pouvoirs à travers une redistribution des richesses. Comme nous l’avons vu plus haut, dans la première partie de ce texte, c’est à partir de ce point de vue que Catherine Valcke critiquait les nouvelles provisions du CcQ à son entrée en vigueur. Rappelons qu’elle soutenait que les rédacteurs du Code avaient fait l’erreur de tenter d’intégrer des considérations de justice distributive au droit privé, alors que celui-ci devrait normalement se limiter à énoncer une justice réparatrice[153]. Ce faisant, elle défendait l’autonomie du droit privé de la même manière que le font les néokantiens. Nous avons toutefois aussi vu, par la suite, que la distinction entre le droit privé et le droit public portait à confusion dans la mesure où elle ignorait l’impact du droit privé sur la distribution initiale des biens et les rapports sociaux.
C’est d’ailleurs une des trois difficultés soulevées par Hanoch Dagan quant à l’approche néokantienne de la propriété. En effet, non seulement apparaît-il peu probable sur le plan de la réalité politique que le devoir étatique de redistribution des richesses soit rempli adéquatement — la première difficulté —, mais l’approche néokantienne ne tient pas compte de la force normative du régime de droit privé qui, comme le dit très bien Dagan, définit notre compréhension des attentes mutuelles et des interactions quotidiennes entre personnes — la deuxième difficulté. Il serait surprenant de s’attendre à ce que des personnes évoluant sous un régime de droit privé qui leur permet d’agir égoïstement et de ne pas démontrer de solidarité dans leurs rapports interpersonnels reconnaissent soudainement la valeur morale de la redistribution des richesses au moment où le droit public fait son oeuvre et collecte les impôts[154]. Enfin, énonçant une troisième difficulté, Dagan fait aussi très justement remarquer que la redistribution des richesses par l’État ne peut pas réussir à elle seule à faire des pauvres des agents libres et égaux. En les traitant comme des bénéficiaires passifs de l’aide sociale étatique, l’État les traite en tant que personnes dépendantes et échoue à leur redonner leur dignité[155]. Il ne faut donc pas sous-estimer l’impact du droit privé (et donc de la distribution initiale des richesses) sur la justice sociale. Considérer la propriété comme l’expression de l’interdépendance entre les individus plutôt que de leur indépendance permet, à notre avis, d’outrepasser les critiques que Dagan soulève.
2. La propriété comme interdépendance
Contrairement aux néokantiens qui voient la propriété comme l’expression du rapport entre l’individu et la chose, les néo-aristotéliciens l’abordent plutôt comme le coeur du rapport entre l’individu et la communauté. Plutôt que de considérer l’impact de la propriété privée sur les autres personnes prises individuellement, l’approche néo-aristotélicienne considère la communauté comme un tout qui dépasse la somme de ses parties. Dans leur article à ce sujet, Gregory Alexander et Eduardo Peñalver affirment d’emblée, citant Waldron, que tout intérêt pour la question de la propriété est d’abord un intérêt dans la structure économique et politique d’une société, et donc que tout discours sur la propriété porte nécessairement sur l’architecture de la communauté et sur la place de l’individu en son sein[156]. La propriété devient donc un concept qui nous permet de comprendre la dépendance mutuelle de la communauté et de l’individu, ceux-ci ne pouvant, selon ces auteurs, être pensés l’un sans l’autre. Contrairement à la perspective néokantienne, qui valorise l’indépendance individuelle, l’approche néo-aristotélicienne considère que although human beings value and strive for autonomy, dependency and interdependency are inherent aspects of the human condition[157]. Alexander et Peñalver adoptent donc une conception générale de la vie bonne plutôt de souscrire aux approches utilitaristes et libérales (dont l’approche néokantienne) qu’ils qualifient, à la suite de Charles Taylor, de procédurales. Ce faisant, ils préfèrent une approche centrée sur le human flourishing, s’inspirant pour ce faire des travaux de Nussbaum et Sen sur les capabilités[158].
En fonction des principes fondateurs de cette approche, la propriété privée doit être jugée à l’aune de son impact sur ce que les auteurs considèrent comme des motifs d’existence et d’interactions qui constituent la vie bonne[159]. Alexander et Peñalver retiennent, aux fins de leur analyse, quatre capabilités qui définiront la vie bonne : la vie, la liberté, la raison pratique et la socialité (ou l’affiliation). Ils soutiennent que même la capabilité qui semble la plus naturellement solitaire et menacée par les interactions sociales, la liberté, nécessite un contexte institutionnel, social et culturel pour s’épanouir[160].
Selon ces auteurs, c’est la rationalité de chacun qui devrait nous amener à valoriser les autres et à reconnaître leur égal besoin de développer leurs capabilités. Cet argument nous apparaît un peu faible dans la mesure où, tout comme dans l’approche néokantienne, elle mise sur l’égale rationalité de chacun pour fonder la motivation individuelle à la participation au tout que forme la communauté. Or, au-delà de la reconnaissance des mêmes attributs de rationalité chez les autres et donc de leur besoin de développer leur propre autonomie, la reconnaissance de l’importance de l’autre pour le développement de ses propres capabilités (ou sa propre autonomie) apparaît comme un incitatif beaucoup plus puissant à considérer le bien-être de la communauté dans son ensemble. Dans les deux cas, de toute manière, la prise de conscience de l’interdépendance des individus est un point de départ pour penser la propriété à la fois en termes d’outil commun et d’outil personnel pour le développement des capabilités humaines. L’approche néo-aristotélicienne répond en ce sens à la critique de Dagan concernant la propriété comme indépendance, c’est-à-dire qu’elle permet de poursuivre l’objectif de permettre l’exercice de l’autonomie de façon égale pour tous au moment même où on pense à la propriété, soit dans l’établissement des règles de droit privé, et non seulement de façon palliative ou réparatrice à travers le droit public.
Les exemples qu’examinent Alexander et Peñalver pour montrer comment il est possible de tenir compte juridiquement de la propriété comme interdépendance sont tirés de la common law[161]. Dans ces décisions, les juges ont tenu compte du rôle de la propriété dans le développement des capabilités des personnes impliquées dans le conflit. Ce faisant, ils ont interprété la propriété avec plus de souplesse que l’approche traditionnelle et ont tenu compte du rôle de la propriété dans l’épanouissement (flourishing) des parties en cause. Pour ce faire, ils n’ont pas considéré la balance des droits en cause comme un jeu à somme nulle, tel que l’aurait prescrit une conception plus rigide de la propriété comme indépendance, mais ont plutôt tenté de considérer la propriété comme un outil pour équilibrer les relations sociales. Il serait probablement plus complexe d’imaginer comment le droit positif de régimes civilistes pourrait s’adapter à ces nouvelles considérations et modifier ses définitions de base (dont celle de la propriété) en conséquence. Mais cette difficulté ne devrait pas être un obstacle à l’approfondissement de cette réflexion importante.
Dagan paraît plus sympathique à la conception de la propriété comme interdépendance, puisqu’il ne semble lui trouver qu’une faiblesse principale. Ce que Dagan reproche à cette approche, telle que développée par Alexander et Peñalver, est qu’elle limite les possibilités, pour les individus, de choisir de sortir de leurs communautés (the right to exit). Dagan considère, avec raison, que de restreindre la possibilité de s’extirper de ses devoirs envers la communauté est une limitation trop importante à la liberté individuelle. La participation au bien-être de la communauté devrait conserver, au moins en partie, un caractère volontaire pour ne pas devenir « inauthentique » et s’apparenter à l’exploitation[162].
Pour pallier les problèmes des deux perspectives qu’il présente, Dagan propose d’adopter une conception « pluraliste » de la propriété. Son approche semble toutefois être plus méthodologique que substantielle. Plutôt que de tenter de définir une seule conception de la propriété, nous dit-il, les théoriciens qui s’y intéressent devraient plutôt travailler à comprendre le rôle qu’elle joue dans l’épanouissement humain et proposer des réformes lorsqu’elles sont nécessaires[163]. Il ne semble pas en mesure de reconnaître qu’en fait, les objectifs qu’il tente de promouvoir par cette approche seraient mieux servis par l’adoption de la perspective de l’interdépendance pour expliquer la propriété, en donnant toutefois un rôle prédominant à l’autonomie individuelle, comprise comme étant essentiellement liée aux relations sociales qui la permettent. En effet, la perspective pluraliste est d’abord et avant tout une reconnaissance des limitations intrinsèques à la théorie libérale classique de la propriété (reprise par les néokantiens). Elle reconnaît l’importance de l’interdépen-dance entre les individus et la communauté, mais n’est pas prête à laisser tomber la primauté de l’autonomie individuelle. Or, les approches relationnelles de l’autonomie permettent justement de concilier ces deux préoccupations.
La perspective de l’interdépendance reconnaît de la nature relationnelle des droits — dont le droit de propriété —, telle que l’avait suggéré Nedelsky il y a une vingtaine d’années[164]. L’avantage de la perspective relationnelle par rapport à une approche néo-aristotélicienne plus classique, qui s’apparente à la perspective communautarienne, est que l’accent est placé non pas sur la communauté comme entité close qui permet aux individus de s’épanouir, mais sur l’individu qui a besoin de la communauté pour s’épanouir. La nuance paraît peut-être subtile, mais n’en est pas moins importante; dans ce contexte, l’autonomie individuelle demeure la préoccupation centrale de l’édifice normatif que l’on construit. La perspective relationnelle ne pourrait donc pas refuser la possibilité de sortir de la communauté, par exemple. Elle explique toutefois comment la culture politique et sociale au sein d’une communauté peut venir à valoriser la nature relationnelle de l’autonomie, de manière à encourager les comportements de coopération sociale.
Sur le plan du droit, cela signifie la préservation de deux catégories distinctes de droit (privé et public, si l’on veut, bien que ces termes sont tellement connotés aujourd’hui qu’ils pourraient porter à confusion), mais avec une conception de l’individu au coeur du droit privé qui serait plus complète, c’est-à-dire qui tiendrait compte de l’importance de ses relations interpersonnelles et sociales pour son développement et qui favoriserait la coopération et la conciliation plutôt que l’emploi des droits comme symboles de frontière, d’exclusion et d’outil de confrontation.
B. Le patrimoine, le CcQ et les différentes conceptions de la propriété
Les débats philosophiques entourant la question de la propriété privée sont à même de porter un éclairage nouveau sur les concepts centraux du CcQ. En effet, nous le voyons, la propriété privée s’inscrit dans une conception plus large des rapports qu’entretient l’individu aux choses et à la société. Dans le contexte civiliste québécois, la notion de patrimoine définit d’emblée une bonne partie de ces rapports. En effet, la place du patrimoine au sein du Code, ainsi que l’influence de sa structure sur la propriété et sur les obligations, sont des caractéristiques qui peuvent nous permettre de le situer à travers les différents courants de pensée politique. Bien sûr, les nuances de ce positionnement sont certainement sujettes à discussion, tout autant que les limites qu’il entraîne. Cependant, à partir des grandes lignes du débat sur la propriété que nous venons de voir, nous avons déjà des outils pour comprendre certains enjeux découlant de l’adoption d’une conception spécifique de l’individu et de la propriété au coeur du droit.
Nous l’avons vu, le patrimoine est une des notions qui, en droit civil, contribuent fortement à définir les conceptions de l’individu et de la propriété qui servent de fondement au Code civil. Dans le CcQ, l’introduction du patrimoine comme deuxième caractéristique de la personnalité juridique (à la suite de la jouissance des droits civils mentionnée à l’article 1 CcQ) est d’ailleurs loin d’être anodine. Il est même frappant qu’elle précède la mention des droits de la personnalité, dont les droits à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité. On pourrait penser qu’en termes de priorités, définir la personne juridique par les caractéristiques qui lui assurent les conditions minimales du respect de sa dignité aurait pu précéder l’affirmation de sa nature économique. Car l’affirmation selon laquelle « [t]oute personne est titulaire d’un patrimoine »[165] est d’abord et avant tout l’expression du choix du législateur de fonder l’entièreté des règles concernant la personne et ses rapports aux autres dans une conception essentiellement économique. Or, l’économie et les rapports économiques ne sont qu’une des facettes de l’expérience humaine. Le droit, qui sert entre autres à fixer les normes qui serviront à arbitrer les conflits, encadre plus que des relations économiques et a un impact sur plusieurs autres dimensions des conflits (sociales et émotionnelles, par exemple).
La restriction qu’impose l’idée du patrimoine à travers l’imposition de la conception économique de l’individu est d’autant plus grande que cette conception s’insère dans la perspective plus large de l’économie capitaliste. Puisque le patrimoine est constitué de l’ensemble des biens d’une personne et que la notion de biens réfère à la propriété de ceux-ci[166], l’économie dans laquelle se situe le patrimoine est celle qui découle de la notion de propriété qui est définie dans le Code[167], c’est-à-dire une économie de marché fondée sur la propriété privée. En effet, la propriété est définie comme étant de nature privée, en raison de son caractère d’exclusion (qui se manifeste dans les droits d’usus, fructus et d’abusus), et l’existence même du droit privé permet les échanges entre propriétaires ainsi que l’engagement de la responsabilité personnelle à travers la somme des biens d’une personne, soit le patrimoine. Ces éléments sont tous des composantes essentielles de l’économie de marché et des principes économiques capitalistes.
Le patrimoine, comme concept central du droit civil, est donc une notion qui permet au droit civil de prioriser la nature économique de la personne juridique (qui plus est, sa nature capitaliste), par opposition aux autres caractéristiques qui la composent. Nous avons aussi vu, en deuxième partie, que le patrimoine suppose une conception rationaliste de l’individu, qui tend à accorder une grande puissance à la volonté individuelle. Cette approche est non seulement compatible, mais essentielle pour soutenir la conception économique capitaliste de la personne juridique. Un agent économique, dans un système de marchés, est d’abord et avant tout une personne rationnelle, capable de calculer les coûts et bénéfices des transactions dans lesquelles il s’engage. C’est en raison de ces calculs qu’il est à même de participer au marché, un système d’échange basé sur la possibilité pour les personnes d’accomplir des actes libres, volontaires et rationnels.
La propriété telle qu’elle est décrite dans le CcQ vient compléter cette conception économique de l’individu. En effet, dans le Code, tout comme dans l’approche néokantienne que nous avons vue dans la partie III.A.1., la propriété sert à actualiser l’indépendance des personnes. « La propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien » selon l’article 947 CcQ. Le bien y est donc considéré comme le support de l’exercice de la liberté individuelle. Située dans le contexte de l’ensemble du Code et surtout dans le cadre imposé par la théorie subjectiviste du patrimoine, la propriété s’inscrit dans une conception individualiste, rationaliste et volontariste de la personne humaine et juridique. Elle vient donner à l’individu les moyens d’actualiser les facultés principales que le Code lui reconnaît, soient celles de pouvoir prendre des décisions rationnelles et d’agir en conséquence.
La conception subjectiviste du patrimoine, ainsi que la définition de la propriété privée qui se trouve dans le CcQ, a donc des fondements bien ancrés dans la conception libérale de la personne et de ses rapports aux objets tout comme à la société. En ce sens, ces fondements permettent d’envisager la mise en oeuvre des principes défendus par les néokantiens, dont l’obligation étatique de redistribution les richesses par l’entremise de la taxation. En effet, comme le montrent Ripstein et Weinrib, si la propriété privée se justifie par la maxime kantienne selon laquelle tous les êtres humains sont des fins en soi — et donc que l’exercice de leur autonomie est essentiel au respect de leur dignité — il est nécessaire de s’assurer que le système de propriété privée n’asservisse pas certaines personnes au bénéfice d’autres, auquel cas la justification s’effondrerait[168]. Selon cette interprétation, les principes du Code porteraient donc en eux les germes d’une obligation étatique (et donc politique) extrêmement importante. Si l’on persiste à vouloir tracer une frontière entre le droit privé et le droit public, les réflexions de Ripstein et Weinrib deviennent non seulement pertinentes, mais extrêmement importantes pour la société québécoise.
Toutefois, nous l’avons vu, la séparation entre droit privé et droit public tend à occulter la présence très claire de conceptions de la justice dans le droit privé. C’est ce qu’a reconnu le professeur Crépeau quand, lors de la révision du Code civil, il a affirmé que l’ancien Code de 1866 « n’était pas l’expression de la Justice éternelle, l’incarnation de la Raison naturelle, mais bien d’une certaine conception de la Justice traduisant certaines conceptions fondamentales : autoritarisme, individualisme et libéralisme »[169]. Il ne faudrait pas être naïf et penser que le Code actuel a réussi à transcender les idéologies pour devenir l’incarnation d’une Justice plus pure. Toutefois, sa réécriture a donné lieu à la prise en compte de certaines limites du libéralisme. Par exemple, en responsabilité contractuelle, la réglementation des contrats nommés a eu pour but de corriger certains déséquilibres entre les parties. Il en va de même de l’introduction de la notion de lésion chez les majeurs[170].
Par ailleurs, indépendamment des changements qui ont pris forme dans le nouveau Code, il y a moyen d’observer certains concepts du droit civil à travers un prisme différent. C’est le cas, entre autres de la propriété. Si le Code adopte assez clairement une conception individualiste de la personne et, par conséquent, l’approche de la propriété comme indépendance, les réalités constatées par les auteurs qui conçoivent la propriété comme l’expression de l’interdépendance entre les individus et la communauté peuvent y avoir écho. En effet, comme le montre très bien Fabre-Magnan,
[l]’idée même d’un lien juridique direct qui ne concernerait qu’une personne et une chose — définition classique des droits réels et, notamment, de la propriété — est absurde. Un lien juridique ne peut unir (réunir) que deux ou plusieurs personnes. Sur une chose il est possible d’avoir un pouvoir, et même un pouvoir juridiquement protégé, mais le lien juridique institué par cette protection concerne et implique nécessairement autrui. La propriété, comme tous les droits, est un lien social [italiques dans l’original][171].
Dans ce passage, Fabre-Magnan, qui tente de démontrer que l’opposition doctrinale classique entre les droits sur une chose et les droits personnels doit être revue, rejoint les conclusions tirées par Alexander et Peñalver, selon lesquels tout discours sur la propriété est nécessairement un discours sur la société. Ce faisant, Fabre-Magnan affirme, avec Durkheim, que même dans sa définition actuelle, la propriété se définit beaucoup plus par son caractère d’exclusion que par toute autre caractéristique — c’est-à-dire négativement. En ce sens, l’appropriation est le retrait de la chose de l’usage commun[172]. Cette perspective sur la notion de propriété suppose que les objets appartiennent initialement à tous, et non à personne. Bien qu’elle n’ait pas d’assises juridiques suffisantes pour être considérée comme un principe du droit positif, dans le cadre du CcQ, cette présupposition n’a rien de bien révolutionnaire, puisque les biens sans maître qui ne sont appropriés par personne appartiennent généralement aux municipalités ou à l’État[173]. On voit donc que même dans la perspective libérale du Code, une certaine conception du caractère commun de l’objet non approprié persiste et, ce faisant, une forme de reconnaissance de la communauté derrière les personnes.
Malgré tout, la perspective libérale telle qu’elle est adoptée dans le Code limite la possibilité de concevoir juridiquement la pluralité des rapports sociaux qui sont définis par la propriété, entre autres parce que la conception de l’individu qui y est centrale est très mince. Elle se limite à considérer l’individu comme titulaire de droits et de responsabilités économiques (le patrimoine) et à lui conférer des droits extrapatrimoniaux plus directement liés à sa dignité proprement humaine. Si le patrimoine, en droit civil, est un concept très utile afin de comprendre ces limitations, il n’est toutefois pas en lui-même la raison pour laquelle le Code adopte une telle posture face à la personne et à la propriété. En common law, le concept de patrimoine n’existe pas et pourtant, les principes qui animent la conception des rapports juridiques entre personnes et qui fondent la propriété privée sont assez similaires. Les obligations contractuelles et les délits engagent la responsabilité financière de leurs auteurs, par exemple. Le patrimoine n’est donc pas la cause de l’adoption d’une telle posture face à la conception individualiste de la personne et de la propriété, mais bien son effet.
L’apparition du patrimoine d’affectation dans le CcQ a montré que le concept de patrimoine pouvait avoir une seconde vie et servir une autre conception du rapport entre individu et propriété. Selon la justification libérale classique du rattachement du patrimoine à la personne, le patrimoine exprime le passage de l’objet au statut de bien par sa contribution aux fins poursuivies par l’homme. Or, pour les partisans du patrimoine d’affectation, « les fins étant multiples, une théorie unitaire du patrimoine ne saurait suffire »[174]. Il reste à voir si cette approche du patrimoine est à même de pouvoir répondre aux critiques de la conception libérale de la propriété, dont celles qui ont été énoncées par les tenants de l’approche de la propriété comme interdépendance. Mais on peut déjà constater que les concepts traditionnels peuvent évoluer. Et les débats philosophiques sont à même de participer à cette remise en question nécessaire des fondements du droit civil québécois.
Conclusion
Tenter de réconcilier les préoccupations de la philosophie politique et du droit n’est pas une mince tâche. Alors que la philosophie cherche à définir des principes de justice partagés par tous, de manière à pouvoir identifier des principes pouvant fonder une société juste, le droit se doit, pour fonctionner, d’arrêter ces principes, de poser des règles et de nuancer leur application en fonction des aléas, des incohérences et des ambigüités de la vie vécue. Dans un monde parfait, on ferait de la philosophie avant de faire le droit. On rechercherait les principes de justice, on les identifierait, puis, dans une deuxième étape, on créerait des lois, de manière à rendre compte de cette conception idéale de la justice. Le problème est que le travail de la philosophie n’est jamais accompli, toujours à poursuivre, et entre-temps, il faut bien des lois pour vivre en société (et, accessoirement, y faire de la philosophie). Faire de la philosophie du droit, c’est donc se retrouver écartelé entre l’attachement à des idéaux de justice et la brutalité de l’existence nécessaire du droit actuel.
Il n’empêche que la philosophie est un outil incomparable pour dévoiler les présupposés moraux et politiques qui sous-tendent le droit. Ces postures idéologiques se manifestent à travers l’usage d’un vocabulaire normativement chargé. Nous avons un devoir de ne pas ignorer cette toile sur laquelle prend forme notre droit, ne serait-ce que par souci d’intégrité. Cette quête a aussi un caractère démocratique très important : en se rendant capable d’articuler les principes moraux et politiques qui fondent le système juridique, on se donne les moyens d’entrer dans un véritable débat démocratique sur les principes de justice que la société souhaite adopter. L’énonciation des normes actuelles est la première étape afin de permettre une délibération ouverte et fructueuse sur les normes de la société de demain. L’exercice démocratique ne peut se faire sans une analyse approfondie des institutions actuelles. Les institutions juridiques n’y font pas exception. De par leur nature, elles jouent un rôle fondamental dans l’organisation et la structure des rapports sociaux. Les contours tracés par le vocabulaire juridique doivent donc être compris et débattus. Le CcQ regorge de richesses pour qui veut bien se lancer dans le projet de comprendre les principes philosophiques qui animent le droit québécois. Reste à entreprendre cette tâche avec rigueur et à convaincre la communauté juridique, comme le reste de la société, à s’intéresser aux conclusions qui en seront tirées.
Appendices
Notes
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[1]
Voir Jean-Pascal Chazal, « Philosophie du droit et théorie du droit, ou l’illusion scientifique » (2001) 45 Arch phil dr 303 aux pp 306−07.
-
[2]
Voir ibid aux pp 308−09.
-
[3]
Ibid aux pp 312−16. C’est aussi ce que laisse entendre Michel Troper dans son dialogue avec Alain Renaut, « Droit des juristes ou droit des philosophes ? » dans Pierre Bouretz, dir, La force du droit : Panorama des débats contemporains, Paris, Esprit, 1991, 229 à la p 236.
-
[4]
Selon Chazal, il y a une assimilation des thèses jusnaturalistes et de la philosophie du droit. Ce serait d’ailleurs en raison de cette proximité que Kelsen aurait choisi « l’expression théorie pure pour décrire sa démarche » (Chazal, supra note 1 à la p 313).
-
[5]
Renaut et Troper, supra note 3 aux pp 236−37.
-
[6]
Pensons entre autres à Joel Feinberg, Martha Nussbaum, Catharine A MacKinnon, Arthur Ripstein et Jeremy Waldron, entre autres.
-
[7]
Voir par ex Catharine A MacKinnon, « Feminism, Marxism, Method, and the State: Toward Feminist Jurisprudence » (1983) 8:4 Signs 635.
-
[8]
En France comme au Québec, dans le monde universitaire, les philosophes du droit se trouvent dans les départements de philosophie et n’ont que peu d’écho dans les facultés de droit. Or, aux États-Unis, cette ligne est moins claire, puisqu’il y a de nombreux philosophes au sein même des facultés de droit. Il s’agit d’une différence majeure qui semble émaner de la culture propre à la common law.
-
[9]
Chazal, supra note 1 à la p 316.
-
[10]
Cette opposition est l’objet de l’échange entre Renaut et Troper, supra note 3.
-
[11]
Voir Chazal, supra note 1 à la p 319 : « Mais, en se coupant de la philosophie générale, le juriste qui réfléchit sur le droit rétrécit inopportunément son champ d’investigation. L’exclusion de toute métaphysique est aussi critiquable que l’abus de métaphysique ».
-
[12]
Hans Kelsen, Qu’est-ce que la justice?, traduit par Pauline Le More et Jimmy Plourde, suivi de Droit et morale, traduit par Charles Eisenmann (extrait de Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962), Genève, Markus Haller, 2012.
-
[13]
« Il n’est possible de justifier le droit positif par la morale que si l’on admet qu’il peut y avoir contrariété entre normes juridiques et normes morales, si, comme un droit moralement bon, il peut exister un droit moralement mauvais » (ibid à la p 118).
-
[14]
Ibid à la p 121.
-
[15]
Ibid à la p 122.
-
[16]
Voir Emmanuel Kant, Métaphysique des moeurs, traduit par Joëlle et Olivier Masson dans Oeuvres philosophiques : Les derniers écrits, t 3, Paris, Gallimard, 1986 à la p 478 :
Ce qui est de droit (quid sit juris), c’est-à-dire ce que disent ou ont dit les lois en un certain lieu et à une certaine époque, [le logicien] peut bien l’indiquer; mais quant à savoir si ce qu’elles voulaient était également juste et quel est le critère universel auquel on peut reconnaître en général le juste aussi bien que l’injuste (justum et injustum), cela lui reste caché s’il n’abandonne pas pour un temps ces principes empiriques, s’il ne cherche pas la source de ces jugements dans la simple raison [...] afin d’établir le fondement d’une législation positive possible.
-
[17]
À ce sujet, dans une conclusion d’une analyse de la justice chez Aristote, Villey conclut que « [l]’idée du droit est la fille de l’idée de justice, mais désormais fait chambre à part » (Michel Villey, Philosophie du droit, t 1, 3e éd, Paris, Dalloz, 1982 à la p 73).
-
[18]
Voir Ronald Dworkin, Law’s Empire, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 1986.
-
[19]
Georges Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955 à la p 413.
-
[20]
Voir par ex Dobson (Tuteur à l’instance de) c Dobson, [1999] 2 RCS 753, 174 DLR (4e) 1. Dans ce jugement, la Cour a rejeté un recours en négligence contre une mère enceinte qui a accouché d’un enfant souffrant de paralysie cérébrale suite à un accident de voiture où elle conduisait. Les considérations de politique publique ont joué un rôle particulièrement important dans les jugements concernant les obligations en common law (voir par ex Home Office v Dorset Yacht Co Ltd, [1970] UKHL 2, [1970] AC 1004; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c Norsk Pacific Steamship Co, [1992] 1 RCS 1021 à la p 1051, 91 DLR (4e) 289; Hercules Managements Ltd c Ernst & Young, [1997] 2 RCS 165 au para 31, 146 DLR (4e) 577; Bazley c Curry, [1999] 2 RCS 534 au para 26, 174 DLR (4e) 45).
-
[21]
Il y aurait plusieurs exemples de la propension de la common law à considérer ses propres conclusions comme des évidences plutôt que de voir les paradoxes qu’elles contiennent. La méthode anglaise est particulièrement portée sur la juxtaposition de cas antérieurs et les jugements sont parfois assez obscurs sur les raisons objectives pour lesquelles le juge choisit de suivre un précédent plutôt qu’un autre.
-
[22]
Voir Chazal, supra note 1 aux pp 308−09.
-
[23]
Pierre Bourdieu, « La force du droit : éléments pour une sociologie du champ juridique » (1986) 64 Actes de la recherche en sciences sociales 3 aux pp 10−11.
-
[24]
Voir supra note 6.
-
[25]
Nous nous contenterons ici de faire référence à la tradition civiliste française, puisque l’objet ultime de notre analyse sera le CcQ et qu’il a naturellement une certaine parenté avec le Code civil des Français.
-
[26]
Rémy Cabrillac, Les codifications, Paris, Presses universitaires de France, 2002 aux pp 136 et s.
-
[27]
Ibid à la p 141.
-
[28]
FA Hayek, Droit, législation et liberté, vol 1, traduit par Raoul Audouin, Paris, Presses universitaires de France, 1980 à la p 105, cité dans Cabrillac, supra note 26 à la p 142.
-
[29]
François Ost, « Jupiter, Hercule, Hermès : trois modèles du juge » dans Bouretz, supra note 3, 241 à la p 247.
-
[30]
Voir Cabrillac, supra note 26 aux pp 147, 169 et s.
-
[31]
Ost, supra note 29 à la p 248.
-
[32]
Voir Christian Atias, Savoir des juges et savoir des juristes : Mes premiers regards sur la culture juridique québécoise, Montréal, Centre de recherche en droit privé & comparé du Québec, 1990.
-
[33]
Voir Roderick A Macdonald, « Understanding Civil Law Scholarship in Quebec » (1985) 23:4 Osgoode Hall LJ 573 aux pp 592–98 [Macdonald, « Civil Law Scholarship »].
-
[34]
Voir ibid.
-
[35]
Voir ibid aux pp 599–603.
-
[36]
Voir Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol 1, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1977.
-
[37]
Voir Macdonald, « Civil Law Scholarship », supra note 33 à la p 602.
-
[38]
Voir ibid aux pp 602−03.
-
[39]
Le CcQ fut adopté en 1991, puis entra en vigueur en 1994.
-
[40]
C’est aussi à ce travail qu’exhortaient certains piliers du monde académique en droit québécois lors de l’entrée en vigueur du nouveau code. Voir par ex Adrian Popovici, « Repenser le droit civil : un nouveau défi pour la doctrine québécoise » (1995) 29:2 RJT 545 à la p 550 :
Il me semble difficile et oiseux de remettre systématiquement en question les fondations en tant que telles : une démarche de ce genre serait non seulement tardive, mais dangereuse; le risque d’ébranler la solidité de l’édifice est grand. Mais cela ne signifie pas qu’il ne faille pas tenter de préciser les fondations, d’en cerner les contours, d’en faire l’analyse archéologique, de s’assurer de leur adéquation, afin justement de consolider la structure de l’édifice qui repose sur elles.
-
[41]
C’est particulièrement frappant lorsque l’on compare la littérature sur des sujets similaires dans la common law. Par exemple, il n’est pas rare de voir des professeurs d’autres disciplines (dont la philosophie ou la science politique) intégrer les facultés de droit américaines, anglaises et anglo-canadiennes et faire le pont entre les disciplines (voir supra note 6). Il faut quand même mentionner que plusieurs disciplines universitaires souffrent de ce problème d’évolution en silo.
-
[42]
LQ 1955, c-47.
-
[43]
Voir Sylvio Normand, « La première décennie des travaux consacrés à la révision du Code civil » (1994) 39:4 RD McGill 828 aux pp 830−31.
-
[44]
Paul-André Crépeau, « Introduction » dans André Poupart, dir, Les enjeux de la révision du Code civil, Montréal, Université de Montréal, 1979, 11 à la p 13 [Crépeau, « Introduction »].
-
[45]
Voir ibid à la p 16.
-
[46]
Voir ibid à la p 17.
-
[47]
Ibid.
-
[48]
Ibid à la p 14.
-
[49]
Voir Catherine Valcke, « The Unhappy Marriage of Corrective and Distributive Justice in the New Civil Code of Quebec » (1996) 46:4 UTLJ 539.
-
[50]
De façon toute aussi surprenante, elle invoque à cet effet les écrits de Hegel (voir ibid aux pp 556–58).
-
[51]
Crépeau, « Introduction », supra note 44 à la p 14.
-
[52]
Ibid à la p 15 :
Il en résulte qu’une société politique a le droit d’adapter ses institutions juridiques aux conditions nouvelles de la vie sociale. Elle en a même l’impérieux devoir sous peine de voir s’amorcer un phénomène gros de conséquences dans la vie d’un peuple: celui du décalage entre le droit et la réalité, situation dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est susceptible de transformer un Code civil en un musée d’antiquités et un système juridique en une oeuvre de folklore. Et une règle juridique qui ne correspond plus aux réalités, à l’état des moeurs qu’elle est censée régir, est susceptible de conduire, aux mieux à sa violation, au pire à la révolte.
-
[53]
Arts 986, 1415 CcBC.
-
[54]
Arts 242–45 CcBC.
-
[55]
Voir CcBC, livre troisième, titre troisième, chapitre 1 (Des contrats).
-
[56]
Notons qu’en matière de droit de la famille, la réforme a eu lieu bien avant l’entrée en vigueur du Code, alors qu’une série de modifications au régime de droit de la famille ont été adoptées dès le début des années 1980. Ces modifications avaient toutefois déjà été envisagées durant les années 1970 par les comités de révision du Code (voir Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol 2, t 1, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1977 aux pp 111 et s).
-
[57]
Crépeau, « Introduction », supra note 44 à la p 26.
-
[58]
Paul-André Crépeau, « Préface » dans Office de révision du Code civil, supra note 36 aux pp xxv–xxvi, citant le professeur André Tunc, « Préface » dans Geneviève Viney, Le déclin de la responsabilité individuelle, Paris, LGDJ, 1965 à la p ii.
-
[59]
Peu importe pour notre propos la façon dont l’État considère son rôle de redistribution. Le fait est qu’à l’heure actuelle, même les gouvernements opposés à la redistribution des richesses par l’État aux plus démunis continuent à se servir de la machine gouvernementale pour subventionner diverses industries, de nombreux organismes et autres secteurs de l’activité économique et sociale. En ce sens, l’État joue un rôle tout aussi majeur dans l’organisation sociale et donc dans la mise en pratique d’une certaine conception de la justice sociale.
-
[60]
Voir Macdonald, « Civil Law Scholarship », supra note 33 aux pp 602−03.
-
[61]
Voir ibid.
-
[62]
Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd, traduit par Charles Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962 à la p 375. Sur la distinction entre droit privé et droit public, voir ibid aux pp 373 et s.
-
[63]
Voir ibid à la p 376.
-
[64]
Voir art 1405 CcQ.
-
[65]
Notons par ailleurs que la common law n’a tout simplement pas de distinction équivalente (voir Macdonald, « Civil Law Scholarship », supra note 33 à la p 575). Au sujet de la distinction entre le privé et le public, la critique féministe du libéralisme a très bien démontré que les enjeux relevant typiquement de la vie privée relèvent de choix sociaux et politiques.
-
[66]
Le professeur Macdonald a bien souligné l’impact des concepts de droit privé sur l’univers social et juridique, et plus précisément de celui de patrimoine : Legal concepts are, in the final analysis, rarely just instrumental constructs. They are highly charged symbols. So it is with the concept of patrimony (Roderick A Macdonald, « Reconceiving the Symbols of Property: Universalities, Interests and Other Heresies » (1994) 39:4 RD McGill 761 à la p 785 [Macdonald, « Symbols of Property »]).
-
[67]
« La théorie du patrimoine explique les rapports existants entre la personne, les biens et les obligations. Ces trois notions, d'importance majeure, sont indissociables les unes des autres » (Frédérique Cohet-Cordey, « La valeur explicative de la théorie du patrimoine en droit positif français » (1996) 4 RTD civ 819 au para 5).
-
[68]
Aubry et Rau, Droit civil français, 7e éd par Paul Esmein, Paris, Librairies techniques, 1961 au para 573.
-
[69]
Arts 1−2 CcQ.
-
[70]
Aubry et Rau, supra note 68 aux para 573, 575, 577.
-
[71]
Ibid au para 573.
-
[72]
Voir Nicholas Kasirer, « Translating Part of France’s Legal Heritage: Aubry and Rau on the Patrimoine » (2008) 38:2 RGD 453 à la p 463. Voir aussi Cohet-Cordey, supra note 67 au para 15 :
Reflet économique de la personne, le patrimoine contient les biens dont celle-ci est propriétaire et les obligations dont elle est tenue. Les biens et les obligations sont liés entre eux par le biais de la personne du titulaire du patrimoine. Ainsi, la personne est-elle la source du patrimoine et également la cause de l’existence des biens et des obligations. Toute personne a nécessairement un patrimoine. La personne ne peut exister sans un patrimoine, les biens n’existent qu’au travers de la personne, et les obligations ne s’expliquent qu’au regard du sujet qui s’oblige ou est obligé [notes omises].
-
[73]
Pour une lecture critique de l’interprétation historiquement individualiste du patrimoine, voir Alfons Burge, « Le code civil et son évolution vers un droit imprégné d’individualisme libéral » (2000) 1 RTD civ 1. Pour Burge, les valeurs libérales que l’on lit aujourd’hui dans le Code civil des Français ne sont que le produit d’une lecture relativement récente et non pas des racines historiques du droit qui le constitue. Frédéric Zenati fait d’ailleurs remarquer que la théorie du patrimoine d’Aubry et Rau a eu un effet tel qu’il est très difficile pour les juristes aujourd’hui de penser sans elle. Selon lui, la théorie « s’est inscrite si profondément dans la manière de concevoir le droit qu’on est incapable de savoir ce qui l’a précédée et quel est son véritable apport, comme si sa force était d’avoir révélé une vérité de toute éternité » (Frédéric Zenati, « Mise en perspective et perspectives de la théorie du patrimoine » (2003) 4 RTD civ 667 à la p 667).
-
[74]
Voir Macdonald, « Symbols of Property », supra note 66 à la p 770; R Sève, « Déterminations philosophiques d’une théorie juridique : La Théorie du patrimoine d’Aubry et Rau » (1979) 24 Arch phil dr 247 à la p 248.
-
[75]
Voir art 625 CcQ.
-
[76]
Voir art 2645 CcQ.
-
[77]
Aubry et Rau, supra note 68 au para 573.
-
[78]
Voir Kasirer, supra note 72 à la p 464; Sève, supra note 74 à la p 250.
-
[79]
Aubry et Rau, supra note 68 au para 573.
-
[80]
L’énumération n’est pas complète, comme l’indique l’emploi de l’expression « tel que ». Sont mentionnés le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de la personne, au respect du nom, à la réputation et à la vie privée (art 3 CcQ).
-
[81]
The parallel between the universality of extra-patrimonial rights defining the legal character of being, and the universality of patrimonial rights expressing the legal character of having, provides the rationale for the affirmation that patrimony and legal personality are complementary aspects of a singular reality (Macdonald, « Symbols of Property », supra note 66 à la p 770).
-
[82]
L’art 302 CcQ affirme que les personnes morales ont « des droits et obligations extrapatrimoniaux liés à leur nature ».
-
[83]
Voir art 625 CcQ.
-
[84]
Voir, au Québec, Laoun c Malo, [2003] RJQ 381 au para 60, [2003] RRA 44 (CA); Élise Charpentier, « Entre droits de la personnalité et droit de propriété : un cadre juridique pour l’image des choses ? » (2009) 43:3 RJT 531. Pour une discussion sur la question dans le contexte français, voir Pierre Kayser, « Les droits de la personnalité : aspects théoriques et pratiques » (1971) 69 RTD civ 445; Grégoire Loiseau, « Des droits patrimoniaux de la personnalité en droit français » (1997) 42:2 RD McGill 319; Jeremy Antippas, « Propos dissidents sur les droits dits “patrimoniaux” de la personnalité » (2012) 1 RTD com 35.
-
[85]
Voir Aubry et Rau, supra note 68 au para 574 : « Mais, dans la théorie du patrimoine ce sont des questions d’ordre pécuniaire qui sont envisagées ».
-
[86]
Voir Marie-Anne Frison-Roche et Dominique Terré-Fornacciari, « Quelques remarques sur le droit de propriété » (1990) 35 Arch phil dr 233 à la p 238.
-
[87]
On pourrait probablement aller plus loin dans cette affirmation et reconnaître qu’il s’agit d’un fondement majeur du droit occidental en général — il est tout aussi présent en common law, même qu’il est probablement plus puissant dans ce contexte, puisque la tradition civiliste bénéficie d’une théorie des vices du consentement beaucoup plus développée que sa contrepartie anglo-saxonne. On pourrait donc penser que la conception de la volonté a tendance à être plus nuancée en droit civil qu’en common law.
-
[88]
Sur l’autonomie de la volonté comme lieu commun du droit civil, voir Christophe Grzegorczyk, « Le sujet de droit : trois hypostases » (1989) 34 Arch phil dr 9 aux pp 16−17.
-
[89]
Voir art 1378, al 1 CcQ.
-
[90]
Notre analyse rejette la position défendue par Grzegorczyk, supra note 88, selon laquelle le sujet de droit se diviserait en trois parties, soit le sujet-propriétaire, le sujet-auteur d’actes juridiques et le sujet responsable. Les deux dernières conceptions du sujet découlent du même principe de la volonté. Il n’y a de responsabilité en droit qu’en raison de ce postulat.
-
[91]
Dans le contexte du droit québécois, voir arts 1459−69 CcQ.
-
[92]
Voir Marie-Anne Frison-Roche, « Volonté et obligation » (2000) 44 Arch phil dr 129.
-
[93]
Voir arts 1, 4 CcQ.
-
[94]
La capacité juridique se décline en deux temps : la capacité de jouissance des droits (art 1 CcQ) et la capacité d’exercice des droits (art 4 CcQ). La capacité de jouissance est associée au fait d’être titulaire de droits subjectifs; la capacité d’exercice, au fait de pouvoir agir d’après ces droits (voir Richard La Charité Jr, « La capacité juridique » dans Personnes, famille et successions, Collection de droit 2012-2013, vol 3, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2012, 45).
-
[95]
Voir ibid à la p 46.
-
[96]
Voir art 258 CcQ.
-
[97]
Ibid.
-
[98]
Cohet-Cordey, supra note 67 au para 17.
-
[99]
Aubry et Rau, supra note 68 au para 573.
-
[100]
Voir Madeleine Cantin Cumyn et Michelle Cumyn, « La notion de biens » dans Sylvio Normand, dir, Mélanges offerts au professeur François Frenette : études portant sur le droit patrimonial, Québec, Presses de L’Université Laval, 2006, 127 à la p 128 : « Sous une première acception, le bien désigne une chose matérielle susceptible d’appropriation. Sous une seconde acception, les biens désignent l’ensemble des droits patrimoniaux » [notes omises].
-
[101]
Voir l’énumération assez complète par Muriel Fabre-Magnan, « Propriété, patrimoine et lien social » (1997) 3 RTD civ 583 à la page 601, n 92. Parmi les juristes qui soutiennent cette position, elle cite entre autres Christian Atias, Jean Carbonnier et Gérard Cornu.
-
[102]
Voir ibid à la p 601.
-
[103]
Voir ibid.
-
[104]
Ibid à la p 604.
-
[105]
Art 947, al 1 CcQ.
-
[106]
Voir Denis Vincelette, « Définition et notion de la propriété. Plaidoyer pour la vraisemblance » (2001) 31:4 RGD 677 à la p 681.
-
[107]
Voir Hugues Périnet-Marquet, « La relativité du droit de propriété dans le Code civil québécois : point de vue français » (1990) 24:3 RJT 551 à la p 554.
-
[108]
Art 7 CcQ.
-
[109]
Respectivement, arts 976, 952, 997, 988 CcQ.
-
[110]
L’art 912 CcQ donne le pouvoir du recours juridique au propriétaire. Plusieurs autres dispositions donnent le droit au propriétaire d’intervenir pour faire valoir l’exclusivité de ses droits (voir par ex l’art 1714 CcQ qui permet au véritable propriétaire d’intervenir lorsqu’un tiers tente de vendre son bien).
-
[111]
Celle-ci ne s’applique qu’aux droits personnels.
-
[112]
En opposition avec d’autres systèmes de propriété tels que la propriété commune ou publique. Sur la distinction entre propriété et propriété privée, voir Jeremy Waldron, « What Is Private Property? » (1985) 5:3 Oxford J Leg Stud 313.
-
[113]
Voir art 1708 CcQ.
-
[114]
Voir art 1713 CcQ.
-
[115]
Voir art 934 CcQ.
-
[116]
Voir art 2910 CcQ : « La prescription acquisitive est un moyen d’acquérir le droit de propriété ou l’un de ses démembrements, par l’effet de la possession ».
-
[117]
Jean Carbonnier, Droit civil : Les biens, t 3, Paris, Presses universitaires de France, 2000 aux pp 201−02.
-
[118]
Voir arts 928–33 CcQ.
-
[119]
Voir Henri Mazeaud et al, Leçons de droit civil, t 2, vol 2, 8e éd, François Chabas, dir, Paris, Montchrestien, 1994 à la p 191.
-
[120]
Voir art 2913 CcQ : « La détention ne peut fonder la prescription ».
-
[121]
Art 922 CcQ.
-
[122]
Voir arts 2919–20 CcQ.
-
[123]
Mazeaud et al, supra note 119 à la p 192. Les auteurs ajoutent : « [e]n faisant ainsi jouer à la bonne foi un rôle dans la possession, on moralise cette institution » (ibid).
-
[124]
Voir arts 2917−19 CcQ. La prescription acquisitive de base est dix ans. L’art 2919 CcQ prévoit cependant que la prescription pour les biens meubles est de trois ans.
-
[125]
Art 621 CcQ.
-
[126]
Voir Cantin Cumyn et Cumyn, supra note 100 à la p 142.
-
[127]
Voir ibid à la p 128. Les auteures citent à cet effet l’interprétation qu’en donne le Dictionnaire de droit privé (voir Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues : Les obligations, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2003, sub verbo « bien »).
-
[128]
C’était cette interprétation que réfutait Fabre-Magnan, supra note 101 à la p 601.
-
[129]
Voir Yaëll Emerich, « Faut-il condamner la propriété des biens incorporels? Réflexions autour de la propriété des créances » (2005) 46:4 C de D 905.
-
[130]
Voir art 1371 CcQ.
-
[131]
Art 1374 CcQ.
-
[132]
Voir art 1590 CcQ. Il faut toutefois noter que la loi prévoit que l’exécution en nature d’une obligation peut être forcée, parmi les possibilités de contraintes.
-
[133]
Voir art 1607 CcQ.
-
[134]
Sève, supra note 74 à la p 250.
-
[135]
Loi instituant le nouveau Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01.
-
[136]
Art 2 CcQ.
-
[137]
Voir art 1260 CcQ. Dans le droit français, la fiducie a été instaurée par la Loi no 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie, JO, 21 février 2007, 3052.
-
[138]
Pierre-Gabriel Jobin avec la collaboration de Nathalie Vézina, Baudouin et Jobin : Les obligations, 6e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2005 à la p 6.
-
[139]
Voir Cohet-Cordey, supra note 67 au para 1.
-
[140]
C’est moins vrai dans les juridictions de common law, dans la mesure où dans celle-ci, la common law découle uniquement de la tradition juridique et de la plume des juges.
-
[141]
Pensons par exemple aux réformes du droit de la famille des années 1980 qui ont vu l’abolition, entre autres, de la notion de « puissance paternelle » (voir Office de révision du Code civil, supra note 56 aux pp 111 et s).
-
[142]
Hanoch Dagan, Property: Values and Institutions, Oxford, Oxford University Press, 2011, ch 3.
-
[143]
Aubry et Rau, supra note 68 au para 573.
-
[144]
« La propriété est le droit d'user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien, sous réserve des limites et des conditions d’exercice fixées par la loi. Elle est susceptible de modalités et de démembrements » (art 947 CcQ).
-
[145]
Arthur Ripstein, Force and Freedom: Kant’s Legal and Political Philosophy, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 2009 à la p 91.
-
[146]
Voir Ernest J Weinrib, Corrective Justice, Oxford, Oxford University Press, 2012 à la p 276.
-
[147]
Ripstein, supra note 145 à la p 281.
-
[148]
Weinrib, supra note 146 à la p 284.
-
[149]
Sur ce point, l’argument semble très similaire à celui de la clause lockéenne, soit que le droit de propriété est contraint par le droit plus général à disposer des biens matériels nécessaire à son existence. Pour une discussion sur la conception lockéenne de la propriété, voir Jeremy Waldron, The Right to Private Property, Oxford, Clarendon Press, 1988, ch 6 (et sur ce point plus précisément, à la p 139).
-
[150]
Weinrib, supra note 146 à la p 284.
-
[151]
Ripstein, supra note 145 à la p 286.
-
[152]
Dagan, supra note 142 à la p 63 [notre traduction].
-
[153]
Voir Valcke, supra note 49 à la p 540.
-
[154]
Voir Dagan, supra note 142 à la p 65.
-
[155]
Voir ibid.
-
[156]
Voir Gregory S Alexander et Eduardo M Peñalver, « Properties of Community » (2009) 10:1 Theor Inq L 127 à la p 128.
-
[157]
Ibid aux pp 134−35.
-
[158]
Ibid à la p 129.
-
[159]
Voir ibid à la p 137.
-
[160]
Ibid à la p 138.
-
[161]
Les deux affaires en question sont : State v Shack, 277 A (2d) 369, 58 NJ 297 (1971) (une décision américaine) et Modder East Squatters v Modderklip Boerdery (Pty) Ltd, [2004] ZASCA 47, [2004] All SA 169 (SCA), conf par 2005 (5) SA 3, 2005 (3) BCLR 786 (CC), avec d’autres raisons (une affaire sud-africaine).
-
[162]
Dagan, supra note 142 à la p 69 [notre traduction].
-
[163]
Voir ibid à la p 73.
-
[164]
Voir Jennifer Nedelsky, « Reconceiving Rights as Relationship » (1993) 1:1 Rev Const Stud 1.
-
[165]
Art 2 CcQ.
-
[166]
Voir Aubry et Rau, supra note 68; Cantin Cumyn et Cumyn, supra note 100.
-
[167]
Voir art 947 CcQ.
-
[168]
Voir la partie III.A.1., ci-dessus.
-
[169]
Crépeau, « Introduction », supra note 44 à la p 14.
-
[170]
Voir ibid à la p 27.
-
[171]
L’auteure parle ici de la propriété dans le Code civil des Français, mais la définition de cette dernière est assez similaire à celle du CcQ pour que la réflexion puisse être exportée (voir Fabre-Magnan, supra note 101 à la p 585).
-
[172]
Voir ibid à la p 588.
-
[173]
Arts 935−36 CcQ.
-
[174]
Cohet-Cordey, supra note 67 au para 2 et à la note 5, citant une formule tant « reprise par de nombreux auteurs de sorte que sa paternité devient incertaine » [notes omises].